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— 16. Voprosy jazykoznanija v svete trudov I. V. Stalina. Izdatel’stvo Moskovskovo Universiteta, 1950, in-8, 226 pages.
Les «Questions de linguistique à la lumière des travaux de J. V. Staline» réunissent, avec quelques compléments et corrections, les cours faits devant les pédagogues des établissements d’enseignement supérieur de l’U.R.S.S., en août 1950, à l’Université de Moscou. La discussion sur la linguistique qui s’était poursuivie pendant près de deux mois dans le journal Pravda avait abouti au rejet de l’ensemble des théories de l’académicien N. J. Marr ; il est alors apparu nécessaire aux linguistes soviétiques de préciser les bases sur lesquelles leur discipline pourrait poursuivre son développement. De là la Conférence tenue en août 1950, à l’Université de Moscou.
Dans le cours d’ouverture, l’académicien V. V. Vinogradov retrace le déroulement de la discussion dans Pravda, énumère les 18 thèses sur lesquelles se sont opposés partisans et adversaires de Marr, fait la critique des théories de ce dernier et indique les principales tâches qui attendent les linguistes soviétiques : création
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d’œuvres collectives — «Les questions fondamentales de la linguistique soviétique», «Problèmes et tâches de l’étude des groupes (familles) de langues parentes», «Principes de l’édification d’une lexicologie marxiste-léniniste», «La grammaire, son objet et ses tâches» ; travaux en commun avec les philosophes (problèmes de la liaison entre langage et pensée, langage et développement historique de la conscience, lois internes du développement du langage dans le domaine de la sémantique, etc.) ou les historiens de la littérature (la langue de la poésie et ses propriétés spécifiques, le langage comme moyen de création d’une forme artistique, limites de la création individuelle des mots, etc.) ; enfin travaux de linguistique historique.
Dans son cours, A. S. Čikobava étudie les traits fondamentaux du langage «moyen de communication, phénomène social». Pour lui, la fonction communicative l’emporte sur la fonction expressive.
«Il n’existe pas de langue qui servirait de moyen d’expression de la pensée et ne serait pas un moyen de communication.
«Une langue utilisée comme moyen de communication est considérée comme vivante ; si elle est dépourvue de cette fonction, elle est considérée comme langue morte...
«... Le langage n’aurait pu naître en tant que moyen d’expression de la pensée ; il a pu naître comme moyen de communication...
«... Le langage, moyen de communication, devient moyen d’expression de la pensée... le sort de la fonction expressive dépend de la fonction communicative.»
En conséquence, A. S. Čikobava considère comme «insuffisamment fondées d’un point de vue scientifique» «la conception individualiste de Vossler», «la conception sociale de Saussure», et les conceptions de K. Bühler et de ses disciples sur la «fonction d’exposition» (Darstellungs-funktion) du langage.
N. S. Pospelov étudie l’importance et le rôle de la grammaire. C’est dans la structure grammaticale qu’il voit l’élément le plus stable et par conséquent le plus fondamental d’une langue. C’est de ce point de vue qu’il soumet à une analyse critique les enseignements de Schuchardt, Jespersen, De Saussure et Ščerba.
D’accord avec V. V. Vinogradov, il estime que «le mot constitue le point de départ de toute analyse grammaticale» par opposition aux vues de Marr et surtout de Meščaninov qui faisaient de la proposition le point de départ d’une telle analyse.
P. J. Černikh dans son cours souligne que la structure grammaticale ne peut être isolée du vocabulaire et étudie plus particulièrement «le fonds lexicologique de base» dans lequel J. V. Staline voyait, avec la structure grammaticale, les deux éléments fondamentaux de toute langue. Ce fonds lexicologique de base se distingue, selon P. J. Černikh, de l’ensemble du vocabulaire par quatre propriétés : il est moins étendu ; il est constitué de mots
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exprimant les concepts les plus importants et les plus nécessaires de la vie ; il est particulièrement résistant aux épreuves subies par la langue ; il est propre à tout le peuple, à toute la nationalité parlant la langue considérée.
Après avoir suivi l’histoire des dialectes — des dialectes tribaux (dans la préhistoire et l’antiquité) aux dialectes territoriaux (sous le féodalisme et à l’époque actuelle), en se fondant notamment sur l’exemple des Slaves Orientaux, — R. I. Avanesov conclut que les différences entre langue et dialectes sont essentiellement d’origine historico-sociale. Au cours de son étude, il examine les limites d’application de la méthode historico-comparative et souligne que «toutes choses égales d’ailleurs, la méthode historico- comparative donne les meilleurs résultats quand les faits obtenus grâce à son emploi sont étudiés en liaison organique avec les données de l’histoire et de la culture matérielle (archéologie, ethnographie) d’un peuple».
Les langues se développent selon des lois propres, différentes de celles qui régissent le développement de la société ou d’un organisme vivant, estime G. D. Sanžeev qui précise que chaque langue a ses lois de développement particulières. Ainsi, selon Sanžeev, le rôle énorme joué par le système des caractères dans la vie des langages de Chine, de Corée et du Japon n’a, tout au long de leur histoire, jamais modifié sensiblement l’aspect fondamental des langues chinoise, coréenne et japonaise. En ce qui concerne les dialectes, G. D. Sanžeev observe que, même à l’époque féodale, il a pu exister des conditions historiques particulières ou des circonstances économiques déterminées qui ont favorisé l’extinction ou tout au moins l’atténuation sensible des différences dialectales. Et il donne comme exemple l’unification des dialectes mongols due au brassage de population provoqué par les énormes concentrations de moines bouddhistes.
Examinant sensiblement les mêmes problèmes, L. A. Bulakhovskij s’interroge en particulier sur l’importance du substrat dans le développement d’une langue et estime qu’elle est secondaire. «Quels que soient les substrats d’autres langues qui se dissimulent sous le bulgare, et, de même sous le grec moderne, l’anglais, le français, etc., le linguiste ou, tout simplement, l’homme cultivé, reconnaît sans grandes difficultés dans ces langues : pour le bulgare, une langue slave ; pour le grec moderne un héritier du grec ancien ; pour le français une langue romane ; pour l’anglais une langue germanique, etc.».
L’objet du cours de B. A. Serebrennikov est essentiellement ce qu’il appelle «la méthode historico-comparative». Après en avoir souligné les mérites, il ajoute — en citant deux exemples, l’un emprunté au grec, l’autre au russe — qu’elle reste même applicable lorsqu’il s’agit d’une langue isolée. Mais il n’en néglige pas les
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imperfections qui sont, pour lui, les suivantes : ses limites ; le fait qu’elle n’opère pas toujours sur des faits d’importance égale ; il oppose également à l’application — selon lui — trop mécanique qui a pu en être faite, les caractères spécifiques du développement de telle ou telle famille linguistique, de telle ou telle langue. En conséquence, il pose une série de questions «d’ordre pratique relatives à l’emploi de la méthode historico-comparative». S’il répond affirmativement aux questions : peut-on parler actuellement de l’existence d’une langue primitive pan-indo-européenne, pan-turque, pan-finnoise, etc. ? peut-on, actuellement, construire des archétypes ou des formes primitives? il estime qu’il serait d’une «légèreté impardonnable» de ramener les archétypes ainsi reconstruits à une même époque. Enfin B. A. Serebrennikov insiste sur la nécessité de lier d’une manière différenciée les différents aspects (phonétique, morphologique, lexicologique) d’une langue à l’histoire du peuple qui la parle, à l’histoire de la société.
L’exposé de N. A. Kondrašov qui, à la différence des autres, fut fait à l’Institut Central pour l’élévation de la qualification des membres du corps enseignant, rappelle les différentes théories émises sur l’origine du langage et met l’accent sur les conceptions matérialistes des théoriciens du marxisme relativement à cette question.
Enfin, dans sa dernière intervention, V. V. Vinogradov précise les tâches principales qu’auront à résoudre dans le proche avenir les linguistes soviétiques (chercheurs et professeurs).— 17. Izvestija Akademii Nauk S.S.S.R. — Otdelenie literatury i jazyka — tome IX (fasc. 1 à 6). Académie des Sciences de l’U. R. S. S., Moscou-Léningrad, 1950.
C’est après la discussion, poursuivie pendant deux mois environ dans la Pravda, qu’a commencé la publication des six fascicules annuels des «Informations de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. — Section littérature et langues». Aussi sont-ils consacrés en majeure partie aux résultats de cette discussion et aux décisions prises, ultérieurement, par les représentants de la linguistique soviétique. Outre les textes de J. V. Staline (fasc. n°l), on peut aussi trouver des articles de V. V. Vinogradov (n° 1), A. S. Čikobava (n° 2), L. A. Bulakhovskij (n° 2), B. A. Serebrennikov (n° 3), R. I. Avanesov (n° 3), qui sont, pour l’essentiel, identiques aux rapports présentés au cours de la réunion pour les
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établissements d’enseignement supérieur qui s’est déroulée à Moscou du 21 au 30 août 1950. On peut donc en trouver un bref compte rendu dans la recension de «Voprosy jazykoznanija v svete trudov J. V. Stalina» (voir n° 16).
Sur la réorganisation des établissements scientifiques soviétiques consacrés aux questions de linguistique, la décision du Présidium de l’Académie des Sciences, la chronique sur le Nouvel Institut de Linguistique (fasc. n° 1) et le compte rendu de la Conférence scientifique d’août 1950, à laquelle il a été fait allusion précédemment (fasc. n° 2), apportent des éclaircissements.
Enfin les articles plus spécialisés s’inspirent également des conclusions tirées des débats de mai-juin 1950. C’est le cas pour celui de S. B. Bernstein (K voprosu o periodizatsii istorii bolgarskogo jazyka, fasc. n° 2) qui critique en particulier les thèses de l’académicien soviétique Deržavin sur l’origine du peuple et de la langue bulgares, et pour celui de V. V. Senkevič-Gudkova (D. V. Bubrikh kak issledovalel’ finno-ugorskikh jazykov, fasc. n° 3) qui rend hommage à la mémoire du célèbre finno-ougrisant décédé à la fin de 1949 et fait un premier bilan de ses travaux et de sesrecherches.
Si le n° 4 est entièrement consacré aux questions de littérature, le fascicule suivant accorde par contre une large place aux problèmes de linguistique. A. S. Čikobava («Stalinskij etap v razvitii sovetskogo jazykoznanija i problema istorizma», fasc. n° 5) soumet à une analyse critique les linguiste» qui, selon lui, ont perdu de vue le sens historique du développement des langues, N. I. Marr et ses disciples, bien entendu, mais aussi Saussure, les «structuralistes» (V. Bröndal, Bühler, etc.) B. V. Gornung («K postanovke voprosa ob istoričeskoj obščnosii indoevropeiskikh jazykov», fasc. n° 5) s’attaque essentiellement aux «marristes» qui niaient l’existence de familles linguistiques et montre l’état de la question en ce qui concerne les langues indo-européennes.
L’histoire de la langue russe est particulièrement traitée par :
- V. I. Borkovskij (Bezličnye predloženija v drevnerusskikh qramotakh 14-15 v. južnogo proiskhozdenija, fasc. n° 5), qui, se fondant sur un important matériel, établit que tous les types de propositions impersonnelles existant dans les chartes en vieux-russe se retrouvent dans les chartes ukrainiennes.
- V. V. Vinogradov (Iz istorii sovremennoj russkoj literaturnoj leksiki», n° 5) lequel étudie les mots «vlejanie», «povetrie», «zlopykhatel’stvo», «kisejnaja baryšnija», «novšestvo», «parokhod», «khalatnij» et «khalatnost‘», dans les textes littéraires du xixe et du début du xxe siècle.
- P. I. Černykh (Dve zametki po istorii russkogo jazyka, fasc. n° 5) étudie l’étymologie de «Moskva» dans lequel il voit un
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mot d’origine slave et non finno-ougrienne, ainsi qu’une inscription relevée sur des fragments d’amphore retrouvés près du village de Gnezdovo (environs de Smolensk) et datant vraisemblablemnt du xe siècle.
Le fascicule n° 6 est dans l’ensemble consacré au «Dit de la Troupe d’Igor», à l’exception, notamment, de l’article d’O. S. Akhmanova (K voprosu o slovosočetanii v sovremennoj anglijskom jazyke) portant sur les mots composés, locutions et groupes de mots en anglais moderne. Dans ce même numéro N. K. Gudzij (Neverojatnije dogadki prof. A. Mazon o verojatnom avtore «Slova o polku Igoreve») s’attache à réfuter l’argumentation de M. André Mazon qui voit dans le «Dit de la Troupe d’Igor un faux fabriqué à la fin du xviiie siècle par un érudit et patriote russe
R. L’Hermitte.— 18. Protiv vul’garisatsii i izvrasčenija marksizma v jazykoznanii (Recueil d’articles), 432 pages, Académie des Sciences de l’URSS., Moscou, 1951.
Cet ouvrage est consacré à la critique et à la réfutation des principales thèses émises par N. I. Marr et ses disciples, notamment Meščaninov, Serdiučenko, Abaev, Bykhovskaja, Katznelson, Filin (qui publie d’ailleurs dans ce même recueil un article où il soumet à une analyse critique ses travaux antérieurs), Riftin, etc...
La critique des thèses de N. I. Marr porte : 1° sur des questions de linguistique générale : le caractère de «classe» des langues (articles de V. P. Sukhotin), l’origine du langage (article de A. V. Desnitskaja), le développement des langues par stades (article de V. V. Vinogradov), les problèmes de sémantique (articles de V. A. Zvergintsev et de B. V. Gornung), le concept de catégorie grammaticale (N. S. Pospelov), etc..., 2° sur des problèmes particuliers : histoire et dialectologie du russe (articles de N. J. Švedova, V. D. Levin, R. I. Avanesov, V. G. Orlova, E. I. Čerkasova, F. P. Filin), langues romanes et germaniques (article de V. F. Šišmarev), langues du Caucase (article de G. V. Rogava), etc.
Les références sont nombreuses aux travaux des linguistes de l’Europe occidentale, quelquefois avec discussion.
Au cours de leurs critiques contre les travaux de N. I. Marr et de ses disciples, V. V. Vinogradov s’élève contre les thèses de Ulhenbeck (à propos de la construction dite ergative, p. 109 et suivantes) et critique d’autre part Lévy-Bruhl. Avanesov, par ailleurs, critique les méthodes et conclusions de Gilliéron (p. 282 et suiv.) à qui, selon lui, la poussière des faits linguistiques aurait fait perdre de vue l’existence réelle des dialectes.
R. L’Hermitte