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I/ De Bucarest à Galatz
Dans la chaleur lourde d’un jour d’orage, le train roule lentement vers Galatz. A chaque station la locomotive poussive s’arrête longtemps pour faire de l’eau et rattraper la pression que !e foyer, chauffé au hors, ne réussit pas à maintenir. La longue file de wagons secoue les grappes humaines qui s'y accrochent, débordant des compartiments bondés sur les marchepieds, les escaliers, sur les toits même. Des paysans, campés là-haut avec leurs sacs de grosse toile, mangent et réclament de l’eau au camarade qui s’est empressé vers la fontaine. Des bourgeois, passant la tête et les bras par la portière, faute de pouvoir se dégager de la cohue tassée dans les couloirs, échangent contre quelques billets de papier crasseux les cerises offertes par les paysannes au tablier brodé de rouge et noir.
Sur toutes les lignes c’est le même spectacle. Il n’y a qu'un train par jour. Les locomotives ont été raflées par les Allemands. Pour toute la Roumanie il en est resté soixante! La circulation sur les routes, très active autrefois, est aussi difficile. Plus de chevaux pour traîner la carutza du paysan, ou la voiture du bourgeois. A Bucarest même, j’ai noté la disparition des superbes équipages, qui, pour une pièce blanche.
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s’offraient à vous conduire grand train jusqu’à la Chaussée Kisselef. Le retour à la vie normale, partout retardé, est ici rendu particulièrement difficile par le manque à peu prés complet de moyens de communication.
Cette plaine de Valachie, où j’ai vu jadis les moissons onduler à perte de vue, montre de vastes étendues en friche où les chardons poussent dru. Le bétail, les instruments aratoires, les semences même parfois ont fait défaut. Pour comble de malchance, le printemps pluvieux et froid compromet le maïs ; en bien des endroits on a dû recommencer les semailles, et c’est un spectacle nouveau que de voir, en cette saison, au lieu des panaches déjà formés, de maigres pousses vertes sortant de terre. Les avoines et les blés sont en meilleure condition et on espère une bonne récolte ; mais les surfaces ensemencées ne représentent que 60 p. 100 de celles d’avant- guerre.
Voici bientôt dix heures que nous avons quitté Bucarest, Passé Buzeu, les Carpathes s’éloignent et la silhouette des hauteurs de la Dobroudja septentrionale, se profilant sur un ciel d’orage aux tons cuivrés, surgit de la plaine, comme un îlot escarpé dans la mer. De lourdes nuées s’avancent du Sud, laissant traîner une écharpe de pluies où s’ébauche un arc-en-ciel. Galatz n’est plus loin, mais il faut, pour l’atteindre, traverser l’immense plaine du Siret, inondée, remonter une vallée affluente où s’étale, même en été, un lac allongé, couper en tranchée et en tunnel la croupe limoneuse où le Siret taille, près de son confluent avec le Danube, cette falaise jaune qui attire de loin le regard. Notre train épuisé s'arrête enfin sur le quai de Galatz.
La ville elle-même n’a pas changé. Je retrouve la grande rue, allongeant ses bâtiments publics, ses maisons modernes à plusieurs étages, ses magasins et ses belles villas, au bord de la terrasse qui domine le Danube ; le jardin public, soigneusement entretenu par un jardinier suisse, d’où la vue s’étend sur l’immense nappe du lac Brates et la vallée marécageuse du Prut; la ville basse avec ses rues tortueuses, sales et pittoresques, ses vieilles églises et son bazar. Mais la population de ce port danubien, toujours plus ou moins cosmopolite, n’a jamais été aussi mêlée, ni aussi animée. Dans les rues on
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croise tous les uniformes, on entend toutes les langues. La ville est pleine de soldats et d’officiers allant ou revenant du front. Les Grecs et les Italiens se retirent du Dniester, les Français commencent à suivre le mouvement. Mais il y a encore des contingents alliés en Dobroudja, des marins anglais et américains sur le Danube. Des Russes arrivent à chaque vapeur, déserteurs ou émissaires bolcheviks ; le commandant de la place est fort en peine pour s’en débarrasser.
En somme, on se sent ici encore assez loin de la paix. Les traces de la guerre ne manquent pas d’ailleurs : on montre un hôpital bombardé, la maison de la Commission européenne du Danube démolie... Galatz a été pendant de longs mois sous le canon.
La vie commerciale reprend cependant. C’est par le Danube que commencent à entrer en Roumanie les marchandises que les chemins de fer n’arrivent pas à apporter. On voit débarquer de bateaux italiens ou espagnols des draps, du linge, des vêtements confectionnés. D’où viennent en réalité ces effets? Ni l'Italie ni à plus forte raison l’Espagne n’en importaient ici avant la guerre. Il est fort probable qu’il s’agit de produits de l’industrie allemande, venus par une voie détournée. On voudrait des produits français, mais on ne peut attendre.
II/ La vallée du Prut
La soirée a passé à faire des plans pour ma tournée en Bessarabie. Il pleut, depuis un mois, presque chaque jour et les routes de là-bas sont, me dit-on, impraticables par la pluie. Les chemins de fer sont plus désorganisés encore qu’en Roumanie. On met quarante-huit heures pour atteindre Kichinev.
Mon premier objectif est la région de Bolgrad, où sont la plupart des colonies bulgares, établies au début du XIXe siècle après l’annexion de la Bessarabie à la Russie, dans les steppes désertées par les hordes de Tatars qui les parcouraient depuis
502 des siècles. Le train peut m’y conduire, par Reni. Mais comment résister à la tentation de voir la vallée du Prut avec une auto puissante, capable de se jouer des mauvais chemins?
Nous voici sur la route, filant â bonne allure, par un temps agréable, clair et frais. La boue gicle sous les roues, mais la machine avance sans patiner. Mon compagnon triomphe. Mais nous sommes encore en Roumanie, sur une chaussée empierrée ; il faudra déchanter quand nous roulerons sur les routes de Bessarabie, c’est-à-dire sur la terre foulée.
Galatz s’éloigne rapidement. La ville se ramasse; la silhouette des monuments sortant des arbres se détache entre deux vastes nappes d’eau : celle du lac Brates étalée à nos pieds, et celle du Danube avec sa plaine marécageuse, inondée jusqu'au pied des monts de la Dobroudja. Si raides sont les pentes de ces pitons granitiques qu’on dirait des montagnes noyées. Tout ce paysage étrange évoque un monde primitif où la terre commence à peine à se dégager des étendues liquides.
Nous montons toujours, dominant la plaine marécageuse qui prolonge au Nord le lac Brates et où l’on devine les méandres du Prut à la couleur jaunâtre de ses eaux limoneuses. Entre le plateau moldave, dont nous suivons le bord oriental, et celui de Bessarabie, que nous voyons s’étaler vers l’Est, aucune différence d’aspect. Des deux côtés c’est le même glacis dénudé, sans un arbre, descendant lentement vers le Sud, la même berge abrupte sur la plaine du Prut, striée de ravinements aux parois verticales dans le lœss jaunâtre. Les villages sont, des deux côtés, au pied des pentes, souvent sur une terrasse qui domine de quelque vingt mètres les prairies marécageuses.
Passerons-nous par le gué d’Isac, ou par la route et le pont d’Oancea à Cahul? A la bifurcation, un rassemblement de carrioles et de paysans invite à demander conseil. Ces gens viennent de Bessarabie. En une minute les voilà rassemblés autour de l’auto. Russes, Bulgares, Juifs, Gagaoutzes, toutes les nationalités du sud de la Bessarabie sont représentées, sauf les Roumains. Cependant tous parlent plus ou moins bien le roumain; plusieurs avouent une nationalité outre que celle à laquelle on s’attendrait. Celui-ci, à la face large et glabre, au
503 nez plat, rappelant le type du Petit Russien, se dit Gagaoutze, Cet autre, qui se proclame Bulgare, me rappelle, par sa bonne figure à moustache grisonnante coiffée du bonnet de fourrure, autant que par son parler roumain savoureux, l’Oltean des Carpathes valaques. Ce Juif semble un Aryen authentique; ce Russe a l’air d’un Bulgare. Tous ces compagnons sont des commerçants de Comrat, gros bourg à population très mêlée où les mariages mixtes doivent être très fréquents et la notion de race assez fuyante. L’un d’eux, qui se dit Russe, n'avoue-t-il pas que son père est Moldovan et sa mère Bulgare?
La Bessarabie est venue à nous, mais nous n’y sommes pas encore. D’après ce qu’on nous dit, tous les chemins sont détestables là-bas ; le moins mauvais est de passer par Cahul. Mais de lourds nuages arrivent par la vallée du Prut. Au moment où nous passons le pont, la pluie commence. Nous sommes en Bessarabie et nous allons connaître les routes russes.
Voici d'abord la chaussée qui traverse en remblai toute la plaine marécageuse. C’est une simple levée de terre, ravinée. Creusée de trous pleins d’eau. Les roues patinent dans la boue gluante et le moteur ronfle sans résultat. Enfin, après deux heures d’efforts, nous sommes au pied de la côte. Les rafales de pluie ont cessé et nous grimpons sans trop de difficultés jusqu’à Cahul.
III / Cahul
Il est une heure et demie. Pourrons-nous arriver à Bolgrad? Tout le monde nous déclare la chose impossible. Mais comment croire qu’une bonne auto ne puisse faire 45 kilomètres en quatre à cinq heures? Nous ne connaissons pas encore les routes de Bessarabie. Le soleil penchant sur l’horizon nous voit rentrer piteusement. Le plus puissant moteur, les antidérapants les plus énergiques, y compris les chaînes, l’obstination et les
504 efforts des voyageurs pataugeant dans la boue et poussant à la roue aidés par tous les gamins du faubourg, rien ne vaut contre la colle formée par la terre jaune et la raideur des côtes, sur une route qui coupe toutes les vallées, descendant et remontant suivant la ligne des plus grandes pentes.
Il faut suivre le conseil que nous donnait l’aimable M. St..., en nous offrant généreusement l’hospitalité : se reposer et attendre. Si la pluie cesse et si le soleil se lève demain matin, la boue peut sécher suffisamment pour qu’on puisse partir vers onze heures ou midi et arriver à Bolgrad le soir. Ici on ne voyage pas quand il pleut. L’administration russe, dont on a tant vanté les bienfaits, ne s’est jamais occupée des routes. Dans les derniers temps, c’était l’affaire des Zemtvos, mais ils n’ont pas plus fait que le Gouvernement central. Pourtant ce pays payait des impôts et était renommé comme un grenier de la Russie.
Ainsi parle mon hôte, devant le thé servi à la russe, avec accompagnement d’un souper confortable.
C’est un type curieux de petit propriétaire roumain de Bessarabie. Instituteur à Cahul, où il a famille et biens, il recevait un jour l’ordre de rejoindre un poste éloigné dans le centre de la Russie. C’était la méthode employée avec les gens suspects de nationalisme. Il a donné sa démission, ne voulant pas quitter ses vignes, ses vergers dont il s’occupe avec amour et ses ruches qui sont son orgueil. Dans la petite ville, il est devenu une autorité, a fondé, avec quelques notables, le club où nous avons très bien déjeuné tantôt, et contribué à l’organisation du lycée.
Il a six enfants, dont cinq garçons. Tous n'ont entendu parler que le russe jusqu'à l’âge de douze ans. La langue est difficile à qui ne l'a pas apprise dès l'enfance, et il fallait la savoir parfaitement pour faire son chemin. Deux garçons, particulièrement bien doués, sont maintenant à Bucarest à l’École des ponts et chaussées. Dieu merci, c’est moins loin que Petrograd ou Moscou ! On peut savoir ce que deviennent les enfants, aller les voir en cas de maladie. L’aîné avait étudié là-bas. Il parle le roumain avec un accent prononcé et, avec sa blouse et sa casquette, a l'air vraiment Russe.
La soirée se prolonge. Voici le directeur du lycée. C’est un
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Roumain du royaume récemment nommé. Le lycée date d’une vingtaine d’années. Il a été fondé aux frais de la population, en majorité roumaine, mais l’enseignement du roumain en était exclu, comme partout en Bessarabie. Depuis l’union, la majorité du conseil d’administration, composé de professeurs et de parents, a décidé l’introduction du roumain ; les Russes fonctionnaires et les non Roumains se sont retirés. Les élèves eux-mêmes se sont refusés au début à suivre les classes de roumain. L’idée que, seul, le russe est langue savante et littéraire, était entrée profondément dans ces jeunes cervelles. Le roumain, langue de paysan, ne pouvait servir à rien ! Dans toute la Bessarabie on a eu les mêmes incidents. Mais le moment le plus difficile est passé. Les parents réclament l'extension de l’étude du roumain, limitée au début aux classes inférieures.
— Et la réforme agraire? — demande mon compagnon, le géologue M...
— La question est moins épineuse ici que dans le reste du pays. Il n’y a guère de grandes propriétés et presque tous les paysans ont déjà des terres. Pourtant le jeune St..., qui est arpenteur, affirme qu’on n’en aura pas fini avant deux ans. Les paysans ignorants ne peuvent pas comprendre qu’on ne mesure pas les champs en un jour, qu’on manque d’instruments et d’aides exercés.
De quoi s’agit-il donc?... On m’explique que la réforme ne se présente pas ici tout à fait comme en Roumanie. Là-bas l’expropriation commence à 100 hectares et le pourcentage augmente jusqu’à 90 p. 100 pour les très grandes propriétés, en somme qu’il ne restera pratiquement pas de domaine de plus de 500 hectares. En Bessarabie, le Sfatul Tsari a discuté pendant longtemps et a fini par repousser la proposition maximaliste expropriant à partir de 55 hectares sans indemnité ; mais on a décidé de ne laisser subsister aucun domaine de plus de 100 hectares, les vignes, vergers et forêts étant mis à part. Chaque paysan doit recevoir en moyenne 7 hectares. On a mesuré les 100 hectares restant aux propriétaires et livré le reste aux communautés rurales ; mais l’établissement des lots individuels est une œuvre de longue haleine. Le paysan voudrait être immédiatement servi. Les proprié-
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taires, d’autre part, murmurent, contestent l’exactitude des mesures, chicanent sur l’indemnité. Beaucoup regrettent le temps des Russes, II serait plus sage de songer que seule la réforme agraire a sauvé le pays du bolchevisme. La réforme... et aussi l’occupation par les troupes roumaines !...
Tels sont les propos que peut entendre un étranger dans une petite ville de Bessarabie.
Cahul, élevé au rang de préfecture depuis l’union à la Roumanie, n’a rien d’un centre urbain. Des maisons basses, des bâtiments sons caractère, mairie, lycée, cercle, entourent l’immense place carrée, cloaque de boue, où se dresse l’église orthodoxe. Les rues larges et fangeuses, changées en torrent lorsqu’elles descendent vers la vallée, sont bordées de maisons paysannes, chacune ayant son jardin. Il y a là 13 000 habitants, dont les deux tiers sont Roumains, le reste Ukrainiens, Lipovans, Juifs, sans compter quelques Grecs et Arméniens commerçants. Ce n’est qu’après être sorti de la ville et avoir grimpé la côte où nous sommes restés en panne, qu’on se rend compte de l’importance de l’agglomération. Elle s’étale sur une surface considérable, avec l’aspect d’un grand jardin, où les toits des maisons brillent au milieu des arbres. L’impression est d’autant, plus vive que tout le reste du pays est complètement nu. C’est la steppe où nous entrons en quittant Cahul vers onze heures du matin.
IV/ La Steppe de Bolgrad
Pendant plusieurs jours, nous allons rouler à travers la steppe bessarabienne. C’est un monde nouveau, même pour qui connaît le Baragan roumain. La steppe valaque est une plaine parfaite. Le seul accident du sol qui y attire le regard est la silhouette d’un tumulus. Des villages fondés récemment font parfois à l’horizon une tache de verdure. La steppe bessarabienne s'étend sur un plateau doucement et régulièrement incliné vers la mer Noire, que des vallées parallèles,
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suivant la pente vers le Sud, découpent en longues croupes au sommet plat. Aucune habitation en dehors des vallées. Quand la route suit les hauteurs, l’impression de solitude est absolue. A perte de vue, dans toutes les directions, ce sont les mêmes ondulations régulières du sol couronnées par les files de tumulus. Spectacle monotone, mais non sans grandeur. Les cultures s’étendent en bandes parallèles, suivant le modelé arrondi des versants : vert du blé ou du maïs, jaune du colza en fleurs, noir des labours frais. Un soleil éclatant rehausse la variété des tons ; de légers nuages jettent leur ombre sur les croupes lointaines; des chants d’oiseaux montent partout des sillons... On commence à comprendre le charme de la steppe.
Pendant des siècles, ce pays a été presque désert. Des Tatars y campaient avec de grands troupeaux de chevaux. Même après l’annexion à la Russie en 1812, avant la fondation des colonies allemandes, russes et bulgares, il fut un temps où toutes sortes de vagabonds circulaient dans la steppe. Actuellement encore il y a des espaces incultes où les grands chardons se dressent au milieu d’une herbe parfumée de crucifères jaunes, de sauges violettes, de résédas et de menthes. Près de Gavanosi, nous tombons sur un campement de pasteurs. Les enfants aux cheveux d’un blond pâle s’écartent sans répondre aux questions. Au loin, l’homme galope pour rassembler les chevaux. La femme qui revient de la fontaine nous apprend que nous avons affaire à des pâtres russes.
Sur le plateau, les squelettes de chevaux abandonnés au bord des chemins ne sont pas rares. A une croisée, deux superbes vautours, acharnés sur une charogne encore fraîche, s’envolaient à quelques pas de mon auto. Je vois encore les grandes ailes battre et les rapaces monter en spirales majestueuses dans la lumière vibrante, tandis que le major Z... saute sur son fusil, tire trop tard, et lance un juron sonore...
Si la steppe est plus peuplée qu’autrefois, on ne peut s’en apercevoir que dans les vallées. Celle du Jalpuch en particulier, terminée par un lac allongé à l’extrémité duquel se trouve Bolgrad, fait l’impression d’une véritable oasis. Après une journée passée dans la solitude des hauteurs, quand on voit
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s’ouvrir à ses pieds la large vallée dont le fond marécageux prolonge le miroir éclatant du lac, les maisons de Bolgrad grimper au milieu de la verdure jusqu’au faîte du coteau couronné par les coupoles des églises, et que l’œil suit, vers le Nord, une file de gros villages entourés de vergers, on s’arrête, croyant entrer vraiment dans un monde nouveau.
Bolgrad, capitale du pays bulgare, a plus l’air d’une ville que Cahul. C’est par une véritable chaussée empierrée, abordant la côte en biais et s’élevant par deux lacets, qu’on accède au plateau où se développent les rues en damier. La boue certes, n’y manque pas, mais le large boulevard que forme l’axe de la ville est bordé de trottoirs. Les maisons, toutes pareilles, blanchies à la chaux avec des volets verts, ont un air propre. Entre les deux églises dont les coupoles, couvertes de zinc, brillent au fond de la perspective de l’avenue, les boutiques se suivent. Café, confiserie, horloger, magasin de modes et de nouveauté, coiffeur, rien n’y manque. Sur le trottoir central, planté d’arbres chétifs, des silhouettes élégantes, robes blanches, voiles de couleur, passent, à côté d’officiers roumains et français.
Les uniformes français paraissent les plus nombreux. Jamais Bolgrad n’a été si animé, ni le commerce aussi prospère. Ce cafetier, ce coiffeur, qui ont placé leur boutique sous l’invocation de Paris, regretteront le jour où disparaîtront les officiers bleu horizon si généreux, avec les poilus qui ont fait la chaussée empierrée.
Le général C..., de son côté, est enchanté du pays, qu’il parcourt pour inspecter les troupes occupant encore une partie du front du Dniester et veiller à l’évacuation progressive des dépôts. Il a vu le Soudan avec les plaines du Niger, le Maroc avec la Chaouïa, et reste émerveillé devant la fertilité de ces terres noires. De ses randonnées vers Akkerman ou Bender, il revient avec une impression intense de saine et vigoureuse vie rurale. Les Bulgares et les Allemands sont des cultivateurs et des éleveurs incomparables.
Je suis, en fait, venu ici surtout pour voir ces colonies, qui datent, pour la plupart, des débuts du XIXème siècle. Elles s’échelonnent sur la route de Bender, les Bulgares dominant au Sud, les Allemands au Nord ; mais on rencontre dans la
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même région des Roumains, des Gagaoutzes, quelques Russes et même des Albanais.
A trois kilomètres de Bolgrad nous tombons sur un village (Tobaki) où la carte ethnographique de Nour indique des Bulgares et où les Gagaoutzes dominent. Des enfants courent se cacher ; des femmes regardent furtivement derrière les portes entrouvertes; un cabaretier juif répond seul d’abord à nos questions ; puis la conversation finit par s’engager autour du puits. Même accueil à Nova-Bolgaria, où les Bulgares dominent.
Tous ces villages ont le même type : large rue suivant la route, bordée de maisons basses, toutes pareilles, crépies à la chaux, avec fenêtres et volets peints en bleu ou vert, le toit, en forte pente, couvert en tuile ou en roseaux, dépassant les murs de un mètre au moins et soutenu par des poteaux formant véranda. Au bas du toit, court souvent une sorte de galerie de bois découpée en festons et le pignon simule deux poutres croisées terminées par une tête de cheval ou une figure d’oiseau stylisée. Une seconde, une troisième rue parallèle s’ajoutent à la première, suivant l’importance prise par la colonie. Souvent sur la hauteur, des files de petits moulins à vent rompent le profil monotone des croupes arrondies et nues, zébrées de ravinements jaunes.
Le plus gros village bulgare que j’aie rencontré est Kubéi. L’auto s’y arrêtait dans une foule dense. Nous tombons un jour de marché important. Ici s’étalent des cuirs et des peaux brutes, plus loin des étoffes ; puis ce sont les casseroles et ustensiles en fer-blanc. La plus grande partie de la place est occupée, bien entendu, par le marché au bétail. Les prix sont élevés, un cheval 7 à 8 000 Ici ; ce sont, il est vrai de superbes bêtes.
Mais la foule m’intéresse plus que le marché lui-même. Sous la casquette russe ou le bonnet à poil, ce qui domine c’est bien le type bulgare, avec les yeux légèrement bridés et les pommettes un peu saillantes. A côté de cela, des types roumains indiscutables. D’ailleurs presque tous les vendeurs interrogés en roumain répondent sans hésitation.
Des cris nous attirent vers un rassemblement, où une paysanne se dispute, à renfort de grands gestes, avec un
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vendeur de graines de tournesol. Soudain un petit homme fend le cercle, un sifflet entre les dents. Le vendeur, qui refusait d’accepter un billet roumain, est morigéné.
« Voilà ce qui se passe tous les jours maintenant, nous dit le petit homme, qui se présente comme le sous-préfet. Depuis la retraite des alliés d’Odessa et le commencement de l’évacuation du front du bas Dniester, on fait courir le bruit que les Russes vont arriver ; et les marchands exigent des roubles... Nous avons découvert à Comrat un comité de propagande bolchévique, qui essayait de se créer des ramifications dans tous les villages. Les élèves du lycée bulgare distribuaient des prospectus. Pourtant les paysans n’ont aucune hostilité systématique contre la Roumanie. Vous voyez qu’ils parlent presque tous roumain. Souvent d’ailleurs nous avons un village roumain et un village bulgare accolés. »
Le fait est exact. J’ai trouvé côte à côte Pelinei bulgare et Pelinei moldovan. Valea Perzi est formé de deux villages, l’un roumain et l’autre bulgare, chacun avec sa mairie et son église. Aucune différence dans la forme des maisons. Un peu plus de toits de roseaux peut-être chez les Roumains : moins de colonnes et de chevrons sculptés chez les Bulgares. Les ornements en bois ne sont pas naturels dans ce pays de steppe ; il est plus que probable que ce sont les Roumains qui sont les créateurs du type de la maison à véranda. On le retrouve partout dans la Bessarabie centrale, pays boisé et purement roumain.
Le costume n’est guère différent non plus chez les Bulgares et les Roumains. Ceux-ci ont malheureusement abandonné les vestes, chemises et tabliers brodés. Quelques vieux seulement portent encore le cojoc et la caciula. Mais ils ont gardé le naturel plus ouvert du Moldave. Dès notre entrée à Valea Perzi, nous sommes entourés par des gamins à la mine éveillée, bientôt suivis par des paysans prêts à répondre à toutes les questions. C’est en 1812 que la colonie a été fondée par des gens des districts de Hushi et Falciu en Moldavie. Les Bulgares seraient venus plus tard.
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IV/ Les colonies allemandes
Les colonies allemandes forment un groupe plus homogène que les colonies bulgares. On les rencontre tout le long du Kogalnik inférieur et de ses affluents. Impossible de les méconnaître, même sur la carte, Les noms en thal dominent ; Friedensthal, Gnadenthal, Lichtenthal, Hoffnungsthal. Des noms de villes françaises pourraient faire croire à une émigration, française : Brienne, Arcis ; il y a même un Paris. En réalité ce sont des évocations de la campagne de France, comme Leipzig, Borodino, Berezinska rappellent des victoires sur les armées napoléoniennes. La plupart de ces villages ont été fondés entre 1816 et 1828, immédiatement après l’annexion de la Bessarabie à la Russie et l’écrasement de la France. Plusieurs ont pris la place de campements tatars récemment abandonnés comme Malojaroslavetz-Kirghiz.
Tous ont le même aspect stéréotypé. Je puis fermer les yeux et voir surgir l’image partout à peu près identique de la colonie allemande agricole. La steppe a déroulé ses horizons monotones, mais non sans grandeur, longues ondulations du sol, sans un arbre, sans une maison ; la route commence à descendre fortement, une large vallée à fond plat s’ouvre à vos pieds. Quelques buissons s’accrochent aux pentes, et, là-bas, au pied du versant opposé, exposé au Sud, au-dessous de vignes et de vergers, dont la verdure égaye le paysage, s'alignent régulièrement les maisons, toutes exactement équidistantes, bordant une ou deux rues qui s’étirent .suivant l’axe de la vallée sur plusieurs kilomètres. Une ou deux églises au clocher pointu bien différentes des temples orthodoxes, bulgares ou roumains. Chaque maison est une grosse ferme, logis, étable et grange groupés autour d’une cour carrée ; le logis, bâtiment élevé bien différent de 1a maison à véranda qui n'a qu'un rez-de-chaussée. Les maisons des propriétaires les plus cossus sont de véritables édifices, rappelant, avec leur grand toit et leurs étages aux fenêtres peintes, les logis bavarois ou rhénans.
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L’impression d’aisance, de richesse même, est aussi vive ici que celle d’ordre et de méthode. Dans tout le domaine des colonies allemandes, je n’ai pas vu une surface en friche. Tout est cultivé. Le bétail est superbe ; les chevaux valent ceux des Bulgares et les bovidés sont plus forts. Si les Allemands de Bessarabie sont des agriculteurs soigneux, il faut se souvenir qu’ils ont été traités en véritables privilégiés. La terre leur a été donnée sans compter. Presque tous possèdent de 20 à 50 hectares. Ces paysans cossus emploient parfois des Roumains comme aides pour les .moissons et les charrois. Ils laissent le commerce aux Juifs. Il y a là une sorte d’aristocratie de terriens entêtés. Le mélange avec les voisins semble être réduit à peu près à rien. Mêmes tignasses blond clair, mêmes yeux bleus, chez toutes les petites Elsa ou les jeunes Gotfried rassemblés autour de l’auto arrêtée. Impossible de se faire comprendre sans parler allemand, sauf dans les gros bourgs comme Taroutino.
De même que Bolgrad est la capitale des colonies bulgares, Taroutino est celle du pays allemand. Avec 6 à 7000 habitants, c'est une petite ville, dont la rue principale a des boutiques, des cafés et restaurants. Il y a une brasserie, une tannerie, plusieurs fabriques d'étoffes de laine. L’eau potable est amenée 'par une canalisation de plusieurs kilomètres. Tout le commerce est encore aux mains des Juifs, au nombre de 1 000 à 1 500. On compte quelques centaines de Roumains et de Russes ; mais les deux tiers de la population sont des Allemands, comprenant quelques propriétaires de 100 hectares et plus. Sur l’immense place, au fond de laquelle se dressent, dans un nid de verdure, l’église et le presbytère, on voit, les jours de foire, s'agiter une foule empressée autour de chevaux superbes, de bovins et de porcs en bonne forme.
On m'avait vivement conseillé de m’arrêter à Taroutino et de voir le pasteur Hase. Grand, large d'épaules, un collier de barbe blonde encadrant le visage aux yeux bleus et aux joues pleines, type classique de Germain, le pasteur nous accueille au seuil d’une maison confortable et nous introduit dans un salon digne d’une sous-préfecture française. Sa femme parle le français très agréablement. Lui-même s’exprime dans un allemand soigné. Il a été à Bucarest l'automne dernier.
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comme chef d’une délégation de la colonie allemande et a gardé un excellent souvenir de son séjour. La capitale de la Roumanie est la plus jolie ville qu’il ait vue. L’animation de la Calea Victoriei l’a vivement frappé. Le roi Ferdinand a fait une impression excellente par sa cordialité. La colonie allemande est sincèrement et loyalement attachée à la Grande Roumanie.
Quelques commentaires sont nécessaires pour comprendre toute la saveur de ces déclarations. Sous l'administration russe, les Allemands de Bessarabie ont toujours été des privilégiés, jusqu’à la guerre. Ils avaient leurs écoles où l’enseignement était donné en allemand, alors qu’aucune école roumaine n’était tolérée. L’ouverture des hostilités entre l’Empire allemand et la Russie changea la situation. L’expropriation des colons allemands fut décidée ; leurs terres étaient mises en vente à des prix dérisoires. L’insécurité du lendemain et le manque de capitaux chez les voisins bulgares ou roumains retardèrent le morcellement. La révolution et le bolchévisme suspendaient une menace plus terrible encore sur la tête des propriétaires allemands. L’entrée des troupes roumaines en Bessarabie, à la demande du Conseil national de Kichinev, arrêta heureusement la vague bolchévique dans sa propagation vers le Sud. Les colonies allemandes n’ont pas eu à souffrir. Lorsque le Conseil national vota l’union à la Roumanie, les députés allemands furent de ceux qui déclarèrent s’abstenir. Pendant l’occupation de la Valachie, toutes sortes d’espoirs plus ou moins chimériques furent éveillés. Le Gouvernement roumain de Jassi sut y répondre de la façon la plus avisée. Les colonies allemandes furent assignées en cantonnement aux soldats de Mackensen. Le résultat a été merveilleux : on gardera longtemps le souvenir à Taroutino et environs des réquisitions de grains, de bétail et de chevaux. N’alla-t-on pas jusqu’à prétendre lever des conscrits et les emmener à Bucarest faire l'exercice !... Aussi lorsque l’armistice amena la retraite des troupes allemandes, que la Transylvanie proclama son union à la Roumanie et que le Conseil national de Kichinev décréta, par un nouveau vote, l’union inconditionnelle de la Bessarabie, les députés allemands votèrent avec le « Bloc moldave » et on décida d’envoyer à Bucarest une délégation pour faire acte de fidélité au roi Ferdinand.
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V. Le « codru » roumain
Après plusieurs jours passés dans la steppe, comment rendre l’impression produite par les premiers arbres?. Il semble qu’un respire l’air natal, qu’on rentre d’un monde lointain et étranger. Forestiers qui cherchez comment inculquer le respect de la forêt, faites cette expérience : promenez un paysan de notre Europe Occidentale à travers ces immenses espaces découverts.
Jamais je n’oublierai cette descente sur Kaushani : la grande vallée de la Botna s’ouvrant à 200 mètres de profondeur sous nos pieds, avec son large fond plat où des flaques d’eau brillent aux rayons du soleil couchant, ses versants découpés en véritables crêtes par des vallons affluents, modelés par les ombres plus longues, et les bois de chênes accrochés partout, marbrant de taches d’un vert vigoureux les pentes abruptes, au-dessus des hameaux qu’entoure la verdure claire des vignes et des vergers.
Un charme particulier se dégage de ce paysage plus varié de formes et de couleurs, plus riche de vie. Nous allons le retrouver jusqu’à Bender et Soroka tout le long du Dniester, et dans l’intérieur jusqu’à Kichinev. C’est celui des collines subcarpathiques de Valachie, où on le caractérise du nom de «Podgoria». Ici, c’est le «Codru» du paysan moldave. Chose curieuse en effet, la fin de la steppe marque aussi le commencement du pays roumain. La région des «Codri» de la Bessarabie centrale est habitée en masse compacte par les Moldaves depuis de longs siècles ; la colonisation russe n’a pas réussi à y mordre.
Sans doute le pays du bois a été jadis plus étendu. Le premier bouquet d’arbres aperçu en venant du Sud est à Monzir ; c’est le parc d’un château, près duquel j’ai noté le premier village rencontré en dehors des vallées. La population y est assez mêlée : Roumains, Russes, Juifs. Ce sont vraisemblablement d’anciens serfs. Le bois a été conservé plutôt que planté. Le changement dans la nature des sols prouve qu’on est bien sorti du domaine naturel des steppes. Mon compagnon.
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le géologue M..., qui stupéfie les paysans en faisant arrêter l’auto pour ramasser une motte de terre labourée, ne récolte plus son tchernoziom noir, mais une terre brune, indice de l’ancienne extension de la forêt..
Les bois qu’on rencontre à partir de Kaushani jusqu’à Bender ont dû former autrefois de grandes forêts, mais avec des clairières naturelles. Rares sont, à présent, les futaies denses où le chêne domine, mêlé d’érables, d’acacias, de frênes ; plus souvent la forêt se résout en bouquets d’arbres entourés de taillis de pruniers sauvages, de buissons de sureaux et d’églantiers qui embaument l’air. L’herbe savoureuse attire le bétail jusqu’à l’ombre des chênes ; près du village, les porcs s’avancent jusqu’au cœur des taillis. On comprend comment l’homme a fait peu à peu disparaître la forêt, en élargissant les clairières, moins par le feu que par la pâture.
Plus loin vers le Nord, entre Kichinev et Soroka, la forêt est plus mêlée et plus souvent compacte. Aux chênes, aux frênes, aux érables, s’ajoutent les charmes et les hêtres. L’apparition du hêtre indique un climat plus humide et plus froid. Mon ami M... prétend que le sol végétal doit changer. Il lui faut du podzol. L’auto s’arrête et nous trouvons en effet, par endroits, le sol décoloré des forêts russes.
Ces jours passés dans les «Codri» roumains sont bien la partie la plus lumineuse de ma tournée en Bessarabie, malgré les mauvais chemins, la lutte contre la boue et les fondrières, auxquelles on finit par s’habituer. Mieux que les grandioses perspectives de la steppe, ces paysages frais, mouvementés et animés tentent le crayon et invitent aux spéculations géographiques. Tandis que M... fait la chasse aux « tchernoziom dégradés » et aux «podzols», j’épie les terrasses sur les versants des vallées et les côtes festonnées qui se dessinent lorsque la vue s’étend sur de grands horizons, rappelant les traits du relief de notre Bassin de Paris. Tous les sommets dépassant 200 mètres, et généralement boisés, sont formés par du sable ; mais la plus grande partie des versants est modelée dans une argile, qui provoque des glissements, au-dessous d’un niveau de croupes arrondies très constant à 80 ou 100 mètres plus haut que le fond des vallées. Une terrasse de 20 à 30 mètres paraît correspondre au calcaire sarmatien, dans lequel les
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vallées secondaires sont souvent encaissées en de véritables gorges.
Le développement plus ou moins grand de la couche calcaire expliquerait sans doute la plupart des anomalies de relief. Tel ce vaste bassin marécageux où la rivière Reut semble se perdre en amont d’Orhei et d’où elle sort par une fente étroite, ou celui de l’Ikel à Loganesti, fermé lui aussi par une sorte de verrou. La descente sur le bassin d’Orhei, du haut des hauteurs boisées de Seliste, est une des impressions les plus vives du voyage, quand le soleil fait briller les étangs, avive les tons glauques des prairies marécageuses, le vert vigoureux des bois accrochés sur les coteaux, et fait ressortir la barre calcaire au pied de laquelle s’alignent) les maisons du bourg avec la balafre de la gorge par où s’échappent les eaux.
Je revois aussi le panorama sur la vallée de Kichinev du haut de la côte de Moreni. Il nous avait fallu toute la journée pour arriver là, en partant de Bender à dix heures et demie du matin : 45 kilomètres ! Après trois heures d’efforts pour sortir l’auto d’un bourbier, la pluie nous avait pris sur la côte glissante. Le soleil doré d’une fin d’après-midi, l’atmosphère purifiée par la dernière ondée, les ombres plus longues modelant les formes, la joie même d’apercevoir enfin la ville que nous désespérions d’atteindre, tout cela sans doute contribuait à donner sa valeur au paysage. Mais ce qui en faisait le prix surtout pour le géographe, c’était, au-dessus des coteaux de Kichinev, couverts de vignobles et de vergers, par-delà les croupes arrondies encadrant la large vallée du Buk, cette grande ligne de hauteurs abruptes, au sommet couronné de forêts, avec ses villages nichés dans les vallonnements qui en festonnent le rebord. L’image rappelle celle de nos côtes lorraines et parisiennes. Et l’origine est bien la même : les sables forment les hauteurs abruptes, rebord d’un plateau qui descend vers le Sud ; l’espèce de plaine ondulée, qui s’étend au pied, montant lentement vers le Nord et de plus en plus découpée en croupes arrondies, est formée par les assises argileuses sortant de dessous les sables. La côte que nous venons de découvrir est le trait essentiel du relief de la Bessarabie centrale. On peut la suivre, de plus en plus haute, de plus en plus festonnée par l’érosion, de plus en plus couverte
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de forêts épaisses, mais toujours ceinte d’une couronne de villages, jusqu’à Cornesti, au-dessus de Baltzi, où elle domine de 400 mètres la vallée du Prut.
vDans ce pays, plus proche de nous par ses aspects physiques, nous retrouvons aussi nos types d’établissements humains. Les villages de steppe étaient tous au fond des vallées. Ici, ils sont presque toujours à mi-hauteur des versants, souvent à la lisière des bois qui couvrent les hauteurs et que semblent continuer les vergers. Comme dans le Bassin parisien, on a cherché sans doute le voisinage de la forêt, la proximité des sources au contact des sables et de l’argile, et les pentes plus douces propres à l’établissement des cultures.
Rien de l’uniformité rigide des colonies de la steppe. Aucun plan dans l’agencement du village. Ses maisons se dispersent au milieu des vergers. Les cultures, seigle, maïs, pomme de terre, vignes, s’étendent sur les pentes inférieures des versants, sont divisées en rectangles exigus, parfois entourés de haies d’arbres, ou, dans les régions calcaires, de murettes en pierres sèches. Tout indique un pays très anciennement habité, et ce pays est purement roumain.
Partout la petite maison à véranda, au toit pointu couvert de chaume ou de lattes. La couverture en bois est prédominante du côté de Soroka et de Kichinev. Les colonnes de la véranda, les chevrons et la galerie du toit, la porte de la cour, sont ornés de sculptures naïves, qui me rappellent l’Olténie. La disposition du grenier et de l’étable en équerre est aussi caractéristique. Pour la première fois, depuis mon entrée en Bessarabie, j’ai retrouvé le joli costume roumain des femmes et quelques vieux à barbe blanche portant le cojoc et la caciula.
vCes braves gens ont la haute taille, les traits réguliers, l’air ouvert et franc du paysan des collines subcarpathiques. Tous se disent invariablement «Moldovans». Mais bien peu comprennent ce qui s’est passé depuis la révolution russe. De la réforme agraire elle-même on ne paraît pas se soucier partout également. Il y a là des villages de « rezesh », c’est-à-dire de paysans propriétaires depuis de nombreuses générations.
J’ai partout interrogé sur mon passage et cherché les villages russes marqués sur les cartes ethnographiques de Florinski
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et Lehmann. Je n’en ai pas trouvé trace. Il est probable qu’on a dû exagérer l’extension des colonies, qui ont été assimilées rapidement par l’élément roumain prépondérant. Le seul point où j’ai trouvé des Russes dans cette région est un hameau misérable près de Mereni. Dans des huttes en terre battue non crépie, s’élevant à peine à t m. 50 du sol, vivaient là quelques familles venues depuis une dizaine d’années pour s’établir sur les terres du monastère. A côté, des Roumains, aussi pauvrement logés. L’histoire de ceux-ci est plus curieuse. Ils avaient vendu leurs terres et étaient partis pour la Sibérie, alléchés par les promesses de recruteurs ; dépaysés, ils étaient revenus au bout de quelques années. D’autres Roumains de Bessarabie, ou de Moldavie même, se sont fixés plus près, a la lisière des steppes de l’Ukraine. On évalue à 400 000 au moins le nombre des colons roumains d’au-delà du Dniester. Ils ont joué un rôle important dans le mouvement d’autonomie de la « République moldave ».
VI/ Le front bolchévique sur le Dniester
C’est à Bender que j’ai touché pour la première fois le Dniester. La nuit tombait après une longue randonnée à travers le Codru roumain. Depuis longtemps déjà nous avions vu briller au loin les coupoles des églises, et il semblait que nous n’entrerions jamais dans la ville. Par des chemins fangeux, nous errons au milieu des jardins et des maisons de plus en plus denses ; enfin, le réseau tortueux des chemins devient plus régulier, ils se coupent à angle droit ; à ce signe nous reconnaissons que nous sommes à Bender. Cette ville de 50 000 habitants paraît un grand village. Les rues ont dû être pavées ; il n’en reste que des bosses et des trous pleins d’eau ou de boue. Des réverbères indiquent qu’elles pourraient être éclairées ; mais, ce soir, elles sont plongées dans l’obscurité. Pas même une fenêtre éclairée ; personne dehors ;
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les silhouettes aperçues se dérobent... Enfin, nous atteignons le cercle militaire où le colonel N... nous attend.
N’oublions pas que nous sommes sur le front. Les bolchéviks sont établis de l’autre côté du fleuve et leurs aéroplanes font des incursions la nuit. Toutes lumières doivent être éteintes et la circulation est interdite à partir de huit heures. Cette nuit même le canon devait nous réveiller.
Le lendemain matin, nous visitions la citadelle. Son enceinte, bastionnée à là Vauban, enveloppe une véritable cité : des jardins aux arbres séculaires, de vastes pelouses entourent l’église, un casino avec une salle de théâtre est enfoui dans la verdure ; des voies ferrées conduisent aux casernes et aux magasins. Sur l’une d’elles, plusieurs wagons démolis. Il y avait là d’énormes approvisionnements. C’était un des grands dépôts d’arrière du front russe du Sud-Ouest. Le réduit, bâti au bord de la terrasse dominant le fleuve, est la vieille citadelle. Sur la porte de l’enceinte flanquée de grosses tours carrées, un écusson porte encore une inscription turque. La défense du côté du fleuve se doublait d’une muraille en contre-bas, aux tourelles rondes coiffées de toits en poivrière; au-delà, on voit encore l’ancienne enceinte extérieure, puis la ligne moderne avec ses remparts gazonnés et son fossé inondé ; enfin, on distingue, sur la grève même du fleuve, des éléments de tranchées recouverts et en partie nivelés par la dernière crue.
De la courtine de la tour carrée la plus haute, où l’on accède par un escalier boiteux, on me montre l’emplacement de la batterie bolchevique la plus rapprochée. Le panorama est intéressant et non sans grandeur. Vers le Sud, l'immense vallée du Dniester, encore inondée; vers l’Est, le glacis nu de la steppe ukrainienne montant, sans accident, jusqu’à l'horizon ; vers le Nord, les méandres du fleuve qui commence à s’encaisser dans le calcaire sarmatien. On admire avec quel sens des réalités les Turcs ont choisi l’emplacement de cette forteresse, commandant le premier passage possible du fleuve, à la limite de sa vallée inférieure inondée sur 10 kilomètres de largeur.
La citadelle et ses dépôts étaient intacts au moment de la révolution russe. Ce sont les bolchéviks qui ont tout fait
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sauter, après s’être emparés par surprise de la ville, grâce à un bataillon français. Heureusement les noirs sont arrivés et ont rétabli la situation...
C’est le colonel G... qui jette en passant ces explications. J’avais déjà entendu des allusions à ces faits. Le moment est venu d’en avoir le cœur net et je demande qu’on me raconte tout. Voici l’histoire exacte.
Après la débâcle du front russe, les bolchéviks s’emparaient sans difficulté de Bender et même de Kichinev. L’anarchie régnait en Bessarabie. Les troupes roumaines, appelées par le Conseil national, entrèrent à Kichinev sans coup férir, mais les bolchéviks essayèrent de résister à Bender. Après quelques heures de bombardement, ils venaient présenter les clefs de la citadelle ; mais ils y avaient déjà mis le feu. C’est à ce moment que les dépôts de munitions ont sauté, que les tours du réduit ont. été en partie démolies, ainsi que le beau casino avec sa salle de théâtre. Aux premières explosions, le commandant roumain déclenchait un tir de barrage. Plusieurs milliers de bolchéviks furent tués ou faits prisonniers.
On eut le tort de croire que tout était fini. Une seule compagnie fut laissée pour occuper la citadelle; les ponts restaient intacts. Quelques jours après, les bolchéviks les passaient subitement avec un train blindé et trois auto-canons ; des Juifs sortaient avec des armes cachées et massacraient les soldats restés en ville. Les réserves accourues des environs rétablirent cependant la situation.
A partir de ce moment, les bolchéviks paraissent définitivement écartés. Le moment critique sera celui où les troupes alliées évacuent Odessa et s’établissent sur le Dniester. Les Français occupent Bender. On laissait alors passer les émissaires bolchéviks qui venaient faire de la propagande en Bessarabie ; mais il leur arrivait souvent d’être pris et fusillés. Des murmures commençaient à s’élever contre ces exécutions dans les rangs des soldats français. L’éloignement prolonge du pays, sans permissions, sans correspondance, aigrissait les esprits. La discipline se relâchait. On n’osait trop punir ceux qui passaient le fleuve pour aller boire dans les villages d’en face. Un soir, il y avait une noce à Porkany. C’est un village roumain, presque un faubourg de Bender. On but
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très tard. Sur la grève du fleuve on jouait, chantait, luttait. Vers quatre heures du matin, les bolchéviks déclenchaient un bombardement intense et passaient en barque le Dniester. Les officiers n’arrivèrent pas à rallier les bataillons occupant Bender ; mais un coup de téléphone fit accourir en vingt minutes les Sénégalais occupant un village voisin. La résistance s’organisa rapidement et l’ennemi fut repoussé. On a pris un rapport bolchévik disant que « les Français n’avaient pas donné l’aide attendue ».
Voilà la vérité. Elle est plus compliquée que le raccourci, plus ou moins exact, des événements qu’on donne trop souvent. Quoi qu’il en soit, ces troubles répétés ont contribué à la ruine de Bender. La moitié de la population a quitté la ville.
Il faut avoir parcouru les districts limitrophes du Dniester pour comprendre le rôle joué par la menace bolchévique dans tous les événements récents en Bessarabie. De Bender à Soroka, les troupes roumaines occupent un front régulièrement organisé. Des lignes de tranchées parcourent les champs au voisinage de tous les points de passage. Des bataillons occupent les villages, s’échelonnant en profondeur jusqu’à Orhei. Le général P..., qui a tenu à me conduire à Soroka, s’est plu à me montrer à plusieurs reprises ses soldats. Pauvrement habillés, chaussés simplement de ces sandales en cuir qu’on appelle opinci, cuirassés du gilet en peau de mouton du paysan roumain ou portant de vieilles vestes rapiécées, ils n’en ont pas moins l’air martial. Rien ne manque à l’armement, et c’est plaisir d’entendre un soldat illettré expliquer à sa façon le mécanisme de la mitrailleuse : «Alors, les gaz voyant qu’ils ne peuvent sortir par ici, inventent de sortir par là...» Ces braves gens font bon ménage avec les paysans. Ils ont réussi à leur apprendre qu’ils sont Roumains eux aussi. C’est dans un village de cantonnement que j’ai entendu pour la première fois une paysanne répondre non pas «Je suis Moldovan», mais «Je suis Roumaine». La troupe est la sécurité des propriétaires, qui ne parlent pas sans un frisson des jours de la terreur bolchévique.
J’entends encore madame B... répondre, avec une lueur de tristesse dans ses beaux yeux, à mes questions qui paraissaient la gêner. «C’était au moment de la paix de Brest-
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Litovsk. Les soldats russes passaient en bandes. Souvent ils entraient, demandaient simplement à boire et à manger, prenaient ce qui leur plaisait, et s’en allaient. Puis ils retournaient au village, continuaient à boire et excitaient les paysans. Le lendemain, ils revenaient avec les plus mauvaises têtes. Bientôt tout le village suivait. C’était le pillage et l'incendie... Mon frère et ma belle-sœur ont été tués... Pourtant ce ne sont pas de méchantes gens que nos paysans. Quinze jours après ils étaient tout penauds. C’a été un vent de folie, disaient-ils eux-mêmes ! »
Seule, l’arrivée des troupes roumaines a empêché ce vent d’embraser tout le pays. J’ai vu à quelques kilomètres deux propriétés appartenant à M. N..., l’une entièrement dévastée, forêt coupée ou brûlée, granges et étables incendiées, machines agricoles brisées, meubles cassés et jetés dans la cour; l’autre intacte, actuellement occupée par des officiers roumains.
Plusieurs de ces propriétaires ont des relations de famille et d’intérêts de l’autre côté du Dniester. Il en est qui avaient coutume de passer l’hiver à Odessa. C’est le cas en particulier de madame K..., chez qui nous nous présentions à près de onze heures du soir, désespérant, après une longue journée, d’aller plus loin que le petit village de Soldanesti. On a gardé ici l’habitude russe des longues veillées ; le thé nous attend et la conversation se prolonge jusqu’à une heure du matin, sous la véranda dominant le parc, où la lune allonge l’ombre des sapins sur les pelouses éclatantes. Cet asile calme et confortable a échappé par miracle à la dévastation. «Si les soldats étaient venus quarante-huit heures plus tard, nous y passions...» Dès qu’on sait parlera à un Parisien, les questions se pressent: «Que fait-on à la Conférence de la Paix?... Et Koltchak ?... est-il vraiment reconnu?.,, est-ce qu’il avance toujours ?... Quand pourrons-nous aller à Odessa?...»
Bien que d’origine moldave, madame K... et ses nièces parlent plus facilement le français que le roumain. La plupart des propriétaires sont imprégnés de culture russe et regrettent certainement le passé. Dans leur esprit, les inconvénients de la réforme agraire, sanctionnée par le régime roumain, le disputent aux bienfaits de l’assurance contre le bolchévisme. J’en ai cependant rencontré qui connaissent
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l’impossibilité d’un retour en arrière et se félicitent sincèrement de la présence du Roumain.
C’est à Soroka que le ralliement au nouveau régime paraît le plus sincère et le plus général.
Parti de bonne heure de Soldanesti, j’y arrivais, dans la chaleur d’un midi éclatant, les yeux et l’esprit tout pleins encore des impressions d’une longue randonnée sur les bords du Dniester : paysages riants des Codri, avec les villages roumains s’égayant entre les vergers et les forêts ; vastes horizons de la vallée du grand fleuve développant ses majestueux méandres ; j’entendais encore cette chanson de. pâtre, modulée sur la flûte roumaine, montant vers moi dans le calme du matin, pendant que je contemplais, du haut de l’escarpement de Chabka, la falaise calcaire avec le monastère perdu à son pied dans la verdure, et les villages étagés sur la pente douce de la rive opposée au milieu des vergers. Tout cela s’efface devant les souvenirs de Soroka où je n’ai passé qu’une après-midi.
C’est d’abord la descente vertigineuse par la longue côte que la route aborde, à la russe, par la ligne de plus grande pente ; l’arrivée à la terrasse d’où la vue s’étend sur la ville si pittoresquement étagée en gradins, autour du vieux château bastionné de tours rondes en gros blocs de granit rose, et les jardins descendant jusqu’au Dniester, dont la boucle s’infléchit gracieusement jusqu’à la falaise coupée par les gorges étroites des affluents. A. quelques kilomètres de là, je devais voir le grand fleuve bouillonner sur les récifs de granit de Yampol.
Sur la grande place, toutes les autorités nous attendaient et je photographiais côte à côte les prêtres orthodoxes et les délégués de la communauté juive. Un congrès d’instituteurs était réuni dans la ville. J’y étais salué par le président du Zemtsvo et par deux professeurs, dont un, déporté jadis en Sibérie pour nationalisme, s’exprimait en un français excellent. A toutes mes questions j’ai obtenu les réponses les plus franches et les plus nettes.
C’est une dure tâche que de former un corps d’instituteurs dans un pays où l’enseignement de la langue nationale a été proscrit pendant un siècle. Il a fallu apprendre à lire le
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roumain en caractères latins aux maîtres eux-mêmes. Le clergé est hostile à l’usage d’autres caractères que les cyrilliques. Les paysans, habitués à garder leurs enfants pour les travaux des champs, ne sont pas pressés de les envoyer à l'école. Dans les villes, on ne conçoit pas que la science puisse s’apprendre autrement qu’en russe. Partout on a peur d’un retour de l’ancien régime. La fréquentation des écoles commence à être un peu plus satisfaisante. On ouvrira 400 écoles primaires à la rentrée et on espère des résultats meilleurs que l'année dernière.
La réforme agraire est avancée dans le district de Soroka. On a commencé le lotissement. Les grandes propriétés y étaient relativement peu étendues et les propriétaires paraissent comprendre que la réforme est l’assurance la meilleure contre le bolchevisme. Le Zemtsvo de Soroka a été le premier à voter une résolution eu faveur de l’union à la Roumanie. Son président m'a remis une protestation contre l’activité des propriétaires bessarabiens qui font de la propagande russophile à Paris.
De ce côté, le ralliement à lu Roumanie est certainement plus avancé que partout ailleurs.
VII/ Kichinev
Avec près de trois millions d'habitants, la Bessarabie n’a qu'une seule grande ville: Kichinev.
J'y arrivais à la nuit, après avoir mis toute une journée a franchir 50 kilomètres. Capitale d’une des provinces les plus riches de la Russie méridionale, siège des autorités civiles et militaires les plus hautes, Kichinev n’était accessible par aucune chaussée et n'était reliée en particulier à Bender, c’est-à-dire au plus grand entrepôt du Sud-Ouest, que par des pistes défoncées. Une auto envoyée à ma rencontre restait en panne, sans pouvoir rejoindre la mienne. Enfin, à neuf heures et demie, nous grimpions la côte qui accède au boulevard central.
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L’animation, les lumières des magasins, des cafés et des hôtels, donnent l’impression d’une véritable ville. Mais c’est la ville russe, aux allées démesurément larges, bordées de maisons toutes à un étage ; même l’hôtel d’Angleterre, à l’allure de Palace très correct, même les bâtiments publics : mairie, commandement militaire, etc. Toute la ville haute avec ses boulevards parallèles plantés d’arbres et ses rues montantes aux pavés anguleux, est agréable. Les lycées, le musée, et le palais du Conseil national (Sfatul Tsari), ancien collège des jeunes filles nobles, sont des édifices dignes d’un grand centre.
La ville basse, avec les marchés et les quartiers juifs aux petites échoppes, rappelle les bourgades de 1a Bessarabie rurale.
Mon hôte, M. G..., m’attendait, malgré l’heure avancée, avec un souper brillamment servi. J’ai passé des heures agréables dans la demeure hospitalière de ce galant homme, type de l’aristocrate bessarabien cultivé, sincèrement rallié au nouveau régime. Madame G..., qui parle admirablement le français, connaît, dit-elle, ma famille et me récite imperturbablement la description de ses armoiries, avec la devise latine. Elle a cherché dans la bibliothèque de son mari, qui contient une section consacrée au blason. Cette bibliothèque, admirablement classée, avec catalogue sur fiches, est l’orgueil de M. G... La littérature russe y occupe, comme de juste, la première place ; mais toute une travée est consacrée au roumain. Correspondant de l’Académie roumaine de Bucarest, M. G... lui destine les pièces les plus rares de ses collections, livres et cartes anciennes de la Bessarabie et des pays roumains. Érudit sans prétentions, il lance dans la conversation tel détail indiquant des lectures étendues et un vrai sens historique. C’est, semble-t-il, par la curiosité du passé roumain que cet homme, imbu de culture russe, comme tout ce qui comptait dans l'intelligence et le monde de Bessarabie, a préservé en lui l’idée nationale, que les récents événements ont ranimée. De caractère assez indépendant, il a toujours refusé les honneurs et les fonctions publiques, par lesquels tant de grandes familles roumaines ont été gagnées au tsarisme. Il entretenait d’ailleurs les meilleures relations avec les hautes autorités. Le gouverneur l’écoutait lorsqu’il se plaignait de ne pouvoir recevoir un livre ni un journal rou-
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mains ; lorsqu’il dénonçait la proscription totale du roumain des lycées, l’absence d’écoles primaires roumaines aboutissant à un pourcentage de 95 p. 100 d’illettrés. Mais la réponse était toujours la même : « C’est regrettable, en effet, mais nous devons prendre garde au nationalisme. » En voulant étouffer la conscience nationale dans le peuple, les Russes ont réussi à la préserver chez les intellectuels les plus indépendants.
Ce sont ces intellectuels qui ont fait l'union et qui travaillent activement à la consolider. Kichinev est en ce moment le centre de la vie politique et intellectuelle de la Bessarabie et cette vie prend de plus en plus un cachet roumain. Roumain le premier ministre Ciugureanu, qui me reçoit dans un cabinet modeste et aborde sans hésitation les questions les plus délicates ; — Roumain le directeur de l’Enseignement, Ciobanu, qui me confirme ce que j’ai déjà entendu dire sur les difficultés soulevées par l’introduction de la langue roumaine dans les lycées ; — Roumain le maire Cojocaru, qui a remplacé le fameux Schmitt, soupçonne d’intelligence avec les bolcheviks.
Une des institutions qui ont le plus contribué à entretenir et à développer l’idée roumaine est la Société de culture moldave, fondée pendant la courte ère de tolérance qui suivit la guerre russo-japonaise. Son hôtel est un des principaux bâtiments de Kichinev, avec un grand hall où j’ai entendu un excellent concert et dû improviser un discours en roumain.
Des quatre lycées de Kichinev, trois ont actuellement le roumain comme langue principale, un est resté entièrement russe ; il y a aussi un lycée polonais. J’ai causé avec les professeurs, dont une partie sont des Transylvains ou même des Roumains du royaume. C’est dans ce milieu que j’ai trouvé le patriotisme le plus ardent et le plus réfléchi.
L’usage du roumain était jadis inconnu et proscrit dans les rues d’une ville dont tous les environs sont à peu près exclusivement peuplés de Moldaves. Dans les premiers temps de la révolution, on ne pouvait se faire comprendre des cochers, tous Juifs, autrement qu’en russe. Il n’en est plus de même aujourd’hui.
Kichinev n’en reste pas moins une ville cosmopolite, où
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l’élément roumain est en minorité. Comme à Soroka, à Baltzi, à Orhei, à Bender, ce sont les Juifs qui forment la majorité : 60 000 environ, me dit le rabbin. Leur nombre a suivi la même progression que dans le reste de la Bessarabie; il a sextuplé depuis cent ans. La plupart sont venus de Russie. Pourtant le type classique du Juif polonais, avec la houppelande, le nez crochu et la lèvre avancée, la barbe en pointe et les cheveux nattes, n’est pas celui qui frappe en parcourant les rues de la ville basse ou en visitant la synagogue à l’heure de l’office. Sous la casquette russe, portant la moustache courte, je voyais des visages qui n’auraient pas étonné dans les rues d’une ville de l’Europe Occidentale. Comme dans tous les bourgs de Bessarabie, ce sont les Juifs qui détiennent le commerce. A Kichinev, ils forment en outre la masse des artisans. Les grandes fortunes sont rares en somme, et la misère trop réelle dans les bas quartiers.
D’après ce que me dit le rabbin, le sionisme est assez à la mode. Les sympathies pour le régime roumain sont aussi faibles que celles des Roumains eux-mêmes pour les Juifs. La situation est, en somme, à peu près la même qu’en Pologne. Mêmes causes, mêmes résultats. Immigration continue de Russie, monopole du commerce, usure dans les campagnes, misère dans les villes, mouvement naturel vers les idées révolutionnaires, connivence avec les envahisseurs, avec les bolchéviks. Ce sont encore les Juifs, assure-t-on, qui colportent toutes les nouvelles fausses ou tendancieuses et entretiennent dans la population une inquiétude persistante. Leur opposition au régime roumain ne serait pourtant pas irréductible. Du jour où ce régime paraîtra définitivement établi, ils s’y rallieront.
Les Russes persisteront plus longtemps dans leur hostilité. Leur nombre n’est pas aussi grand à Kichinev ; mais ils représentent la classe dirigeante : fonctionnaires, professeurs, propriétaires nobles, russes de naissance ou russifiés. Tous les intérêts matériels de ces gens les rattachent à l’ancien régime et leur font souhaiter son retour. Il y a, dans le monde des petits fonctionnaires, des cas d’infortune dignes d’intérêt : beaucoup ont refusé le serment de fidélité au roi de Roumanie ; ceux qui ont placé leurs économies en fonds
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russes sont sans ressources. Notre consul me racontait les réclamations dont il est assailli par les institutrices françaises placées dans des familles russes dont elles partagent le sort et les griefs.
Toute la vie politique de la Bessarabie est en quelque sorte déséquilibrée et dominée par une vague inquiétude du lendemain. Nulle part on ne le sent mieux qu’à Kichinev. Mais c’est là aussi qu’on sent le plus nettement que le jeu naturel des forces politiques entraîne, malgré tout, le pays vers Ia Roumanie. La révolution russe et le bolchevisme ont changé définitivement le sens de l’évolution qui se faisait incontestablement vers la russification.
J’ai voulu me renseigner exactement sur l’événement décisif : le vote de l'Union à la Roumanie par le Conseil national (Sfatul Tsari), et je crois pouvoir garantir l’exactitude du résumé suivant, appuyé sur les témoignages concordants de témoins, qui ont répondu avec la plus grande franchise à toutes mes questions.
Comme dans tous les pays à majorité allogène des confins occidentaux de l’Empire russe, la révolution a déclenché en Bessarabie un mouvement autonomiste. Les soldats «moldaves» formaient leurs soviets comme les autres. A Kichinev, les intellectuels roumains se réunissaient librement; on discutait des nuits entières, comme dans toute la Russie. En juillet 1917, un télégramme de Kiev, invitant la Bessarabie à envoyer ses députés à la «Rada» ukrainienne, causa quelque émotion. A une réunion tenue chez M. Hertza, grand propriétaire roumain, ami de mon hôte M. G..., on décida qu’il fallait former une «Rada» bessarabienne. L’entrée en guerre de la Roumanie n’avait pas été sans agiter les esprits ; sa défaite agit plus que ne l’aurait peut-être fait une victoire. Des réfugiés de Transylvanie et de Bukovine apparaissent à Kichinev. Le 1er octobre, ils commencent à publier un journal hebdomadaire, l’Ardeal «journal pour les Transylvains se trouvant en Russie», qui se transformera bientôt en Gazette nationale. C’était le moment où se réunissaient partout des congrès de soldats. Le congrès des «soldats moldaves» décide la formation d’un conseil national à Kichinev et nomme un comité pour s’en occuper. Le président en était le lieutenant Vasile Tzantzu, instituteur. Ce comité travailla jour et nuit,
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avec le désir sincère d’obtenir une représentation aussi exacte que possible du pays. Il fallait faire vite, et une consultation du suffrage universel était impossible. Ceux qui avaient préparé les élections pour la Constituante de Kerensky étaient édifiés. Avec 95 p. 100 d’illettrés; comment obtenir un vote conscient des paysans? On résolut de s’adresser à toutes les organisations politiques ou sociales existantes, en fixant le nombre de députés qu’elles devaient envoyer proportionnellement à leur importance, et en cherchant à assurer à chaque nationalité la représentation à laquelle elle avait droit. Les Soviets de soldats et d’officiers nommaient une quarantaine de députés, les organisations paysannes une trentaine; les Zemtsvos, les conseils municipaux des villes principales, les comités des partis politiques, les sociétés cultuelles, le clergé, les associations de professeurs, les communautés juives, bulgares, allemandes, gagaoutzes, grecques, arméniennes avaient leurs délégués.
Le Conseil national se réunit au milieu d’un grand enthousiasme. Les Roumains y avaient la majorité, et ce fut un Roumain, le professeur Inculetz, de l’Université de Petrograde, qui fut nommé président. Il parla successivement en russe et en roumain, et les deux langues furent employées dans les débats. L’autonomie de la «République moldave» fut aussitôt acclamée.
Des Roumains du royaume, professeurs ou hommes politiques, quittant Jassi où régnaient le typhus et la famine, traversaient à ce moment la Bessarabie pour s’établir à Odessa ou s’arrêtaient à Kichinev. La Russie sombrait définitivement dans l’anarchie. Le bolchévisme triomphant menaçait la Bessarabie elle-même. Les bandes de déserteurs traversaient le pays, entraînant les paysans au pillage. A Kichinev, le Sfatul Tsari, assailli de plaintes des propriétaires, délibérait jour et nuit. Bender tombait aux mains des bolchéviks, qui, le 16 janvier, s’étaient emparés de la mairie de Kichinev. Une délégation partait enfin pour Jassi demander l’intervention de l’armée roumaine. En quinze jours, les troupes régulières rétablissaient l’ordre partout. Le 7 février 1918, le Sfatul Tsari votait à l’unanimité la rupture avec la Russie et l’indépendance de la «République moldave».
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On commençait l’étude de la réforme agraire, dont le principe était établi sur les bases les plus démocratiques. Mais la situation extérieure continuait à faire l’objet de discussions de couloir interminables. Tout le monde s’accordait pour reconnaître que la Bessarabie ne pouvait rester isolée. Entre l’Ukraine, tour à tour foyer de bolchévisme et de réaction, et la Roumanie qui représentait l’ordre, on ne pouvait guère hésiter. Les Zemtsvos des districts qui avaient le plus souffert des troubles de l’hiver votaient des résolutions en faveur de l’Union. La majorité y était acquise, quand la question fut inscrite à l’ordre du jour de la séance du 10 avril. Le procès-verbal, que j’ai eu sous les yeux, porte que le premier ministre du royaume de Roumanie, Marghiloman, assista à la proclamation du vote. Sur 125 députés présents, 3 seulement votèrent contre. Il y eut 36 abstentions, comprenant les Allemands, les Juifs, les Bulgares, les Ukrainiens et quelques membres du «groupe paysan» ayant à sa tête l’ingénieur russe Tziganca.
A partir de ce moment, la Roumanie a pu se croire légitimement appelée à prendre possession de la Bessarabie. Le pays garde un gouvernement autonome jusqu’aux élections générales; mais l’organisation judiciaire et administrative est ramenée peu à peu aux cadres roumains. Œuvre difficile et qui ne s’accomplit pas sans frottements.
Voilà ce qu’on m’a dit à Kichinev, et je crois avoir entendu le langage de la vérité. –
VIII/ La Steppe de Baltzi et le Codru de Cornesti
Entré en Bessarabie par les steppes du Sud, j’en suis sorti par les steppes du Nord. La région de Baltzi correspond en effet à un vide dans les hauteurs boisées, riches en eaux courantes et en petits villages, dans les Codri roumain.
Venant de Soroka ou de Kichinev, on est frappé de voir les arbres disparaître à nouveau, les horizons nus reparaître,
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en même temps que s'effacent les collines aux versants abrupts. Le changement est dû, moins au climat qu’à la nature du sol, formé d’argiles salifères, qui donnent- des efflorescences blanchâtres au bord des dépressions humides et glissent sur les versants en bourrelets répétés. La terre noire se retrouve ici, et les moissons couvrent les croupes mollement ondulées, tandis que les troupeaux s’égaillent dans les pâturages des vallées.
Baltzi, situé dans un paysage triste et sans grandeur, doit son nom sans doute aux marécages qui l’entourent, source de fièvres qui minent une partie de la population. C’est le marché d’un pays de blés, plus fertile encore que les steppes du Sud, car les sécheresses qui compromettent parfois les récoltes là-bas y sont inconnues. L’aspect est encore celui d’un gros village.
Les édifices publics, toujours bas, ne meublent pas les larges rues. Les échoppes du quartier commerçant juif ont toujours le même air de bazar. Une brasserie, des moulins sont les bâtisses les plus apparentes.
Pourtant j’ai gardé un souvenir agréable de mon bref séjour dans cette petite ville, où la société combine les traditions du régime russe avec les prétentions du monde d’une préfecture roumaine et la vie d’un centre militaire. A côté du maire, brave homme si naïvement fier de sa cité, de son jardin public planté il y a quelques années, de son cercle où j’ai été reçu magnifiquement, je revois la haute silhouette du vieux Stamati, fils du célèbre poète moldave, qui fut ami intime de Pouchkine, poète lui-même à ses heures, me racontant ses souvenirs d’enfance, son éducation russe, son aversion de plus en plus grande pour cette culture dont il reste tout imprégné ; — et le juge P..., vrai type du magistrat lettré, si heureux de parler de Paris où il se réjouit de pouvoir enfin revenir après cinq ans, si curieux des derniers succès du théâtre et du roman, d’ailleurs tout dévoué à son métier et plein de l’importance de sa mission. Conseiller à la cour de Bucarest, chargé de la réorganisation de la justice, il a parcouru la plus grande partie de la Bessarabie. L’œuvre est immense : «Songez que nous décuplons le nombre des justices de paix ! Dans ce malheureux pays, il n’y avait pas de justice pour le paysan roumain. Le nombre des juges était ridicule-
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ment insuffisant, les parcours immenses pour les atteindre et par quels chemins. Encore fallait-il s’expliquer en russe ou payer un interprète. Vous savez d’ailleurs que nos paysans, n’ayant pas d’écoles, étaient presque tous illettrés.»
Et je revois aussi le général A... me montrant la bibliothèque qu’il a créée pour les officiers et les civils, et me remettant une carte de membre d’honneur de la Ligue antibolchévique qu’il a fondée. C’est lui qui commandait les troupes roumaines appelées par le Conseil national en janvier 1918. et il raconte avec humour l’accueil enthousiaste fait alors par toute la société, y compris les Russes eux-mêmes : «Pendant trois mois, je n’ai pas pris un repas chez moi !»
Le préfet de Baltzi est un des administrateurs les plus avisés que j’aie rencontrés. Selon lui, l’importance de Baltzi s’est accrue considérablement depuis l’Union. C’est le marché agricole le plus proche de la Moldavie, la porte par où passent tous les produits du sol dont la Roumanie, exténuée par ta guerre et pillée par les Allemands, est avide. Des fortunes s’y sont faites et s’y fout encore. Aussi les Juifs eux-mêmes y paraissent ralliés au nouveau régime.
Je quittais Baltzi par une chaude après-midi, pour atteindre Jassi le soir même. Route médiocre jusqu’au Prut, excellente en Moldavie, m’avait-on dit. Le renseignement était exact et ma dernière impression de Bessarabie devait être, comme la première, celle des chemins affreux légués par l'administration russe.
Nous montons insensiblement, par des vallées à peine dessinées au milieu des ondulations du sol argileux, jusqu’au faîte de la steppe. Un vaste panorama sollicite l’attention du géographe et les premiers démêlés avec les ornières sont presque les bienvenus. Tandis qu’au Nord, la vue s’étend sur mêmes ondulations sans caractère, dénudées et comme privées de vie, l’œil est attiré vers le Sud par la silhouette de collines assez escarpées. Aux sommets boisés, aux villages accrochés dans les vallons qui festonnent les hauteurs, nous reconnaissons la grande côte de la Bessarabie centrale aperçue près de Kichinev. C’est son extrémité qui se dresse ici à 450 mètres, formant le plus haut relief de la Bessarabie. Nous
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retrouvons le Codru avec son peuplement purement roumain.
Les Codreani de Cornesti se sont soulevés jadis contre les Russes au moment où il était question de supprimer les privilèges des rezeshi, paysans propriétaires libres depuis le temps des princes moldaves.
Devant nous, vers l’Ouest, le relief commence à descendre vers le Prut, dont la vallée, encore invisible, est à plus de 200 mètres en contre-bas. Aux molles ondulations du sol, succèdent des croupes allongées, de plus en plus étroites, des vallées de plus en plus creusées, où les villages se multiplient.
L’horizon est menaçant de ce côté. Il faut se hâter. Pendant que nous dévalons dans les creux et grimpons sur les hauteurs, l’orage avance sur nous comme un mur sombre. La dernière image qui me reste est celle d’un paysage fantastique. Au loin, vers le Sud, le soleil éclaire encore les cimes du Codru de Cornesti ; une buée cache la vallée du Prut ; sur un fond bleu de cobalt foncé, presque noir, les croupes voisines s’enlèvent avec des tons d’un vert presque jaune, dans une lumière blafarde qui détaille les maisons, les arbres et les vignes. De larges gouttes tombent, et soudain c’est la nuit. Nous ne devions plus en sortir.
La fin du jour disparaît dans les rafales suivies d’une ondée persistante. Lamentablement l'auto glisse, dérape, s’arrête embourbée... Nous passons le pont du Prut à près de dix heures du soir. Aussitôt c’est la route solide, sur laquelle l’auto file à toute allure. On a l’impression de rentrer dans un pays civilisé.
... Enfoncé dans les coussins, bercé par le ronflement régulier du moteur, je songe à tout ce que j’ai appris de cette tournée rapide... Des images montent et se succèdent rapidement : vastes horizons des steppes, grandioses et monotones, paysages riants du Codru roumain, majestueux méandres du Dniester avec leurs falaises et leurs villes pittoresques; — je revois les deux vautours s’envolant devant l’auto... le marché de Kubéï et la dispute avec le marchand refusant le billet roumain... le pasteur Hase à la barbe blonde m’expliquant pourquoi les Allemands sont ralliés au nouveau régime;
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j’entends les discours des instituteurs de Soroka et des professeurs de Kichinev, tout vibrants de patriotisme roumain...
Que répondrai-je à ceux qui me demanderont ce que j’ai vu, ce que vaut ce pays, et ce qu’il veut?... Pays merveilleusement riche, d’un prix inestimable pour la Roumanie. Population très mêlée dans le Sud et dans toutes les villes, purement roumaine au centre. Paysans ignorants, bourgeoisie russifiée... Mais laissez les choses suivre leur cours naturel. Le ralliement définitif à la Roumanie est en train de s’accomplir. *
EM. DE MARTONNE