Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Antoine MEILLET, « La Langue Arménienne », La Voix de l’Arménie, 1, 1er janvier 1918, pp. 8-11.


[8]

Il y a nation là où un ensemble d’hommes a le sentiment et la volonté de former un groupe à part, ayant ses traditions, ses usages et ses aspirations d’avenir. Rien ne marque plus nettement l’existence d’une nation que la possession d’une langue qui lui soit propre.

Aucune nation n’a depuis deux mille ans, montré plus fortement sa volonté d’être que la nation arménienne. Aucune nation n’a maintenu avec plus de ténacité ni cultivé avec plus de soin une langue qui lui soit particulière.

L’arménien n’a pas été écrit avant le temps où l’église chrétienne a eu besoin, pour son apostolat, d’une traduction des Livres Saints et des rituels. Mais depuis que, au Ve siècle d’après la tradition, un peu plus tard peut-être, les premiers traducteurs ont constitué une langue littéraire arménienne, cette langue n’a cessé d’être écrite, et les textes déjà écrits n’ont cessé d’être transmis, même aux moments les plus sombres de l’histoire du peuple arménien.

L’arménien fait partie du grand groupe des langues indo-européennes auquel appartiennent, avec les langues aryennes de l’Inde et les langues de l’Iran, presque toutes les langues parlées en Europe.

Parmi ces langues, il forme un groupe spécial, qui ne dépend d’aucune autre et n’a de liens particulièrement
[9]
étroits avec aucune autre. Il est à part, tout autant que des groupes parlés par des sujets plus nombreux, comme le germanique et le slave.

Chaque langue indo-européenne a pris avec le temps un aspect propre, qui tient à ce que le fonds identique hérité de la période de communauté indo-européenne a été modifié de manières diverses suivant les circonstances. L’arménien est de l’indo-européen transporté dans les vallées et les hauts plateaux de l’Arménie et adopté par des populations qui parlaient antérieurement de tout autres langues. L’indo-européen ainsi transporté a pris par là même un aspect nouveau : ce n’est sans doute pas un hasard que les consonnes de l’arménien soient presque identiques aux consonnes géorgiennes, et que les voyelles arméniennes se distinguent très peu des voyelles géorgiennes.

Tout en conservant beaucoup de traits de l’indo-européen commun et en se dénonçant, au premier coup d’œil, pour une langue apparentés au sanskrit, au grec, au latin, au slave, etc., l’arménien a pris ainsi un aspect original qui le différencie profondément de toutes les autres langues de la famille indo-européenne.

Tel est le premier grand fait que révèle au linguiste l’examen de la langue arménienne sous la forme où elle a été fixée par les premiers traducteurs.

Il y a un autre fait non moins curieux.

Les premiers linguistes qui ont examiné l’arménien ont eu l’impression que cette langue appartient à l’un des deux dialectes du groupe indo-iranien, le dialecte iranien. On sait maintenant que cette première impression était fausse et que l’arménien n’est pas une langue iranienne, que ses origines sont indépendantes de celles du persan. Mais il faut expliquer les données qui avaient occasionné cette erreur.
[10]
On rencontre en arménien une foule de mots qui sont évidemment iraniens, ainsi azat (libre), ambar (grenier), etc. La présence de ces mots appelle une explication. Or, l’histoire en rend compte immédiatement.

L’Arménie a été gouvernée par des chefs parthes durant les siècles qui ont immédiatement précédé et suivi le début de l’ère chrétienne, à peu près comme l’Angleterre a été dominée par des chefs franco-normands après l’expédition du Guillaume le Conquérant. De même que les Anglais ont emprunté à la noblesse normande une infinité de mots français et ont donné ainsi un caractère à demi-français à leur vocabulaire, les Arméniens ont emprunté un grand nombre de mots iraniens à la noblesse parthe qui dominait chez eux.

Et en effet les mots iraniens qu’on trouve en arménien ne sont pas des mots persans ; ce sont des mots parthes fixés sous la forme qu’ils avaient au moment où ils ont été empruntés. Les mots ont été parfaitement assimilés par la langue ; ils se distinguent difficilement des mots indigènes, et l’on n’a presque pas le moyen de décider si tel ou tel mot est indigène ou emprunté au dialecte iranien des Parthes.

En somme, les rapports entre l’arménien et le persan sont exactement comparables à ceux qu’on observe entre l’anglais et le français.

Avant la date où des missionnaires ont répandu le christianisme en Arménie, il ne semble pas que l’arménien ait fait d’emprunts notables ni au grec ni à l’araméen. Les emprunts au grec et au syriaque, qui ne sont ni très nombreux ni surtout très importants, ont le caractère d’emprunts à la langue religieuse. La Grèce ancienne n’a exercé sur l’Arménie aucune action, et il n’y a pas en arménien un mot qui puisse passer pour avoir été emprunté directement au grec avant l’ère chrétienne.

L’action directe de la civilisation occidentale sur l’Ar-
[11]
ménie ne commence pas avant l’époque où le pays a subi l’influence du christianisme.

Il suffit donc d’observer la langue telle qu’elle a été écrite par les premiers traducteurs pour tirer de cet examen des conclusions précieuses sur l’histoire de la nation arménienne.

La nation arménienne se rattache directement à la nation indo-européenne dont la plupart des peuples de l’Europe ont conservé la langue en la transformant chacune à leur manière.

Les éléments indo-européens qu’elle comprend ont subi un mélange avec des éléments caucasiques, dont la structure de la langue manifeste l’influence profonde.

La nation arménienne ainsi constituée est, dans le groupe indo-européen, une nation autonome, qui n’a de liens particuliers avec aucune autre.

La domination de la noblesse parthe, sans exercer une action sur le système de la langue, a provoqué l’emprunt d’un très grand nombre de mots iraniens par l’arménien ; ces emprunts montrent combien grand a été en Arménie le prestige de la noblesse parthe ; mais le fond de la nation n’a pas changé pour cela.

Quant à l’action de la civilisation occidentale, elle ne se traduit dans le vocabulaire qu’à partir de la christianisation du pays. Jusque là, les Arméniens sont demeurés à l’écart du monde hellénique et italique. Ils ont reçu la civilisation occidentale à peu près dans les mêmes conditions que les peuples de langue germanique et de langue slave.