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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- MEILLET Antoine : La méthode comparative en linguistique historique, Paris : Champion, 1925.


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AVANTPROPOS

 

Quand M. Alf Sommerfelt m'a annoncé l'intention qu'avait la grande institution nouvellement créée à Kristiania (maintenant Oslo), sur l'initiative de M. le professeur Fr. Stang, Instituttet for Sammenlignende Kulturforshning, de m'inviter à prendre part à la série de conférences qui devait marquer l'inauguration, j'ai aussitôt accepté avec joie.

Le jeune savant qui me faisait prévoir l'invitation avait travaillé durant plusieurs années ‑ des années de la grande guerre ‑ auprès des linguistes français. Il était devenu, pour tous les membres de notre petit groupe, un ami. J'étais heureux de le retrouver dans sa patrie où la linguistique lui doit tant, de pouvoir de nouveau, un peu de temps, travailler avec lui.

Et je me félicitais d'être associé aux débuts d'une institution dont les sciences de l'homme se promettent de grands résultats. On a beaucoup fait jusqu'ici avec les faits dont on dispose; mais les matériaux qui se trouvent à la disposition des travailleurs ont été souvent exploités. Le moment est venu d'entreprendre de larges enquêtes systématiques qui fourniront un matériel nouveau et grâce auxquelles on pourra élargir et approfondir les
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théories actuellement admises. D'autre part, il importe de mettre en contact tous les savants qui s'occupent de l'homme et de ses civilisations à tous égards: une langue ne se comprend pas si l'on n'a pas une idée des conditions où vit la population qui l'emploie; et l'on ne peut davantage comprendre vraiment une religion ou des usages sociaux sans connaître la langue des hommes qui pratiquent ces usages. L'unité du nouvel Institut exprime l'unité de l'objet qu'il étudie, à savoir l'homme. Il est à souhaiter que des organisations semblables soient fondées ailleurs et pourvues des larges ressources nécessaires aux enquêtes.

Du reste le sujet que, d'accord avec les organisateurs, j'ai choisi pour ces leçons est de ceux sur lesquels le moment est venu de réfléchir. Après une trentaine d'années où l'on a tiré des principes posés entre 1875 et 1880 les résultats qu'on en pouvait attendre, la linguistique historique est revenue à une période de fermentation. Des procédés nouveaux d'enquête ont apporté des résultats inattendus. Jamais on n'a fait pareil effort pour ramener à des «lois»,‑ à des «lois générales» même, tous les changements linguistiques, et jamais on n'a cherché à serrer d'aussi près les faits les plus particuliers, à pénétrer l'âme même des hommes chez qui se font les innovations. Des langues les plus anciennes où les changements ne nous apparaissent que réduits à des schémas jusqu'aux parlers actuels où les faits sont si concrets et si particuliers que le détail nous y dissimule les grandes tendances, on a observé des faits infiniment divers. La linguistique a pris contact avec toutes les disciplines voisines où l'on peut espérer trouver des explications. ‑ Bien que trop lentement, l'étude historique des langues
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autres que les langues indo-européennes progresse; mais les procédés qui ont réussi sur le domaine, indo-européen ne sont pas partout également utilisables. Il faut réfléchir sur les méthodes employées, en examiner la légitimité, et voir comment on en pourrait étendre l'usage et les assouplir - sans en diminuer la rigueur - pour les conformer aux exigences des recherches sur des domaines nouveaux.

Il convient d'autant plus d'examiner les méthodes que, dans les derniers temps, beaucoup de linguistes ont avancé des hypothèses mal démontrées. Les nouvelles étymologies pullulent, et la plupart se présentent d'une manière telle qu'on n'en aperçoit pas même un commencement de démonstration. Il serait vain de les critiquer en détail tant qu'on n'est pas d'accord sur les conditions dont la réunion prouve la justesse d'un rapprochement étymologique. Pour qui admettra le bien fondé des principes exposés ici, une large part des hypothèses compliquées qui ont été faites sur le préindo‑européen ou des étymologies indo‑européennes qui ont été récemment avancées apparaîtra comme appelant à peine un examen. Bien que la discussion n'ait presque aucune place dans ces leçons, on y trouvera la critique implicite de beaucoup de travaux nouveaux qui ne satisfont pas aux exigences d'une méthode sévère.

 

On ne s'est pas proposé ici d'exposer des idées neuves, mais seulement de déterminer d'une manière précise les conditions où peut et doit s'employer en linguistique historique la méthode comparative. On s'estimera satisfait si le lecteur y trouve exactement marquées la valeur, mais aussi les limites de cette méthode.

Les idées développées ici n'ont été fixées par écrit

vii. qu'après avoir été exposées oralement. Rédigées après avoir été faites, ces conférences tiennent compte d'observations qui ont été présentées à l'auteur, en particulier par M. Sommerfelt que je suis heureux de remercier.

Je souhaite ‑ mais il serait chimérique d'espérer ‑ que ces exposés trouvent auprès du publie universel un accueil aussi indulgent et aussi bienveillant que celui qu'ils ont reçu à Kristiania.

 

Kristiania (Oslo), septembre 1924.

 

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1. DÉFINITION DE LA MÉTHODE COMPARATIVE.

Il y a deux manières différentes de pratiquer la comparaison : on peut comparer pour tirer de la comparaison soit des lois universelles soit des indications historiques. Ces deux types de comparaison, légitimes l'un et l'autre, diffèrent du tout au tout.

Il se rencontre partout dans le monde des contes d'animaux : les ressemblances entre les divers animaux et l'homme sont telles qu'il est naturel de prêter aux animaux des aventures comparables à celles qui arrivent aux hommes et d'exprimer par là des choses qu'il ne serait pas aussi facile de faire entendre directement. On peut comparer ces contes entre eux pour en définir les formes, les caractères, l'emploi, et pour faire ainsi une théorie générale des contes d'animaux. Les concordances ‑que l'on constate résultent de l'unité générale de l'esprit humain, et les différences de la variété des types et des degrés de civilisation. On aboutit ainsi à s'instruire sur les caractères généraux de l'humanité, mais on n'apprend rien sur son histoire.

Si l'on examine, avec un jeune savant, français, M. Dumézil, les mythes indo‑européens relatifs à la
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boisson d'immortalité, on obtient des résultats tout autres. L'idée qu'il y aurait une boisson propre à conférer l'immortalité est trop naturelle pour être caractéristique. Mais, quand on rencontre, d'une manière plus ou moins complète, chez les divers peuples de langue indo-européenne, la légende d'une boisson d'immortalité fabriquée dans une cuve gigantesque, quand à cette légende se joint l'histoire d'une fausse fiancée, et le récit d'une lutte entre des dieux et des êtres démoniaques, il y a là un ensemble de faits singuliers qui n'ont pas en eux-mêmes de liens entre eux et dont la réunion ne saurait, par suite, être fortuite.

Si le sens à exprimer par la langue était lié par un lien naturel, lâche ou étroit, aux sons qui l'indiquent, c'est‑à‑dire si, par sa valeur propre, en dehors de la tradition, le signe linguistique évoquait en quelque manière une notion, le seul type de comparaison utilisable pour le linguiste serait le type général, et toute histoire des langues serait impossible.

Mais, en fait, le signe linguistique est arbitraire : il n'a de valeur qu'en vertu d'une tradition. Si l'on exprime en français 'l'unité par un, une, la dualité par deux, etc., ce n'est pas parce que les mots un, une deux , etc., ont par eux‑mêmes un rapport quelconque avec l'unité, la dualité, etc., mais uniquement parce que tel est l'usage enseigné par ceux qui parlent à ceux qui apprennent à parler.

Seul, le caractère totalement arbitraire du signe rend possible la méthode comparative historique qui va être étudiée ici.

Soit les noms de nombre en français, en italien et en espagnol. On a une série :

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FRANÇAIS

ITALIEN

ESPAGNOL

un, une,

 deux ,

trois ,

quatre,

 cinq,

 six

sept,

 huit ,

neuf ,

dix,

 Vingt,

 trente ,

quarante ,

cent

 

uno, una

c!u e

tre

quattro

cinque

sei

sette

otto

nuove

dieci

venti

trenta

quaranta

cento

uno, una,

 dos

 tres

 cuatro

 cinco

 seis

 siete

 ocho

 nueve

 dies

 veinte

 treinta

 cuarenta

 ciento

 

 

De pareilles concordances ne sauraient être accidentelles; elles le sont d'autant moins que les différences d'une langue à l'autre se laissent ramener à des règles de correspondance définies : ainsi la différence entre huit, otto et ocho est grande au premier abord; mais le fait qu'elle n'est pas accidentelle résulte de ce qu'il y a une série de correspondances semblables, ainsi fr. nuit, it. notte, esp. noche, ou fr. cuit, it. cotto, et l'on a de même fr. lait, it. latte, esp. leche; fr. fait, it. fatto, esp. hecho ; etc. Les concordances évidentes dès l'abord montrent la voie à suivre. Mais ce sont les règles de correspondances phonétiques qui seules permettent d'en tirer parti.

Là où les ressemblances visibles ont indiqué la bonne vole, il arrive souvent que tel détail singulier apporte une
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confirmation. Il est significatif par exemple qu'il y ait une distinction du masculin et du féminin pour un, une et pas pour les autres nombres.

On est donc conduit à poser que les noms de nombre du français, de l'italien et de l'espagnol remontent à une seule et même tradition originelle. En pareil cas, l'expérience montre qu'il y a deux types de tradition possibles: les trois groupes considérés peuvent remonter à une origine commune, ou bien deux des trois peuvent avoir emprunté les formes de l'autre. En l'espèce, la seconde hypothèse est exclue, parce qu'on ne saurait expliquer les foi‑mes d'aucune des trois langues par celles d'une autre. Ni le fr. huit ne peut sortir de it. otto ou de esp. ocho, ni it. otto de fr. huit ou de esp. ocho, ni esp. ocho de fr. huit ou de it. otto. Il est prouvé ainsi que les noms de nombre du français, de l'italien et de l'espagnol ont un point de départ commun qui n'est ni français, ni italien, ni espagnol.

Dans l'exemple choisi, les concordances sont si nombreuses, si complètes et les règles de correspondances si faciles à reconnaître, qu'elles sont propres à frapper immédiatement des profanes et qu'il n'y a pas besoin d'être linguiste pour en apercevoir la valeur probante. Les concordances sont moins frappantes et les règles de correspondances plus difficiles à déterminer si l'on observe des langues séparées par de plus grands intervalles dans l'espace et dans le temps, comme le sanskrit, le grec attique ancien, le latin et l'arménien classique :

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LAT.

ARM.

"un"

unus, una, unum

mi

[là où il y a trois formes, l'une est celle du masculin, la seconde celle du féminin, la troisième celle du neutre ; l'arménien n'a pas de différences de genre grammatical.]

 

SKR.

GR.

LAT.

ARM.

«deux»

d(u)vâ

dyo

duo

erku

 [on ne note ici que les formes du masculin, là où le genre est distingué ; de même pour «trois» et pour «quatre».]

 

SKR.

GR.

LAT.

ARM.

«trois»

«quatre»

«cinq»

«six»

«sept»

«huit»

«neuf»

«dix»

trayah

catvarah

panca

sat

sapta

asta

nava

daça

très

téttares

pénte

heks

heptà

okto

ennéa

déka

tres

quattuor

quinque

sex

septem

octô

nouem

decem

erek

cork

hing

vec

ewt'n

ut'n

inn

tasn

Si, réserve faite du nom de nombre «un», les correspondances entre le grec, le latin et même le sanskrit sont évidentes dans une large mesure, il n'en va pas de même de celles entre l'arménien et les autres langues.

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Mais il suffit d'examiner les faits arméniens de près pour que la valeur probante des concordances ressorte.

Ainsi arm. erku «deux» ne ressemble pas à lat. duo, etc. ; mais d'autres correspondances montrent que erh peut répondre à *dw‑ d'autres langues; ainsi, de même que le grec a pour l'idée de «craindre» une racine dwi‑, l'arménien a erhi (erkiwt «crainte»), et de même que le grec a pour dire «longtemps» un vieil adjectif dwàrôn, l'arménien a erhar «long» (v. ci‑dessous, p. 31. La concordance se laisse donc ramener à une règle générale de correspondance: un ancien dw­aboutit à arm. erk).

Au premier terme des composés, le grec a divi‑, et l'arménien erki. Il y a donc un groupe de concordances singulières qui ne laisse aucun doute (voir ci‑dessous, p. 107).

Les formes arméniennes ereh' et Wh' sont loin de gr. très, téttares; mais elles se laissent, au moins en partie, expliquer par des correspondances semblables. Et, détail caractéristique, de même qu'en sanskrit et en grec, «trois» et «quatre» ont des formes casuelles d'un type ordinaire, les noms à partir de «cinq» sont invariables; or, en arménien, «trois» et «quatre» ont des formes casuelles normales, et, en particulier, le ‑k' final est la marque du nominatif pluriel arménien, marque qui ne se retrouve pas aux autres cas.

Moins apparentes au premier coup d'œil que les concordances entre le français, l'italien et l'espagnol, les concordances des formes des noms de nombre en sanskrit, en grec, en latin et en arménien ne sont au fond pas moins certaines, on le voit.

Ces concordances, qui ne peuvent s'expliquer par des
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emprunts d'une langue à l'autre, supposent une origine commune. Mais il reste à les interpréter d'une manière systématique : tel est l'objet de la linguistique historique comparative.

Le procédé dont on vient de voir le principe peut sembler compliqué, difficile à manier. Mais il n'y en a aucun autre pour faire l'histoire des langues.

Car l'histoire des langues ne se fait jamais au moyen d'une suite de textes rangés en ordre chronologique. Si le linguiste se sert de textes anciens, ce n'est que pour y observer des états de langue. Il va de soi que, pour toutes les langues anciennes, les faits se laissent observer seulement à l'aide des textes. C'est sur des documents écrits qu'on observe l'attique ou le gotique, l'arménien classique ou le vieux slave. Interprétés avec critique, ces documents donnent beaucoup, et l'on peut souvent avoir une notion précise de certains états de langue anciens. Mais cette étude permet seulement de déterminer l'état d'une langue à un certain moment, dans certaines conditions. L'examen des textes n'est qu'un substitut de l'observation directe devenue impossible.

Même dans les meilleurs cas, la langue écrite est bien loin d'enregistrer exactement les changements successifs de la langue parlée. Souvent la langue écrite est fixée, et la forme qu'elle présente ne change presque pas d'un siècle à l'autre. Là même où elle n'est pas entièrement fixée, l'usage écrit est ordinairement dominé, dans une large mesure, par des formes antérieures ‑ qui ne sont pas toujours connues.

Soit l'exemple classique du latin. Entre la langue écrite telle qu'on la trouve chez Plaute et celle qu'on trouve
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chez saint Augustin, il y a des différences de détail; mais la graphie ne varie presque pas ; les formes grammaticales et le principal du vocabulaire demeurent les mêmes. Les philologues se sont donné beaucoup de mal pour trouver des différences entre les périodes du latin à date historique. Ils ont apporté à ces recherches toute la minutieuse précision qu'y peut mettre un grammairien. Et ils ont constaté en effet de menues différences ; mais, pour une assez large part, ces différences tiennent au genre littéraire : la comédie de Plaute, destinée au gros public, n'est pas comparable aux discours de Cicéron ni aux bulletins du puriste qu'était César. La langue de la. poésie hellénisante n'est pas celle de la prose. Il y a aussi des différences d'un écrivain à l'autre. Mais, au fond, il n'a jamais été écrit et enseigné à l'école qu'un seul latin.

Du reste, entre les formes que livrent les textes écrits, seule la comparaison indique celles qui ont une valeur pour l'histoire ultérieure de la langue. Pour désigner l' «oreille», on trouve dans les textes écrits du latin auris, et aussi le dérivé auricula. Rien, dans les anciens textes latins, n'avertit que l'une ou l'autre de ces formes doive prévaloir sur l'autre; auris est la forme courante. Or, C'est sur auricula que reposent les formes des langues romanes : fr. oreille, il. orecchia, esp. breja. Seule, la comparaison du français, de l'italien, de l'espagnol, etc. renseigne sur la forme qui sert de base aux langues romanes.

D'autre part, la langue qui a survécu n'est pas celle qui s'écrivait. Entre le latin littéraire, qui est conservé par les textes des écrivains, et le latin parlé, que continuent les langues romanes, il y avait des différences, variables suivant les individus et suivant leur degré de
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culture. Or, les langues romanes ne continuent pas le latin littéraire. La «bouche» se nommait en latin écrit ôs; mais ce qui a subsisté, c'est le nom vulgaire bucca. Et ainsi dans une foule de cas.

Là même où des textes d'époques diverses fournissent des états de langue successifs, on n'observe pas une continuité. Les changements essentiels auxquels est dû le passage du type latin ancien au type roman ont eu lieu entre le latin écrit et les premiers monuments des langues romanes. Sans doute les gens qui ont écrit le latin du IIIe au Xe siècle ap. J. C. ont laissé échapper bien des formes qui ne sont pas correctes en latin ancien et qui sont dues à la langue déjà toute différente qu'ils parlaient; mais on ne peut apprécier la valeur de ces lapsus et y reconnaître des témoignages linguistiques que grâce à la connaissance des langues romanes. Les textes latins écrits depuis l'époque impériale jusqu'à l'époque carolingienne par des gens assez peu lettrés pour laisser échapper des fautes contre l'usage classique apportent des précisions, notamment dans la chronologie des faits, à la grammaire comparée des langues romanes; mais, si les lumières qu'ils, projettent sont précieuses, c'est pour éclairer la comparaison; la comparaison venant à manquer, elles se perdraient dans le vide. Si les langues romanes étaient mortes avant d'avoir été notées, on apercevrait que le latin classique se corrompait ; mais on ne pourrait faire aucune théorie précise et complète des changements accomplis. Tout l'essentiel des changements linguistiques a lieu hors de notre vue.

L'histoire du perse fournit un exemple plus remarquable encore. On connaît ‑ d'une manière très incomplète, il est vrai ‑ le perse à l'époque de Darius et de
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Xerxès, gràce aux inscriptions monumentales de ces rois. Puis les témoignages manquent du Ve siècle av. J.-C. jusqu'au IIIe siècle ap. J.-C. Alors on trouve le «pehlvl*.»

Mais, d'abord, ce pehlvi n'est pas, comme on l'a cru jusqu'aux dernières années, la continuation du parler qui a été noté dans les inscriptions des souverains achéménides : ainsi que je l'ai indiqué moi‑même et que M. Tedesco l'a démontré d'une manière plus précise et plus complète, le pehlvi des textes de l'époque sassanide, ancêtre du persan littéraire, présente quelques traits qui le distinguent du perse achéménide. On ne saurait donc dire que le linguiste possède ici la tradition d'une même langue; il observe, à des dates différentes, deux parlers de types très voisins, mais non identiques.

En second lieu, entre le perse achéménide et le pehlvi sassanide, il y a une différence de développement aussi grande que celle qui sépare le latin ancien du roman. Entre les deux dates, la langue a changé de caractère. Comme sur le domaine latin, l'essentiel du changement s'est passé hors de la vue de l'historien. Le linguiste dispose de deux états de langue profondément distincts l'un de l'autre; pour faire une histoire, il lui faut restituer l'entre‑deux. La comparaison des divers parlers iraniens modernes aide à faire cette restitution ; mais elle ne fournit que des directions, non des témoignages positifs.

D'une manière générale, l'histoire des langues ne se fait donc qu'en comparant des états de langue les uns aux autres. Car les faits que fournit la succession des textes dans les cas exceptionnels où les gens qui écrivent ont suivi plus ou moins complètement l'usage de la langue
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parlée en leur temps sont presque toujours d'importance médiocre, le plus souvent insignifiants, par rapport aux grands faits qui ont eu lieu sans avoir été notés par personne. Pour déterminer les états de langue du passé, le linguiste doit se servir de la philologie la plus exacte, la plus précise : et chaque progrès dans la précision philologique permet un progrès nouveau pour le linguiste. Le contact de plus en plus étroit qui s'est heureusement établi entre philologues et comparatistes est nécessaire pour que le linguiste puisse utiliser tous les faits, des faits certains, et des faits observés avec la dernière précision. Mais, à elle seule, la philologie n'apporte même pas un commencement d'histoire linguistique. La comparaison. est le seul instrument efficace dont dispose le linguiste pour faire l'histoire des langues. On observe les résultats des changements, non les changements eux-mêmes. C'est donc seulement à l'aide de combinaisons qu'on suit - et qu'on peut suivre - le développement des langues. Mais ces combinaisons sont, on le verra, rigoureuses et précises. Toutes reposent sur l'affirmation que certaines concordances données entre langues diverses ne s'expliquent pas par des traits communs à tous les hommes et requièrent l'hypothèse d'une tradition particulière. Telle est l'essence de la méthode comparative. Pour apprécier la valeur probante d'une combinaison, il n'y a qu'à ne jamais perdre de vue ce caractère de la preuve.

 

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II / LES LANGUES COMMUNES.

De ce que la méthode comparative est la seule qui permette de faire l'histoire des langues il résulte que, tant qu'une langue est isolée, elle est dénuée d'histoire. Entre l'état du basque au XVIe siècle et l'état du basque aujourd'hui, il y a des différences; mais les changements ne sont pas essentiels ; en substance, la langue est restée la même. Si donc on ne trouvait pas de moyen de rapprocher le basque de telle ou telle autre langue, il n'y aurait aucun espoir d'en faire jamais l'histoire. En revanche, si les essais faits ‑ par M. Marr et M. Oßtir, d'une part, par M. Trombetti, de l'autre, ‑ pour rapprocher le basque d'un grand groupe de langues du bassin de la Méditerranée, et spécialement des langues caucasiques, aboutissent, le basque, sortant de son isolement, entrera dans l'histoire.

Pour tous les groupes actuellement établis et étudiés d'une manière méthodique, le moyen de faire le rapprochement est de poser une «langue commune» initiale (Ursprache, comme on dit en allemand). Ce n'est rien que de poser des rapprochements partiels : chaque fait linguistique fait partie d'un ensemble où tout se tient. Il ne faut pas rapprocher un fait de détail d'un autre fait
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de détail, mais un système linguistique d'un autre système. Sans doute il n'est pas toujours possible de restituer ainsi l'ensemble d'une langue par des procédés comparatifs, ; on ne saurait même affirmer a priori qu'il faille, dans tous les cas, restituer une langue initiale unique - le problème des langues «mixtes» sera envisagé par la suite. Mais, là où elle aboutit pleinement, la comparaison aboutit à restituer une langue initiale.

Que vaut cette restitution ? Il n'est presque jamais possible de confronter la restitution avec une réalité connue. Mais il y a un cas où on le peut; c'est celui des langues romanes. Or, la langue commune à laquelle on est, conduit par la comparaison des langues romanes ne fournit pas ‑ tant s'en faut ‑ tout ce qu'était le latin au moment où se sont séparées les unes des autres les langues qui continuent le latin. Si l'on ne savait du latin que ce qu'enseignent les langues romanes, on ignorerait par exemple l'ancien futur du type amabo ou du type dicam, dices. Et surtout on n'aurait aucune idée de la déclinaison : jusqu'au XIIIe siècle, les parlers gallo‑romans distinguent, dans le masculin, un cas sujet d'un cas régime; les autres parlers romans n'offrent même pas cette distinction. Le substantif roman est, à chaque nombre, invariable partout dès la fin du XIIIe siècle. Or, à la date où s'est brisé l'Empire romain, la déclinaison subsistait et jouait encore un grand rôle. Si la comparaison fournit, à bien dés égards, des données qui concordent avec la réalité attestée ‑ ainsi pour la flexion verbale ‑, elle est donc loin de fournir le tout de la langue. ‑ Certaines survivances, curieuses pour qui possède la forme ancienne, seraient inintelligibles pour le linguiste qui disposerait seulement de la comparaison : la nasale de fr. rien appa-
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raît comme un reste de l'ancien accusatif quand on sait que l'accusatif latin était caractérisé par la désinence -ni ; mais le romaniste qui utiliserait seulement la comparaison n'aurait aucun moyen d'y reconnaître un accusatif tel qu'était lat. rem. La «restitution» fournit donc de la «langue commune» une idée incomplète, et sans doute très incomplète, le plus souvent.

C'est que les langues qui continuent une même «langue commune» n'en conservent pas seulement certains traits anciens. Longtemps, elles gardent une tendance à présenter des innovations ou identiques ou semblables, de telle sorte que certaines parties de la «langue commune» disparaissent partout sans laisser de traces, ou n'en laissent que d'impossibles à discerner si l'on ne connaît pas en fait la «langue commune».

Dans toutes les langues romanes, la déclinaison des noms, qui était un élément si essentiel du latin ancien, s'est éliminée de bonne heure. L'élimination a eu lieu de manière indépendante dans chaque langue; les parlers gallo‑romans en portent témoignage puisque, après avoir conservé un reste de déclinaison sous forme d'opposition entre un cas sujet et un cas régime, ils ont à leur tour perdu dès la fin du XIIIe siècle cette survivance.

Partout dans les langues romanes, la nasale finale de l'ancien accusatif s'est amuïe : le français n'a pas trace de la nasale finale de terram ou de regem dans ses formes terre, roi. Cette nasale ne s'est maintenue que dans le monosyllabe accentué rem qui a abouti à fr. rien.

Mais, si des innovations parallèles, graves et nombreuses, empêchent la restitution des comparatistes d'être complète, à beaucoup près, il y a, au fond de la
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restitution, une justesse. Ainsi la constance avec laquelle -m finale est notée dans l'orthographe latine cIassique ne donne pas une notion exacte de la réalité. Cette nasale finale se prononçait faiblement. Dans le latin le plus ancien, la graphie ne la note souvent pas. Pour les poètes, une ‑m finale n'empêche pas l'élision devant voyelle : en prosodie latine, ‑am de terram s'élide devant voyelle exactement comme ‑a de terra. L'absence de ‑m finale dans les langues romanes exprime la faiblesse de cette nasale en latin, faiblesse que la graphie classique du latin dissimule.

Du reste, pour qui se propose d'étudier les langues romanes, peu importent les traits du latin qui ont disparu sans retour. Ce qui pour lui est utile, ce sont les éléments qui ont servi à constituer les formes nouvelles prises par le latin. La restitution ne fournit pas le latin réel, tel qu'il se parlait; et aucune restitution ne saurait fournir la «langue commune» telle qu'elle a été parlée. Ç'a été une hardiesse de génie, pour Schleicher, de «restituer» l'indo‑européen à l'aide des langues de la famille historiquement attestées; mais ç'a été, de sa part, une erreur grave que de composer un texte dans cette langue restituée. La comparaison apporte un système de rapprochements sur lequel on peut fonder l'histoire d'une famille de langues; elle ne fournit pas une langue réelle, avec tous les moyens d'expression que comportait cette langue.

Entre la «langue commune» initiale restituée par comparaison et la langue attestée en fait, il peut s'intercaler une ou plusieurs «langues communes» intermédiaires. C'est ainsi que, entre l'indo‑européen, d'une
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part, et les langues romanes, de l'autre, s'insère une grande «langue commune», le «roman commun», qu'on est convenu de nommer «latin vulgaire». De même, entre l'indo-européen, d'une part, le gotique, le vieux haut allemand et le vieil anglais, le vieux norrois, de l'autre, il y a eu une «langue commune», le «germanique commun», langue non attestée en fait, mais dont l'existence est supposée par un ensemble d'innovations systématiques. Ces paliers facilitent beaucoup l'explication.

Si, pour expliquer les faits français, italiens, espagnols, portugais, roumains, les romanistes devaient remonter à l'indo‑européen commun et ne possédaient pas le palier «roman commun», l'explication des faits resterait singulièrement incomplète, impossible le plus souvent.

Quand on ne dispose pas de pareils paliers, on rencontre de graves difficultés. C'est ce qui arrive aux romanistes quand ils sont en présence de parlers locaux gallo-roman s ou italiens. Il n'y a pas eu de «gallo- roman commun», d' «italien commun». On est donc réduit à comparer chaque parler gallo-roman ou italien au roman commun, sans intermédiaire. Ce n'est pas à dire que les parlers de la France du Nord, par exemple, n'aient pas entre eux beaucoup de traits communs dont les plus caractéristiques se retrouvent dans le français littéraire fondé sur le parier de Paris. Mais, depuis l'époque de séparation des parlers romans, chacun a son histoire propre. Les romanistes qui s'occupent des parlers gallo- romans et des parlers italiens se trouvent ainsi obligés soit à refaire pour chaque parler l'histoire entière du type auquel appartient le parler étudié, soit à em-
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ployer des simplifications qui sont dans une certaine mesure arbitraires. Pour sortir de cette difficulté, il a été fait divers essais, notamment celui de M. Oscar Bloch sur les parlers d'une région des Vosges (celle de Remiremont). Quelque ingéniosité qu'on déploie pour éluder la difficulté, il n'est pas possible de s'en débarrasser tout à fait.

Quand on dispose de langues communes intermédiaires, l'explication des faits est beaucoup facilitée. Mais il n'est pas toujours possible d'en tirer complètement parti. Ainsi entre l'indo‑ européen et le latin, on sait qu'il y a eu deux périodes d'unité : une période italo‑celtique et une période italique (F «italique» ayant fourni le latin et l'osco‑ombrien). Mais la période de communauté italo-celtique rend peu de services, parce qu'elle a été de trop courte durée pour entraîner des innovations nombreuses et profondes. Et la période de communauté italique n'en rend guère plus parce que l'osco‑ombrien est connu de manière toute fragmentaire.

Pour chaque langue, le problème de la restitution de la «langue commune» initiale se pose d'une manière particulière. Il faut, en chaque cas, tirer parti des situations particulières qui se présentent.

«Langue commune» suppose civilisation commune. Car il n'y a en fait langue commune que là où un parler s'étend sur des domaines où il ne s'employait pas antérieurement. Il peut arriver que cette langue commune apportée par des conquérants ou des colons ne soit jamais acceptée par l'ancienne population indigène et que celle-ci émigre ou disparaisse : tel est en gros le cas de l'anglais dans l'Amérique du Nord. Il peut arriver aussi que
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les hommes qui apportent la langue nouvelle se croisent avec les indigènes et que, malgré le nombre minime des envahisseurs, les indigènes acceptent la langue nouvelle: tel est le cas de l'espagnol ou du portugais dans certaines parties de l'Amérique centrale et méridionale. Dans tous les cas, une langue ne s'étend que si elle est l'organe d'une civilisation douée de prestige. Et il arrive même que l'extension de la langue soit due tout entière au prestige d'une civilisation: la koinè ionienne‑attique a remplacé tous les autres parlers grecs, parce qu'elle était l'organe de la civilisation hellénique par excellence.

Si le latin a été accepté dans toute la partie occidentale de l'Empire romain, c'est qu'il portait avec lui une civilisation supérieure à celle des peuples soumis par Rome. Dans la partie orientale de l'Empire, où le grec servait à une civilisation plus ancienne et, au point de vue intellectuel au moins, supérieure, le latin n'a pas gagné. En Gaule, l'aristocratie s'est mise à étudier le, latin dès après la conquête, et dès les débuts de l'époque impériale, elle était de culture toute latine. Le gaulois n'a pas disparu pour cela ; le peuple en a longtemps encore gardé l'usage. Les artisans de la fabrique gauloise de poterie récemment explorée dans le Sud de la France se servaient encore du gaulois ; la grammaire qu'ils employaient était gauloise ; les noms de nombre étaient gaulois; mais tout ce qui était de civilisation n'était déjà plus gaulois : les noms propres d'hommes ne sont pas gaulois; les noms de vases fabriqués ne le sont pas non plus (voir à ce sujet les remarques de M. J. Vendryes, Bulletin de la Société de linguistique, XXV, p. 39 M suiv.). C'est le prestige d'une civilisation supérieure qui amène une population à changer de langue.