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De prime abord, le sujet que nous avons l’intention de traiter semble s’écarter un peu des études ethnologiques proprement dites et s’apparenter plutôt aux recherches linguistiques. Nous croyons, cependant, que cette première impression ne tardera pas à se dissiper à mesure qu’on prendra connaissance des idées que nous essayons de développer.
Il s’agit, en effet, de montrer, dans une première partie, que le problème de l’origine du langage, laissé sans examen par l’école linguistique, peut être approché, à condition de nous décider à l’envisager d’un point de vue totalement nouveau, en rupture complète avec les principes admis jusqu’à présent en la matière. Dès que nous nous placerons sur ce plan, avant tout social et économique, nos observations, qui porteront sur les tentatives de l’homme au cours des millénaires d’aboutir, à travers d’innombrables difficultés, à l’élaboration d’un instrument de communication avec ses pareils, nous ramèneront dans la sphère d’études ethnologiques. Chemin faisant, nous nous apercevrons que les rapports ethniques se présenteront sous un jour inattendu. Des contacts s’établiront entre les groupes considérés jusqu’ici comme isolés, en rompant les cloisons étanches entre les différentes familles de langues. Nous admettrons alors la possibilité d’une autre conception selon laquelle le langage ne s’est pas enfermé en évoluant dans des cellules humaines imperméables les unes aux autres ; mais que, par contre, la condition première de son évolution initiale étaient les croisements, l’hybridation linguistique, permettant aux sociétés primitives de s’entendre et poursuivre plus efficacement le travail matériel de l’amélioration de leur existence, au moyen d’échanges, d’imitation, etc. Ainsi apparaît cette hypothèse très plausible d’un état d’interdépendance et de mélange[1] préalable à la différenciation infiniment
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postérieure et afférente à un stade social avancé, commandé par une mentalité très évoluée, connaissant la propriété, l’écriture, etc., qu’on nous a habitués à considérer comme seul représentatif de la vie du langage par excellence.
L’originalité et le grand mérite de la théorie japhétique du Prof. N. Y. Marr, de l’Académie des Sciences russes, mort en 1934, consistent précisément dans cette innovation hardie dans nos vues en matière du langage. On ne connaît presque pas cette théorie en Europe et on ne la connaît qu’imparfaitement, par fragments. Nous avons déjà eu l’occasion d’en retracer quelques linéaments ici-même dans notre communication au Congrès d’Anthropologie et de Préhistoire qui s’est tenu à Paris en 1933, sur l’importance de la théorie japhétique pour l’Ethnographie, ainsi que dans une étude parue dans Oriental studies, en honneur de C. E. Pavry, Oxf. Univ. Press, 1933 et intitulée « Notes sur le kurde ». Il nous a paru utile, pour rendre hommage au grand savant disparu, de consacrer un aperçu plus détaillé à sa théorie.
Parti de l’étude des langues du Caucase, Marr, qui a connu une trentaine de langues orientales et européennes, mortes et vivantes, y a trouvé des éléments d’une portée générale sur la formation et la modification du parler humain pour arriver à l’élaboration d’une nouvelle théorie linguistique.
Nous en exposerons, d’abord, les grands principes et puis, dans une seconde partie, nous donnerons un exemple de son application dans le domaine de toponymie.
* * *
La théorie japhétique a connu quatre étapes dans son évolution.
La première, comme on pouvait s’y attendre, était la plus longue. Elle commence, en effet, en 1888 avec le travail de Marr, étudiant, sur la parenté du géorgien avec le sémitique dans ses radicaux et sa structure grammaticale. Ce fut seulement 20 ans après, en 1908, que Marr parvint à approfondir sa thèse et publia, en les préfaçant dans cet esprit, « Les tables fondamentales pour la grammaire du géorgien ancien ». Il prononça, enfin, déjà Académicien, son premier discours sur la théorie japhétique en 1911, en l’intitulant « Le Caucase et les monuments de la culture spirituelle ».
Pendant la seconde période, de 1910 à 1914, furent publiés la grammaire de la langue tchane[2] (laz), l’étude sur l’élamite mo-
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derne de Marr et le travail de son disciple P. A. Kipchidzé sur le mégrelien, qui fut « la première démonstration objective de l’existence d’une école particulière de linguistique japhétique ». Vers la même époque, Marr établit que le prétendu « iranisme » du Caucase a été ou bien un mirage ou une adaptation tardive.
La troisième période fut marquée par la publication du travail de Marr sur «La définition de la langue de la deuxième catégorie des inscriptions cunéiformes achéménides, d’après les données de la linguistique japhétique». Ainsi la japhétidologie s’étendit sur les anciennes langues cunéiformes : le khalde (Arménie préaryenne) le sumérien, l’élamite ancien. Marr constata alors que les langues japhétiques du Caucase conservèrent le mieux le plus ancien type du japhétique. Il arriva à ces résultats grâce à son analyse et la grammaire composée du vieux géorgien, que Lenorman et Sayce, qui avaient tenté ce rapprochement, ne connaissaient guère. L’année 1916 entra dans les annales de la japhétidologie comme une date mémorable à cause de la découverte des inscriptions khaldes, à Van, faite par le Prof. Orbéli.
A partir de la quatrième période, qui commença avec la découverte par le Prof. Zaroubine, au Pamir, de la langue verchique ou bourichasque, reconnue comme japhétique. D’autre part, le basque vivant et l’étrusque mort entrant aussi en ligne de compte, la japhétidologie cessait d’être une discipline caucasienne et s’annonçait comme une théorie linguistique générale.
Aux environs de 1922, Marr abandonne l’idée d’expliquer certains rapprochements à l’aide de migrations, comme par exemple, l’exode des Basques du Caucase et leur retour (sous la forme des Meskhs). La notion de l’expansion se précise d’ailleurs. On l’interprète comme n’ayant pas eu le caractère de classe à l’époque préhistorique et puis différenciée d’après les classes à l’époque historique.
A partir du moment où le basque (que Marr a étudié sur place) fut attiré dans la sphère d’études japhétiques, celles-ci passent de la grammaire comparée à la grammaire paléontologique. Le rôle de la civilisation matérielle, de l’économie et de la vie sociale dans la formation de la langue s’accentue. La japhétidologie évoluera désormais comme par explosions successives. Ainsi la constatation de la parenté du tchouvache (bassin volgaïque) avec les langues japhétiques élargit le cercle en y introduisant les langues ougro-finnoises et turques. Bientôt, on aperçoit que les langues indoeuropéennes ne sont pas de caractère différent, mais dérivent des langues japhétiques. On abandonne la répartition des langues en familles, en les remplaçant par des systèmes des différentes époques glottogoniques. Une nouvelle documentation facilite l’étude diachronique,
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dans la perspective de couches déposées à des époques successives des phénomènes glottogoniques (hybridation ; interaction de classes ; dépendance de la culture matérielle ; origine fonctionnelle des significations dans la sémantique, etc.).
Progressivement, comme dit Marr, s’effectuait « la conquête sut l’idéalisme de l’étendue qui était sous sa domination ». « Il faut réapprendre à la base même notre façon de concevoir la langue… passer à une autre habitude de penser…, nous séparer de toute une série de principes sur les langues associées à des races…, sur l’existence d’une langue-mère, sur les murailles de Chine entre les langues, sur la chronologie de faits linguistique d’après les documents écrits…, la concentration de l’attention sur la littérature des langues mortes, au détriment des langues vivantes ou privées de littérature, sur la portée exceptionnelle de la morphologie et… le caractère secondaire du vocabulaire. Il a fallu se séparer de ce bagage absolument inutile et nuisible ».
« La théorie japhétique est passée de l’interprétation de la langue comme d’un phénomène biologique... à une nouvelle manière de procéder à la recherche avec l’obligation d’aborder une langue comme un phénomène social, où il apparut que l’idéologie de la structure d’une langue est organiquement liée à l’économie, à la technique et à la mentalité qui en découlait. »
Après avoir vu quelles ont été les étapes successives du travail linguistique de Marr, nous pouvons passer à l’examen de la théorie japhétique elle-même, qui en est issue.
Pour le japhétidologue l’élément linguistique c’est le mot qui une signification, c’est-à-dire une pensée ayant reçu l’expression vocale. La langue est une catégorie changeable. Elle n’est pas simplement un son, mais une pensée, et même davantage : c’est l’accumulation de pensées qui se modifient, un ensemble de façons de penser qui changent. La japhétidologie aborde le problème de pensée en l’étudiant comme l’apparition du parler humain, de langue qui est la pensée et qui en évoluant part de la mentalité primitive, qui n’a pas connu notre logique, mais toute primitive qu’elle était ayant eu déjà ses phases successives avec le changement technique et d’adaptation à ses fins, ce processus ne s’arrêtant que plus tard et conditionnant une évolution stadiale continue.
La langue parlée n’est nullement un don de la nature, mais une création de l’humanité, laquelle la refait à nouveau chaque fois fur et à mesure que changent les formes sociales. La langue n’est
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pas seulement, un fait social, comme l’admet le professeur Meillet, mais elle est une création de la vie sociale et dépend de ses transformations.
Cette idée de Marr est, d’ailleurs, sinon partagée dans toutes ses déductions, du moins, entrevue, par exemple, par Vendryes, qui dit à ce propos :
« L’évolution linguistique est dans l’étroite dépendance des circonstances historiques ; il y a entre l’évolution linguistique et les conditions sociales où évolue la langue un rapport évident. Le développement de la société entraîne le langage dans une voie déterminée. On est donc en droit chercher s’il n’y a pas dans l’histoire des langues comme un reflet de l’histoire des civilisations. » (J. Vendryes, Le Langage, Paris 1921, p. 413).
La japhétidologie interprète à sa façon la question de savoir ce qui a été antérieur, la pensée ou la langue ? Pour elle la langue parlée et avant elle celle des gestes n’ont pas été colloquiales, ne servaient pas à l’entretien, mais était subordonnée à la production. Pendant des siècles ou des millénaires, la langue avait la fonction d’un instrument de la production conformément à la mentalité des hommes de ces époques : Pour la distinguer d’un instrument matériel la japhétidologie a défini l’instrument du parler comme la magie qu’on ne confondra pas avec la religion ou la mystique qui n’existaient pas encore alors[3]. Pour un primitif appeler la pluie ou creuser une pirogue étaient tous les deux actes magiques. (Rose, Primitive Culture in Greece, p. 16).
En second lieu, pour la japhétidologie, la langue est une création de collectivité occupée à la production. De sorte que, il n’y a aucun fait linguistique qui ne soit issu de la conscience, laquelle a été d’abord formée et ensuite normalisée dans le processus de la production collective, puis celle de masses.
Par conséquent, la pensée et la langue sont inséparables. Elles
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apparurent conjointement. Quand elles n’existaient pas, l’homme n’existait pas non plus. Car la conscience n’existe pas dans le monde animal. La conscience, la reconnaissance de causes visibles, ne remonte pas simplement à la contemplation, à l’expérience, à la prévision, à la mystique, mais à la production.
Le point crucial dans ce raisonnement est celui de savoir, de saisir, comment l’espèce humaine a fait un saut du stade animal à une nouvelle étape, comment se modifie-t-elle physiquement aussi bien que techniquement dans la production.
Pendant des millénaires la langue parlée a été précédée par la langue linéaire, celle des gestes et de la mimique[4]. Avant qu’apparaisse le parler l’humanité a parcouru un chemin énorme d’évolution qui n’a pas été simplement matérielle. D’ailleurs, après l’apparition du parler les hommes continuaient à parler par les gestes en les accompagnant de sons.
Nous avons jusqu’à présent des exemples de la langue de gestes non seulement chez la tribu australienne de Warramunga, mais dans certaines régions arméniennes du Caucase (districts de Kazakh et d’Akhal-Tzikhé). Il est bien entendu que les langues des tribus primitives contemporaines ne sont pas au stade des époques préhistoriques ayant précédé le parler. Le langage linéaire doit être considéré non pas à la lumière de la zoologie ou de la biologie, mais en connexion avec les rapports de la production, c’est-à-dire ceux qui en général, règlent les relations entre les hommes.
Le langage linéaire semble évidemment plus naturel que le parler. En majeure partie, il pouvait se développer sans recours à la pensée, par la simple voie de réflexes, automatiquement. Néanmoins, la répétition constante d’un même geste, ou de quelques gestes similaires peu nombreux, contribuait au développement technique et au raffermissement de la pensée au moyen de l’accumulation de procédés habituels, lesquels, en liaison avec la production, finissaient par créer la notion de la cause et de l’effet, de causalité.
Quoiqu’il en soit, avec l’évolution de la vie sociale, la langue des gestes devenait insuffisante. Elle a apparu à un stade quand l’homme ne savait utiliser que les dons de la nature tout prêts, que ce soit l’instrument ou l’aliment. D’autre part, les moyens phonétiques accordés par la nature se réduisaient alors à un seul cri animal, un complexe tribal primitif. Il fallait l’humaniser pour passer à un langage articulé.
Cette humanisation devait s’accomplir indépendamment des be-
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soins provoqués par l’imperfection du langage de gestes. Elle pouvait se produire seulement sur le plan d’un maniement social, c’est-à-dire qu’on s’en soit servi pour une distraction ou pour un travail, dictés par l’instinct collectif et ayant besoin, pour leur réalisation, d’un cri animal prolongé, soumis au rythme de la production. Citons encore Vendryes :
... Le langage aurait été à l’origine un simple chant rythmant la marche ou le travail des mains... Puis, le cri... aurait été considéré comme un signal... utilisé pour communiquer avec ses semblables. Avant d’être un moyen de raisonner, le langage a dû être... un moyen d’action... Dans les cérémonies collectives, les mêmes manifestations vocales ou chorales s’imposaient à tous les membres. Les éléments du cri... se trouvaient ainsi pourvus d’une valeur symbolique que chaque individu retenait, pour son usage… Hypothèse quoique indémontrable, n’est pas dénuée de vraisemblance ». (Vendryes, op. cit., pp. 16-17).
Ayant d’abord servi au processus de la production, à titre d’incantation magique, la langue parlée, petit à petit, se fait colloquiale, sert à la communication d’idées, interprète ou commente à ses débuts le langage linéaire de gestes. Il faut cependant se représenter quelle révolution ce fut quand on commença à se servir de sons ! Le bras et l’œil cédaient la place, se retiraient devant la cavité buccale et les oreilles, plus près du cerveau.
L’apparition de la langue parlée sonore a été conditionnée par une longue lutte entre des groupes qui possédaient les unes la nouvelle, les autres l’ancienne technique. Ces milieux différents provoquaient des divergences inconciliables dans la perception des objets et dans la technique de cette perception. Il est à croire que, à ses premières étapes, le matériel lexique différait quant à sa signification suivant son origine, linéaire ou sonore.
Le parler qui a débuté de la sorte, ne se décomposait pas en sons séparés, mais comprenait des complexes sonores qui ont procuré la composition lexique de base à toutes les langues de l’univers. D’ailleurs, même après être devenus articulés en se dégageant des complexes, les sons conservaient le caractère diffus, comme en témoignent certaines survivances.
Ces éléments, représentés par les complexes originels, qui, au début ne signifiaient rien, étaient comme des moyens magiques, plus tard des totems, d’objets de culte. Comme le dit Vendryes :
« Les mots n’étaient pas des signes quelconques, indifférents ; ils avaient une valeur magique qui explique le pouvoir des incantations et des anathèmes ». (Vendryes, op. cit., p. 217).
On sait bien que, dans certaines circonstances, les sauvages n’em-
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ploieront pas les noms ordinaires pour n’importe quelle personne ou chose, par exemple le nom d’un chef décédé, ou une appellation ordinaire de quelque bête ou plante qu’ils recherchent. Dans un cas, le nom employé peut évoquer l’esprit trop puissant ; dans l’autre, mettre en éveil la proie visée. Aussi, le nom de l’arme n’est souvent pas employé apparemment de crainte qu’une partie importante de l’arme ne soit ainsi laissée sans protection et exposée à la magie étrangère ou autrement hostile. (Rose, op. cit. pp. 143, 144).
Dans la magie, le mot est souvent la chose ; savoir le nom d’un être quelconque, humain ou divin, c’est avoir une partie de sa personnalité en sa possession... Cette conception du mot comme objet, presque une chose matérielle, a probablement eu une part non négligeable dans la création de la philosophie elle-même (ibid. pp. 232, 233).
Quoiqu’il en soit, avec le temps, ces mots originels devenaient des divinités de groupements sociaux et encore plus tard, ils servaient de noms de tribus, quand celles-ci et les organisations gentilices ont fait leur apparition.
Pour établir ces éléments originels la japhétidologie se basa sur l’hypothèse, admettant que les noms les plus archaïques sont ceux de héros éponymes, ou, de tribus ou toponymiques. On en établit d’abord 12 ; puis, par la voie d’analyse linguistique et d’élimination, on a réduit leur nombre à 4 éléments qui sont les suivants : Sal (éléments A) ; Ber (élément B); Yon (élément C) et Roch (élément D). Cette hypothèse revient, en somme, à l’établissement, tout comme en algèbre, d’un certain nombre de combinaisons linguistiques qui embrassent la presque totalité de combinai sons de sons possibles dans cet ordre d’idées, compte tenu de la permutation L/R avec N et des différences de la vocalisation (palatale ou labiale) de ce squelette consonantique. On obtient ainsi trois groupes :
1°) Sal, sar, chur, dal, dzal, djal, djar, hal, gai, kar, khal, khar, ghar, etc.., dans l’élément A, ou, avec permutation de la finale : san, ban, man, van, hon, yon, don, kon, etc., dans l’élément Nous avons ici des éléments qui commencent par n’importe que linguale et finissent en liquides alternées de nasales.
2°) ber, mer, ver, vel, pel, etc., pour l’élément B et avec permutation de la finale pour l’élément C. Ce sont des combinaisons de labiales.
3°) Avec l’initiale l/r permutant avec n, soit : las, ras, roch, nos, etc., soit l’élément D. Les liquides sont combinées avec les aspirantes et sibilantes.
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Il faut ajouter que des correspondances phonétiques précises sont établies pour toutes ces combinaisons, bien que le principal reproche adressé à Marr lui tienne rigueur de négliger ce qu’il est convenu d’appeler les lois phonétiques. Marr est loin de les ignorer: seulement, il ne croit pas à l’immobilité de ces lois et pense qu’elles aussi ont été soumises à des modifications suivant les stades et les époques de l’évolution de l’humanité, de sa vie et structure sociales.
« Dans la même langue peuvent arriver (et dans la coupe paléontologique doivent arriver) et arrivent des normes différentes de transformations phonétiques ». (De Gourie Pyrénéenne, p. 25).
Un de ses élèves, Professeur Mestchaninov, s’est livré, d’ailleurs, à l’examen de la physiologie de sons et de leur formation progressive (recueil «La langue et la pensée », v. II, 1934) et a conclu que, vus à la lumière d’une analyse physiologique, ces éléments originels A, B, C et D, expliquent le processus même de l’articulation à laquelle aboutit la langue parlée. Ces éléments sont appelés à l’existence par les besoins sociaux et s’élaborent au moyen de la précision qu’on apporte progressivement à la signalisation, à la communication réciproque. L’attribution au cri primitif, d’un sens défini (sémantique) est à la base de la désagrégation en sons articulés. S’il n’y avait pas de besoin socialement imposé d’expression extérieure d’une signalisation plus perfectionnée, le cri diffus primordial serait resté sans changement. Le mouvement ultérieur du mot (choc, croisement) et du phonème (articulation continuée des combinaisons), tous les deux nés simultanément, fournit à l’humanité son bagage lexique.
L’articulation des organes séparés de l’appareil vocal était un processus long et laborieux, précise Mestchaninov, à la fois biologique et social. Sans impulsion sociale, sans le sentiment d’insuffisance, d’incommodité, le cri animal ne serait pas sorti de son caractère indistinct, de sa diffusité, de cet état, quand les organes séparés des trompes buccale et nasale n’articulent pas encore distinctement. Un cri et un son diffus sont loin d’être la même chose : dans le premier, coopèrent les organes qui n’articulent pas séparément ; dans le second, (le phonème), les organes sont déjà employés sous l’influence de la pression sociale. Le phonème est, par conséquent, social. Jusqu’à présent, d’ailleurs, le caractère diffus du phonème n’est pas entièrement disparu (On s’en rend compte à l’exemple de labio-dentales f → v ; de linguo-dentales ; de labialisation ; de labio-nasale m, etc.). II faut toujours avoir en vue cette réserve que, durant la période où se formait l’articulation et se créaient les 4 éléments de base, les sons diffus n’étaient pas dispa-
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rus totalement. En résumé, les quatre variantes combinées, groupées d’après l’origine du son, trouveront leur place dans le schéma suivant, dressé par Mestchaninov :
1° Au moyen du soulèvement du voile palatal, le son diffus buccal (qui survit dans la nasalisation) se décompose en deux variantes : a) sons nasaux et buccaux (élément D) ; b) Sons buccaux et nasaux (élément C).
2° Au moyen du mouvement de la langue et des lèvres, le son diffus buccal (qui survit dans la labialisation), produit par la trompe vocale inférieure, se décompose également en deux variantes : a) linguales, élément A (qui plus tard se différencie davantage en linguales antérieures, sibilantes et en linguales postérieures, spirantes) ; b) labiales, élément B.
Le remplacement du geste par le langage articulé se rattache au passage de l’humanité à la production qui se sert des outils fabriqués à cet effet. Le langage sonore, nous l’avons indiqué déjà, était d’abord un moyen de culte. La danse, le chant, la musique étaient des actes magiques qui accompagnaient le travail collectif, le chant, pendant longtemps, était sans paroles, (il existe encore sous cette forme chez les Gouriens, et est attesté chez les Arméniens par Moïse de Khorène), accompagné de refrains, qui permettent de se faire une idée de ce que pouvait être cette parole initiale et unique. C’était elle qui aidait à exprimer l’image principale, la plus nécessaire, plus tard sacrée et intime, celle qui remplaçait le bras, ayant jusque-là servi à l’expression, à la communication. Marr mentionne les refrains géorgiens : aba deila, delia; orira da ori. D’autres langues ont conservé quelques refrains du même genre. Toujours est-il qu’à ses débuts, nous l’avons vu, la langue parlée attribuait aux mots une qualité magique. La langue était gardée en secret, comme un mystère. Aujourd’hui encore, les Svanes et les Abkhazes ont leur langage particulier de chasseurs, réservé aux initiés (dans le même domaine rappelons les mots-tabous). La langue parlée n’a acquis la valeur d’un système qu’après avoir élaboré les signaux sonores qui étaient encore sans lien quelconque ave l’objet désigné.
Le lien initial qui existait aux débuts entre les langages sonore et linéaire, leur interdépendance sémantique, peut être déduit l’exemple de mots tels que nom, appel, qui remontent à : bras, signe, geste de la main.
Tant et si bien que, dans son évolution stadiale progressive, le langage parlé était, consécutivement, magico-instrumental, accompagnant le travail cultuel, héroïco-épique et seulement à son dernier stade-colloquial, au service des interlocuteurs et de la vie courante.
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Comme dit Marr, il serait ridicule de s’imaginer que dès l’apparition du langage parlé, articulé, on s’en soit servi pour déclarer « je suis enrhumé », ou quelque chose de semblable !
* * *
Toujours sur le même plan d’origine du langage, la japhétidologie, en le considérant sous son aspect idéologique (et non formel), a créé, en liaison avec l’histoire sociale, la sémasiologie (science de signification) et la paléontologie linguistique (science de transformation dans le temps de types du mot). L’apparition du langage, de la signification du mot est subordonnée à une structure sociale définie, à l’économie, à la mentalité.
Le langage préhistorique est une façon de penser particulière, préhistorique, qui opère avec des images concrètes et non avec des notions abstraites : ce sont les croyances, l’épos, la création arlistique, les formes d’activité économique. La théorie japhétique, par conséquent, qui s’attache à déceler, en se servant de sa paléontologie linguistique, le langage préhistorique quand se créaient la parole et les récits par l’image, les mythes, doit embrasser forcément et l’ethnologie et l’archéologie. Le folklore joue pour la japhétidologie un rôle énorme. Comme s’exclame Marr dans un de ses articles :
« La linguistique japhétique a une grande abondance de sujets. Ces thèmes sont soit généraux, ethnologiques (par exemple dans les questions d’origine du langage ou d’antiquités préhistoriques) ; d’autres portent sur l’histoire de la civilisation en examinant les inscriptions cunéiformes en langues japhétiques ou l’origine de sujets et de héros des œuvres dites de littérature populaire ; puis, troisièmement, on s’occupe de la préhistoire de tel ou autre peuple historique ou, quatrièmement, de l’actualité, de questions sociales ».
La japhétidologie estime que la langue a eu plusieurs foyers d’apparition. Aucune langue commune, langue-mère, n’a jamais existé. Chaque tribu avait sa langue. À ce stade préhistorique, il n’y a de commun entre les tribus que la typologie et la sémantique de la langue. Une langue commune de plusieurs tribus est une acquisition plus tardive qui s’est fractionnée, d’ailleurs, en des systèmes de langues différents.
Au cours de son évolution, la langue a connu plusieurs stades pendant lesquels elle modifiait son idéologie, sa technique, sa morphologie, jusque et y compris l’unité de contraires. Les quatre éléments primordiaux se multiplièrent à l’infini. Ces éléments nous permettent ainsi non seulement de saisir les degrés consécutifs de
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l’évolution qu’on devine, mais il nous aident à comprendre qu’à des phases différentes du parler des groupements nationaux et sociaux ont contribué au langage par des apports de leurs couches linguistiques propres, celles-ci pouvant être discernées grâce à l’analyse sociologique qui nous fait saisir le type social et économique respectif de ces groupements.
La question qui se pose actuellement devant la japhétidologie est celle d’arriver à l’établissement de normes qui commandent les différentes significations périodiques de quatre éléments linguistiques.
Ayant ainsi essayé de dégager les principes fondamentaux de la linguistique japhétique, il nous appartient maintenant de brosser rapidement le tableau du développement de catégories de la langue parlée selon ses conceptions.
Au début, dans la nuit des temps, nous sommes, par conséquent, en présence d’une collectivité de travail (par exemple un groupe de chasseurs) chez laquelle la production se confond avec la direction de celle-ci, l’économie avec la magie. Les quatre éléments de base commencent à se dessiner ayant, d’abord, une valeur musicale et non colloquiale. Puis, apparaissent plusieurs collectivités de ce genre, qui sont déjà en possession d’une langue parlée. Les éléments fondamentaux commencent à se différencier dans le processus de travail au fur et à mesure de son développement. Nouvelles combinaisons prennent forme avec des sons qui s’harmonisent entre eux, ne fût-ce qu’en ce qui concerne les voyelles. Le nombre des collectivités s’accroît, l’interdépendance et l’influence réciproque de groupes qui s’adjoignent augmentent. Les embryons de correspondance vocales qui se sont étendues déjà sur les consonnes, de viennent des éléments de la langue de groupements plus importants, plus tard de tribus.
Le croisement de mots contribue ainsi à la croissance de la langue (comparez « l’hybridation linguistique », dont il est question chez Vendryes, op. cit., p. 362). Un des deux mots hybridés est compréhensible à un des deux côtés[5]. Le redoublement servait aussi à la création de mots (cf. les radicaux sémitiques à trois consonnes, issus de quatre consonnes). Avant l’hybridation, il n’y avait pas et il ne pouvait y avoir de langue parlée, étant donné qu’il n’y avait pas de collectivités de production, d’unités économiques, qui
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donnèrent plus tard des tribus[6]. Il n’y avait point de simples tribus avec de simples langues non hybridées. Chez ceux qui ne se servaient pas de langue parlée il n’y avait qu’un seul complexe vocal distinctif, dont nous avons plus haut analysé le développement.
La langue parlée commence sans morphologie formelle, sans mots, mais avec une phrase (« la phrase est l’élément fondamental du langage », Vendryes, op. cit., p. 82, et « on parle par phrases et non par mots isolés... La seule différence entre les langues est dans la place des morphèmes et dans la nature du lien qui unit les morphèmes aux mots », p. 410). La technique de la langue débute ainsi par la syntaxe qui doit être considérée comme précurseur de la morphologie. La fonction syntaxique de l’élément linguistique définit son sens, aussi bien en tant que partie de la phrase et partie du discours, qu’en tant que mot, sa valeur lexique. Le complexe vocal à cette époque n’a pas encore de signification individuelle et il est, en outre, encore associé aux symboles linéaires du langage de gestes. La manière dont on se servait de cette image (notion), fournie par le complexe, soit statique soit dynamique (verbe), dépendait du besoin de parler. Peu à peu les parties de la phrase laissent émaner les noms, qui servent à définir l’action, c’est à dire les verbes (transitifs, d’abord, intransitifs plus tard) ; à cette réserve près, d’ailleurs, que le verbe est la plus récente création dans la langue parlée. Les noms substantifs, d’après leur fonction, s’ils servent à la définition, deviennent des adjectifs, qui s’émancipent de cette façon. D’autres substantifs deviennent des pronoms ; puis des noms s’affirment comme conjonctions. Les autres parties du discours sont les dérivés de celles que nous venons d’énumérer. Bref, pour le japhétidologue, la première catégorie, chronologiquement, est le nom. La prise de forme par le nom et par le verbe (la morphologie), est encore une autre création nouvelle, qui se manifeste non seulement à l’aide de noms eux-mêmes, qui serviront de terminaison-symbole, mais aussi par le recours aux pronoms. L’apparition de pronoms est le commencement d’une nouvelle ère dans le développement de la langue, de l’ère morphologique : elle est d’abord agglutinative, puis flective ; toutes les deux venant pour remplacer la phase amorphe, synthétique.
Les pronoms apparaissent avec la notion de la propriété. Ce sont des noms du possesseur, avant d’être des noms indiquant des personnes. L’apparition de personnes, surtout de la première per-
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sonne du singulier par rapport à la troisième, ou celle de la seconde personne opposée à la première, tout ceci est beaucoup plus tardif. Les premiers pronoms ne parlent que d’une personnalité collective, d’un groupe concret social-économique ou d’une tribu. Comme abstraction, ils ont en vue le totem, le Dieu, le protecteur des droits de propriété de la collectivité.
Ceci tient à la mentalité particulière du primitif, qui ne conçoit pas l’individu de la même façon que l’homme civilisé. La tribu, la collectivité prime dans sa conscience. Il ne comprend ni la responsabilité individuelle, ni la propriété individuelle. La maison, le bétail, la terre ne sont pour lui qu’un usufruit. Cette mentalité va même plus loin quand elle adjoint à la collectivité des vivants, seule individualité morale dans notre sens, même les membres morts de la tribu (Lévy-Bruhl, Mentalité primitive, p. 77).
A leurs débuts, le substantif, l’adjectif, le pronom, le verbe ne différaient pas entre eux formellement. Il y a, d’ailleurs, des langues actuellement où le nom et le verbe ont beaucoup de commun et ne se distinguent presque pas, tels le vogoul, le mordve, le tchérémisse et, d’autre part, le chinois et l’anglais (comp. Vendryes, op. cit., pp. 140-142). Il n’y avait ni conjugaison, ni déclinaison. Les éléments formatifs sont les mêmes. Seulement, dans un cas, ils indiquent le rapport avec l’espace (ce sera la déclinaison), dans un autre, le rapport avec le temps, c’est-à-dire le mouvement, l’action (et alors ce sera la conjugaison).
La prise de forme par l’action, c’est-à-dire par le verbe, sous deux espèces opposées, c’est-à-dire les modes actif et passif, la notion de pluralité et de singularité, se rattachent à l’apparition de la propriété collective et de la scission de l’acte en la personne qui agit (actif) et le résultat de sou action (passif). L’évolution ultérieure du verbe et de ses modes est également fonction de la structure de la propriété et du caractère de la production.
Quant au genre grammatical, il désigne au début non pas le sexe, ou autre caractéristique de l’objet, mais le symptôme de classe. L’indice de classe se transforme en celui de la gens et du sexe sous l’influence du matriarcat. Les indices du sexe auraient évolué de la conception cosmogonique, selon laquelle tous les objets se répartissent entre trois catégories de mondes : supérieur, céleste, inférieur, terrestre (moyen) et souterrain, dont chacun dépend de sa divinité propre, qui est féminine sous le matriarcat.
« Le genre dans nos langues européennes n’est qu’une classe à la façon du Bantou. Il représente une tentative faite par l’esprit pour classer les notions si variées qui s’expriment au moyen des noms. Le principe de ce classement répond sans doute à la concep-
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tion que nos lointains ancêtres se faisaient du monde ; des motifs mystiques et religieux ont contribué à la fixer » (Vendryes, op. cit., p. 114).
Les nombres d’après leur origine ont fait partie de la magie, des connaissances dont disposait l’organisation dirigeante, la classe de devins, de prêtres-princes, de mages. Les nombres ont été créés déjà dans une société de classe.
En matière phonétique, la principale originalité de la théorie japhétique est qu’elle tient compte de l’hybridation de chaque langue. Paléontologiquement considérée une langue a des couches diverses à des normes différentes de la transformation de sons. Le japhétidologue fait ainsi entrer en ligne de compte non seulement les rapports de sons stabilisés, mais également les rapports de sons plus tardifs et simplifiés avec les phonèmes qui les ont précédés dans un état non différencié et diffus, survécu dans les langues japhétiques. Les normes de la transformation de sons, dans la statique d’une langue, ne peuvent affecter que la forme, sans toucher à la signification première du mot. Une vie indépendante de sons avec des normes qui se suffisent à elles-mêmes est un phénomène d’origine tardive.
En ce qui concerne, enfin, la typologie de langues, chaque type existant de celles-ci est, pour le japhétidologue, le résultat de la création à chaque étape séparée de l’évolution, avec un rôle énorme du croisement. De sorte que les structures, amorphe, agglutinante et flective, ne seraient pas trois espèces parallèles, mais trois types chronologiquement successifs. La grammaire comparée japhétique tient compte non seulement du côté formel, mais elle part de mots (alors que l’école dominante s’appuie sur la morphologie considérant le vocabulaire comme élément trop variable) et elle les classe d’après les degrés de l’évolution humaine. Ces degrés de l’évolution stadiale de la langue, constatés à l’aide des faits linguistiques du Caucase, ont permis de découvrir que des systèmes qui se rapprochaient et s’apparentaient n’étaient pas toujours ceux de la même étape évolutionnaire, d’où la nécessité de prendre en considération la perspective de la transformation de types. La même méthode appliquée à l’étude des langues du monde entier a fait entrevoir la parenté de celles-ci en Afrique et en Europe, lesquelles se rattachaient à des langues d’Asie et plus loin. On aboutissait ainsi à la communauté linguistique universelle. Vendryes considère que c’est là « le secret de l’avenir » (op. cit. p . 356). Quant à Marr, il précise que ces points de contact, ces liens de parenté, n’embrassent pas les langues entières, mais s’aperçoivent d’une couche de telle lan-
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gue à une couche de telle autre. Celle parenté diffère en intensité selon la profondeur de couches, d’après laquelle elle varie. Plus le type de collectivité est ancienne plus facilement se produit aussi bien le rapprochement que la divergence, à savoir que les normes de la cohésion sont bien moins rigides et plus lâches.
Nous n’avons pas la prétention d’avoir épuisé en quelques pages la matière extrêmement riche que présente la théorie japhétique de Marr. Il nous semble toutefois que notre résumé succinct donne une idée suffisamment claire de la japhétidologie dans ses grands traits. On a pu voir, entre autres, que cette théorie linguistique ne s’enferme pas dans l’observation de faits seuls du langage, mais qu’elle recourt volontiers à l’économie, à la sociologie, au folklore, à la toponymie. Nous allons maintenant montrer son application dans un cas relevant de ce dernier domaine. Marr a constaté notamment que, en partant de la Russie au nord et en passant par le Caucase et nous dirigeant vers la Méditerranée, nous pouvons noter partout des mots pour la notion de la ville qui s’apparentent ostensiblement. Nous avons ainsi le mot russe gorod ou, sous sa forme ancienne contractée grad (cf. gard-s, maison, en latin) ; puis gerd (berd), kert, arménien, plus au Sud, en Mésopotamie karka, kar-kha, qalaq (alternance r/l normale) ; enfin, kartha, phénicien, etc., qu’on peut ramener à trois archétypes : karta, korto, kerte, dans lesquels Marr voit le produit de trois groupements d’une seule masse sociale, celle des Scythes (Skolotes ou Kolkhes). Et il remarque à ce propos que, d’après la tradition grecque, nous connaissons surtout des Scythes nomades ou cultivateurs. Mais, s’écrie-t-il, et les Scythes-guerriers ? et les Scythes-commerçants ? et les Scolotes-Kolkhes, c’est-à-dire ces mêmes Scythes, mais bâtisseurs de villes et chercheurs d’or dont s’était emparée la légende grecque.
D’ailleurs, continue-t-il, est-ce que l’agriculture exclut la ville ? Le terme même qui la désigne, si nous descendons du ciel sur la terre, a son histoire qui relie étymologiquement un point commercial, la ville, avec un noyau agricole, la ferme, l’habitation rurale (dvor). Les termes pour la ville, que nous avons énumérés tout à l’heure tous à deux éléments, ont eu au préalable la forme kar, à un élément, qui s’est conservé chez les Finnois du bassin volgaïque et, en même temps, kar signifiait et signifie jusqu’à présent, chez les Japhétides, — porte, ferme (géorg. kar), que ce soit une simple ferme ou une propriété rurale (ousadba) ou auberge. Marr. La question du processus historique à la lumière de la théorie japhétique, 1930, pp. 18-23.
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Comment se présente ce terme kar dans le bassin volgaïque, dans lequel, d’après Marr, le peuple des Tchouvaches, vu surtout jusqu’à présent comme turc, aurait conservé, cependant, des caractéristiques japhétiques, nous l’apprenons à l’exemple du nom de la ville principale des Tchouvaches, Choubach-kar. Comme nous l’avons déjà dit, ne craignons pas de répéter que ce terme connaît une vaste expansion. Le thème pur kar avec la terminaison soit kar-khe, soit kar-tha, nous décèle ainsi un fond préhistorique d’un centre urbain historique si connu de Kar-tha-go des Romains, ou Kar khe don des Grecs, en Afrique méditerranéenne, avec ses répondants au Caucase qaraq qalaq ou en Mésopotamie kar-kha, ville et aussi enclos. Chez les Tchouvaches mêmes, nous le découvrons aussi dans une forme dérivée kar-da qui signifie endroit clôturé, ou une haie, un enclos pour le bétail, étable,
La ville des Choubachs ou Souvars nous est connue d’après un passage chez le géographe arabe, Awfi, Djâmi-al-Hikâyât, qui, en parlant des Bulgares (alors encore sur la Volga), dit : « la distance entre les villes de Bulghâr et de Souvâr atteignait deux jours de voyage », ce qui correspond à peu près à la distance réelle entre les ruines actuelles de la ville de Bulghâr et Choubachkar. Que Souvâr, nom de la ville, est un nom de tribu et que ce terme tribal existait du temps des Bulgares et désigne, selon l’analyse japhétique, les Tchouvaches contemporains, la lettre du khagan khazar Joseph semble le prouver. On y lit, notamment : « sur ce fleuve (Itil-Volga) habitent de nombreux peuples... Bourtas, Bulgares, Souvars, Arisou (Erzia Mordves), Tsarmis (Tchérémis), Vénentites, Severs, Slaviun (Slaves) » (Cf. Marr, Tchouvaches-japhétides de Volga, 1926, pp. 70-71).
En commentant à une autre occasion les différentes variantes du mot «noix» dans les langues géorgiennes, Marr en constate la présence dans un terme toponymique « Ni+dj-gor », agglomération de la région de Samtskhé, de caractère composé dont le dernier élément vocalisé en a gor kor nous ramène également au géorgien kar signifiant aussi bien « porte », que « ferme » et « habitat ». Une fraction de la population ossète s’appelle, d’ailleurs, Di-gor, où nous retrouvons une fois de plus, l’élément en question. Quant au premier terme mentionné, il apparaît encore dans le nom d’une ancienne église : Nikor-Tsmida, Saint Nikor, qu’on a rendu, par écrit, en l’altérant, Nikola-Tsmida, c’est-à-dire Saint Nicolas. Le terme parallèle de Nikor sous la forme, Ne-kor, Ne-ker, a servi au nom toponymique d’une ville ancienne, encore de l’époque payenne en Géorgie, Ne+kr-esi resp. Ne + kr-is-is (cf. Marr, La politique lin-
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guistique de la théorie japhétique et la langue oudmourte, Moscou, 1931, p. 63, note 2).
Il est à remarquer que les rapprochements entre les idiomes caucasiens (et leurs ramifications en Asie Antérieure) et les langues septentrionales, comme le tchouvache, s’étendent plus loin au Nord, notamment vers les Votiaks (Oudmourts). Plusieurs noms de village dans cette région comportent, en effet, l’élément gurt, tels que : Oumetchgurt, Bourgurt, Kotchegurt, Muntchegurt, Naygurt, Partchagurt, Porgurt, Siarchegurt, Chouichangurt, Vylyngurt, et un exemple de sourde au lieu de sonore : Tapakurt[7].
A ce propos voici quelles sont les observations de Marr. Déjà chez les Zyrians (komi), voisins proches des Votiaks, l’élément gurt a une autre signification et désigne un rassemblement, un attroupement d’hommes, tout comme le mot russe gourt, qui a le même sens. Pour Marr, le mot russe gur-t kur-t, l’armén. koy-t (mot littéraire anc.) Kug-t (mot popul.), tas, ramassis, troupeau, le géorg, kol-t, ayant le même sens, le russe koutcha, tas, — ne sont que des variantes du même mot. En votiak gurt kurt veut dire village, ce qui correspond à la « ville », variante en a, kar, que nous connaissons par ailleurs. Le vannique cunéiforme connaît aussi la variante en o, — kar, vocalisation labiale, qui signifie et pays, et ville. Que gur-ta et kar ne soient pas des mots différents, Marr en trouve la confirmation non seulement dans le rapprochement que nous venons d’indiquer entre ces premiers éléments (gur, kar), mais dans le fait qu’à côté de gur-ta, kur-ta, signifiant ville, il existe kar-tha avec son double kar-khé, notamment en Afrique de couche antésémitique : kar-tha-go [(n) gin] || kar-khe-don. D’ailleurs, continue-t-il, gur-t, ou gurta, forme plus ancienne, existe, avec la chute de r en Géorgie, plus exactement en Colchide, c’est guta kuta ou le nom de la ville de Kouta (is) actuelle (op. cit., pp. 89-91).
L’élément kur (||kal) → gur en arménien sert à désigner village, puis ville. Avec vocalisation dentale, ker se trouve dans la même catégorie sémantique, p. ex. dans le nom composé Ber-ker-i, au bord du lac de Van désignant à la fois la ville, la région et un cours d’eau. L’élément bed ↔ bir se laisse constater dans l’ancien nom du pays
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de Van — Bi-ay-na et à un autre stade d’évolution lexique dans le mot berd → ber-d e/i), signifiant forteresse en arménien. (Op. cit. pp. 112-113).
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Si nous faisons le point pour ce qui vient d’être dit, il est permis de constater que le thème kar, simple ou à deux éléments kar + t (kur + t) ou, avec les sonores, — g — gar (gur) et d — gar + d, est répandu dans la toponymie slavo-finnoise. On a vu qu’il passe aussi dans le monde japhétique, où nous avons, en outre, les noms arméniens de ville, comme : Alachkert, Melazgerd, Gegard (couvent), Kars (avec une spirante au lieu de la dentale), Tigranokerta (dont la localisation reste controversée). Nous pouvons y ajouter (cf. une étude du Prof. Orbéli, dans le Bull, de l’Acad. des Sc., 1909, pp. 423, 424) les forteresses : Tsiranakar et Karkar, qui se trouvaient dans le district de Djivanchir actuel. Le nom arménien d’Erzeroum — Karin doit probablement aussi être noté ici.
Si nous allons plus au Sud, nous rencontrons en Mésopotamie (avec l’alternance r/l) : Kalakh Nimrud, près de l’embouchure du grand Zab, une des capitales assyriennes (cf. Die Aramäer, par le Dr S. Schiffer, index). Comme le remarque Billerbeck (Suleimania, p. 39), dans ce mot on pourrait peut-être voir le Kalkhu, mentionné par Achournazirpal dans le pays voisin de Zamua. De ce type se rapproche également Karkha d-bêt suluk, le Kerkuk, de nos jours
L’histoire nous livre, d’ailleurs, plus d’un nom toponymique du type qui nous occupe. Nous en avons relevé un certain nombre en consultant l’ouvrage de M. Streck (« Das Gebiet der heutigen Landschaften Armenien, Kurdistan und Westpersien nach den babylonisch-assyrischen Keilinschriften, Z. f. Assyriologie, XV, 1900).
Karkarihuntir (Kar-ka-ri-hu-un-tir) est une ville de la région de Bît-kapsi qui nous est connue par les campagnes de Tiglathpileser III (p. 328), dans le pays des Mada, Mèdes.
Kharkhâr (kharkbar) également chez les Mèdes, a été conquise par Sargon et semble avoir été un point de résistance sérieuse contre les Assyriens, solidement fortifié. Après s’en être emparé Sargon la nomma Kâr-Charru-ukîn (= Sargonswall ; le mur de Sargon), nous retrouvons ici l’élément kar avec la signification signalée déjà ailleurs dans notre analyse. On croit, d’ailleurs, que ce nouveau nom, qui, à notre avis, n’a été qu’une adaptation de l’ancien khar kar redoublé, ne s’est maintenu que pendant la suprématie des Assyriens sur les Mèdes (p. 343). Le rapprochement phonétique de kar et khar, semble justifié par l’existence d’un nom présargonique de cette agglomération du type kar-khar ki. « On peut très bien
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penser que karkhar ne fait que refléter l’ancienne forme du nom de kharkhar, les deux étant ainsi identiques » dit Streck (p. 344).
Billerbeck (« Das Sandschak Suleimania » Leipzig, 1898) ne nous donne pas d’autres précisions sur Kharkhar-Kar-Sarrukin (pp. 62, 63, 98 et 99). Il nous mentionne, par contre, quelques noms dont Streck n’a pas eu à s’occuper, et qui se rapportent en général à la région kurde actuelle de Chahrezour, ou le Kurdistan Méridional : Karnina ou Kami (pp. 39 et 56), Kar-Adar (Kich i chim), p. 97, qu’il situe dans le Kurdistan persan, Kar-Sinahürba (anc. Ilinzach), p. 127.
En reprenant Streck, nous devons citer :
Kâr-tiu Nabû (p. 350) qui avant la conquête de Sargon s’appelait Kichech-lu est un autre exemple de modification de nom après la victoire. Nous connaissons d’ailleurs Kichech-lu de visu, si l’on peut dire, car cette place forte figure sur le bas-relief de Khorsabad comme une forteresse entourée d’un double mur, en haut d’une colline. Mur et colline sont tous les deux significatifs pour nous soit qu’on penche dans l’analyse sémantique en faveur de mur, clôture, enclos, soit qu’on préfère l’idée de pierre, rocher, éminence, etc. [8].
Kâr- chtar ou Kâr- Ramman (p. 351), remplaçant dans les mêmes conditions le nom de An-za-ri-a.
Karkasia [mst] Kar-ka-si-a (pp, 360-361) a été interprété en raison de son second élément comme étant rattaché au pays des Kosséens ou Kassites, soit Kâr-kachchî ou « le mur des Kassites ».
Rappelons, enfin, (pp. 366, 367), toujours d’après les textes assyriens relatifs aux pays mèdes : Karzita (mst Karzi...) et Bîl-Kari (mst Bit-Ka-a-ri). Pour ce dernier il nous sera peut-être permis d’observer que dans le Kurdistan Central actuel nous connaissons un village du nom de Bit Kar (dans le Shamdinan). Kar-Mardouk en Babylonie ne saurait être passé sous silence.
Nous avons d’ailleurs en Iran une série de villes dont les noms composés comportent un élément djird ou gird, le premier n’étant que la prononciation arabe du premier. La valeur sémantique habituellement admise est celle de cercle, de clôture. Nous les citons à titre de comparaison avec les exemples arméniens déjà cités :
Burudjird (Barthold, Iran, p. 121), marché important pour la tribu des Lours, S. G. de l’Iran.
Darabdjird (ibid., pp. 104, 108, 109), appelée actuellement Darab, dans la province de Fars S. E. ; un des 5 cercles de cette province portait le même nom.
Destjirda (ib., p. 22), riche bourgade aux environs de Balkh, dans l’ancienne Bactriane, N. E. de l’Iran.
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Kinaregird (ib., p. 120), entre les villes de Kom et de Téhéran, centre du plateau.
Lasgird (ib., p.p. 77, 84), dans le district de Kumis, N. E.
Hosrudjird (ib., p.p. 75, 82), aux environs de Sebzevar, dans le Khorassan.
Du même type que nous avons déjà rencontré en Mésopotamie est le nom de ville Aïvan-i-Kerkha, sur le fleuve de Kerkha (ancien Choaspes) dans la Suziane. Cette ville existait à l’époque antéislamique, mais on la mentionne encore vers la fin du Xe siècle, comme un petit marché.
Sur le littoral de la Caspienne, nous connaissons dans le pays talech la bourgade de Ker-gan-rud, gan étant le suffixe connu de possession et rud signifiant la rivière. L’histoire ancienne mentionne un nom similaire dans l’Elam : Karghan (cf. Billerbeck, p. III).
Quant à l’Asie Antérieure, on y voit, en plein pays mittanien (cf. Rocznik Orjentalistyczny, II, p. 170) : « Karrai hellénique ou Carrhae latin, de Kharran ». Ce nom de Kharrân désignait une ville et un pays, théocratie du dieu Sin, situé sur le Belîch, affluent de l’Euphrate (ne pas confondre avec Kârai, en Babylonie, Schiffer, op. cit., p. VIII). Une des villes autonomes des plus importantes dans la Syrie du Nord (Djerablus actuel) s’appelait Karkemich ou Gargamich. Hittite à un moment, sous les princes Sangara, Pisiris, elle succomba en 7l7 av. J.-C. à l’Assyrie. Dans le même ordre d’idées il faut rappeler : Kar-Chalmanacharid (Biredjik actuel, cf. Schiffer, op. cit., p. 71 ; Streck, p. 68) ; Karkar, lieu de bataille entre Salmanassar II et une coalition des princes Syriens, Kar-Dad- da; Gergin (tous ces noms voir chez Schiffer — Kar (gar)-sâura, capitale hittite (cf. Cambridge, Ancient History, vol. II). Mentionnons aussi Kerak en Transjordanie.
Sur le pourtour septentrional de la Mer Noire notre attention est attirée par les noms de : Kertch (avec un tch affriqué plus ancien que le t) et de Kerkinnitis, Eupatoria actuelle.
Sur le littoral opposé, en Anatolie : Gergithes, Gergithium, Germir, Kharpout, Karkyn, etc. (cf. Mordtmann, Anatolien). Nous nous demandons, d’ailleurs, si l’élément Kara, si fréquent dans la toponymie turque actuelle, qui signifie noir, ne pourrait pas dissimuler l’élément japhétique antérieur d’adaptation tardive ? Du même point de vue, le mot turc pour la forteresse, Kermen, mériterait peut-être une analyse. Nous n’entendons pas par là qu’il faille interpréter dans le sens japhétique les noms de Kerman et Kermanchale, en Iran, liés entre eux et ayant une origine ethnonymique (Germanioi de Hérodote, I, 125). En Iran également nous écartons
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le nom de la ville de Kerind qui remonte probablement à Karaindash, le roi Kassite (1410-1401 av. J.-C.).
L’interprétation du thème Kar, ker, ger, ou kar-d, ker-d, ger-d, a varié chez Marr. Nous avons vu plus haut qu’il le rattache à Kar, dont il retrouve les traces dans le bassin volgaïque et qu’il est disposé à ramener au noyau économique originel d’une unité d’exploitation rurale, enclos, étable, ferme. Avant cette phase d’évolution de ses théories, il ne voyait dans l’élément Ker → ger qu’un phénomène phonétique d’alternance bien connue b-g qui le ferait associer au mot arménien ber-d forteresse (qui signifie «pierre» en Kurde, le parallèle signalé dans le dictionnaire Justi). Plus tard (bull, de l’Ac. des Sc., 1925, article « Olvia et Alba Longa ») il donne l’analyse suivante (p. 670). Le mot arménien de type SAL d’espèce spirante bal remontant à gai resp. qar joint au mot de type YON (au lieu de Ber, iber) vocalisé en A (Kan → ka - rsp. q) produit ensemble qul + a — q (cf. Syriaque qar-qà Kar-kan) et sert à désigner la ville. Marr décèle le même élément Kar dans le mot grec mé-gar- on[9] sous une forme sonore. Le développement sémantique remonte selon lui à Kar au sens de ciel, d’où, plus tard, ville, place-forte, toute habitation, tente. C’est ainsi qu’il se retrouve en géorgien, avec un pluriel labialisé av (→ am), comme Kar-av, tente, ainsi que Kar-i, porte, non seulement en tant que la notion porte se rattache à celle de la cour, mais, sur le plan cosmogonique, comme la manifestation partielle du ciel au matin, dans l’expression géorgienne vis-kar l’aube, littéralement « porte du ciel » (cf. bull, de l’Ac. des Sc., 1924, article « La première maison méditerranéenne et ses appellations japhétiques, mégaron, atrium », p. 231 ; on y trouve aussi des suggestions concernant la Carie avec l’ancien temple de Demeter appelé mégaron et attribué à l’éponyme Kar ; en tout cas mégaron est pour Marr d’origine préhellénique).
En dernier lieu, enfin, soumettant l’allemand à l’analyse japhétique Marr rattache le suffixe abstrait keit = keyt de ker-te (abaissement en h er-d) à l’idée du foyer, der Heerd (angl. hear-th) et l’élément arm. toponymique kert.
On voit ainsi qu’en somme c’est moins par la technique de la construction que Marr cherche à donner l’interprétation initiale des mots signifiant village, ville, etc., que par l’idée magique primitive de protection qu’il y présume. A l’origine ces termes, de l’avis de Marr, désignaient une tribu, et à ce titre servaient de totem à
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tel groupement primitif. Quand nous relions les mots russe, gorod, ou syro-caucasien karka / qalaq à la notion d’enclos (ograda, en russe ; Kar, mur en assyrien) nous commettons un certain anachronisme. Il cite, entre autres, à l’appui de sa pensée que le terme grec Kôme a son double dans le mot Kômos signifiant festin, joie bacchique, procession à l’honneur de Bacchus et il en déduit que le mot Kôme était à l’origine un totem de groupement social respectif et en cette qualité avait un culte, comme une divinité d’aliment végétal et de boisson.
* * *
Nous nous rendons bien compte que l’exposé que nous venons de faire ne trouverait aucune pitié auprès de l’école linguistique formelle actuellement en vigueur qui est enfermée dans des règles phonétiques très strictes établies à l’intérieur de familles séparées entre elles par des cloisons étanches et fait songer à un racisme sui generis appliqué à la connaissance du langage humain.
Nous nous permettons de croire, cependant, que ces cadres rigides, grâce auxquels nos connaissances linguistiques ont pu faire d’ailleurs de notables progrès, sont appelés à sauter devant l’assaut de faits nouveaux puisés dans les domaines voisins qu’on ne saura toujours ignorer pour interpréter la langue qui n’est pas seulement un phénomène physiologique mais est une création sociale. Il faudra qu’un jour on se décide à admettre l’idée que la langue n’a pas toujours été enfermée à l’intérieur des familles, qu’en poursuivant son évolution sur le plan social dominé par les rapports de la production et du travail elle a connu des interférences variant par époque, par stade de la société, par couches stratifiées qui pouvaient et devaient communier entre elles sans tenir aucun compte de règles construites infiniment plus tard et sur la seule base phonétique propre à des nations déjà formées, cristallisées, avec leur littérature, leur mentalité, leurs idées religieuses et juridiques séparées par un abîme de l’état primitif du langage que s’efforce de reconstituer l’école de linguistique sociologique qui est celle de Marr. Le principe des familles linguistiques est, d’ailleurs, déjà battu sérieusement en brèche. Les langues du Caucase sortent de leur isolement, ainsi que le basque et l’étrusque. Le déchiffrement du hittite pose également, avec ses langues, des problèmes nouveaux. Les travaux sur les langues nègres, les rapprochements du sémitique et de l’indoeuropéen, tous ces efforts sont significatifs et contribueront peut-être à la révision des idées qui ont fait leur temps.
Paris, le 9 juillet 1936.
[1] L’évolution linguistique s’acheminant d'ailleurs de la pluralité à l’unité de langues.
[2] Cette peuplade géorgienne habite le littoral de la Mer Noire à l’Est de Trébizonde. Marr l’a visitée et étudiée (cf. le Bull, de l’Acad. des Sc., 1910). Il voit dans son nom la survivance du second terme de Thoubal-Kayin de la Bible, le premier forgeron.
[3] La différence entre les deux attitudes si l’égard du surnaturel ou de la nature en général serait la suivante :
D’après l’une, la magie, on peut obtenir ce qu’on veut par l’action directe, aussi directe que celle par laquelle, quand nous voulons la chaleur, nous nous la procurons en allumant du feu.
D’après l’autre, la religion, ce qu’on désire peut être satisfait le mieux ou peut être seulement accordé par l’intermédiaire d’un être ou des êtres supérieurs à nous-mêmes ; qu’on ne peut pas contrôler, comme celui qui fait du feu contrôle l’outil à allumer et le bois de chauffage ; mais qui peut, grâce simplement à son bon naturel et amabilité, ou par suite de dons et de flatterie, ou en résultat d’obéissance à certaines de ses commandes, être porté à influencer les événements et les choses en faveur de leur adorateur.
En pratique d’ailleurs, les deux attitudes sont étroitement confondues (Rose, Primit. Cuit. in Greece, p. 135).
[4] Cf. M. Jousse: «Le Mimisme humain et l’Anthropologie du langage», Revue Anthropologique, juillet-sept. 1936.
[5] Il s’agit en somme de ce qu’on appelle le sabir, le petit nègre, piggin english, etc. transposés dans la préhistoire ! De nos jours nous voyons, par exemple, en Bessarabie un mélange du russe et du roumain dont on se sert dans cette province hier russe, aujourd’hui roumaine, pour arriver à se comprendre.
[6] L’exogamie a dû jouer son rôle aussi dans l’hybridation linguistique.
[7] Dans une étude sur les rapports préariens finno-celtiques et finno- Slaves, l’Académicien Chakhmatov (Bull. de l’Acad. des Sciences, 1911, p. 799) cite aussi quelques mots de la même catégorie et du même milieu ethnique. Il croit notamment qu’il serait douteux de rapprocher le Zynun-Karta, cour ; l’ostiak Karta, Kart ; le vogoul Kart, cour, le mordve (erzia) Kardas, cour, Kardo étable, avec le lituanien gardas endroit clôturé. Il est plus probable, dit-il, que ces mots, ainsi que le madyar Kert, endroit clôturé, jardin, soient d’origine iranienne et rappelle à ce propos l’ossète K’art’ et Kart, cour. Cependant, à notre avis, ces coïncidences restent très éloquentes.
[8] Le thème kar pierre, très répandu, ne peut pas être étudié ici.
[9] Dans une communication à l’Acad. des Inscript, et belles-lettres M. F. Robert a exposé récemment (avril 1936) les différents sens du mot grec mégaron. Pour lui l’idée fondamentale que ce mot exprime paraît être celle de foyer.