[41]
Depuis le moment où ils apparaissent dans l'histoire, les Slaves souffrent de leur situation géographique.
Dès avant le début de l'époque historique, leur domaine est continental, séparé de la mer. Or, c'est par la mer que s'est répandue la civilisation méditerranéenne sur laquelle repose la civilisation moderne. Les Grecs qui ont été les principaux inventeurs de cette civilisation et qui l'ont propagée étaient un peuple de la mer et qui s'est rarement éloigné des régions côtières ; pour la faire pénétrer dans les régions continentales, il a fallu les conquêtes macédoniennes et les conquêtes romaines. Ni les unes ni les autres n'ont atteint les peuples de langue slave.
Quand, à l'époque des invasions, les Slaves sont entrés en contact avec la civilisation gréco-romaine, elle était bien déchue. Ce n'est d'ailleurs qu'au IXe siècle qu'on a commencé à traduire en slave des textes chrétiens. Et, à part les textes sacrés, ce qu'on a traduit ou adapté a été souvent ce qu'il y avait de plus misérable. Ainsi on a un recueil d'homélies et de vies de saints traduites du grec dans un vieux manuscrit slave connu sous le nom de Suprasliensis : les traducteurs ont fait choix d'un amas de platitudes et d'insanités.
Néanmoins, dès le moyen âge, il a commencé de se développer chez les Bulgares, chez les Serbes, chez les Busses, chez les Tchèques, une culture en langue nationale. Mais partout les événements historiques en ont arrêté le développement: l'invasion de populations asiatiques, à l'est, la pression allemande, à l'ouest, ont empêché les peuples de langue slave de développer de façon suivie une civilisation originale et de poursuivre les œuvres qu'ils entreprenaient.
[42]
Ce n'est qu'à l'époque moderne que ces peuples ont pu se donner des littératures originales. Et encore les difficultés ont-elles été grandes. L'essai de littérature en serbe fait à Raguse au XVIe siècle n'a pu se poursuivre. Les partages de la Pologne ont entravé le développement d'une culture proprement polonaise, heureusement sans empêcher de grands écrivains de donner à la nation une belle littérature. Seule, la Russie a pu, sans autres entraves que celles que l'autocratie imposait à l'expression de la pensée, développer large-ment une culture en langue slave depuis la fin du XVIIIe siècle.
Donc, tandis que les peuples qui emploient des idiomes romans ou germaniques ont depuis longtemps des civilisations nationales, s'exprimant à l'aide de leurs langues nationales, les peuples de langue slave n'ont pu encore, pour la plupart, même au XIXe siècle, même au XXe, que travailler à en poser les fondements, ou bien, là où les fondements existaient, n'ont pu librement construire.
La guerre qui, depuis 1914, agite le monde, a créé une situation nouvelle. A côté de la Russie, bouleversée par une révolution à la fois politique et sociale, mais qui retrouvera nécessairement un équilibre, il s'organise une série de nations slaves. La Pologne a recouvré son indépendance et son unité; Tchèques et Slovaques constituent un Etat un; Serbes, Croates et Slovènes s'unissent en une Slavie méridionale (Yougoslavie) ; la Bulgarie, qu'une politique coupable et maladroite a séparée de l'ensemble des Slaves durant cette guerre, garde néanmoins sa place.
De la Baltique à l'Adriatique et à la mer Egée, il y a, à l'ouest de la Russie, une suite presque ininterrompue d'Etats ayant pour idiomes des langues slaves.
Un problème se pose. Chacune de ces nations est relativement petite; la plus nombreuse, la nation polonaise, ne dépasse guère, dans le domaine où elle est compacte et où elle peut former un Etat, une quinzaine de millions d'hommes; chacune des autres en compte à peine une dizaine de millions. Rétablies depuis un temps assez court, n'échappant à des dominations étrangères ou à des influences étrangères que depuis peu, ces nations ont presque tout à faire pour constituer les conditions nécessaires à la civilisation moderne. Pour résister à la nation allemande, réduite par la guerre à son domaine légitime, mais puissante par sa masse compacte
[43]
et aussi par son acquis, par sa capacité de travail, par son énergie, les nations slaves: polonaise, tchécoslovaque, slave méridionale et bulgare, devront grouper leurs forces, s'unir et travailler en commun. Elles ne peuvent beaucoup compter sur la Russie que la révolution a profondément troublée, qui aura besoin d'un long temps pour se remettre et qui d'ailleurs, fière de son énorme masse, a toujours montré un faible sens de l'unité slave et n'a jamais fait de concessions à la solidarité slave.
Outre les nécessités politiques qui devraient amener les nations slaves à s'appuyer les unes sur les autres et à former, si elles veulent vivre, une fédération, il faudra tenir compte de ce qu'exige la civilisation. Chacun des peuples de langue slave sera, de longtemps, hors d'état de se donner dans sa propre langue tous les manuels, tous les ouvrages de références, tous les livres nécessaires. Les hommes cultivés de chaque nation du groupe devraient pouvoir communiquer aisément avec les autres Slaves, profiter de ce qui se fera de bon chez les autres. Pour la civilisation comme pour la politique, les Slaves devraient mettre à profit ce qu'ils ont d'unité, et former, en quelque mesure, une communauté.
Le principal élément d'unité qu'aient les Slaves est la langue: quoi qu'on puisse penser du lien qui existe entre langue et nation, c'est un fait que l'on considère comme slaves les peuples qui emploient des langues slaves et ceux-là seulement, et que les limites du monde slave sont celles des langues slaves.
A aucun moment de l'histoire, les peuples parlant des langues slaves n'ont formé une unité politique, et l'on n'a pas de raisons de croire que, à quelque époque préhistorique, il y ait jamais eu un État slave un. La comparaison des langues slaves montre que, vers le VIIe ou le VIIIe siècle ap. J. C, les populations dont le parler est devenu avec le temps les langues slaves modernes formaient, au point de vue linguistique, une unité, et que les différences de parler qui existaient déjà entre elles n'étaient pas de nature à les empêcher de se comprendre aisément. Mais, si une unité linguistique de cette sorte suppose chez les populations où elle existe le sentiment de former une nation une, elle ne comporte pas nécessairement une unité politique, même lâche. Il semble que, comme l'unité indo-européenne, l'unité slave ait été une unité de ci-
[44]
vilisation, non une unité politique. Gomme les Germains et les Celtes, les Slaves se groupaient sans doute en clans politiquement indépendants les uns des autres, et le sentiment net qu'ils avaient de former une unité nationale distincte ne les a pas conduits à organiser ou du moins à maintenir de manière durable un État un, susceptible de les représenter en face des nations voisines.
Depuis le VIIIe siècle, l'unité linguistique slave tend à se briser. Les groupes d'hommes qui parlent slave ont été isolés les uns des autres par les événements historiques. Il s'est constitué des nations distinctes, entre lesquelles les rapports sont devenus lâches ou même ont cessé tout à fait. Il n'y a plus eu une langue slave légèrement différenciée en dialectes, mais des langues distinctes: le russe, le polonais, le tchèque, le serbo-croate, le bulgare; et dans chacun de ces groupes, chaque région, souvent même chaque localité, a eu son développement linguistique autonome. Aujourd'hui le monde slave emploie des parlers bien divers, et il a jusqu'à six langues de civilisation distinctes : russe, ukrainien, polonais, tchèque, serbo-croate, bulgare.
***
Néanmoins, il subsiste actuellement encore des restes considérables de l'ancienne unité, et les populations dont les langues continuent le slave commun du VIIIe siècle ap. J. C. ont aujourd'hui des parlers dont les ressemblances sont sensibles et susceptibles d'être pratiquement utilisées.
Il n'importe pas de rechercher en quelle mesure les populations qui se servent maintenant des langues slaves descendent de celles qui au VIIIe siècle parlaient le slave commun. Soit dans l'Allemagne orientale, soit en Grèce, des populations qui autrefois étaient de langue slave ont perdu leur langue et maintenant parlent allemand en Allemagne, grec en Grèce. Inversement, beaucoup de gens qui en Russie parlent russe sont des descendants de populations dont les ancêtres parlaient finnois ou du moins se sont mêlés à des populations dont la langue était le finnois; les parlers serbo-croates d'Illyrie et des îles dalmates ont en grande partie remplacé des parlers romans; il est connu que la nation bulgare a eu autrefois un idiome de type turc et que les Bulgares actuels résultent
[45]
d'un mélange de populations slaves avec des allogènes. Le seul point de vue considéré ici est le point de vue linguistique, le seul qui importe, puisque l'on s'accorde à considérer comme slaves seulement les populations qui emploient des parlers slaves.
Des restes de l'ancienne unité se reconnaissent dans toutes les parties de ces parlers: prononciation, grammaire, vocabulaire.
Sans doute, la prononciation varie beaucoup d'une langue slave à l'autre. Mais il y a aussi beaucoup de traits communs. Le système des voyelles est presque partout simple, comportant essentiellement les voyelles a, e, i, o, u (ou français) avec peu de nuances. Le système des consonnes comporte seulement deux formes nettes du type occlusif: p, t, k et b, d, g (le g manquant seulement dans certaines langues); un système complet de sifflantes et de chuintantes, s et z, et les sons qu'on note en français par ch et j, enfin un système de consonnes du type de ts (dans tsar «empereur») et dz, tch (comme le ch de anglais church, le c de italien ci) et dj ; très peu de spirantes: on trouve à peu près partout une spirante du type de ch allemand, nulle part la spirante dentale du type de th anglais. Les divers Slaves peuvent arriver sans trop de peine à prononcer de manière sinon correcte et agréable, du moins intelligible, chacune des langues du groupe.
Le parallélisme des grammaires est beaucoup plus complet que celui des prononciations.
Dans toutes les langues slaves, certains éléments phonétiques des mots affectent des formes variables au cours de la flexion et de la formation des dérivés. Ainsi dans un verbe tel que celui qui signifie «cuire», un k alterne avec un tch suivant la personne ; le parallélisme des langues slaves ressort du rapprochement des formes suivantes dans cinq langues slaves :
russe |
polonais |
tchèque |
serbo-croate |
bulgare |
|
2e personne du pluriel |
petchéte |
pieczete[1] |
petchete |
petchete |
petchete |
3e personne du pluriel |
pekut |
pieką |
pekou[2] |
pekû |
|
Infinitif |
petch' |
piec |
peci |
peći |
» |
[46]
Une voyelle, variable suivant la langue, e ou o en russe, e en tchèque, ie ou io en polonais, a en serbo-croate, ǝ en bulgare, alterne avec l'absence de voyelle. Ainsi l'on a au cas sujet du nom du «chien» au singulier et au pluriel :
russe |
polonais |
tchèque |
serbo-croate |
bulgare |
|
singulier |
pës |
pies |
pes |
pas |
pas |
pluriel |
psy[4] |
psy |
psi |
psi |
pse |
Les alternances de cette sorte traversent la grammaire de toutes les langues slaves.
Toutes les langues slaves ont des flexions de type archaïque, dont la structure est analogue à celles du grec ancien ou du latin. Et ces flexions sont demeurées très semblables les unes aux autres. Soit par exemple le présent d'un verbe tel que russe bosti, polonais bos'c', tchèque buosti, serbo-croate bosti ; on a les flexions suivantes :
russe |
polonais |
tchèque |
serbo-croate |
bulgare |
|
singulier |
|||||
bodu |
bodę |
bodu |
bodēm |
bode |
|
2e » |
bodëch |
bodziesz |
bodech |
bodēch |
bodech |
3e » |
bodët |
bodzie |
bode |
bodē |
bode |
pluriel |
|
|
|
|
|
1e pers. |
bodëm |
bodziem |
bodeme |
bodēmo |
bodem |
2e » |
bodéte |
bodziete |
bodete |
bodēte |
bodete |
3e » |
bodút |
bodą |
bodou |
bodû |
bodǝt |
A quelques détails de prononciation ou de forme près, c'est évidemment le même type. Sauf en bulgare, où la déclinaison n'a pas subsisté, on montrerait aisément le même parallélisme dans la flexion des noms.
A n'envisager que la structure générale, toutes les langues slaves ont une même grammaire: les détails varient; le système est partout le même et souvent les formes sont identiques dans toutes les langues ou dans la majorité d'entre elles.
Quant au vocabulaire, il comporte partout un même fonds de mots pour presque toutes les notions courantes.
La ressemblance des mots va souvent jusqu'à l'identité. Ainsi ce que le français rend par la préposition «sans» est rendu par bez à la fois en russe, en polonais, en tchèque, en serbo-croate et en bulgare; le nom du «nez», nos, est le même
[47]
dans toutes ces langues; à la place de l'accent près, le nom de l'«eau», voda, est le même, etc.... Les exemples peuvent être multipliés.
Dans un grand nombre de cas, l'identité n'est pas parfaite; mais les différences d'une langue à l'autre tiennent seulement à la manière différente dont les langues slaves ont traité une même forme du slave commun et se traduisent par des correspondances régulières et dont les sujets parlants prennent conscience. Par exemple, là où Grands-Russes, Polonais, Serbo-Croates et Bulgares prononcent g, les Tchèques et aussi les Petits Russes (ou Ukrainiens) prononcent une spirante analogue à celle qu'ont certains Allemands à la fin d'un mot comme Tag; on note ce g spirant par h; néanmoins il ne peut échapper à personne que tchèque hasiti«éteindre» est le même mot que russe gasit’, polonais gasić, serbo-croate gasiti. De même tchèque noha «pied» et noga des autres langues ne se distinguent que par la place de l'accent — qui varie d'une langue slave à l'autre. Une correspondance comme celle entre russe oro, polonais ro, tchèque, serbo-croate et bulgare ra est évidente et permet à tous les sujets de comprendre presque immédiatement des rapports tels que les suivants:
russe |
polonais |
tchèque, serbo-croate et bulgare |
|
«barbe» |
boroda |
broda |
brada |
«herse» |
borona |
brona |
brana |
«bien portant» |
zdorovy |
zdrowy |
zdravi |
«ville» |
gorod |
gród |
grad (tch. hrad) |
«pois» |
gorokh[5] |
groch |
grakh (tch. hrach) |
et de même dans un grand nombre d'autres mots. Les correspondances d'une langue à l'autre ne sont pas toutes aussi claires et aussi régulières. Mais il n'y a presque pas de cas où l'identité du vieux fonds de vocabulaire slave ne soit pas sensible aux sujets parlants.
L'unité linguistique slave est donc beaucoup plus manifeste, et par suite beaucoup plus utilisable, que l'unité germanique, qui a été obscurcie par les développements fortement divergents de l'allemand, de l'anglais et du Scandinave, et même que l'unité romane, bien que les langues néo-latines soient plus semblables entre elles que ne le sont les langues germaniques.
[48]
Toutefois, pour grandes que soient leurs ressemblances, les langues slaves actuelles diffèrent profondément les unes des autres.
La prononciation russe, la prononciation polonaise, la prononciation serbe, par exemple, sont de types différents. Chaque mot russe reçoit, à une place variable suivant les mots, un accent très fort, et qui donne à chaque mot son aspect propre. Le polonais, au contraire, a un accent à place fixe, mais qui ne joue qu'un rôle secondaire. Enfin le serbe a un accent chantant et varié et, entre les voyelles, des différences de durée indépendantes de l'accent. Les différences sont telles que, à moins d'un apprentissage laborieux, un sujet parlant bien une langue slave prononce les autres d'une manière incorrecte et désagréable.
A l'exception près du bulgare, les grammaires des diverses langues slaves sont de type pareil; et elles offrent beaucoup de particularités ou toutes semblables ou identiques. Mais le détail varie d'une langue à l'autre. Soit par exemple le nom du «jour»: le russe oppose le nominatif den' «jour» au génitif dnia «du jour»; le polonais dzien’ à dnia; le tchèque den à dne; le serbo-croate dan à dana; le parallélisme des procédés est manifeste; mais qui connaît la flexion d'une langue ne connaît pas celle des autres pour cela, et le fait même que les variations ne sont que de détail contribue à rendre malaisée la connaissance précise d'une langue slave pour qui a la pratique courante d'une autre.
Pour le vocabulaire, les difficultés sont plus graves encore. Ce que les langues slaves ont en commun, c'est le vieux fonds de vocabulaire qui exprime les idées courantes et les plus générales. Ainsi les noms des parties du corps sont les mêmes partout ou du moins sont réductibles les uns aux autres en tenant compte des règles de correspondance entre les formes des diverses langues: pour la «main», on a — abstraction faite de l'accent — russe, tchèque et serbo-croate ruka, polonais ręka, bulgare rǝka; pour «pied», russe, polonais, serbo-croate et bulgare noga, tchèque noha; pour «tête», russe golova, polonais glowa, tchèque hlava, serbo-croate et bulgare glava, etc.... Mais ce fonds commun est limité.
[49]
Des manières usuelles de s'exprimer, où le linguiste discerne les éléments communs, ont pris cependant des aspects tout à fait distincts. Ainsi «aujourd'hui» se dit «ce jour-ci» partout; mais la forme russe est sevodnia, la forme polonaise dzis' ou dzisiaj, la forme tchèque dnes, la forme serbe danas, la forme bulgare dnes, dneska ; les ressemblances ne se voient pas du premier coup. Et surtout dès qu'on touche aux faits de civilisation, les différences apparaissent. Les peuples slaves ont en effet subi des influences différentes ; ils ont depuis longtemps cessé d'appartenir aux mêmes groupes de civilisation, et les vocabulaires abstraits et techniques ont divergé. Qu'on prenne par exemple une notion abstraite telle que celle de «forme» ; la manière de l'exprimer diffère d'une langue slave à l'autre: tandis que le polonais se sert d'un mot ksztalt emprunté à l'allemand gestalt et que le tchèque connaît le mot roman forma, le russe a un vieux mat slave, obraz; mais sauf le bulgare qui a fortement subi l'action du russe littéraire au xixe siècle, aucune des grandes langues slaves n'a le mot obraz en ce sens: en serbe, obraz a pris le sens de «joue», sens qui se retrouve en bulgare, en polonais; en tchèque, le sens est «image, tableau, portrait»; en serbe c'est oblik qu'on emploie pour le sens de «forme», tandis que, en bulgare, oblïk désigne l'«expression du visage».
Dès le début de la période historique, les Slaves se partagent, les uns recevant la civilisation plutôt de l'Occident et les autres plutôt de Byzance. Ceux des Slaves qui appartiennent au groupe des églises orientales ont eu pour langue savante le slavon fixé au IXe siècle par Cyrille et Méthode, plus ou moins adapté à l'usage bulgare, serbe ou russe, et ils ont calqué des modèles venus de Byzance. Ceux qui appartenaient à l'église romaine ont subi l'influence du latin et de l'allemand. Sur les Russes et les Bulgares, l'influence de la langue des traducteurs a été très grande : le vocabulaire abstrait et savant du russe et, à sa suite, celui du bulgare provient essentiellement du slavon ecclésiastique ou a été fait à l'imitation des mots de ce vocabulaire. Au contraire, le vocabulaire abstrait et savant du tchèque et du polonais a été fait sous des influences latines et occidentales. Sur le domaine serbo-croate, les deux influences se sont croisées et l'on observe l'action de l'une et de l'autre. Pour dire «élément», le russe et le bulgare se servent de stikhia qui est le mot grec; le po-
[50]
lonais et le tchèque ont un même mot, dérivé de l'adjectif slave živ «vivant»: polonais žiwio, tchèque živel. En serbo-croate, on trouve à la fois le mot grec stikhija et le mot latin elemenat.
L'islam a fourni beaucoup de mots aux populations slaves sujettes dans le domaine méridional. Au fur et à mesure que les Slaves ont été libérés, ils ont, comme les Grecs, cherché à éliminer ces traces d'une ancienne servitude. Les mots islamiques ont été remplacés par des formations nouvelles faites avec des éléments indigènes et par des emprunts. Le bulgare a beaucoup pris au russe. Chez les Serbo-Croates, il y a eu des influences diverses, et l'élimination a été moins radicale : un mot d'origine arabe comme sahat (souvent contracté en sât) «heure» est demeuré usuel.
En acquérant au xixe siècle la culture moderne, les nations slaves ont dû élargir beaucoup leur vocabulaire et elles l'ont fait chacune d'une manière indépendante, et sous des influences propres à chacune, si bien que, au moment où elles recevaient les éléments de la civilisation européenne moderne, partout à peu près la même, elles ont attribué à des notions presque identiques des noms qui diffèrent d'une langue à l'autre. Jamais le vocabulaire slave n'a divergé autant qu'il l'a fait au XIXe siècle. Tantôt on a emprunté aux langues occidentales et tantôt on a calqué leurs procédés. De parti pris, on a adapté en formant le vocabulaire savant du tchèque moderne, si bien que ce vocabulaire est presque exclusivement slave, et néanmoins particulier au tchèque. Ainsi le «parti» politique est nommé partia en russe et en polonais; mais le tchèque a employé en ce sens strana «côté» ou le dérivé stranictvo ; le bulgare se sert de strana, et en serbo-croate on trouve à la fois strana et partija.
Pour un Slave, il est donc plus malaisé en principe d'entendre un discours abstrait qu'un discours relatif à la vie courante dans une langue slave autre que la sienne, à l'inverse de ce qui se passe dans les langues romanes, où il est plus aisé, à un Français par exemple, d'entendre un texte italien de caractère savant et abstrait qu'un discours familier dans la même langue.
Des Slaves du peuple parlant des langues différentes arrivent à s'entendre approximativement sans grand apprentissage, tandis que, même en sachant bien le russe, on ne com-
[51]
prend pas un exposé scientifique écrit en tchèque si l'on n'a pas la clé du vocabulaire abstrait des Tchèques.
* * *
Voici maintenant que les nations slaves autrefois privées de leur liberté recouvrent leur indépendance: Pologne, Tchéco-Slovaquie, Slavie du Sud (Yougoslavie), Bulgarie.
Ces quatre pays ont intérêt à collaborer; ils ont besoin les uns des autres, et la masse russe ne pourrait manquer de se grouper un jour avec eux s'ils s'entendaient. Dès lors l'unité slave, qui depuis longtemps n'a qu'une valeur linguistique, deviendrait en quelque mesure une réalité politique. Et à ce moment ce qui subsiste de l'unité linguistique slave aurait besoin, à son tour, d’être utilisé, restauré, développé. S'il est hasardeux de faire des pronostics, il est permis du moins de constater un état de choses qui ouvre certaines possibilités un peu lointaines.
Paris, Collège de France,
A. Meillet
[1] cz note en polonais le tch.
[2] ou note en tchèque u long.
[3] ǝ (e renversé) note une voyelle moyenne (sorte de eu français).
[4] y note une voyelle moyenne de timbre particulier.
[5] Le kh dans la transcription du russe, du serbo-croate, et du bulgare, note la spirante qui est notée par ch en allemand, en polonais et en tchèque.