Avant-propos, par Lucien Lévy-Bruhl, septembre 1921
Introduction
I. - Aversion de la mentalité primitive pour les opérations discursives de la pensée. - Ses idées restreintes à un petit nombre d'objets. - Absence de réflexion
II. - Ce n'est ni impuissance native ni manque d'aptitudes naturelles. - Hypothèse de travail tirée des Fonctions mentales
Chapitre I: Indifférence de la mentalité primitive aux causes secondes
I. - La mentalité primitive attribue tout ce qui arrive à des puissances mystiques et occultes
II. - La maladie et la mort ne sont presque jamais « naturelles ». - Exemples pris en Australie, en Afrique australe, équatoriale, occidentale, orientale
III. - Il n'y a pas d'accident: un malheur n'est jamais fortuit
IV. - Comment cette mentalité s'explique les méfaits des crocodiles-sorciers
V. - Comment elle interprète tout ce qui est insolite
Chapitre II: Les puissances mystiques et invisibles
I. - Caractères propres du monde où se meut la mentalité primitive. - Son expé-rience immédiate plus riche, en un certain sens, que la nôtre. - Le monde visible et l'autre monde n'en font qu'un
II. - Rôle attribué aux maléfices des sorciers, aux esprits, aux âmes des morts
III. - Le nouveau-mort redoutable pour les vivants
IV. - Rites, cérémonies, expéditions de vengeance pour le satisfaire. - Les Amatongo des Zoulous. - Échange de bons offices entre les vivants et les morts
V. - Préoccupation constante des morts chez les Bantou. - Leurs exigences. - Prières qu'on leur adresse
VI. - La causalité, pour cette mentalité, est toute mystique et immédiate. - Ni le temps ni l'espace ne sont pour elle des représentations homogènes
Chapitre III: Les rêves
Comment la mentalité primitive recueille les données qui lui importent
I. - Valeur particulière du rêve. - Expérience de l'âme pendant le sommeil. - Ce qui est vu en rêve est réel, même s'il y a contradiction avec les données de la veille
II. - Un homme est responsable de ce qu'il s'est vu faire, ou de ce qu'un autre l'a vu faire en rêve. - Multiprésence de l'âme.
III. - Confiance accordée au rêve chez les Bantou. - Conversions décidées par les rêves
IV. - Respect des Indiens de la Nouvelle-France pour les songes. - Nécessité de leur obéir. - Le rêve et le totem individuel
Chapitre IV: Les présages
I. - Remarques préliminaires : 1° Les présages et la représentation du temps ; 2° Les présages et la représentation des causes
II. - Le système des présages à Bornéo. - Ils n'annoncent pas seulement les événements, ils les produisent. - Le culte des oiseaux-présages
III. - Hypothèse de MM. Hose et Mac Dougall, peu fondée. - Procédés pour obtenir les présages désirés
IV. - Les présages sont aussi des causes. - Comment ils finissent par ne plus être que des signes
Chapitre V: Les présages (suite)
I. - Comment on pare aux présages défavorables. - Procédés divers pour les empê-cher de se faire voir ou entendre, - pour les transformer en présages favorables, - pour détruire l'animal qui les apporte
II. - Les monstra et portenta : animaux qui « transgressent », - enfants qui percent les dents du haut les premières ou qui présentent d'autres anomalies
III. - Ces « porte-malheur » traités comme les jettatori et les sorciers. - Étroit parenté entre l'anomalie, le mauvais oeil, et le principe malin logé chez le sorcier logé chez le sorcier
Chapitre VI: Les pratiques divinatoires
Révélations sollicitées quand elles ne se produisent pas spontanément
I. - Rêves provoqués (Nouvelle-France) en vue d'obtenir un résultat désiré. - Conseil, aide et décision demandés aux songes.
II. - Interrogation directe des morts sous diverses formes (Australie, Nouvelle-Guinée, Afrique occidentale)
III. - Divination par le crâne et les os des morts (Mélanésie). - Consultation des morts par divination avant de risquer une entreprise (Afrique équatoriale)
Chapitre VII: Les pratiques divinatoires (suite)
I. - Divination par les entrailles et par le foie des animaux. - Pratiques en usage au Ruanda. - Les osselets en Afrique australe
II. - La divination par alternative (Nouvelle-Guinée allemande). - Sens mystique de l'opération. -Les événements futurs sentis comme présents
III. Divination pour découvrir l'auteur d'un vol, par son nom, - par une direction dans l'espace. - Participation du groupe social avec le sol. - Autres formes de divination. - la clairvoyance
Chapitre VIII: Les ordalies
I. Confiance inébranlable des primitifs en l'ordalie. - Elle est un réactif mystique
II. Ordalies procédés de divination, - servant à trancher des litiges
III. - Ordalies par procuration. - Cas où elles sont admises ou refusées. - Action mystique de l'ordalie sur le principe malin logé dans le sorcier, parfois à son insu. - Recherche de ce principe par l'autopsie
IV. - Rapports de la sorcellerie et du cannibalisme. - La sorcellerie et le mauvais oeil
V. - Les ordalies en Australie - n'ont pas pour objet de découvrir un coupable - sont des rites ou cérémonies de satisfaction et d'apaisement. - Faits analogues en Afrique équatoriale et orientale
Chapitre IX: L'interprétation mystique des accidents et des malheurs
I. - Malheurs consécutifs à une violation de tabou. - Nécessité d'une expiation
II. - Préliaisons entre ces violations et leurs conséquences. - Celles-ci révèlent des fautes commises involontairement. - L'intention n'est pas un élément nécessaire de la faute
III. - La « mauvaise mort », révélation de la colère des puissances invisibles. - Exemple des gens frappés par la foudre
IV. - Les malheureux en danger de mort, abandonnés, et, s'ils se sauvent, excommuniés. - Raisons mystiques de cet abandon
V. - Les naufragés, aux îles Fidji doivent être tués et mangés. - Le taua et le muru des Néo-Zélandais. - Déchéance mystique du prisonnier. - Res est sacra miser
VI. - Indifférence apparente pour les malades dont l'état est grave. - On n'ose plus les nourrir, ni les soigner. - Ils sont l'objet de la colère des puissances invisibles (Tahiti). - Croyances et pratiques des Néo-Zélandais à ce sujet
Chapitre X: L'interprétation mystique des causes du succès
I. - Sans charmes ou « médecines » rien ne peut réussir. - La magie agraire. - Jeux et récitations de légendes à un certain moment de l'année : leur action mystique.
II. - Le travail des jardins et des champs réservé principalement aux femmes. - Principe de la fécondité et participation
III. - Vertu mystique de la personne des chefs
IV. - Conditions mystiques du succès à la guerre. - Attaques par surprise au petit jour. - Pourquoi elles ne sont jamais poussées à fond
V. - Préparation magique des armes. - Les flèches empoisonnées. - A quoi est due l'efficacité des instruments, engins et outils. - L'expérience révèle s'ils sont heureux ou malheureux. - Objets doués de propriétés extraordinaires
VI. - Puissance effective du désir. - La pensée a les mêmes effets que l'action. - La convoitise agit comme la jettatura
Chapitre XI: L'interprétation mystique de l'apparition des blancs et de ce qu'ils apportent
I. - Réaction des primitifs au premier contact avec les blancs. - Ils se représentent le monde comme clos. - Les blancs sont des esprits ou revenants. - Frayeur causée par leur apparition. -Les premiers missionnaires pris pour des sorciers.
II. - Les armes à feu : c'est la détonation qui tue. - Le primitif tire d'abord sans viser
III. - Les livres et l'écriture: les livres sont des instruments de divination. - Apprendre à lire équivaut à se convertir. - L'écriture est un procédé magique
IV. - Les « médecines » des blancs. - Ils fabriquent les étoffes au fond de l'eau. - Effet produit sur les primitifs par la vue d'une montre, d'une boussole, d'un appareil photographique. - Leur première expérience de l'eau bouillante, du fer, etc. - Cause mystique de la supériorité des blancs
Chapitre XII: Le misonéisme dans les sociétés inférieures
Conséquences du contact prolongé avec les blancs
I. - Défiance des primitifs à l'égard des aliments offerts par des étrangers
II. - Répugnance à abandonner les anciens usages pour de nouveaux. - Crainte d'offenser les ancêtres et les esprits en acceptant un changement. - Le novateur suspect de sorcellerie. - Le conformisme obligatoire. - Impossibilité presque complète de la conversion individuelle au christianisme
III. - Les jugements de valeur toujours particuliers et concrets, pour la mentalité primitive, peu conceptuelle
IV. - Comment elle s'adapte à de nouveaux procédés ou instruments quand elle en adopte
Chapitre XIII: Les primitifs et les médecins européens
I. - Ingratitude apparente des primitifs pour les soins des médecins blancs. - Ils veulent être payés pour les avoir acceptés.
II. - L'action des remèdes doit être immédiate, la guérison instantanée ou du moins rapide. Aversion pour le séjour à l'hôpital ou chez les blancs
III. - Ingratitude analogue pour d'autres services rendus par les blancs. - Demandes d'indemnité inexplicables en apparence. - Pourquoi les primitifs se croient en droit de les exiger
Chapitre XIV: Conclusion
I. - La mentalité primitive, essentiellement mystique. - Difficulté de la saisir et de l'exprimer dans nos langues conceptuelles
II. - Comment le primitif se représente la causalité, - par exemple, la cause de la grossesse et la conception
III. - Habileté pratique des primitifs dans certains cas. - Leur ingéniosité, leur adresse. - Comment elles s'expliquent sans faire appel à des opérations proprement intellectuelles ....
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Chapitre I : Indifférence de la mentalité primitive aux causes secondes
I / - La mentalité primitive attribue tout ce qui arrive à des puissances mystiques et occultes
En présence de quelque chose qui l'intéresse, qui l'inquiète ou qui l'effraye, l'esprit du primitif ne suit pas la même marche que le nôtre. Il s'engage aussitôt dans une voie différente.
Nous avons un sentiment continu de sécurité intellectuelle si bien assis que nous ne voyons pas comment il pourrait être ébranlé ; car, en supposant même l'apparition soudaine d'un phénomène tout à fait mystérieux et dont les causes nous échapperaient d'abord entièrement, nous n'en serions pas moins persuadés que notre ignorance n'est que provisoire, que ces causes existent et que tôt ou tard elles pourront être déterminées. Ainsi, la nature au milieu de laquelle nous vivons est, pour ainsi dire, intellectualisée d'avance. Elle est ordre et raison, comme l'esprit qui la pense et qui s'y meut. Notre activité quotidienne, jusque dans ses plus humbles détails, implique une tranquille et parfaite confiance dans l'invariabilité des lois naturelles.
Bien différente est l'attitude d'esprit du primitif. La nature au milieu de laquelle il vit se présente à lui sous un tout autre aspect. Tous les objets et tous les êtres y sont impliqués dans un réseau de participations et d'exclusions mystiques : c'est elles qui en font la contexture et l'ordre. C'est donc elles qui s'imposeront d'abord à son attention et qui, seules, la retiendront. S'il est intéressé par un phénomène, s'il ne se borne pas à le percevoir, pour ainsi dire passivement et sans réagir, il songera aussitôt comme par une sorte de réflexe mental, à une puissance occulte et invisible dont ce phénomène est la manifestation. « Le point de vue de l'esprit de l'Africain, dit M. Nassau, toutes les fois que quelque chose d'insolite se présente, est celui de la sorcellerie. Sans chercher une explication dans ce que les civilisés appelleraient les causes naturelles, sa pensée se tourne immédiatement vers le surnaturel. En fait, ce surnaturel est un facteur si constant dans sa vie, qu'il lui fournit une explication de ce qui arrive aussi rapide et aussi raisonnable que notre appel aux forces reconnues de la nature [1]. » De même le révérend John Philip remarque à propos des « superstitions des Bechuanas » : « À l'état d'ignorance (c'est-à-dire avant d'avoir été instruits par les missionnaires) toute chose qui n'est pas connue, et qui est enveloppée de mystère (dont la simple perception ne suffit pas à rendre raison) est l'objet d'une vénération superstitieuse ; les causes secondes sont ignorées, et une influence invisible en tient la place. [2] »
La même réflexion est suggérée à M. Thurnwald par la mentalité des indigènes des îles Salomon : « Jamais ils ne dépassent, en mettant les choses au mieux, le simple enregistrement des faits. Ce qui manque entièrement, en principe, c'est la liaison causale profonde. Ne pas comprendre la liaison des phénomènes : voilà la source de leurs craintes et de leurs superstitions [3]. »
Ici, comme il arrive le plus souvent, il faut séparer le fait qui nous est rapporté de l'interprétation qui y est mêlée. Le fait consiste en ceci, que le primitif, Africain ou autre, ne se préoccupe aucunement de rechercher les liaisons causales qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes, et que, tout de suite, il fait appel à une puissance mystique. En même temps, les observateurs, missionnaires ou autres, donnent leur explication de ce fait : si le primitif a recours tout de suite à des puissances mystiques, c'est, selon eux, parce qu'il néglige de rechercher les causes. - Mais pourquoi le néglige-t-il ? L'explication doit être renversée. Si les primitifs ne songent pas à rechercher les liaisons causales, si, quand ils les aperçoivent ou quand on les leur fait remarquer, ils les considèrent comme de peu d'importance, c'est la conséquence naturelle de ce fait bien établi que leurs représentations collectives évoquent immédiatement l'action de puissances mystiques. Par suite, les liaisons causales, qui sont pour nous l'ossature même de la nature, le fondement de sa réalité et de sa stabilité, n'ont à leurs yeux que fort peu d'intérêt. « Un jour, dit M. Bentley, Whitehead vit un de ses ouvriers qui était exposé, assis, à un vent froid, par un jour de pluie. Il l'engagea à rentrer chez lui et à changer de vêtements. Mais l'homme lui répondit : « On ne meurt pas d'un vent froid, ça n'a pas d'importance : on ne tombe malade et on ne meurt que par le fait d'un sorciers [4]. »
De même, en Nouvelle-Zélande, un missionnaire écrit en termes presque identiques : « J'ai reçu la visite d'un naturel dans un état fort alarmant ; il avait gagné un refroidissement et n'avait pris aucun soin de lui-même. Ces sauvages ne se doutent nullement des causes de leurs maladies. Ils attribuent à Atua (un esprit) tout ce qui les fait souffrir. L'homme dont je parle disait qu'Atua était dans son corps et le dévorait [5]. »
Pour une mentalité ainsi orientée, et toute préoccupée par des préliaisons mystiques, ce que nous appelons une cause, ce qui pour nous rend raison de ce qui arrive, ne saurait être tout au plus qu'une occasion, ou pour mieux dire, un instrument au service des forces occultes. L'occasion aurait pu être autre, l'instrument différent. L'événement se serait produit tout de même. Il suffisait que la force occulte entrât réellement en action sans être arrêtée par une force supérieure du même genre.
[1] R. H. NASSAU, Fetichism in West Africa, p. 277.
[2] Rev. John PHILIP, Researches in South Africa, II, pp. 116-117.
[3] R. THURNWALD, Im Bismarck Archipel und auf den Salomo Inseln, Zeitschrift für Ethnologie, XLII, p. 145.
[4] W. H. BENTLEY, Pioneering on the Congo, II, p. 247.
[5] Missionary register (MARSDEN), août 1817, in DUMONT D'URVILLE, Voyage de l'Astrolabe, III, p. 234.
II / La maladie et la mort ne sont presque jamais « naturelles ». - Exemples pris en Australie, en Afrique australe, équatoriale, occidentale, orientale
Entre tant d'exemples qui s'offrent à nous, prenons un des plus familiers. Partout, dans les sociétés inférieures, la mort requiert une explication autre que les causes naturelles. Selon la remarque souvent faite, quand on voit un homme mourir, il semblerait que c'est la première fois que ce fait se produit, et qu'on n'en a jamais encore été témoin. Est-il possible, se dit l'Européen, que ces gens ne sachent pas que tout homme doit nécessairement mourir un jour ou l'autre ? - Mais le primitif n'a jamais considéré les choses de ce biais. À ses yeux, les causes qui amènent infailliblement la mort d'un homme en un nombre d'années qui ne peut dépasser certaines limites, l'usure des organes, la dégénérescence sénile, le ralentissement des fonctions, ne sont pas liées d'une manière nécessaire à la mort. Ne voit-on pas des vieillards décrépits qui continuent à vivre ? Si donc, à un moment donné, la mort survient, c'est qu'une force mystique est entrée en jeu. D'ailleurs, l'affaiblissement sénile lui-même, comme toute maladie, n'est pas dû non plus à ce que nous appelons les causes naturelles : il doit s'expliquer aussi par une action d'une puissance mystique. Bref, si le primitif ne prête aucune attention aux causes de la mort, c'est qu'il sait déjà pourquoi la mort s'est produite ; et, sachant ce pourquoi, le comment lui est indifférent. Nous sommes ici en présence d'une sorte d'a priori sur lequel l'expérience n'a pas de prise.
Ainsi, pour emprunter quelques exemples à des sociétés inférieures où l'influence des blancs ne s'était pas encore introduite, en Australie (Victoria) « la mort est toujours attribuée par eux à l'action de l'homme. Quand un indigène meurt, qu'il soit jeune ou vieux, on admet que pendant la nuit, un ennemi lui a fait une incision au côté et a enlevé la graisse de ses reins. Même les plus intelligents des indigènes ne peuvent être convaincus que la mort provienne jamais de causes naturelles » [1].
Ni le corps du malade, ni le cadavre après la mort ne portent la moindre trace de cette incision, mais l'Australien ne voit pas là une raison de douter qu'elle ait eu lieu. Quelle autre preuve lui en faut-il que la mort même ? Cette mort se serait-elle produite si quelqu'un n'avait soustrait la graisse des reins ? D'ailleurs, cette croyance n'implique aucune idée d'un rôle physiologique attribué à cette graisse ; il s'agit uniquement d'une action mystique qui s'exerce par la seule présence de l'organe qui en est l'agent.
M. W. E. Roth dit de même, d'après Thomas Petrie : « Pendant les premières années de la colonisation européenne, dans le district de Brisbane, presque toutes les maladies, souffrances, indispositions, étaient attribuées au cristal de quartz possédé par quelque homme-médecine (turrwan ). Ce cristal donnait à qui le détenait une puissance surnaturelle. L'esprit du turrwan faisait entrer le cristal dans le corps de la victime, et celle-ci ne pouvait être guérie que par un autre homme-médecine qui retirait le cristal par succion. De la sorte, un homme-médecine pouvait rendre quelqu'un malade à distance, et le condamner pour ainsi dire [2]. » - « À Princess Charlotte Bay, toutes les maladies de caractère sérieux, depuis la malaria jusqu'à la syphilis, sont attribuées à l'action d'un certain charme, formé d'un morceau pointu du péroné humain qui est fixé par de la cire à une lance en roseau. On croit que, lorsque cette lance est jetée dans la direction de la victime qu'on a en vue, le bois reste aux mains du sorcier, pendant que le fragment d'os traverse l'espace et se loge dans le corps de la victime - la blessure se fermant aussitôt sans laisser de cicatrice - et cause ainsi la maladie [3]. »
D'une façon générale, quand un homme meurt, c'est qu'il a été condamné (doomed) par un sorcier. « La victime prédestinée peut partir comme d'habitude pour une expédition de chasse... tout à coup, il sent quelque chose à son pied ou à sa jambe, et il voit un serpent en train de le mordre. Chose étrange à dire, cette espèce particulière de serpent disparaît aussitôt. Cette disparition même fait reconnaître à l'indigène mordu que quelque ennemi l'a ensorcelé, et que sa mort est inévitable. En fait, il ne tente même pas de se soigner. Il perd courage et il se couche pour mourir [4]. » Un homme peut ainsi être « condamné » à être frappé par la foudre, tué pa rla chute d'un arbre, blessé par une épine qui lui entre dans le pied, contaminé par une maladie dégoûtante, percé par une lance. Le serpent, la foudre, la lance, etc., ne sont pas véritablement à accuser pour les conséquences qui apparaissent. Ils ne font que parachever, pour ainsi dire, l'acte de condamnation. Celui-ci peut être accompli par des hommes vivants, avec ou sans le concours d'esprits des morts... Les ennemis sont, soit des personnes mortes, soit des esprits naturels [5].
MM. Spencer et Gillen disent de même : « Toutes les maladies de toutes sortes, depuis les plus simples jusqu'aux plus sérieuses, sont attribuées sans exception à l’influence maligne d'un ennemi sous la forme d'un homme ou d'un esprit [6]. » - « Ils peuvent imaginer, dit M. Howitt, la mort par accident, bien qu'ils attribuent presque toujours le résultat de ce que nous appellerions un accident aux effets d'une magie malfaisante. Ils connaissent bien la mort violente, mais même quand ils en sont témoins, ils croient dans les tribus près de Maryborough (Queensland), que si un guerrier est tué d'un coup de lance dans un de leurs combats rituels, c'est parce qu'il a perdu son habileté à parer ou à éviter la lance, par l'effet de la magie malveillante d'un membre de sa propre tribu. Mais je doute que nulle part en Australie, les indigènes, dans leur condition première, aient conçu la possibilité de la mort simplement par maladie. Tel n'était sûrement pas le cas des Kurnai [7]. » - « Si un homme est tué dans une bataille, ou meurt des suites d'une blessure, on croit qu'il a été ensorcelé [8]. » - « Bien que les Narrinyeri soient si souvent exposés à la morsure de serpents venimeux, ils n'ont point de remède pour cet accident. Leur superstition les conduit à croire qu'il est le résultat d'un maléfice [9]. »
Cette disposition d'esprit n'est pas propre aux seules tribus australiennes. Elle se retrouve dans les sociétés inférieures les plus éloignées les unes des autres, et avec une grande uniformité. Ce qui varie dans les représentations collectives, ce sont les forces occultes à qui l'on attribue la maladie ou la mort qui sont survenues : tantôt c'est un sorcier qui est le coupable, tantôt l'esprit d'un mort, tantôt des forces plus ou moins définies ou individualisées, depuis la représentation la plus vague jusqu'à la divinisation précise d'une maladie comme la variole. Ce qui demeure semblable, et on pourrait presque dire identique, c'est la préliaison entre la maladie et la mort d'une part, et une puissance invisible de l'autre, et par suite, le peu d'attention accordé à ce que nous appelons les causes naturelles, même quand elles crèvent les yeux.
Je donnerai seulement quelques preuves significatives de cette unanimité.
« Les indigènes, dit M. Chalmers, ne croient jamais que leurs maladies proviennent de causes autres que spirituelles, ni que la mort (hormis le cas de meurtre) provienne d'autre chose que de la colère des esprits. Quand la maladie apparaît dans une famille, tous les membres de cette famille se demandent : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Si le malade ne va pas mieux, ils concluent qu'il faut faire quelque chose. Un présent est offert ; on prend de la nourriture et on la dépose sur l'emplacement sacré; ensuite, on la retire et on la partage entre ses amis. Si la maladie persiste, on amène un porc à l'emplacement sacré, on l'immole d'un coup de lance, et on l'offre aux esprits [10]. » De même, dans la Nouvelle-Guinée allemande. « Selon les Kai, personne ne meurt de mort naturelle [11]... »
Chez les Araucans, « toutes les morts, excepté sur le champ de bataille, étaient considérées comme produites par des causes surnaturelles ou par la sorcellerie. Si une personne mourait des suites d'un accident violent, on supposait que les huecuvus ou esprits malins l'avaient occasionné, avaient effrayé le cheval pour désarçonner son cavalier, avaient détaché une pierre pour la faire tomber et écraser le passant sans défiance, avaient aveuglé, momentanément une personne pour la faire tomber dans un précipice, etc. En cas de mort par maladie, on croyait à un ensorcellement et que la victime était empoisonnée » [12]. M. Grubb dit de même au sujet des Indiens du Chaco. « Ils supposent invariablement que la mort est le résultat de l'influence directe des Kilyikhama (esprits), soit à cause de leur désir de faire du mal, soit qu'ils y soient amenés par un sorcier [13]. » Dobrizhoffer rend le même témoignage en ce qui concerne les Abipones [14]. Et des croyances analogues se retrouveraient à peu près dans toutes les sociétés inférieures des deux Amériques.
En Afrique australe, nous trouvons la réplique exacte de ce qui a été observé en Australie. « On croit qu'un sorcier a le pouvoir de livrer (to give over, équivalent de to doom) un certain homme qui est parti pour la chasse, à un buffle, à un éléphant ou à un autre animal. Le sorcier, pense-t-on, peut donner commission à l'animal de faire périr l'homme. De la sorte, quand on apprend qu'une certaine personne a été tuée à la chasse, ses amis diront : C'est l'œuvre de ses ennemis ; il a été « livré » à la bête « fauves [15]. »
Bentley exprime la même idée avec une précision énergique. « La maladie et la mort sont regardées par un indigène du Congo comme des événements tout à fait anormaux. On ne les rapporte nullement à des causes naturelles : elles sont toujours dues aux sorciers. Même quand la mort a lieu par asphyxie dans l'eau, ou à la guerre, en tombant d'un arbre, quand elle est causée par quelque bête fauve ou par la foudre — toutes ces morts sont attribuées à des maléfices, de la façon la plus obstinée et la plus déraisonnable. Quelqu'un a ensorcelé la victime, et celui qui l'a fait est le coupable [16]. »
Déjà au XVIIe siècle, Dapper avait constaté les mêmes croyances au Loango. « Ces pauvres aveugles s'imaginent qu'il n'arrive point d'accident funeste à un homme, qui ne soit causé par les moquisies, ou les idoles de son ennemi. Si quelqu'un, par exemple, tombe dans l'eau et se noie, ils diront qu'on l'a ensorcelé ; s'il est dévoré par un loup ou par un tigre, que c'est son ennemi qui, par la vertu de ses enchantements, s'était métamorphosé en bête féroce ; s'il tombe d'un arbre, si sa maison brûle, s'il demeure plus longtemps de pleuvoir qu'à l'ordinaire, tout cela se fait par la force enchanteresse des moquisies de quelque méchant homme. Et c'est peine perdue que d'entreprendre de leur ôter cette folie de la tête ; on ne fait que s'exposer à leur risée et à leur mépris [17]. »
À Sierra-Leone, « il n'y a pas de mort naturelle ou par accident, mais la maladie ou l'accident qui est la cause immédiate de la mort, est le produit d'une influence surnaturelle. Tantôt on imagine que la mort est due à l'action malfaisante d'un homme qui emploie des maléfices ; tantôt la mort est produite par le génie tutélaire de quelqu'un sur qui le défunt... pratiquait des incantations, au moment où il a été découvert et puni. L'usage est d'expliquer par le premier genre de causes la maladie et la mort des chefs, des autres personnages considérables et de leur famille, et, par le second genre, celle de la classe inférieure » [18].
Enfin, en Afrique orientale allemande, « il n'existe pas de mort naturelle pour le Dschagga. La maladie et la mort sont toujours œuvre diabolique » [19].
Nous arrêtons ici cette énumération de témoignages concordants, qui pourrait être indéfiniment prolongée [20].
[1] Hugh JAMIESON, in Letters from Victorian pioneers, p. 271.
[2] Dr W. E. ROTH, Superstition, magie and medicine, North Queensland Ethnography, Bulletin 5, nº 121, p. 30.
[3] Ibid., nº 138.
[4] Ibid., nº 147.
[5] Ibid., nº 113-115.
[6] SPENCER and GILLEN, The native tribes of Central Australia, p. 530.
[7] A. W, HOWITT. The native tribes of South Australia Aborigines, p. 49.
[8] A. MEYER, Encounter Bay tribe, in WOODS, The native races of South Australia, p. 199.
[9] G. TAPLIN, Manners, customs, etc., of the South Australia Aborigines, p. 49.
[10] Rev. J. CHALMERS, Pioneering in New-Guinea, pp. 329-330.
[11] R. NEUHAUSS, Deutsch Neu-Guinea, III, p. 140. Cf. ibid., III, p. 466 sq.
[12] R. E. LATCHAM, Ethnology of the Araucanos, Journal of the Anthropological Institute of Great Britain (désormais J.A.I.), XXXIX, p. 364.
[13] W. B. GRUBB, An unknown people in an unknown land, p. 141.
[14] M. DOBRIZHOFFER, An account of the Abipones, II, pp. 83-84.
[15] J. MACKENZIE. Ten years north of Orange river (1871), pp. 390-391.
[16] W. H. BENTLEY, Pioneering on the Congo, l, p.263.
[17] O. DAPPER, Description de l'Afrique (1686), p. 325.
[18] Th. WINTERBOTTOM, An account of the native Africans in the neighbourhood of Sierra-Leone, I, pp. 235-236.
[19] A. WIDENMANN, Die Kilimandscharo-Bevölkerung, in Petermann's Mittteilungen, Erganzungsheft 129 (1889), p. 40.
[20] Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés primitives, pp. 314-328.
III / Il n'y a pas d'accident: un malheur n'est jamais fortuit
De la maladie et de la mort aux simples accidents, la transition est insensible. Il ressort des faits qui précèdent que les primitifs, en général, ne voient pas de différence entre la mort survenant par vieillesse ou par maladie, et la mort violente. Non pas qu'ils soient déraisonnables, selon l'expression de Bentley, au point de ne pas remarquer que dans un cas le malade meurt plus ou moins lentement au milieu des siens, et que dans l'autre, l'homme périt tout d'un coup, dévoré par un lion, par exemple, ou frappé d'un coup de lance. Mais cette différence n'a pas d'intérêt à leurs yeux, puisque ni la maladie d'une part, ni la bête féroce ou le coup de lance de l'autre, ne sont les vraies causes de la mort, mais sont simplement au service de la force occulte qui a voulu cette mort et qui, pour arriver à ses fins, aurait aussi bien pu choisir un autre instrument. Donc, toute mort est accidentelle, même la mort par maladie. Ou, plus exactement, aucune ne l'est. Car, aux yeux de la mentalité primitive, il ne se produit jamais, à proprement parler, d'accident. Ce qui nous semble accidentel, à nous Européens, est toujours, en réalité, la manifestation d'une puissance mystique qui se fait sentir ainsi à l'individu ou au groupe social.
Pour cette mentalité, d'une façon générale, il n'y a pas de hasard, et il ne peut pas y en avoir. Non pas qu'elle soit persuadée du déterminisme rigoureux des phénomènes ; bien au contraire, comme elle n'a pas la moindre idée de ce déterminisme, elle reste indifférente à la liaison causale, et à tout événement qui la frappe, elle attribue une origine mystique. Les forces occultes étant toujours senties comme présentes, plus un événement nous paraîtrait fortuit, plus il sera significatif pour la mentalité primitive. Il n'y a pas à l'expliquer : il s'explique de lui-même, il est une révélation. Même, le plus souvent, c'est lui qui sert à expliquer autre chose, du moins sous la forme où cette mentalité s'inquiète d'une explication. Mais il peut être nécessaire de l'interpréter, quand une préliaison définie n'y a pas pourvu.
Les indigènes de la Tully River, dit M. W. E. Roth, avaient résolu de tuer un certain homme de Clump Point pour la raison suivante : « À la réunion (prun) du dimanche précédent, celui-ci avait envoyé une lance en haut d'un arbre, d'où elle était retombée en atteignant au cou, par ricochet, un vieillard qui fut tué. Le malheureux qui avait jeté la lance se trouve être un « docteur », et rien ne peut ôter de l'esprit des membres de la tribu de la victime, que la mort de leur parent a été causée par un maléfice de ce docteur. M. E. Brooke (un missionnaire), qui se trouvait auprès de moi à ce moment, fit tous ses efforts pour expliquer que c'était un simple accident, mais sans aucun succès. Les rangs se formèrent, et la bataille commença entre ces sauvages irrités, jusqu'à ce que le « docteur » eût reçu une blessure (non mortelle) au genou [1]. » Dans ce cas typique, il était difficile, et même pratiquement, impossible aux indigènes d'entendre raison. Il leur fallait d'abord donner satisfaction au défunt dont ils avaient tout à craindre, il n'avait pas été vengé: ils devaient donc, en tout état de cause, mettre quelqu'un à mort, et ce devait être, de préférence, l'auteur volontaire ou involontaire, peu importait, de ce malheur. En outre, le missionnaire ne serait jamais parvenu à leur faire comprendre qu'il s'agissait d'un simple accident. Ils auraient toujours demandé: Pourquoi la lance, en rebondissant, est-elle tombée juste sur le cou de ce vieillard, et non pas devant ou derrière lui ? Comment se fait-il que ce soit justement la lance d'un homme-médecine ? Et quant à l'absence de toute intention chez le meurtrier, comment la rendre évidente ? On ne peut que la présumer, ce qui ne saurait prévaloir contre le fait. D'ailleurs, l'intention pouvait très bien exister chez l'auteur de l'accident à son insu. Les sorciers n'ont pas nécessairement conscience de l'action mortelle qu'ils exercent. Celui-ci pouvait donc nier la sienne de bonne foi, mais sa dénégation n'avait point de valeur aux yeux des indigènes.
En Nouvelle-Guinée, un homme est blessé d'un coup de lance, à la chasse, par un de ses compagnons. « Ses amis arrivèrent et lui demandèrent qui l'avait ensorcelé ; car il n'y a pas de place pour les « accidents » dans la conception du monde des Papous. Tous le tourmentaient pour lui faire dire qui lui avait jeté un sort, car ils étaient certains que la blessure à elle seule ne suffisait pas à causer la mort; mais ils n'étaient pas moins certains qu'il allait mourir, et ils ne cessaient pas de le lui dire... Bien qu'il n'eût perdu connaissance qu'à la fin, il n'avait pas répondu aux questions de ses amis, ni révélé qui l'avait ensorcelé. Leur colère se tourna alors contre les gens d'Oreresau et contre l'homme qui avait jeté la lance [2].» Ainsi, on ne s'en prend à cet homme qu'en dernier lieu, et, pour ainsi dire, en désespoir de cause, et comme pis-aller. Si le blessé avait donné la moindre indication touchant l'auteur du maléfice, celui qui l'avait frappé demeurait indemne : on ne voyait en lui que l'instrument du sorcier, aussi peu responsable que la lance même.
D'autre part, le peu de gravité de la blessure n'empêche pas de la déclarer mortelle. Ce qui fait périr le blessé, ce n'est pas la déchirure des tissus par la lance, c'est le maléfice, c'est qu'il a été condamné (dooming des Australiens). On saisit là, sur le vif, la préliaison qui rend inconcevable, pour la mentalité primitive, la notion même du fortuit.
En Nouvelle-Guinée encore, « un arbre tombe : c'est un sorcier qui l'a fait tomber, quand même l'arbre serait tout pourri, ou si c'est un coup de vent qui l'a brisé. Un homme subit un accident : c'est le fait du Werabana, etc. » [3].
Des observations toutes semblables ont été recueillies dans d'autres sociétés inférieures, par exemple en Afrique équatoriale. « En 1876, un chef, Akele Kasa, fut chargé par un éléphant qu'il avait blessé, et percé par ses défenses. Ses compagnons écartèrent l'animal, et malgré ses affreuses blessures, l'homme survécut assez pour accuser douze de ses femmes et de ses autres esclaves d'avoir ensorcelé son fusil, de façon à blesser seulement l'éléphant, au lieu de le tuer [4]. » - « Pendant une chasse à l'éléphant, un chef nommé Nkoba fut atteint par un éléphant femelle blessé qui l'enleva de terre avec sa trompe et l'empala sur une de ses défenses... Terribles furent les lamentations de ses compagnons... Tout le district fut rassemblé devant le nganga Nkissi qui eut à décider si l'éléphant était possédé du diable, ou avait été ensorcelé par quelque ennemi du défunt, ou enfin si c'était un cas de Diambudi nzambi (de volonté du grand esprit) [5].»
Dans ces deux cas, la qualité de la victime exige que sa mort soit vengée, et surtout elle est une forte présomption en faveur de l'hypothèse d'un maléfice. Pourquoi le fusil du chef a-t-il raté ? Sûrement une influence malfaisante s'est exercée sur lui. De même, l'éléphant blessé n'aurait pas justement tué l'autre chef, si quelqu'un ne le lui avait pas « livré ». Plus le malheur est grand, plus la personne atteinte est sacrée, et plus la supposition d'un accident est inadmissible.
À l'esprit des indigènes, le plus souvent, elle ne se présente même pas. Ainsi,« un canot de Vivi, monté par six personnes, descendait le Congo... En tournant la pointe où l'on bâtit plus tard notre station de Underhill, le canot fut pris dans un tourbillon, se remplit d'eau et coula. Les indigènes décidèrent que la sorcellerie qui avait causé un accident si terrible passait la sorcellerie ordinaire, et qu'il fallait y répondre par des mesures appropriées. Pour chaque homme noyé trois sorciers devaient mourir ; de sorte que dix-huit personnes allaient être mises à mort à cause de l'accident qui en avait fait noyer six.
« Dans ce district, c'est de cette façon que l'on ripostait à la mort des personnages importants, ou aux morts qui se produisaient dans des circonstances extraordinaires [6]. »
« Un homme entre dans un village et pose à terre son fusil. Le coup part et tue une personne. Le fusil est saisi par la famille de la victime. Il vaut plusieurs esclaves, et son propriétaire peut tenir autant à le racheter que s'il s'agissait de son propre frère. Quand il n'y a pas de fusil à saisir, l'auteur de l'homicide par accident est enchaîné comme un esclave et gardé comme un assassin. Parfois les autorités indigènes, au lieu de saisir l'auteur de l'accident ou son fusil, le proclament innocent et vont trouver le sorcier pour découvrir l'ensorceleur qui a été la cause véritable de la mort. Selon eux, c'est sur lui que doit peser toute la responsabilité. Ils emploient ici une comparaison empruntée à la chasse. Le chasseur qui a blessé le premier un chevreuil y a droit, même si c'est un autre qui l'abat. Celui-ci ne fait, en quelque sorte, que « trouver » le gibier du premier chasseur. De même l'homicide par accident n'a fait que « trouver » ou abattre la victime que le sorcier avait déjà tuée : il n'est pas la cause, mais seulement l'occasion de sa mort. D'autres soutiennent que l'homicide a beau protester de son innocence et affirmer qu'il est lui-même victime d'un sorcier, il doit néanmoins payer une indemnité. J'ai vu une fois deux hommes qui passaient en jugement pour un désordre commis pendant qu'ils étaient ivres. La personne qui leur avait fourni la bière avait été citée également, et elle avait peur qu'on ne l'accusât d'avoir ensorcelé la bière. Une terreur plus profonde perçait même à travers son langage. Qui sait si lui-même et sa bière n'avaient pas été ensorcelés et n'avaient pas servi d'instruments à une autre personne [7] ? »
Il est évident que pour des esprits ainsi tournés, l'hypothèse d'un accident est la dernière qui se présenterait, ou plutôt qu'elle ne se présentera jamais. Si on la leur suggère, ils la repousseront, puisqu'ils sont certains que ce que nous appelons fortuit a une cause mystique, et qu'ils ont intérêt à la déceler, si elle ne se révèle pas tout de suite.
« Chez les Ovambo (Afrique allemande occidentale), le chef Kanime voulut récemment faire dresser un bœuf pour le travail. Au moment où l'on cherchait à lui percer les narines, l'animal d'un coup de corne creva un oeil à un des indigènes. Aussitôt l'on dit : « L'homme qui a perdu un œil avait été ensorcelé. » On alla trouver le sorcier, à qui il fallut découvrir l'auteur du sortilège, et qui en effet désigna un des serviteurs de Kanime comme le coupable. Celui-ci, condamné à mort, s'enfuit : Kanime le poursuivit à cheval, l'atteignit et le tua [8]. » - L'année suivante, « un de mes voisins s'en alla au beau matin, frais et dispos, à la pêche aux grenouilles, dont ils sont très friands. En projetant sa lance, il se fit au bras une blessure profonde, perdit beaucoup de sang, et finit par mourir d'hémorragie... Trois jours après, les sorciers commencèrent à rechercher qui avait ensorcelé cet homme. Je m'y opposai. Mais l'on me répondit : « Si nous ne découvrons pas l'omulodi, et si nous ne le tuons pas, peut-être mourrons-nous tous.» A la prière des missionnaires, le chef intervient, mais bien-tôt il profite de leur absence pour laisser exécuter le coupable » [9].
Cette interprétation de la plupart des accidents est tellement naturelle aux yeux de ces tribus africaines, que même là où les missionnaires s'efforcent depuis longtemps de la combattre, ils sont impuissants à en détourner les indigènes. Écoutez les plaintes de M. Dieterlen, en 1908, chez les Bassoutos : « Le mois dernier, la foudre a frappé la maison d'un homme de ma connaissance, a tué sa femme, blessé ses enfants, et brûlé tout ce qui lui appartenait. La foudre, il sait bien qu'elle vient des nuages, et que les nuages sont inaccessibles à la main de l'homme. Mais on lui a dit que ce coup de foudre lui avait été envoyé par un voisin qui lui veut du mal ; il l'a cru, il le croit encore, il le croira toujours».
« L'année dernière, les sauterelles se sont abattues sur les champs du jeune chef Mathéalira, qui a reçu une instruction scolaire assez étendue, et a longtemps fréquenté les services religieux de nos temples. Qu'importe ! Il a attribué cette invasion de sauterelles aux maléfices de son frère Tesu, qui lui dispute le droit d'aînesse et la succession au trône du district de Léribé.
« Une jeune veuve est morte il y a quinze jours, à un kilomètre d'ici, succombant à une maladie intime, qu'elle devait probablement à sa mauvaise conduite. Mais non! Cette maladie, c'est un homme dont elle avait refusé les propositions de mariage qui la lui a communiquée, en lui donnant une poignée de chanvre à fumer. Sa mère est chrétienne, et je lui ai expliqué que pareille chose n'était pas possible. Elle ne m'a pas cru, et elle nourrit un ressentiment contre celui qu'elle considère comme le meurtrier de son enfant [10]. »
Que l'accident soit heureux au lieu d'être funeste, la réaction du primitif demeurera cependant la même. Il y verra l'action des puissances mystiques, et le plus souvent il en sera effrayé. Tout bonheur, tout succès extraordinaire est suspect. « Il arrive souvent, dit le major Leonard, que deux grands amis s'en vont ensemble à la pêche, et que l'un d'entre eux, par hasard, ou peut-être parce qu'il est plus habile, prend beaucoup plus de poisson que l'autre. Malheureusement, il a ainsi, sans le savoir, mis sa propre vie en danger. Car, de retour à la ville, le pêcheur malchanceux va aussitôt consulter un sorcier, pour savoir pourquoi son ami a pris plus de poisson que lui. Le « docteur » en attribue immédiatement la cause à la magie. Ainsi se trouve semé un germe de querelle et de mort : l'ami dévoué de tout à l'heure est soudainement changé en un ennemi ardent, qui fera tout ce qu'il lui sera possible pour procurer la mort de celui qu'il chérissait auparavant [11]. »
« Pendant mon séjour à Ambrizette, dit Monteiro, trois femmes Cabinda étaient allées puiser de l'eau à la rivière. Elles remplissaient leurs pots l'une près de l'autre, quand celle du milieu fut happée par un alligator, entraînée aussitôt sous l'eau et dévorée. La famille de cette pauvre femme accusa immédiatement les deux autres de lui avoir jeté un sort, et de l'avoir fait happer du milieu d'elles par l'alligator. Je leur fis des représentations, et j'essayai de leur montrer la profonde absurdité de leur accusation, mais ils me répondirent : « Pourquoi l'alligator a-t-il saisi justement celle du milieu et non pas une de celles qui étaient de chaque côté ? » Impossible de les faire sortir de cette idée. Les deux femmes furent obligées de boire la « casca » (ordalie par poison). Je n'en sus pas la fin, mais le plus vraisemblable est qu'une d'elles ou toutes les deux périrent ou furent réduites en esclavage [12]. »
Monteiro ne voit pas que, dans la pensée des indigènes, ce qui s'est passé ne peut pas être un accident. D'abord les alligators, d'eux-mêmes, ne s'attaqueraient pas à ces femmes. Il faut donc que celui-ci y ait été incité par quelqu'un. Ensuite, il savait fort bien laquelle des trois femmes il devait entraîner sous l'eau. Elle lui avait été livrée. La seule question qui se pose est de savoir par qui... Mais le fait parle tout seul. L'alligator n'a pas touché aux deux femmes qui étaient de chaque côté, il a saisi celle du milieu. C'est donc que les deux premières la lui avaient « livrée ». L'ordalie qu'on leur fait subir n'a pas tant pour objet d'éclaircir un doute qui existe à peine, que de déceler le principe même de l'ensorcellement qui est en elles, et d'exercer sur lui une action mystique pour le mettre hors d'état de nuire désormais [13].
Voici, dans la même région, un autre fait analogue. « Le même soir, en remontant le fleuve, Ewangi fut arraché de son canot par un crocodile, et on ne le revit pas. La nouvelle du malheur fut portée à la ville de Dido. Des canots de guerre furent envoyés sur les lieux. Un des hommes qui se trouvaient avec Ewangi, dans le canot, au moment de sa mort, et l'homme qui habitait au bord du fleuve à cet endroit furent arrêtés, accusés de sorcellerie, et condamnés à mort [14]. » En effet, il n'y a pas de hasard : l'idée de l'accident ne vient même pas à l'esprit des indigènes, tandis que l'idée de maléfice leur est au contraire toujours présente. Ewangi a donc été « livré ». Il n'y a pas non plus à chercher par qui : ceux qui l'accompagnaient et qui ont été épargnés par la bête féroce, ou celui dans le voisinage de qui elle vivait sont sûrement les coupables.
[1] W. E. ROTH, North Queensland Ethnography, Bulletin 4, nº 16.
[2] A. K. CHIGNELL, An outpost in Papua, pp. 343-345.
[3] Rev. BROMILOW in G. BROWN, Melanesians and Polygnesians, p. 235.
[4] R. H. NASSAU, Fetichism in West Africa, p. 86.
[5] H. WARD, Five years with the Congo cannibals, p. 43.
[6] W. H. BENTLEY, Pioneering on the Congo, I, p. 411.
[7] Rev. J. MACDONALD, Africana, I, pp. 172-173.
[8] Berichte der rheinischen Missionsgesellschaft, 1895, p. 242.
[9] Ibid., 1896, p. 213.
[10] Missions évangéliques, LXXXIII, I, p. 311.
[11] Major J. A. LÉONARD, The lover Niger and its tribes (1906), p. 485.
[12] J. J. MONTEIRO, Angola and the river Congo, I, pp. 65-66 (1875).
[13] V. infra, chap. VIII.
[14] G. HAWKER, The life of George Grenfell, p. 58. Même réaction à Nias, où l'on tient pour responsables d'un accident les missionnaires dont le bateau l'a occasionné. Aux yeux des indigènes, les victimes ont été « livrées », et une satisfaction est nécessaire. Deux d'entre eux s'étaient noyés la nuit, en retournant à terre après avoir fait une visite au Denninger (le bateau des missionnaires). « Il sembla d'abord que les gens avaient pris la chose tranquillement, mais ils revinrent ensuite avec des exigences inacceptables. Ils demandent qu'on leur livre le commandant et le cuisinier du bateau, pour venger sur eux la mort des deux noyés, et ils ont déjà menacé d'exercer des représailles sur les sœurs à Telok Dalam, au cas où les deux marins ne leur seraient pas remis. » Berichte der rheinischen Missionsgesellschaft, 1885, p. 153.
IV/ Comment cette mentalité s'explique les méfaits des crocodiles-sorciers
Pour entrer ici tout à fait dans la pensée de ces indigènes, il faut savoir que d'après eux crocodiles et alligators sont naturellement inoffensifs. L'homme n'a rien à craindre d'eux. Sans doute, à certains endroits où ils pullulent et où les accidents se renouvellent trop fréquemment, cette persuasion finit par céder, et des précautions sont prises. Ainsi, en Afrique orientale allemande, « comme les crocodiles sont en nombre incroyable, souvent on n'ose pas puiser de l'eau directement dans le fleuve Ruhudge, mais on établit une sorte de palissade, et l'on puise de l'eau du haut du rivage, qui est escarpé, au moyen de vases suspendus à de longues tiges de bambou » [1]. De même sur le haut Shiré, sur le fleuve Quanza [2]. Mais ce cas est exceptionnel. En général, les indigènes ne craignent pas d'approcher du bord des fleuves ni même de s'y baigner dans le voisinage des crocodiles. Leur sentiment est d'ailleurs partagé par un certain nombre d'Européens. Déjà Bosman écrivait : « Depuis tout le temps que j'ai été ici, je n'ai jamais ouï dire qu'il eût dévoré quelqu'un, soit homme, soit bête... Il y a une horrible quantité de ces bêtes dans toutes les rivières du pays... Dans l'eau, je ne voudrais point m'y fier, quoique je n'aie jamais ouï dire qu'il soit arrivé de malheur sur ce sujets [3]. »
M. von Hagen, en deux ans de séjour au Cameroun, n'a connu que trois cas où des hommes aient été attaqués par des crocodiles, bien que les indigènes se baignent et nagent dans le fleuve, et, pendant la saison sèche, pataugent dans les lagunes [4]. Mêmes croyances sur la côte occidentale d'Afrique. « On dit que sur la rivière Gallenhas (entre Sherbro et Cape Mount) où les alligators abondent, on ne se souvient pas qu'ils aient jamais fait de mal à personne, bien que les indigènes soient très souvent dans l'eau, jusqu'à il y a quelques années, quand un vaisseau négrier sauta à l'entrée de la rivière [5]... »
Bentley pensait qu'en prenant les précautions nécessaires, on ne court pas grand danger. Les crocodiles sont très peureux et ne s'exposent pas volontiers. Le bruit que font une douzaine de jeunes garçons en criant, en plongeant, en s'amusant suffit amplement à tenir les crocodiles à distance. Mais si l'un d'eux s'aventure tout seul dans l'eau, un malheur est possible [6]. Que ce malheur arrive, comment l'indigène l'interprétera-t-il ? Accusera-t-il sa propre imprudence, ou changera-t-il d'opinion sur les mœurs du crocodile ? Pensera-t-il que c'est un accident ? Il le ferait sans doute, s'il raisonnait comme nous. En fait, il n'y songe même pas. Il a son explication toute prête, et elle est d'un caractère très différent. « Dans les districts, dit Bentley, où les crocodiles abondent, on croit que les sorciers se métamorphosent parfois en crocodiles, ou bien entrent dans ces animaux pour les conduire, et ainsi causent la mort de leur victime en la saisissant. Là où les léopards sont communs, les sorciers peuvent se faire léopards. Les indigènes affirment souvent d'une façon positive que le crocodile, de lui-même, est inoffensif. Ils en sont si persuadés, qu'en quelques endroits ils entrent sans hésiter dans le fleuve pour surveiller leurs pièges à poisson. Si l'un d'eux est dévoré par un crocodile, ils tiennent un palabre pour découvrir le sorcier, le tuent, et ils continuent comme auparavant.
« À Lukunga, une des stations de la mission baptiste américaine, un grand crocodile sortit de la rivière pour attaquer le tect à porcs pendant la nuit. Le porc sentit l'odeur du reptile, et fit un tel vacarme que M.Ingham, le missionnaire, se leva, et tua le crocodile d'un coup de fusil. Dans la matinée, et il l'ouvrit et il trouva dans son estomac deux anneaux de cheville. On les reconnut aussitôt pour avoir appartenu à des femmes qui avaient disparu, à des dates différentes, en allant puiser de l'eau à la rivière. J'arrivai à cette station quelques jours après, et l'un de mes ouvriers congolais, qui était avec moi, soutint mordicus que le crocodile n'avait pas dévoré les femmes. Il prétendit que les crocodiles ne le faisaient jamais. « Mais pourtant, les anneaux ? N'est-ce pas une preuve palpable que, dans ce cas, le crocodile avait mangé les femmes ? » - « Non ; il les a happées et passées au sorcier, dont il était l'instrument ; quant aux anneaux, il aura eu l'idée de les prendre pour son salaire ». - Que faire, ajoute Bentley, avec des cervelles possédées du diable comme celles-là [7] ? »
Bentley est indigné par ce qu'il regarde comme une obstination inouïe à nier l'évidence. Mais il s'agit de tout autre chose. C'est simplement un cas particulier de l' « imperméabilité à l'expérience », qui caractérise la mentalité des primitifs, quand des représentations collectives occupent leur esprit par avance. D'après ces représentations, où le rôle des causes secondes est négligeable, la cause véritable étant d'ordre mystique, le crocodile qui commet un acte insolite et qui dévore un homme ne peut pas être un animal comme les autres : il est nécessairement l'instrument d'un sorcier, ou le sorcier lui-même.
« Telle est la superstition de ces pauvres gens que, quand il arrive un pareil malheur, ils s'en prennent aux sorciers. Entêtés de cette folie, ils ne veulent même pas prendre la peine d'enclore la partie de la rivière où lavent sans cesse leurs femmes et leurs enfants, et où ils deviennent la proie de ce terrible tyran des eaux. [8] » - Sur le haut Zambèze, « on dit qu'il y a des médecins qui donnent la médecine des crocodiles. Si quelqu'un vole les bœufs d'un de ces médecins, le médecin va vers le fleuve. Quand il y arrive, il dit : « Crocodile, viens ici ; va me saisir celui qui a tué mes bœufs ». Le crocodile entend. Quand le matin vient, cet homme apprend qu'un crocodile a tué quelqu'un dans le fleuve. Il dit : « C'est le voleur [9]. »
Dès lors, chaque accident nouveau, au lieu d'ébranler la conviction de l'indigène, lui servira, au contraire, de preuve nouvelle. Il cherchera le sorcier, le trouvera, le punira, et les objurgations de l'Européen lui paraîtront plus absurdes que jamais. « Deux hommes avaient été emportés par des crocodiles. Or, les indigènes prétendent que ce n'est pas l'habitude des crocodiles d'emporter les hommes. Par conséquent ceux-là étaient des crocodiles-sorciers, et c'était le chef, le maître du district, qui était l'auteur de la sorcellerie... Naturellement, il protesta de son innocence; mais on le força à boire le poison d'épreuve pour la prouver, et la canaille de « docteur » avait préparé une dose fatale... Nous ne pouvions rien faire [10]. »
Des représentations collectives toutes semblables ont été constatées en Nouvelle-Guinée (Woodlark Island). « Maudega, une femme d'Awetau, à Murua, avait fait une visite au village voisin de Nabudau, et, au retour, elle avait ramené avec elle la fille de Boiamai, le chef de Nabudau. L'enfant fut malheureusement enlevée par un crocodile, et, pour se venger, Boiamai, avec son fils et d'autres hommes de son village, tua Maudega et trois de ses parents... Devant le tribunal, le fils fit la déclaration suivante. « Il est vrai que nous avons tué ces gens... Maudega avait emmené ma sueur à son village; pendant son séjour, elle a ensorcelé un alligator, elle l'a fait sortir de l'eau pour enlever ma sœur et la dévorer [11]. » L'idée d'un accident ne s'est même pas présentée à l'esprit de la famille de la victime. Le crocodile n'a pu être qu'un instrument. Un peu plus loin, M. Murray rapporte que « les crocodiles sont un grand danger pour les fugitifs, et qu'une croyance se répand dans une partie du golfe des Papous, selon laquelle les crocodiles seraient les alliés de l'administration. Elle se fonde sur le fait qu'un prisonnier évadé a été cruellement mutilé par un de ces animaux en traversant une rivière... Cependant les crocodiles ne sont pas tous au service du gouvernement. La grande majorité d'entre eux reste fidèle aux sorciers, et n'attaquera pas un homme à moins qu'un sorcier ne le lui ait commandé. J'eus une fois à traverser une rivière que l'on disait pleine de crocodiles, et je demandai à un vieil indigène qui m'accompagnait s'il n'avait pas peur. « Non, me répondit-il. Un crocodile ne vous touchera jamais, à moins que quelqu'un n'ait fait puri-puri contre vous (ne vous ait ensorcelé). Et si quelqu'un l'a fait, vous êtes perdu de toute façon ; il « vous aura » d'une manière ou d'une autre : si ce n'est pas par l'intermédiaire du crocodile, ce sera autrement. En sorte que les crocodiles n'ont réellement pas d'importance [12]. » Le danger est ailleurs. De l'animal lui-même, il n'y a rien à craindre. S'il attaque, c'est que l'homme lui a été « livré ».
Si l'on cherche à préciser comment les indigènes se représentent les rapports du sorcier et de l'animal, on se heurte à une difficulté à peu près insurmontable. Leur pensée n'a pas les mêmes exigences logiques que le nôtre. Elle est régie, en ce cas comme en beaucoup d'autres, par la loi de participation. Il s'établit entre le sorcier et le crocodile une relation telle que le sorcier devient le crocodile, sans cependant se confondre avec lui. Du point de vue du principe de contradiction, il faut de deux choses l'une : ou que le sorcier et l'animal ne fassent qu'un, ou qu'ils soient deux êtres distincts. Mais la mentalité prélogique s'accommode des deux affirmations à la fois. Les observateurs sentent bien ce caractère de la participation, mais ils n'ont pas le moyen de l'exprimer. Ils insistent tantôt sur l'identité, tantôt sur la distinction des deux êtres : la confusion même de leur langage est significative. Ainsi, « on attribue aux balogi (sorciers) le pouvoir de métempsycoser les morts dans un serpent, un crocodile, etc. Cette métempsycose s'effectue le plus ordinairement dans le crocodile ; aussi ce monstre, sans être un dieu, ni même un esprit, est-il respecté et craint. Il ne fait qu'un avec la personne qui a opéré le changement; il y a pour ainsi dire, entre eux deux, un pacte secret, et une entente intelligente. Elle lui ordonnera d'aller saisir un tel, et il ira et ne se trompera pas... Ce que nous venons de dire explique pourquoi, après que quelqu'un a été enlevé par un crocodile, on recherche toujours, en premier lieu, le mulogi qui a dépêché le monstre, et l'on trouve toujours un coupable. Son sort est vite réglé » [13]. Chez les Bangala, « jamais un crocodile ne ferait cela (renverser un canot pour enlever l'homme), s'il n'en avait reçu l'ordre d'un moloki (sorcier), ou si le moloki n'était entré dans l'animal pour commettre le crime » [14]. Le missionnaire envisage donc les deux hypothèses séparément, tandis qu'aux yeux des indigènes, d'une façon d'ailleurs incompréhensible pour nous, elles n'en font qu'une.
Au Gabon, « la superstition de l'homme-tigre, dit un excellent observateur, M. Le Testu, n'est pas moins obscure que celle de l'envoûtement. Elle se présente sous deux formes. Dans un cas, le tigre (entendez : léopard ou panthère), le tigre auteur du crime est un animal véritable appartenant à un individu, lui obéissant, exécutant ses ordres ; ce tigre passe à ses héritiers comme un autre bien mobilier. Un tel, dit-on, a un tigre. Dans l'autre cas, l'animal n'est qu'une incarnation, en quelque sorte ; on ne sait même pas bien si c'est un homme qui a pris figure de bête, la bête n'étant alors qu'une apparence, ou bien s'il y a eu une incarnation proprement dite d'un homme dans un animal véritable... L'idée que les indigènes se forment de l'homme-tigre est extrêmement obscure » [15].
Le major Leonard présente les choses un peu autrement. « La vieille femme de Utshi fut accusée d'avoir fait mourir Oru, en envoyant son esprit dans le crocodile qui le dévora, et non pas, comme on pourrait le supposer, en se métamorphosant elle-même, corps et âme, en cet animal. Car l'impossibilité de ceci, en ce cas tout au moins, ressort évidemment du fait que cinq autres femmes furent pareillement accusées. Aux yeux des indigènes, un grand nombre d'esprits peuvent être attachés à un seul objet, ou entrer dans le corps d'un seul animal, bien qu'ils ne le fassent pas d'ordinaire [16]. »
Mais voici le récit d'un indigène, de sa propre bouche : « Peut-être, pendant que le soleil est au-dessus de l'horizon, êtes-vous en train de boire du vin de palme avec un homme, sans savoir qu'un esprit malin est en lui (lui-même peut l'ignorer). Le soir vous entendez le cri de Nkole, Nkole ! (crocodile), et vous savez qu'un de ces monstres, à l'affût dans l'eau boueuse près de la rive, a happé une pauvre victime qui venait puiser de l'eau. La nuit, vous êtes réveillé par des gloussements de terreur dans votre poulailler, et vous vous apercevrez au matin que votre provision de volailles a sérieusement diminué à la suite de la visite d'un muntula (chat sauvage). Eh bien l'homme avec qui vous buviez du vin de palme, le crocodile qui a enlevé un villageois imprudent, le petit voleur de vos poules ne sont qu'un seul individu, possédé par un esprit malin [17]. » La participation est ici très clairement suggérée. Il suffit à l'indigène qu'il la sente réelle, sans qu'il se pose la question de savoir comment elle se réalise.
[1] Fr. FÜLLEBORN, Das deutsche Njassa und Ruwumagebiet,in Deutsch Ost Africa, IX, p. 185, p. 541.
[2] J. J. MONTEIRO, Angola and the river Congo, II, p. 123.
[3] W. BOSMAN, Voyage de Guinée, 14e lettre, pp. 250-251.
[4] G. von HAGEN, Die Bana, Bässler-Archiv, II, p. 93 (1911).
[5] Th. WINTERBOTTOM, An account of the native Africans in the neighbourhood of Sierra Leone, I, p. 256. (1803).
[6] H. M. BENTLEY, The life and labours of a Congo pioneer, p. 34.
[7] W. H. BENTLEY, Pioneering on the Congo, I, pp. 275-276. Cf. ibid., I, p. 317.
[8] John MATTHEWS, Voyage à la rivière de Sierra Leone (1785-7), p. 49 de la traduction française.
[9] E. JACOTTET, Études sur les langues du Haut Zambèze. III : Textes Louyi, p. 170, Publications de l'école des Lettres d'Alger, XVI (1901).
[10] W. H. BENTLEY, Pioneering on the Congo, 1, p. 317.
[11] J. H. P. MURRAY, Papua, pp. 128-129.
[12] Ibid., pp. 237-238.
[13] P. Eugène HUREL, Religion et vie domestique des Bakerewe, Anthropos, VI (1911), p. 88.
[14] Rev. J. H. WEEKS. Anthropological notes on the Bangala of the upper Congo river, J.A.I., XXXIX, pp. 449-450.
[15] G. LE TESTU, Notes sur les coutumes Bapounou dans la circonscription de la Nyanga, pp. 196-197.
[16] Major A. G. LEONARD, The lover Niger and its tribes, p. 194.
[17] E. J. GLAVE, Six years of adventure in Congo land, p. 92.
V/ Comment elle interprète tout ce qui est insolite
Comme il n'y a pas de hasard, et comme, d'autre part, la mentalité primitive néglige de rechercher les conditions sous lesquelles un fait se produit ou ne se produit pas, il en résulte que ce qui est inattendu, insolite, extraordinaire, est accueilli par elle avec plus d'émotion que de surprise. La notion d'insolite ou d'extraordinaire, sans être définie expressément comme dans notre concept, est cependant très familière à la mentalité primitive : c'est une de ces notions à la fois générales et concrètes comme celles de mana, d'orenda, de psila, etc., dont j'ai analysé ailleurs les caractères [1].
L'insolite peut être relativement assez fréquent, et l'indifférence de la mentalité primitive aux causes secondes se compense, pour ainsi dire, par une attention toujours en éveil à la signification mystique de tout ce qui la frappe. Aussi les observateurs ont-ils souvent remarqué que le primitif, qui à proprement parler, ne s'étonne de rien, est cependant très émotif. L'absence de curiosité intellectuelle s'accompagne chez lui d'une extrême sensibilité à l'apparition de quelque chose qui le surprend.
Encore faut-il distinguer, parmi les faits insolites, ceux qui se produisent rarement, mais qui tiennent cependant déjà leur place dans les représentations collectives, et ceux qui apparaissent en dehors de toute prévision. Par exemple, la naissance de jumeaux est un phénomène généralement rare, mais toutefois connu. Dans presque toutes les sociétés inférieures, il donne lieu à une série de rites et de pratiques : une préliaison impérieuse détermine comment il faut agir en ce cas, pour écarter les dangers dont ce phénomène peut être le signe ou la cause. De même, pour les éclipses de soleil ou de lune. Mais en présence de faits entièrement inattendus, la conduite à tenir n'est pas ainsi tracée d'avance. Quand il s'en produit — ce qui a lieu assez souvent — comment la mentalité primitive en est-elle affectée ? Elle n'est pas prise au dépourvu. Elle reconnaît là aussitôt des manifestations de puissances occultes (esprits, âmes des morts, actions magiques, etc.), et elle les interprète, en général, comme l'annonce de grands malheurs.