Meillet-22a

Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- -- Antoine MEILLET: «L'unité romane», Scientia, vol. 31, année 16, 1922, p. 149-153.

 


[149]  
        Toute unité linguistique repose sur une unité de civilisation soit actuelle, soit passée.
        Les langues romanes fournissent la meilleure des illustrations de ce principe.
                   * * *
       S’il existe, une famille de langues romanes, ce n’est pas seulement parce qu’il y a eu un empire romain. Il y a eu un empire achéménide qui a duré plusieurs siècles, et dont l’importance historique a été grande; or, la langue perse ne s’est pas répandue pour cela dans les diverses satrapies du « grand roi ». Dans la partie orientale de l’empire romain, où le grec s’était implanté, le latin n’est pas devenu la langue commune.
        Pour amener la langue latine à remplacer en Italie puis en Gaule, dans la péninsule hispanique, en lllyrie et en Dacie les langues du pays, il a fallu quelque chose de plus et d’autre que la domination de Rome. Rome ne fournissait pas seulement un pouvoir fort, une organisation politique solide, l’ordre et la paix; les Romains apportaient aussi à l’Occident une civilisation qui était la plus haute encore connue par l’humanité.
        Sans doute, cette civilisation n’était pas originale. Pour tout l'essentiel, la culture latine est une transposition de la culture grecque. Et en tant qu’ils sont des termes de civilisation, qu’ils expriment des concepts élaborés par des savants ou des lettrés, les mots latins ont pris la valeur des mots grecs correspondants.
        Pour les mots techniques, la chose est évidente. Ainsi, en grammaire, les noms latins des cas de la déclinaison sont de simples calques des termes grecs; qui voudrait, en latin même, et par le latin, rendre compte d’une expression comme accusativus casus serait bien embarrassé. En réalité, le latin casus n’a pris le nom de
[150]  
f orme fléchie d’un mot, et en particulier de cas de la déclinaison, que parce que casus « chute » est la traduction normale du grec ptôsis et que les Grecs nomment ptôsis une forme fléchie et en particulier un cas de la déclinaison, cette manière d’utiliser le nom de la «chute» s’est instituée en grec; en latin, elle n’est qu’une imitation du procédé grec. Pour accusativus, les choses sont plus nettes encore: le sens grammatical de accusativus ne saurait en aucune manière être tiré du sens du verbe « accusare »; si l’on a formé « accusativus » c’est que le grec disait aitiatikê (ptôsis); or, l’adjectif aitiatikos du grec qui, dans son sens courant, se rapporte à l’idée d’« accuser », a pu avoir, d’autre part, une valeur technique, parce que les philosophes opposaient ce qui est « causé » (qui subit une action), aitiatikon, à ce qui cause (qui agit), aitia. On a ici un cas saisissant de l’impossibilité où l’on est d’expliquer le développement de sens de tant de mots latins, parce qu’au point de vue sémantique, ils sont des imitations de mots grecs.
        Les écrivains latins: Cicéron, le maître de la prose, Virgile, le maître de la poésie, se sont donné pour première mission de transporter en latin toutes les richesses du grec. Et c’est précisément parce qu’elle s’est enrichie de la pensée, de la haute culture que le grec permettait d’exprimer, que la langue latine est devenue la langue de tous ceux qui, en Occident, ont voulu se cultiver, et, comme le peuple tend généralement à reproduire le parler de l’élite, elle est devenue la langue de tout le monde.
                   * * *
        Mais, dès le début de l’Empire, la culture gréco-romaine semble avoir perdu sa puissance d’impulsion. Depuis le commencement de l’ère chrétienne, l’invention scientifique ou artistique est tarie: plus d’idées neuves, plus de formes neuves. On reproduit, on imite avec science, avec adresse les modèles anciens, on ne crée plus.
        Au IIIe siècle, la tradition même fléchit. La statuaire devient barbare. La ruine économique entraîne la ruine intellectuelle. Il y a eu, par la suite, des essais de relèvement, des renaissances. Mais jamais on n’est revenu au niveau ancien. A partir du IVe siècle, c’en est fait de la grande culture gréco-romaine.
        La dislocation de la culture a déterminé la perte de l’unité pour la langue qui représentait cette culture. Tant qu’on a écrit le latin sous l’influence de l’école et de la tradition littéraire, la langue est restée fixe. Mais cette fixité n’est qu’une façade; la masse des gens peu cultivés ou incultes cesse de subir l’action des gens cultivés, trop peu nombreux, trop peu actifs. Et dans chaque province, des tendances propres entraînent le latin en des directions différentes.
        Entre le IIIe et le IVe siècles après J. C. se sont produits les grands changements qui ont donné au latin des formes profondé-
[151 ] 
ment différentes suivant les régions de la Romania. Au IIIe siècle après J. C., il y avait encore un latin un, parlé seulement avec des accents un peu différents d’une province à l’autre; au IXe siècle, il y avait des langues différentes en Italie, dans la péninsule hispanique, dans la Gaule du Sud et dans celle du Nord, etc... Tout l’essentiel des changements qui caractérisent les diverses langues romanes s’est réalisé entre ces deux dates.
       L’unité de langue qui avait provoquée l’extension de la culture gréco-latine s’est brisée dès que cette culture a perdu son action.
                   * * *
        Mais il résulte de là que le latin sur lequel reposent les langues néo-latines: italien, français, espagnol, portugais, roumain, etc... n’est pas le latin de la haute culture, celui de Cicéron et de Virgile. C’est le latin de couches plus basses de la population.
        Ceci se marque dans le vocabulaire. Les mots qui ont subsisté dans les langues romanes ont souvent un caractère vulgaire ou familier. Ainsi ce n’est pas le nom normal de la « maison », domus, qui est représenté dans les langues romanes, c’est le nom, casa, de la petite maison de petites gens. Le nom du « foie » n’est pas le vieux mot iecur, c’est une forme prise à la langue des cuisiniers, ficatum (italien fegato, français foie, etc...). Le nom de la «bouche» qui a survécu n’est pas os, c’est un nom vulgaire, bucca. L’adjectif qui, en français, désigne les qualités esthétiques et morales les plus élevées, à savoir beau, représente un diminutif bellus qui servait à désigner la gentillesse, et parfois une gentillesse excessive et de mauvais aloi. Du fait qu’il est entré dans la langue normale, et que cette langue est devenue une grande langue de civilisation, le mot s’est anobli par la suite.
        Le caractère populaire du latin sur lequel reposent les langues romanes ne ressort pas seulement du vocabulaire. Bien des formes grammaticales le manifestent aussi. C’est une manière expressive et familière de parler qui a survécu quand on a remplacé au futur dicam par dicere habeo « j’ai à dire » d’où sort « je dirai ». C’est une manière populaire de s’exprimer qui fait que iste a été remplacé par des groupes tels que ecce iste que continue le français cet.
        Ainsi la ruine de la civilisation antique, qui a provoqué la destruction de l’unité linguistique latine, a eu en même temps pour conséquence une élimination des éléments savants du latin et le triomphe des éléments populaires.
                   * * *
        Toutefois la civilisation antique n’a pas sombré tout entière. Il s’est toujours trouvé des hommes pour en conserver en quelque
[152]  
mesure la tradition, et, de temps en temps, des circonstances favorables ont permis des renaissances.
        En Europe Occidentale, le latin est demeuré la langue dans laquelle s’exprimait toute pensée philosophique ou scientifique.
        Au fur et à mesure que les langues romanes sont devenues dans l’Europe Occidentale des organes de civilisation plus développés, elles ont emprunté au latin de l’Église et de l’École, qui était en Occident la langue de toute la science et de toute la pensée, plus de termes nécessaires à l’expression des notions abstraites. Ces emprunts étaient d’autant plus faciles que, dans la plupart des cas, on sent un certain rapport entre le terme de la langue courante et le terme savant correspondant : sans doute on ne peut tirer jonction de joindre; mais, même sans savoir le latin, et sans savoir quel est en latin le rapport entre iunctio et iungere, un Français relie actuellement jonction à joindre de même qu’il relie paternel à père, sans se rendre compte de la manière dont on passe de l’un à l’autre. A côté du vocabulaire traditionnel, il s’est constitué ainsi un vocabulaire savant dont beaucoup d’éléments entrent peu à peu dans l’usage courant.
        Or, ceci a abouti à rapprocher à nouveau les langues qui divergeaient. Car, tout en s’étant adaptées à la structure de chaque langue, ces formes prises au latin écrit sont actuellement très voisines les unes des autres. Soit, par exemple, le mot latin dominus, domina; il a pris des formes très différentes d’une langue à l’autre: donno, donna en italien, dueño (dono), dueña (dona) en espagnol, dono, dona en portugais, dame en français. Au contraire de ces formes qui ont subi des altérations au cours de leur transmission du latin aux langues romanes, les mots pris à la langue écrite apparaissent tout pareils les uns aux autres: dominare est représenté par italien dominare, espagnol et portugais dominar, français dominer, et dominatio (génitif dominationis) par italien dominazione, espagnol dominacion, portugais dominação, français domination.
        Ainsi la communauté de culture et la communauté de langue savante qui en est la conséquence ont réagi contre la différenciation qu’avait entraînée la ruine de la civilisation antique et qui avait abouti à briser le latin en plusieurs langues actuellement distinctes les unes des autres. La renaissance carolingienne, la science du moyen âge, le retour aux lettres antiques du XIIIe au XVIIe siècle ont servi tour à tour à restaurer l’unité romane que le peuple oubliait de plus en plus.
                   * * *
        La masse des emprunts au latin n’est pas le seul trait auquel se reconnaisse, dans la langue, l’unité de culture de l’Europe Occidentale. Les langues romanes ont beaucoup emprunté les unes aux
[153 ]  
autres pour les choses de la civilisation. Et ceci encore a eu pour effet de rapprocher les vocabulaires et les manières de construire les phrases.
        Ainsi les institutions militaires de l’Italie aux XVe-XVIe siècles ont servi de modèles. De là, vient en français l’usage de termes tels que soldat et camp, qui sont des mots italiens francisés. Le latin campus est représenté par champ en français, par campo en italien ; tout en présentant des caractères communs, ces mots sont devenus très différents en français et en italien. Au contraire, le terme militaire italien campo a fourni au français camp, et l’on reconnaît du premier coup l’identité du français camp avec italien, espagnol, portugais, campo, terme militaire. Inversement le français hautbois se retrouve en italien, espagnol et portugais sous la forme oboe, qui n’en est que la transposition.
                   * * *
        Donc le latin a tendu à se différencier en langues diverses dans la mesure où la civilisation romaine, héritière de la civilisation hellénique, s’est affaiblie et appauvrie. Et les langues en lesquelles s’est différencié le latin ont réagi contre la différenciation dans la mesure où grandissait la civilisation, et où par suite tendait à se restaurer une unité.
       L’unité romane se marque uniquement par un caractère linguistique. Mais, comme on le voit, ce caractère linguistique n’est pas chose simple; il résulte de développements historiques complexes, d’actions et de réactions successives. Et l’unité de langue ne commence d’exister, ou ne se maintient, ou ne se restaure qu’autant qu’elle s’appuie sur une unité de culture. Si cette unité de langue ne résulte pas d’une unité de race, — il est absurde de parler d’une fraternité latine, au sens propre du mot —, si l’unité politique qui a contribué à la créer n’aurait pas suffi, par elle-même à la déterminer, et si d’ailleurs cette unité politique a disparu depuis longtemps et ne s’est jamais refaite depuis, même provisoirement, cela signifie que cette unité de langue exprime une réalité par elle-même, une communauté de culture qui a été plus ou moins complète, suivant les temps, mais qui n’a jamais cessé de se maintenir en quelque mesure, et qui, aujourd’hui encore, est chose précieuse à conserver.

         Paris, Collège de France.