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Si un livre comme celui que vient de publier Mme Fiesel avait paru il y a une trentaine d’années, il aurait surpris. Depuis, les linguistes ont appris à tenir compte de l’élément affectif du langage à côté de l’élément intellectuel ; certains linguistes se sont attachés à observer l’acte linguistique, et l’acte ou les séries d’actes d’où procèdent les innovations plutôt que le fait linguistique fixé; même les plus « positivistes » des linguistes se sont accoutumés à considérer, à la suite de M. Lévy-Bruhl, les conceptions des demi-civilisés, où nombre de catégories n’ont guère de rapports avec notre logique de disciples de l’humanisme helléno-latin et où, grâce à la « loi de participation », les mots ont des puissances redoutables et des résonances lointaines. Mme Fiesel a saisi le moment qui convenait pour présenter
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aux linguistes d’aujourd’hui la pensée d’hommes à qui, pour emprunter une phrase de A. W. Schlegel, citée p. 9, la langue se présentait comme une « wundertätige Kraft, als wahre Magie, wo durch Hilfe unbedeutend scheinender Zeichen die furchtbarsten Geister gebannt werden als Handhabe für das Universum ».
Les choses auraient été plus claires, et la situation historique serait mieux apparue, si Mme Fiesel avait opposé les vues sentimentales et mystiques des romantiques allemands à l’intellectualisme qui dominait alors la pensée linguistique. Et l’utilité de cette pensée romantique, qui paraît si éloignée de toute recherche positive, en serait ressortie. Une exposition de doctrines gagne à être située dans l’histoire des doctrines.
Il reste d’ailleurs vrai que la linguistique a obtenu des résultats précis, durables et qu’on peut qualifier de scientifiques seulement dans la mesure où elle a échappé à ces doctrines. Sans les romantiques, Bopp n’aurait peut-être pas fait son œuvre. Mais tout ce qu’il y a de solide dans l’œuvre de Bopp est étranger à la pensée romantique de ses contemporains. P. 110 et suiv., Mme Fiesel montre que les modernes comprennent mal le sens et la portée de l’ouvrage décisif de Friedrich Schlegel, Sprache und Weisheit der Inder. Mais ce n’est pas la façon dont Fr. Schlegel envisageait l’apparition des langues synthétiques et des langues analytiques qui est demeurée de cet ouvrage ; toutefois le contraste entre le type turc ou finno-ougrien et le type indo-européen se trouve bien caractérisé par les formules de Fr. Schlegel citées p. 113 et suiv.
Le livre, qui est clair et intéressant à lire, est donc utile à la fois pour l’histoire de la science et pour les réflexions actuelles qu’il suggère.
A. M.