[165]
M. Vendryès constate
[1] que la théorie japhétique «pose une grave question de méthode. Elle contredit les principes mêmes sur lesquels repose jusqu’ici la grammaire comparée des langues indoeuropéennes. Elle mêle (sic) l’ethnographie à la linguistique en soutenant que le mélange des langues est une conséquence fatale du croisement des races». C’est très bien dit, si l’on condescend à éliminer deux termes : «mêler» et «fatale». Quand il s’agit des phénomènes ethnologiques intimement unis, de la vie sociale d’une tribu et son langage, de leur origine inséparable, nous ne pouvons dire qu’on confonde deux objets disparates, si l’on est amené par des faits linguistiques à l’explication des rapports organiques entre l’état social et la structure du langage. De même le croisement des tribus et celui de leurs langues n’est que la condition nécessaire de la vie sociale humaine, exigence inévitable de sa genèse et de son perfectionnement, à l’aube de l’histoire; c’est le gage unique du développement de la langue, jamais la conséquence d’une fatalité mystique. C’est une question à part que l’éminent professeur d’une Sorbonne ne réussisse pas à se persuader de la justesse de la doctrine nouvelle. Nous voudrions émettre une modeste prétention: celle de vouloir bien comprendre et de savoir matériellement de quoi il s’agit avant de se ranger au nombre des persuadés. Mais M. Vendryès s’empresse de faire des
[166]
remarques de fond à une doctrine mal connue : la théorie japhétique. Il croit «qu’une critique peut lui (à la théorie japhétique) être adressée: c’est qu’elle s’appuie avant tout sur le vocabulaire. Les faits de vocabulaire, toujours «singuliers» et «particuliers» s’accordent aisément avec une théorie qui fait une si large place aux contingences. La morphologie a des cadres rigides qui ne se laissent pas traiter aussi librement. Aussi beaucoup de linguistes sont-ils convaincus que seuls les faits de morphologie sont valables comme bases de comparaison. Ces mêmes linguistes estimeront qu’en se tenant au vocabulaire, M. Marr accuse le point faible de sa méthode». M. Vendryès est-il du nombre de ces linguistes? Les conclusions ne laissent aucun doute, quoique le passage cité soit énigmatique sur ce sujet. Eh bien, ce passage ne contient non plus rien à redire, tout peut y garder sa place sauf le nom de N. Marr: il n’a rien à voir avec la théorie qui ne se base pas sur la morphologie. Or, la morphologie qui lui sert de point d’appui embrasse non seulement les catégories dites grammaticales, mais aussi «le vocabulaire». Nous, japhétisants, nous n’envisageons pas les faits de vocabulaire comme des phénomènes «singuliers» et «particuliers», ils sont des produits de la vie sociale, je dirais même qu’ils sont eux-mêmes des faits sociaux, déterminés par les lois qui y agissent, lois sociales plus compliquées que ne se l’imaginent les maîtres de la linguistique indoeuropéenne, lois rigides sans doute, mais proportionnées, par nécessité à tous les replis de la vie sociale, à tous ses dièses et bémols, par conséquent rigides et en même temps relatives. Et ces lois de la sémantique touchent au plus vif l’essence de la morphologie, parce qu’il ne serait pas suffisant de dire que dans la morphologie l’état de l’organisation sociale se reflète, l’état même de la formation de cette organisation et de ses idées sociales s’y dépose. Oui, «la morphologie a des cadres rigides qui ne se laissent pas traiter aussi librement» et ajouterai-je, aussi simplement, que ne le font les amateurs d’étymologies accidentelles, mais cette thèse conserve sa raison d’être (nous sommes obligés de le répéter) par rapport non seulement à
[167]
la grammaire, mais aussi au dictionnaire, aux significations des mots, à leurs valeurs. Il existe une grammaire de la sémantique /
1 avec sa morphologie. Pour M. Vendryès le mot basque «udagara» est un fait particulier de vocabulaire, pour le japhétisant—jamais. Avant tout c’est un fait morphologique. Et plus encore. La morphologie spéciale, science consacrée à élucider la flexion, la formation des catégories grammaticales et la dérivation des mots, a son histoire. Et elle nous montre qu’au point de vue diachronique la morphologie porte en soi-même, elle-aussi, les éléments de contingence, elle n’est guère stable. La linguistique japhétique insiste sur ce point-ci, elle a déjà dévoilé par des faits irrécusables l’impossibilité de la stabilité des types. La morphologie grammaticale est également éphémère et quand «beaucoup de linguistes sont convaincus que seuls les faits de morphologie sont valables comme base de comparaison», ils n’apprécient guère l’efficacité du proverbe français: «comparaison n’est pas raison». La méthode comparative ne fait que constater des faits qu’on croit voir, elle ne parle et ne parlera jamais ni de l’origine réelle de ces faits, ni du processus de leur formation et surtout de leur transformation. C’est la paléontologie du langage qui nous vient au secours pour affermir la méthode comparative sur base réelle. Et la linguistique japhétique se fonde justement sur la morphologie consolidée par les recherches paléontologiques d’un caractère exceptionnel. Comment donc? Est-ce que les indoeuropéisants n’exercent pas le même métier de paléontologie du langage? Pourquoi donnerait-on la préférence à la paléontologie japhétique? Tout simplement parce que cette paléontologie dispose des matériaux exceptionnels, vrais fossiles du langage humain. Les' langues japhétiques permettent en plus d’avoir une perspective diachronique des couches postérieures des formations nouvelles, superposées les unes aux autres, ce qui manque même aux langues des races dites inférieures. Or, en Occident ces langues japhétiques justement sont les plus ignorées, même dans la science. Dans la science aussi on a besoin d’être non seulement savant, mais encore juste,
[168]
du moins envers les matériaux. Je n’ai aucune raison de contester qu’il existe des linguistes, une grande école de linguistes, qui s’exposent eux mêmes au danger d’encourir une réprimande à cause de la négligence pour les lois rigides de la morphologie. C’est un fait qu’on ne peut nier, mais le japhétisant est le dernier auquel ou ait le droit d’adresser pareille réprimande. M. Vendryès va encore plus loin. Mais ici je suis obligé de citer le passage presque au complet (p. 292—293): Pour mettre à nu «le point faible» de notre méthode (v. ci-dessus), M. Vendryès reprend le cas, quand il écrit: «du basque «udagara» 'loutre’ (m. à. m. d’eau chien’='chien d’eau’), il [N. Marr] se livre à une série de rapprochements qui n’imposent pas la conviction. Il paraît [?!] que le nom basque de la loutre aurait la même étymologie que le géorgien «m-?av-?a?l-
ı» (m. à m. 'd’eau chien’), et qu’un composé semblable existe en arménien moderne sous la forme «ḓrı-шun» au lieu de la forme ancienne «ш
ǝn-ḓrı» («шǝn-druk» dans le dialecte de Zeythoun)
[2]. Faut-il ajouter qu’en celtique aussi le nom de la 'loutre’ est composé des deux mots pour 'chien’ et pour 'eau’: irl. «dobor-chú» (i. «cú uisci» dans le Sanas Cormaic, n° 424 éd. K. Meyer), gall. mod. «dwfri-gi», corn. «doferghi» (gl. lutrius dans le Vocabulaire)? Peut-on conclure de cette dénomination commune à une communauté primitive de toutes les langues? ou même à une action des unes sur les autres? Il s’agit là d’un terme demi-savant qui peut se transmettre de pays à pays, être traduit et imité sans qu’il y ait contact intime entre les langues. Mais ce n’est qu’un exemple isolé ! ». M. Vendryès a raison d’ajouter ses observations basées sur la connaissance du celtique. Le celtique entre, lui aussi, dans le cercle des langues qui se rapprochent de la souche japhétique. La morphologie celtique aurait à gagner, surtout pour le verbe, si les celtisants prenaient en considération l’histoire de la conjugaison dite relative dans les langues japhétiques. Nous avons aussi d’autres faits nullement isolés qui nous stimulent d’attirer
[169]
l’attention sur des survivances japhétiques dans le celtique. Nous la trouvons même au milieu des mots celtiques lesquels signifient 'chien’, 'eau’ etc. Mais d’après la théorie japhétique il est impossible d’envisager le celtique tel qu’il est comme langue primitive. D’où vient donc la pensée de nous faire dire ce qui est contraire à nos notions scientifiques concernant le celtique? Nous n’avons de propos délibéré rien relevé du celtique dans notre article sur le mot basque «udagara». Du reste l’auteur a bien voulu nous renseigner sur ce qu’il veut dire, en posant deux questions: «Peut-on conclure de cette dénomination commune à une communauté primitive de toutes ces langues? ou même à une action des unes sur les autres?». Si c’est à nous que ces questions sont adressées, notre réponse est courte et chaque japhétisant, même novice, ne fera que la répéter, c.-à-d. «point du tout!» Et vraiment, tant qu’il ne s’agit que de la communauté de type, le fait ne nous suggère que l’état primitif de la pensée, communauté du degré de développement, et non l’identité de races, ni celle de langues ou leur parenté. En général la théorie japhétique nie la parenté matérielle primordiale. La parenté que nous constatons n’est qu’un fait social postérieur, et pour constater cette parenté-ci il est nécessaire de montrer l’identité ou la parenté de complexes phoniques par lesquels se réalise le phénomène typique, la correspondance phonétique et morphologique des mots mêmes; c’est ce qui a été fait pour le mot basque «udagara», pour chaque partie de ce composé, pour «dagar-» 'chien’ (m. ?o?or etc.) de même que pour «u» ← «hur» 'eau’ -- «шur» ↗ «ḓur || dal» (trilitt. géorgien «ṫkal» etc.). Ces formules sont des produits de la grammaire comparative, elles sont corroborées par une série de faits qui ne laissent éprouver aucun isolement. Isolés dans l’entourage étranger, plutôt transformés, les faits basques sortent de cet isolement, rentrant dans le cercle de faits apparentés matériellement, non seulement au point de vue typique. Il est vrai que nous avons traité le cas du mot basque isolément, parce que le mot basque 'loutre’ nous intéressait, mais il y a des centaines de «contingences» de même
[170]
ordre qui excluent ce caractère d’isolement qu’on lui trouve naturellement quand on ne tient pas compte de l’ensemble de nos écrits. Il ne s’agit ici non plus de relations historiques des langues, «d’une action des unes sur les autres». Les rapports préhistoriques des langues sont plus compliqués qu’on ne se le figure dans le camp tranquille des indoeuropéisants. On y continue de se considérer bien portant. Mais la science de «glottogonie» n’en souffre pas moins de la maladie clandestine de ses meilleurs serviteurs, survivance du feu romantisme. Il y a quelques semaines j’ai eu l’occasion d’entendre à la séance de la section ethnologique de l’Association des Orientalistes à Moscou un rapport bien élaboré d’une savante, R. J. Chor (Шор), sur la crise de la linguistique indoeuropéenne. Avec une délicatesse et un sentiment d’équité propres à une jeune femme, R. J. Chor a voulu venir sans parti pris au secours de la théorie nouvelle ; elle a montré que si quelques idées fondamentales de cette théorie, surtout les considérations sur l’origine sociale du langage, datent du 18-e siècle cela ne signifiait point qu’elles fussent surannées. Les spécialistes connus de la linguistique indoeuropéenne, esprits forts, reviennent de nos jours aux mêmes idées depuis le commencement du 20-e siècle. On pourrait en conclure que la théorie japhétique prolonge cette ligne d’investigation, qu’elle ne fait qu’approfondir les mêmes idées, comme si nous dépendions de ces précurseurs. Et je ne pouvais ne pas remarquer que telle compréhension de nos thèses présenterait le revers de ce qui a lieu, qu’elles ne dérivent point de la philosophie de nos prédécesseurs, mais des faits nouveaux qui n’étaient guère étudiés auparavant. Je ne nie pas qu’il n’y ait une succession d’idées du 18-e siècle jusqu’à nos jours, et nous partageons la communauté de ces idées, sans nous en apercevoir, mais ces idées-ci ne dépendent guère de notre philosophie, mais de la vie sociale. Au 18-e siècle on se préparait à la révolution et on comprenait bien l’importance du côté social même dans la question de l’origine du langage; au 19-e siècle la formation de la science du langage coïncide d’un côté avec le développement
[171]
des sciences naturelles, d’où vient la théorie psycho-physique de l’origine du langage, d’un autre côté avec le romantisme qui caractérise la réaction sociale, les classes dominantes et les mouvements nationaux de la même époque. Cependant le romantisme s’est évaporé peu à peu de toutes les branches de la science, même de l’art et de la littérature, c’est une idéologie morte, mais elle est restée presque intacte chez les linguistes de l’école indo-européenne. Il suffit de rappeler la base fondamentale de leur système comparatif, l’existence d’une langue pré-indoeuropéenne d’où dériveraient normalement tout les membres légitimes de la famille dite indoeuropéenne, langues et dialectes. L’action néfaste de cette théorie touche de près toute espèce d’études linguistiques, elle embrouille non seulement' les questions génésiques, mais les recherches dites dialectales: on aborde les études des dialectes avec l’idée préconçue, il vaudrait mieux dire avec l’idée fixe, d’envisager chaque différence dans les parlers d’un pays comme le changement ultérieur d’un type censé primordial, sa déviation. On relègue dans cette impasse les études non seulement sur les dialectes iraniens lointains de l’Asie Centrale, mais aussi celle des langues modernes de l’Europe civilisée; même la langue française avec ses parlers est estimée porteuse du legs sacré de l’indoeuropéisme chaste. On ne veut prêter attention aux langues préhistoriques de la France, du moins au degré où on le fait, à doses homéopathiques du reste, dans le monde Egéen envers le préhellénique. La question de premier ordre, celle des langues non- indoeuropéennes de la Gaule ne donne pas beaucoup de soucis même aux celtisants. M. Georges Dottin se contente des lignes suivantes: «Nous ignorons presque complètement, faute de connaître les langues des peuples qui occupaient l’Europe antérieurement à l’arrivée des Indo-Européens, les rapports linguistiques des Celtes avec les peuples qui ne parlaient pas les langues indo-européennes».
[3] Et c’est tout. Passant de côté les faits d’infiltration basque (c’est à dire japhétique) dans le celtique qu’on consi-
[172]
dérait comme de simples emprunts, il se hâte de revenir aux matériaux plus familiers: «pour les peuples indo-européens», dit-il, «la détermination de ces rapports est réalisable, bien qu’elle présente de graves difficultés»
1. Capable de s’intéresser aux cas de ressemblance, cette doctrine est naturellement indifférente aux phénomènes nombreux qui ne rentrent pas dans le cadre artificiel de parenté présumée, elle est incapable de les comprendre sans les estropier pour les ajuster au système préconçu. Cela nous rappelle le sort du droit coutumier qu’on s’efforçait jadis de subjuguer aux conceptions juridiques générales. Et cette théorie abstraite, émanée dans son ensemble des idées générales plutôt que de la plénitude des faits s’arroge des pouvoirs législatifs même en dehors du monde indoeuropéen dont elle n’a su du reste éclaircir, malgré le travail énorme de tout un siècle, que les sommités, langues classiques ou littéraires, espèces les moins fructifiantes dans l’élucidation de la vie naturelle du langage.
Or, avant de devenir littéraires, ces langues classiques indoeuropéennes, véhicules de la poésie dite populaire, à l’aube de la formation des unités ethniques nouvelles, se caractérisent par l’extension démesurée survenant grâce à l’organisation militaire ou commerciale des classes dominantes. On entrevoit déjà que ce sont des données économiques sur lesquelles se base l’organisation nommée, ce sont elles qui produisent la concentration des masses ethniques, groupements nouveaux de la population des grands rayons territoriaux. L’épopée unique, legs des Japhétides, leur poésie consacrée à des héros cosmiques, anime chaque groupement, elle est favorisée par la classe dominante en Europe et en Asie, en Grèce, en Gaule, dans les pays Iraniens, en Arménie, à l’Est slave, au Nord germanique, partout les mêmes sujets épiques, comme la langue de la nouvelle formation était unique à ses premiers pas. On se différencie par son parler en absorbant les langues multiples des pays, langues non hétérogènes, mais de nature préhistorique, langues japhétiques. Il s’ensuit, et c’est un fait
[173] indubitable pour le japhétisant, une série de croisements nouveaux indépendants pour chaque grand rayon territorial. Ce qui constitue le bien vraiment commun des langues indoeuropéennes différenciées de la sorte, vient de la langue qui a la première réussi à devenir l’instrument de la propagande de la classe dominante. Aussi, selon toutes les apparences, le nucléus des langues indo-européennes est une création d’une classe spéciale, non d’une race à part.
Mais je reviens au rapport de R. J. Chor. A la séance en question, j’exprimai l’opinion qu’il ne s’agit pas d’une crise de la science de la linguistique indoeuropéenne, mais de la position difficile que se créent les savants de cette école dominante. Par ex. M. Hrozny détermine bien en grandes lignes une langue dite hétéenne et il s’empresse d’y reconnaître une langue indoeuropéenne. En tant qu’il y retrouve des marques de parenté avec les langues indoeuropéennes, même tant qu’il est enclin d’y voir quelques traits du pré-indoeuropéen réel, il a raison, parce que les langues indoeuropéennes sont dérivées des langues japhétiques, et le reste se comprend, mais il croit avoir découvert une langue aux rapports tous spéciaux de parenté indoeuropéenne. Il n’approfondit guère le fond des choses en identifiant, par ex., le het. «ıшq̇-aш» 'seigneur’ et le mot grec ισχυς 'force’, il ne soupçonne point que tous les deux dérivent du mot japhétique signifiant 'main’. Mais laissons de côté ces subtilités paléontologiques. M. Hrozny ne s’intéresse même pas au fait que le thème pur du mot hetéen «ıшq̇-aш» 'seigneur’ se retrouve dans le terme «ıшq̇-an» 'prince’, mot très bien connu de la langue arménienne, où le même thème «ıшq̇-» à la valeur primitive 'main’ sert à former aussi le verbe «ıшq˙-el» 'pouvoir’ (cf. arm. «kar-an» 'prince’, arm. kar-ey 'il peut’, arm. «kar» 'force’, de la valeur primitive 'main’). Est-ce que c’est le tort de l’école indoeuropéenne que M. Hrozny n’utilise pas ces faits? ou est-ce le tort du fait qu’il lui manque la connaissance de tout ce monde si proche de l’objet de ses études?
[174]
Je comprends bien que pour les linguistes émérites, hommes âgés d’ordinaire, il soit difficile de changer les lignes fondamentales de leur activité scientifique, de commencer par l’apprentissage. Le commissaire de l’Instruction publique, camarade Lounatcharskv a bien signalé au congrès général de la Fédération des Travailleurs de l’Instruction de notre Union, la facilité avec laquelle un paysan d’une contrée moins civilisée, comme la Russie, comprend les idées soviétiques les plus progressistes et la difficulté insurmontable qu’a à les comprendre M. Poincaré, esprit bien éclairé du pays le plus civilisé. Nous voyons la même chose dans notre domaine scientifique. Le tchouvache Théodore Timoféeff, maître de 1a. langue tchouvache à Oulianovsk (Simbirsk), n’a eu aucune difficulté à saisir les idées générales de la théorie japhétique, il a même écrit en tchouvache un article sur ce sujet[4]. Certes cet article est bien saturé de bévues et d’inexactitudes, méprises graves, mais l’intérêt scientifique pour les études déterminées est éveillé et le travail fera le reste. Or, je ne veux aucunement être injuste envers les esprits cultivés par la haute science; le prof. Presniakoff par ex. a consacré dans un journal polonais quelques pages d’appréciation, exagérée peut-être, de la théorie japhétique au profit de l’histoire et de l’archéologie[5]. Or le prof. Presniakoff est un historien éminent de l’école nouvelle. Quant aux maîtres de l’école dominante de linguistes, naturellement ils ont de la peine à bien comprendre les assertions qui contrarient leurs idées familières. Mais laissons pour le moment les personnages; il s’agit de la science. Qu’est-ce qu’elle gagne cette science, quand à une grave question mise sur le tapis grâce à l’étude spéciale des faits nouveaux on répond d’ordinaire par une remarque évasive comme la suivante, car M. Vendryès n’est pas le premier à l’exprimer lui du reste, dans des termes de tolérance très doux: «Un exposé d’ensemble de la méthode et des principes de la
[175]
théorie japhétique manque encore et tant qu'on ne l’aura pas, dans ^ une langue occidentale, s’il est possible, il sera malaisé d’en voir la portée». M. Vendryès a tort quand il écrit que je me plains d’être méconnu dans l’ouest de l’Europe. Nous ne nous plaignons pas, nous constatons l’état des choses. Nous n’avons aucune intention de prendre des mesures plus efficaces que nous ne faisons pour persuader de la justesse de nos thèses ceux qui n’en ont pas besoin. Mais si pour les désireux sincères de comprendre nos idées il est eu effet difficile de voir la portée de la doctrine nouvelle, élucidée dans maints travaux spéciaux, il ne nous reste rien à faire que de leur conseiller de suivre nos cours généraux à l’Université de Leningrad. M. Vendryès se méprend doublement en affirmant- que «cette théorie (la théorie japhétique) est née dans le Caucase, dont N. Marr connaît les langues mieux que nul homme au- monde»: 1° Je n’ai aucune prétention de connaître mieux que tout le monde les langues caucasiques, de plus je trouve chaque jour des faits nouveaux pour me convaincre que je ne connaissais pas, et probablement ne connais pas à fond même le géorgien, et je dois dire un adieu cordial à ma science d’hier, tant elle se révèle déjà surannée grâce au développement de diverses parties de la théorie japhétique; 2° cette théorie est née à Pétersbourg, elle s’est développée à Petrograd et reçoit sa formation actuelle et plus précise à Leningrad, et non dans le Caucase. Au contraire, à Tiflis plus qu’ailleurs elle rencontre de l’opposition dans les cercles les plus éclairés, même chez mes élèves, qui en proie au romantisme national renient aujourd’hui dans leur milieu natal le peu d'idées scientifiques qu’ils avaient bien professées à Pétersbourg-Petrograd. Je les comprends bien parce que cette théorie menace les idées fondamentales du nationalisme moyenâgeux des classes dominantes, elle détruit son romantisme, de même ! qu’elle détruit le fonds romantique de la théorie indoeuropéenne.
A Tiflis nous voyons un érudit consciencieux, Melikseth-Beg, savourer nos étymologies, mais il les trouve «douteuses» ou «pro-
[176]
blématiques»[6]. Je ne peux qu’envier mon collègue qui partage la croyance ferme, propre aux savants de toutes les capitales du monde, par conséquent à ceux de la capitale de la Géorgie, que la science n’est qu’une affaire de vérités absolues et définitives et que cette science se trouve justement en leur possession. Or, à part cette candeur de mon jeune collègue je trouve tout naturel qu’il reconnaisse comme problématique et même douteuse la dernière série de mes étymologies paléontologiques : à Tiflis on n’a à sa portée, pas plus qu’à Paris, aucun des éléments fondamentaux nouvellement acquis de la théorie japhétique. Mais s’il est difficile de nous suivre de loin, il n’est pas moins difficile pour nous mêmes de digérer d’un coup toutes les idées nouvelles de la théorie japhétique, qui se suivent sans relâche, créées par l’observation de faits nouveaux. L’idée de la différence primordiale des races indoeuropéenne et japhétique, doctrine dont nous étions inspirés pendant notre mission scientifique chez les Japhétides occidentaux, les Basques[7], devait nécessairement céder la place au fait que les langues indoeuropéennes proviennent des langues japhétiques, les premières représentant une transformation des dernières. Et voici que toute la race dite altaïque, même ouralo-altaïque nous tombe sur les bras. Les Tchouvaches élargissant le cercle des peuples japhétiques, nous nous rapprochons du groupe turc: les langues turques représentent une branche agglutinante séparée de la souche japhétique aux époques de son état pur agglutinant. Nous n’avons toujours que deux états de développement du langage humain, l’un préhistorique d’une durée infiniment grande, l’autre historique dont la durée limitée se mesure de quelques milliers d’années.. Les langues turques et ougro-finnoises, ensuite sémitiques et enfin indoeuropéennes ne représentent que des groupes d’époques histo-
[177]
riques. Seuls les Japhétides, ces survivants rares de la population primordiale de l’Afreurasie nous laissent voir l’état préhistorique du langage humain dans leurs langues «rélictaires», pleines de fossiles, que nous n’avons défrichées que superficiellement et partiellement. Mais à Berlin et à Leipzig et dans mon pays natal on corrobore bien le même avertissement; on nous avertit[8] que le temps n’est pas arrivé pour moissonner le blé d’un champ où le sol est si abondamment ensemencée par le géorgien. Arrière, les japhétisants! Trêve de recherches japhétiques, trêve de paléontologie! Hélas, c’est trop tard. La boîte de Pandore s’est ouverte, les idées de la théorie japhétique sont émises, il n’y a pas moyen de s’y soustraire, même si au lieu de recherches nouvelles je m’imposais le silence recommandé, ou la corvée d’écrire des lettres édifiantes pour des écoliers récalcitrants et des articles à la portée générale des idées, formulées définitivement, pour ceux qui étanchent leur soif scientifique aux abreuvoirs encyclopédiques.
N. Marr.
Le 15 mars 1925.
Leningrad.
[1] Revue celtique, vol. XLI, n° 1—2. Paris, 1924, p. 392.
[2] Les mots arméniens et géorgiens sont reproduits dans la Revue Celtique avec des défauts; je les donne dans la transcription japhétique.
[3] La langue gauloise, grammaire, textes et glossaire. Paris. 1920, p. 127.
[4] Sundal («Сунтал» сойсан литтература, политтёк, тата наукка шуряале, 1 (7)-мёщ № йанвар уйахе 1925, Шупашкар, рр. 19—24).
[5] A. Presniakoff—Z najnowszej historjografji rosyjskiej. Lwow. 1924.
[6] Saıstorıo moambe, ṫıgnı II = Bulletin Historique. Livre II. Tiflis, 1924, p. 264: «sqvaϑa шorıs, saшteresoa, ϑumϑ̇a saeṭvo, aqsna somq. zmnıs «a-rar-ı (←*a-ras-ı) e. i.‘vqen’ », p. 265: «ara nakleb saınteresoa, ϑumϑ̇a problematıurı, erϑı ganmarteba, romelsaϑ̇ ıdleva avtorı. someqi [someqϑa? soшqıs?J eris saqeltodebis- «hay» — «hayk» — ıs шesaqeb, romelıϑ̇ «bask»-ıs gadasaqebaa».
[7] V. ci-dessus. Из поездки к европейским яфетидам.
[8] C’est du reste la voix d’un de ces Géorgiens qu'anime la conviction que les Géorgiens sont par droit de naissance les premiers privilégiés du monde pour porter jugement sur la question.