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Si surprenant qu’il puisse être pour un linguiste de profession, l’article que M. E. Naville, l’éminent égyptologue de Genève, vient de publier dans «Scientia» (1) rend un véritable service: les spécialistes se rendent souvent mal compte des réserves que les savants qui cultivent d’autres spécialités sont tentés de faire sur les résultats qu’ils obtiennent, et il est intéressant de voir sur quels singuliers malentendus reposent les doutes que peut avoir un orientaliste de premier rang sur les conclusions de la grammaire comparée.
Avant de saisir l’objection fondamentale de M. Naville, il faut d’abord écarter d’un mot, pour les lecteurs qui ne connaissent pas la question, quelques-unes de ses observations.
M. Naville considère la graphie d’une langue comme un de ses caractères essentiels; pour lui, l’absence d’orthographe est un trait caractéristique des patois, et les langues sémitiques écrites seraient caractérisées par les mots à trois (consonnes) radicales et par l’écriture sans voyelles. En fait ce dernier trait n’est pas exact; car, outre le babylonien, il y a au moins une langue sémitique où les voyelles sont régulièrement notées, à savoir l’éthiopien. Et d’ailleurs la façon d’écrire une langue est tout à fait indépendante de cette langue: noté avec l’alphabet latin ou avec l’alphabet cyrillique, le serbo-croate littéraire reste une seule et même langue. Tout ce que l’on peut dire, c’est que tel ou tel système de notation convient plus ou moins bien à telle ou telle langue. Il se trouve en effet qu’une graphie où seules les consonnes sont notées systématiquement est praticable dans les langues sémitiques: les consonnes y fournissent
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le sens des mots, et les voyelles ont un rôle uniquement grammatical et se laissent par suite deviner dès qu’on connaît le mouvement général de la phrase. On peut donc dire qu’une graphie sans voyelles convient aux langues sémitiques, mais seulement en ce sens qu’elle y présente un peu moins d’inconvénients que dans la plupart des autres idiomes.
Dans le détail, les exemples cités sont souvent inexacts. Ainsi, M. Naville cite comme exemple de variété des langues de sauvages le groupe des langues bantoues en Afrique ; or on sait que précisément le groupe bantou présente une singulière unité et que les langues qui le composent sont très pareilles les unes aux autres. Il n’y aurait qu’à mettre les langues du Soudan à la place, et l’exemple deviendrait excellent.
M. Naville dit qu’on parle avec mépris des dialectes et des patois. Le on en question ne comprend pas les linguistes ; c’est précisément l’un des dogmes de la linguistique, depuis maintenant près de cent ans, et surtout dans les quarante dernières années, que les langues populaires sont l’objet essentiel de la linguistique, et que les phénomènes capitaux de l’évolution linguistique ont lieu dans les langues populaires. On commence même de s’apercevoir qu’on a exagéré le parti-pris de chercher dans les parlers populaires l’origine de toutes les innovations linguistiques.
II serait déplacé de relever toutes les méprises de ce genre. L’objet de la présente note est seulement de profiter de l’article de M. Naville pour rectifier une erreur qu’on commet souvent et pour marquer exactement l’objet de la linguistique comparative.
M. Naville reproche aux linguistes de croire que la langue « serait née adulte, revêtue de certaines formes et de certains caractères, dans deux ou trois foyers différents ». En réalité, ce qui d’après lui serait ancien, c’est la diversité ; les patois ne seraient pas des déviations d’une langue mère; ils représenteraient un type archaïque et auraient gardé des caractères « primitifs ».
Aucun linguiste n’a aujourd’hui les idées que suppose M. Naville. Sans doute, lors des débuts de la grammaire comparée, ses fondateurs, Bopp et encore Schleicher, ont eu le tort de croire que les langues indo-européennes auraient eu à leurs débuts une période de perfection et que tout le développement ultérieur aurait été une longue décadence. Mais ces idées sont abandonnées depuis plus de quarante ans. On s’accorde maintenant à admettre que les diverses langues du groupe indo-européen, le latin, le celtique, le germanique, le grec, etc., sont des transformations — et non pas des déformations — diverses d’un seul et même idiome, qu’on est convenu d’appeler en français l’indo-européen commun, et que les Allemands nomment indogermanisch (M. Naville dit indoger-
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manique). On ne reconnaît à cette langue aucune perfection particulière ; on est arrivé à y discerner des différences dialectales, et on y a noté des anomalies. C’est une langue « quelconque » qui s’est répandue sans doute par colonisation et par conquête, tout comme l’ont fait ou le font encore à date historique la langue des Romains, la langue des Arabes, la langue des Espagnols, la langue des Anglais, la langue des Russes, et tant d’autres, et qui, comme le latin, l’arabe, l’espagnol, l’anglais ou le russe, est le résultat d’une évolution historique complexe. L’indo-européen commun est de quelques siècles plus ancien que le sanskrit ou le grec; il n’était ni plus « parfait » ni plus « primitif ». Le sémitique commun est plus ancien que le babylonien ou l’hébreu ; il n’est pas une langue plus « pure » ni plus « primitive ». Les langues communes qu’on suppose pour expliquer les concordances entre les langues attestées en fait ne nous rapprochent pas sensiblement des origines du langage; elles sont « adultes », parce que tout le développement qui a conduit des débuts du langage humain à la constitution de langues complètement organisées leur est antérieur dans une mesure qui, pratiquement, est infinie.
Toute la question est de savoir si les faits dont on dispose autorisent à supposer ainsi l’existence de langues communes, propres d’abord à des groupes d’hommes assez étroits, dont l’usage se serait étendu par suite d’événements historiques et qui se seraient différenciées : l’indo-européen commun, le sémitique commun, le finno-ougrien commun, le bantou commun, etc. Mais le seul moyen qui permette de rendre compte des concordances innombrables qu’on observe entre le grec, le latin, le germanique, etc. ou de celles que l’on observe entre l’arabe, l’hébreu, le babylonien, etc. est l’hypothèse qui consiste à admettre qu’il y a eu, à un moment donné du passé — moment qui n’est sans doute pas aussi éloigné qu’on l’a souvent cru —, une langue indo-européenne, une langue sémitique, etc., qui se sont ensuite différenciées en grec, latin, germanique, etc. ou en babylonien, hébreu, arabe, etc. exactement comme le latin s’est différencié en italien, espagnol, français, etc. Il n’y a là aucune scolastique ; on se borne à utiliser des faits d’observation.
Si l’hypothèse avait besoin d’être confirmée, elle trouverait sa preuve dans le fait — qui est aussi un fait d’observation — que les langues en question sont d’autant plus semblables entre elles qu'on peut les observer à une date plus ancienne. Le grec le plus ancien et le sanskrit le plus ancien sont beaucoup plus semblables entre eux que ne le sont le grec moderne et l’hindi: le latin est beaucoup moins différent du norrois runique que le français ne l’est du suédois. La langue sémitique qui, à beaucoup d’égards, donne l’idée la plus juste du sémitique commun, l’arabe — et non l’hébreu, comme parait le croire M. Naville —, présente, dans ses transfor-
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mations faites à date historique, comme un raccourci des transformations qu’on est obligé de supposer, pour des époques préhistoriques, en hébreu ou en araméen. La découverte de faits nouveaux a souvent confirmé du reste les conclusions obtenues par voie comparative; ainsi l’arabe classique avait une déclinaison à trois cas, qui s’est éliminée à date historique et que les parlers arabes modernes ne connaissent plus; d’après des restes conservés dans d’autres langues sémitiques, surtout en hébreu, on avait été amené à supposer que le sémitique commun avait eu une déclinaison du type de celle de l’arabe classique, et que l’hébreu et l’araméen avaient perdu cette déclinaison avant l’époque historique comme l’arabe l’a perdue plus tard ; on n’a donc pas été surpris de retrouver exactement cette déclinaison dans les plus anciens textes babyloniens, alors que le babylonien d’époque postérieure l’a éliminée, comme l’araméen. D’une manière générale, le babylonien a évolué très vite, sans doute parce qu’il a été de bonne heure une langue de civilisation et la langue d’un grand empire. Il ne faut jamais oublier que la rapidité avec laquelle les langues évoluent varie beaucoup et dépend des conditions extérieures dans lesquelles ces langues se trouvent placées.
Sans doute on admet que les langues communes ainsi supposées présentaient une régularité grammaticale. Mais c’est ce qui se constate dans toutes les langues qui ont pu être observées en fait : les parlers populaires, les langues de demi-civilisés offrent une régularité grammaticale aussi et parfois plus grande que les langues littéraires. M. Naville parle d’un paysan français qui, au lieu de je suis dirait j’étions; il serait utile de savoir où il l’a observé. Ce qui est vrai, c’est que, dans beaucoup de parlers français, le pronom nous de la lère personne du pluriel a été remplacé par je, sans doute parce que la forme était suffisamment caractérisée par la finale -ons; mais dans ces patois, je suis (prononcé je seu) est bien distinct de je sons « nous sommes ». On sait que le grand égyptologue de Berlin, M. Erman, a constitué une grammaire précise de l’ancien égyptien ; en le faisant, il n’a commis aucun anachronisme, quoiqu’on dise M. Naville; il n’a fait que chercher dans l’égyptien la régularité qu’on observe dans toutes les langues, anciennes ou modernes; il appartient naturellement aux égyptologues de décider si dans le détail les déterminations de M. Erman sont exactes, comme le croient en effet la plupart des égyptologues de la nouvelle génération; mais, quoi qu’il en soit de ce point de fait, la tentative de constituer une grammaire de l’ancien égyptien est non seulement légitime, mais nécessaire, et il ne peut y avoir une philologie égyptienne que si la grammaire historique de l’égyptien est solidement établie. L’erreur fondamentale de M. Naville est de croire qu’il existe des idiomes, connus par des textes anciens ou observés à
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l’époque actuelle, qui donnent une idée d’un état « primitif » du langage humain.
L’un des avantages principaux de la grammaire comparée, c’est qu'elle rend compte des anomalies de telle ou telle langue en montrant que les formes anomales sont les débris de grandes catégories qui ont été normales dans une période plus ancienne. Ainsi la comparaison de langues plus anciennement attestées, comme le grec et surtout le sanskrit, a révélé dans des formes comme est et sunt du latin, ist et sind de l'allemand les débris d’un grand type verbal, qui est encore largement représenté, presque normal, en sanskrit, et qui était tout à fait normal en indo-européen commun.
Le fait que l’on suppose l’existence d’un indo-européen commun, d’un sémitique commun, etc. n’exclut pas que, aux dates — d’ailleurs diverses — où se sont parlées ces langues, il ait existé dans le monde une bigarrure d’idiomes pareille à celle qu’on observe aujourd'hui. On sait en effet que ces langues en ont remplacé d’autres sur la plus grande partie des territoires qu’elles occupent ; et aussitôt qu’elles se sont répandues, on les voit se différencier à nouveau, et l’unité presque réalisée un instant sur un certain domaine tend à se briser.
Il est bien vrai qu’on ignore où et quand ont été parlées ces langues communes ; cela va de soi puisqu' il s’agit de faits préhistoriques. On ne fait pas de géographie ni de chronologie sans témoignages positifs et précis. Par des moyens linguistiques on peut déterminer en quelque mesure la structure d’idiomes dont des circonstances le plus souvent inconnues ont déterminé l’extension sur de vastes domaines et qui, en s'étendant, se sont différenciés avec le temps. Mais ces moyens linguistiques ne sauraient remplacer des documents historiques et ne permettent pas de conclusions historiques. On ne sait en quel pays ni en quel temps exactement ont vécu les gens qui parlaient l’indo-européen commun ; c’est que la nation dont cette langue était l’idiome n’écrivait pas et que par suite elle n’a pas d’histoire.
Historien, M. Naville a mal vu en quoi consiste la méthode toute particulière de l’histoire des langues. Qu’il essaie de la pénétrer et il s’apercevra qu’il n’y a là aucune scolastique, mais simplement une manière, assez subtile, il est vrai, d’interpréter les faits que fournissent les documents anciens et les parlers modernes.
Paris, Collège de France.