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V. LA LANGUE ROUMAINE
Le premier titre des Roumains, le plus frappant, est incontestablement leur langue. Après l’avoir longtemps méprisée, ils en sont fiers, et ils ont raison. C’est leur vraie marque de noblesse au milieu des Barbares, ils se vantent de l’avoir pieusement conservée. Et quelle persévérance, quelle ténacité ne suppose pas un héritage si bien gardé! En se réveillant après une longue mort, ils n’ont trouvé autour d’eux aucun monument écrit, aucun grand écrivain national qui témoignât de leur passé. Au milieu de cette nuit profonde de leur histoire, ils n’ont trouvé, pour s’orienter à travers l’espèce humaine, qu’un écho de la parole antique dans la bouche des paysans, des montagnards, des plaéssi (chasseurs). L’étude des origines, qui n’a chez nous qu'une valeur littéraire, est pour eux la vie même. Asservis dans tout le reste, ils n’ont gardé que la liberté de choisir entre les éléments de leur vocabulaire ceux qu'ils préfèrent.
Vie nationale, richesses, œuvres de leurs mains, on leur a tout enlevé, tout arraché, excepté leur langue indigène,
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que l’étranger fait effort pour extirper ou dénaturer. Comment s’étonner après cela que ces hommes s'attachent à ce monument vivant et populaire qui seul représente tous les autres et les supplée? Comment s'étonner s’ils s’obstinent à le purifier de toute souillure étrangère, si dans ce travail ils mettent une sorte de superstition passionnée, si chaque mot slave, ou russe, ou autrichien, rejeté, leur paraît un présage de victoire ; si chaque mot indigène retrouvé dans la bouche du peuple leur semble une conquête; si la haine, le mépris, le dégoût, l’exécration, longtemps accumulés, qui ne peuvent éclater contre l’ennemi séculaire, encore présent ou menaçant, se tournent au moins contre les mots, les syllabes, les tours, les paroles, les lettres même dont le Barbare a déshonoré et infesté l’idiome natal? Est-il étrange que des hommes si longtemps bâillonnés, étouffés, rejettent comme autant de stigmates de la servitude le vocabulaire imposé par les invasions, et bannissent jusqu’à l’accent même des oppresseurs? Quand même ils iraient trop loin dans cette aversion pour les restes du langage de l’ennemi, qui pourrait les blâmer?
Ils ont tout à faire. Sans doute la première nécessité est de se retrouver soi-même.
Nul d’entre eux ne suppose que leurs ancêtres, comme l’ont prétendu quelques savants, aient appris lentement et par degrés le latin avec la langue du pouvoir. Tous répètent instinctivement qu’ils ont toujours su la langue de Rome, qu’ils l’ont apportée avec eux et non pas apprise d’un maître, en quoi leur instinct est plus d’accord avec la vérité que ne l’étaient nos systèmes. Indépendamment de tout autre témoignage, quand même les historiens n’eussent rien dit de la multitude infinie[1] des laboureurs
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latins transportés dans la Dacie déserte, quand même la colonne Trajane ne subsisterait pas, la langue des Moldo-Valaques, telle qu’ils la parlent aujourd’hui, prouverait irrésistiblement qu'une vaste colonie a été fondée dans la contrée, et que la Roumanie a commencé par une émigration romaine. Il a fallu qu’un noyau de population latine fût profondément implanté dans le sol pour n’avoir pu être déraciné par les invasions qui n’ont plus cessé de le fouler.
En examinant de plus près la constitution de cette langue, on trouverait que la population primitive des Daces a dû être frappée par quelque catastrophe inconnue, puisqu’elle a laissé un si petit nombre d’éléments ; qu’au contraire la masse romaine a dû être dès le commencement maîtresse absolue, puisqu’elle s’est si fortement, si invinciblement établie en Orient, dans le cœur même de cet idiome; qu’au contraire les Slaves, les Serbes, n’ont dû se répandre que comme des alluvions tardives, puisque nulle part le fond même de la langue n’en a été affecté, mais seulement ce qu’on peut appeler la partie variable et extérieure. Voilà comment la langue toute seule pourrait remplacer et suppléer l’histoire, si celle-ci était perdue. Quant aux Moldo-Valaques, sans s’être embarrassés beaucoup de cette question, l’instinct du salut leur a tenu longtemps lieu de science. Ils se sont naturellement attachés à la solide base du monde romain par la raison toute simple que, les ayant sauvés jusqu’ici, elle peut, elle doit les sauver encore.
Malgré l’aversion bien connue de la plupart des hommes pour la question des langues, je suis obligé d’y insister, puisque c’est, à le bien prendre, la meilleure partie de mon sujet. Je m’engage seulement à ne rien dire que d’indispensable sur ce point.
C’est déjà une grande victoire pour les Roumains qu’ils
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aient conquis leur droit de cité dans la science ; je veux dire qu’il est désormais impossible de traiter sérieusement des origines et de la formation de nos langues néo-latines, française, provençale, italienne, espagnole, portugaise, sans y faire entrer le roumain comme un élément nécessaire.
Ce que les Moldo-Valaques désirent le plus est à moitié accompli, puisque leur idiome est déjà reçu et accueilli sans nulle contestation possible dans la famille latine occidentale. Tous les grands travaux de notre temps s’accordent sur ce point de départ. Dietz en Allemagne, Fauriel, Ampère en France, tous ont reconnu dans la langue moldo-valaque une sœur aînée plus ou moins ressemblante, mais une sœur légitime du français et des idiomes de notre Europe méridionale. Mon dessein n’est pas de revenir sur ce grand fait désormais élémentaire, qui est un des événements accomplis de la science de nos jours. Pour sortir de ces notions générales, je voudrais montrer quels résultats a produits cette première intervention du roumain dans l’histoire comparée, quels résultats on peut attendre d’une étude plus suivie. Il resterait même à déterminer avec précision les conséquences irrésistibles qui naissent à mesure qu’on entre dans cette voie. Ce serait à la fois caractériser l’idiome roumain, qui n’a encore été montré qu’à sa surface, et en marquer l’importance. Nous essayerons de le faire ici brièvement, bien que le sujet exigeât des volumes.
Tant que le groupe de nos langues latines occidentales se présentait seul à l’observation, on comprend tout ce qui manquait à l’historien, au philosophe, pour arriver à des conclusions qui emportassent avec elles la certitude. Il manquait un terme de comparaison, afin de vérifier les analogies que l’on établissait entre nos divers idiomes.
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Dans ces conditions, on a vu des systèmes plus ou moins imaginaires s’élever, se soutenir, sans qu’il fût possible ni de les prouver, ni de les renverser. Ces systèmes se soutenaient par le seul motif qu’ils avaient été avancés une fois; ils vivaient sur le crédit qu’on accordait à leurs auteurs. Cependant le jour où l’on vint à découvrir à l’extrémité de l’Europe, sans lien avec nos sociétés, un idiome semblable aux nôtres, parent des nôtres, on comprend aussitôt ce que ce nouveau terme de comparaison a dû apporter de lumières. Et, bien qu’il faille avouer que l’on commence à peine à s’éclairer de ce flambeau, déjà des résultats éclatants ont été obtenus, parmi lesquels je me contenterai de citer les principaux. Comme il était aisé de le pressentir, ces premiers résultats sont moins des vérités découvertes que des erreurs détruites.
J’appelle de ce nom le système[2] tout imaginaire, longtemps accrédité, d’une langue provençale qui aurait été le type de nos idiomes néo-latins, et qui du midi de la France se serait répandue, on ne sait comment, sur le reste de la France, sur l’ltalie et l’Espagne. Tant que ces idiomes néo-latins étaient les seuls connus, on pouvait, à tout prendre, admettre que l’une de ces contrées eût communiqué sa langue aux autres. Du moins l’impossibilité n’était pas manifeste et grossière. Il a suffi de la seule apparition de l’idiome moldo-valaque pour faire évanouir ce système, déjà, il est vrai, très ébranlé. Personne n’a osé soutenir qu’un Provençal était allé enseigner sa langue aux montagnards des Carpathes. L’évidence s’est faite sur celle matière, longtemps obscurcie par la science même.
Voici un second résultat du même genre par lequel se
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détruit une erreur plus profonde et plus aisée à défendre. Qui ne sait que l’on a expliqué longtemps la formation de toutes les langues romanes et du français en particulier par la collision du latin avec les idiomes germaniques? On allait même jusqu’à reconnaître le génie particulier de ces derniers idiomes dans les nôtres. Le latin, disait-on, avait fourni les mots ; le goth, le franc, le lombard, le vandale, avaient enseigné la nouvelle grammaire. Beaucoup d’objections s’étaient élevées contre cette idée; mais, encore une fois, ce n’étaient que des raisonnements opposés à d’autres raisonnements : il fallait un fait palpable, visible, pour substituer la certitude au doute. Ce fait s’est montré, ou plutôt il se montre à découvert dans la constitution de l’idiome roumain. Là se trouvent toutes les différences fondamentales qui distinguent nos langues modernes et néo-latines de celles de l’antiquité. Comment donc l’allemand aurait-il fait la nouvelle syntaxe des peuples d’Occident, si cette syntaxe, dans ce qu’elle a d’essentiel, est absolument la même chez les peuples des Carpathes? Dira-t-on que le moldo-valaque a jailli du choc du latin et de l’allemand? Cette idée n’est venue encore à personne. On sait que les peuples du bas Danube, enveloppés de Slaves, de Hongrois, de Turcs, ont vécu hors du cercle des nations germaniques, et que celles-ci, loin de pouvoir leur imposer une langue, les ont à peine aperçues à l’origine. Si donc le Roumain, le Français, l'Espagnol, le Portugais, ont une même grammaire, au moins en ce qui les distingue de l’antiquité, et s’il est démontré que le premier n’a pas reçu de la race germanique ses formes de langage, cette démonstration s’applique évidemment à tous les autres.
Ces résultats sont négatifs; il en est d’autres positifs qui, en même temps qu’ils nous touchent de plus près, ont
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l’avantage de mieux marquer le caractère propre de l’idiome roumain. Si je ne me trompe, ils font faire un grand pas à la question fondamentale de nos origines.
Toutes les fois que l’on a cherché à déterminer l’époque où ont commencé nos langues modernes, on a bientôt rencontré une borne qu’il a été impossible de franchir. Ceux qui ont vu le mieux et le plus loin dans le passé sont remontés jusqu’au neuvième, peut-être au huitième siècle, pour saisir le germe de nos nouveaux idiomes[3]; car ils rapportent des chartes, des diplômes de ce temps-là, où se lisent déjà des mots d’un latin rustique étranger au latin littéraire, mais encore en usage de nos jours. Ce sont les limites extrêmes qu’il nous est donné d’apercevoir avec certitude. Au-delà est la terre inconnue. Tout devient mystère dans l’enfantement de nos langues. Le fil historique nous abandonne, et pourtant l’esprit a peine à ne pas presser davantage cette question. Il me paraît que précisément à cette dernière limite l’idiome roumain vient à noire secours; il se présente à nous comme un de ces instruments en apparence grossiers, à l’aide desquels les plus humbles des hommes peuvent étendre leur cercle visuel et découvrir, dans l'abîme de la nuit, des espaces perdus qui échapperaient sans cela à l’œil des plus clairvoyants.
Que le lecteur veuille bien me prêter un moment son concours. Je ne désespère pas de le conduire, par une déduction rigoureuse, à quelque évidence sur cette partie, la plus obscure peut-être, de nos origines. J’interrogerai, il répondra.
— Si le même fond de langage se trouve chez les peuples du bas Danube, du Tibre, de l’Arno, de la Garonne, de la Seine, de l’Ebre, du Tage, quelle conclusion tirez-vous de cette parenté ?
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— Attendez! Voilà bien votre impatience ordinaire, dont je vous croyais guéri. Je me garderai de conclure comme vous à la parenté ; car enfin vous m’avouerez que l’esprit humain, qui est partout le même, a pu faire les ressemblances qui vous frappent. — A merveille ! Considérez pourtant qu’il ne s’agit pas seulement des lois et des formes générales du discours, mais bien des mots et des syllabes. Direz-vous que les peuples, sans se connaître, ont trouvé par hasard le même vocabulaire pour les mêmes choses?
— Parlez-moi par des exemples. Je verrai ce que j’ai à répondre.
— Laissons de côté la famille innombrable des mots purement latins qui constituent nos langues et qui nous sont communs avec le moldo-valaque. Ouvrez le dictionnaire ; il suffira. Pour moi, je veux parler d’abord d’une autre famille de mots plus singuliers, étrangers à la langue littéraire des anciens.
— Voyons donc, citez.
— Eh bien, lisez[4] : sala (salle), bastone (bâton), dupe (en italien dopo, depuis), camesa (camicia, chemise), sapa (sape), cercare (cercare, chercher), taiére (tagliare, tailler), piscare (pizzicare, pincer), envezzâre (provençal envezar, accoutumer), etc. D’où ces mots sont-ils venus, si la langue savante écrite ne les connaissait pas? D’où sortent-ils, sinon des dialectes rustiques de l'Italie qui continuaient à vivre à l’ombre de la langue savante des écrivains romains[5]? Tantôt ce sont des mots tout romains, il est vrai, mais qui ont été partout changés, altérés, transformés de
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la même manière : fontâna (fontaine), d’un ablatif perdu de fons ; urlà (hurler, de ululare); ruginâ (italien rugine, rouille, de rubigo), etc. Comment les peuples se sont-ils accordés pour ajouter ou supprimer les mêmes syllabes? Comment le sursum des Latins est-il devenu le suso des Italiens, le sus du vieux français, le sus des Roumains? Comment le deorsum de Virgile a-t-il pu devenir le gius de Dante, le yuso du Cid, le yuso de Camoëns, le gius des Moldo-Valaques? D’autres fois la difficulté est plus grande, car ce sont des mots dont la signification première a été partout étendue, changée de la même manière. Culcà (en italien culcare, se coucher), de collocare; oaste (oste, etc., en vieux français host), de hostis, armée. Je vous fais grâce des conformités plus profondes de la grammaire. Celles-ci forment comme l’unité anatomique des langues néo-latines : mêmes altérations, mêmes innovations, mêmes idiotismes. — Comment, par exemple, le passif creditur, videtur, est-il devenu en italien si crede, si vede, en roumain se crede, se vede, en espagnol se cree, se vee? Croyez-vous que tout cela se soit fait par le hasard ? Pensez-vous que ces formes, toutes semblables, ont été inventées isolément, par aventure, en Valachie, en Bourgogne, en Moldavie, en Provence, en Bessarabie, en Andalousie, en Bucovine ? Avouez que cela serait bizarre.
— Vous m’attribuez trop aisément une idée déraisonnable. Je dirai que l’un de ces peuples a prêté sa langue aux autres.
— Vous supposez donc une communication directe entre eux?
— Sans doute.
— De grâce, n’oubliez pas qu’aucune communication suivie, depuis les temps modernes, n’a eu lieu entre les Roumains et l’Occident.
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— Qu’importe ? ils se sont connus un jour.
— Cela est-il absolument nécessaire?
— Il faut au moins qu’ils aient eu le même berceau.
— Laissez là les termes poétiques, et parlez tout uniment. Qu’entendez-vous par ce berceau ?
— Je veux dire qu’avant de se répandre en Espagne, en France, en Portugal, ces peuples ont dû recueillir d’une même source les éléments communs de leur langue.
— Et où supposez-vous que les Roumains aient trouvé cette source ?
— Belle question ! Il est bien clair que les Roumains ont reçu leur langue des colons et des vétérans latins.
— C’est donc à dire qu’ils ont puisé dans la langue vulgaire, populaire de Rome?
— Cela est certain.
— Concluez donc.
— Je le veux bien. La conclusion vient d’elle-même. Vous m’avez amené à décider que dès le temps de la séparation de la Dacie d’avec l’Occident, les formes élémentaires de nos langues existaient, et que l’Italie, la France, l’Espagne, la Roumanie, après avoir puisé dans un milieu commun, avaient commencé dès lors à ébaucher les idiomes qui sont aujourd’hui les leurs. Mais à quoi bon tout cela? Etait-ce la peine de le démontrer? Entre nous, il y a longtemps que j’avais pensé et dit les mêmes choses, sans les écrire.
Le lecteur trouvera peut-être que j’ai trop beau jeu en faisant plus longtemps moi-même la question et la réponse. Je me hâte de rentrer dans mon rôle. Tout ce que j’ai voulu a été de suivre, au risque d’épuiser l’évidence, la méthode employée dans les sciences pour trouver et démontrer en même temps une vérité. Il reste, pour rendre la conclusion plus complète, à préciser les dates. Or rien
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n’est plus aisé. C’est en l’année 105 de notre ère que les colonies ont été fondées par Trajan, C’est en 274 qu’Aurélien a abandonné aux Barbares la rive gauche du Danube. Voilà un intervalle parfaitement défini. Depuis ce moment, les légions romaines n’ont pour ainsi dire plus reparu au-delà du fleuve. Ainsi cette petite société, projetée du monde romain au commencement du deuxième siècle, en a été irrévocablement séparée au troisième. A partir de celle époque, elle est demeurée comme un îlot perdu dans un océan de barbarie. Puisque cet état séquestré du continent romain a le même fonds de langue que l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, il faut bien de toute nécessité que les éléments de ces langues, au moins dans les singularités qui leur sont communes, existassent avant la séparation.
C’est dans l’intervalle de l’an 105 à l’an 274 que le roumain s’est détaché du latin; cette date détermine donc nécessairement aussi l’intervalle où l’on peut affirmer que nos langues néo-latines de l’Occident étaient déjà en voie de formation. Ce n’est pas que je veuille m’exagérer par là l’importance de ce premier débrouillement du langage vulgaire. Je veux seulement marquer, constater l’existence d’une langue rustique populaire, souvent aperçue et signalée, aussi souvent niée, jamais démontrée jusqu’ici, ni rendue palpable, et qui, formée des divers dialectes italiens, contemporaine de la langue savante, patricienne de Tacite et de Pline, a commencé par en être éclipsée et a fini par lui survivre.
S’il en est ainsi, le roumain nous a servi à regagner un espace de plus de six siècles dans la possession de nos propres origines. Ce que des esprits pénétrants avaient pressenti se trouve vérifié, démontré d’une manière aussi certaine qu’aucune des lois les mieux établies de l’histoire
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naturelle. La conjecture est changée en évidence. Sans recourir à aucune induction, nous avons saisi dans un fait palpable le germe de nos langues trois cents ans avant les invasions germaniques, auxquelles on avait coutume de rapporter la cause de tous les changements. Lorsque le monde romain était encore fermé aux invasions, qu'aucun Barbare n’en avait foulé le sol, nous avons constaté avec évidence la présence d’une langue rustique dans un coin éloigné de l’Europe, et nous avons été nécessairement conduit à reconnaître des éléments tout semblables dans la partie méridionale de notre Occident. Ne dites plus que ce sont les Goths, les Francs, les Vandales qui ont renversé le vieil édifice de la parole humaine. Longtemps avant leur arrivée nous avons vu les vétérans, les colons de l'Italie propager jusque dans le fond de la Dacie leurs dialectes ou surannés ou méprisés.
En comparant aujourd’hui les systèmes, la structure de l’italien, du provençal, du français, de l’espagnol, du portugais, du roumain, il semble qu’un même génie interne, répandu dans chacun d’eux, les a portés à choisir, changer, altérer, décomposer, rejeter, s’approprier, les mêmes choses. Vous diriez d’une grande lyre à six cordes qui s’ébranle sous un même souffle puissant. La plus petite, la plus rude de ces cordes est incontestablement le roumain. Souvent elle se tait et semble brisée quand les autres résonnent ; quelquefois elle retentit d’un son étrange, sourd, guttural, asiatique, comme le dernier murmure d’un peuple qu’on étouffe, mais toujours elle rentre dans l’accord des nations latines.
Ainsi, grâce à cet idiome nouvellement découvert pour l’Occident, encore méprisé d’un grand nombre, nous pouvons assister au premier débrouillement de la parole moderne, du moins nous en faire une idée exacte, tout
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emprunter à l’observation et rien aux systèmes, saisir le moment où nos langues se séparent du moule antique, y assigner même une date certaine. Quand cet humble idiome roumain ne devrait pas nous rendre d’autre service que de reculer de six siècles l’horizon de nos origines, il me semble que j’en ai dit assez pour montrer son importance. Faire la moindre conquête, pourvu qu’elle soit assurée, dans la connaissance du passé, est-ce une chose à mépriser pour l’homme, dont la vie est si rapide et la pensée si incertaine? Voilà ce que dès la première expérience on peut tirer de l’application du roumain à quelques-uns des principaux problèmes de l’histoire générale.
Peut-être même que, sans abuser de cette méthode, on pourrait aller beaucoup plus loin; car il n’a pu vous échapper que le moment de la formation du roumain touchait de bien près à l’âge d’or de la langue latine. Tacite et Pline écrivaient pendant que les colons arrivaient en Dacie. Ce n’est donc pas la corruption de la langue littéraire de Tacite et de Pline qui a pu en quelques années engendrer les idiomes nouveaux. Il fallait qu’ils existassent déjà en germe, et, puisque cette œuvre n’appartient pas davantage aux Barbares, nous avons ici la confirmation d’une loi pressentie et annoncée par d’autres, à savoir : que les langues d’une même race, d’un même peuple portent en elles le principe de leurs changements, qu’elles sont pour ainsi dire enveloppées l’une dans l’autre, indépendamment des vicissitudes extérieures ; que le latin des classes cultivées renfermait le latin rustique des classes inférieures, comme le latin rustique renfermait en soi les langues néo-latines modernes. Et si un bouleversement de la nature ou des hommes emportait du milieu de nous les représentants de la civilisation avec tous ses monuments écrits, il est probable que sous nos langues modernes on
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verrait surgir les dialectes populaires, les patois qui aspireraient à devenir des langues régulières, écrites, pour commander et régner à leur tour. Peut-être n’est-ce là qu’une répétition de cette loi plus vaste de la nature, qui, sans rien faire naître de la corruption, tire tout invariablement d’un même principe de vie.
De ces conclusions générales, si je devais descendre à caractériser d’une manière particulière l’idiome roumain, je dirais que ce qui le distingue d’abord de ses sœurs occidentales, c’est une inclination marquée pour le fonds le plus ancien de la langue latine. Soit que la culture n’ait poli en rien cette première et rude empreinte, soit toute autre raison qu’il serait facile de trouver, il demeure certain que le roumain plus que toute autre langue moderne abonde en mots, en inflexions, en locutions romaines déjà surannées au temps d’Auguste. On sait qu'avant le développement littéraire de la langue, les Latins supprimaient la dernière consonne du substantif masculin. Les Moldo-Valaques ont gardé cette singularité de la vieille Italie : ils disent lupu, ursu, albu, absolument comme disaient et écrivaient Ennius et Nævius[6]. Sans multiplier ici outre mesure ces détails, il s’ensuit que le roumain
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affecte certaines propriétés des dialectes les plus anciens de l’Italie, et peut même servir à les manifester. Quoi donc ! est-ce un montagnard des Carpathes qui nous aidera à déchiffrer la colonne rostrale et les vers saliens? Pourquoi non? Varron signalait dans ces mêmes vers saliens, déjà si obscurs pour lui, le mot cante, de cano. La forme salienne ne se retrouve-t-elle pas intégralement dans le cant des Roumains? J’ai grande envie d’ajouter en finissant que le nom le plus charmant du rossignol dans toutes les langues est celui qui a été composé d’une ancienne racine latine par les paysans moldo-valaques ; ils l’appellent d’un seul mot : celui qui veille toujours, privigitore, du pervigilium des poètes. C’est une beauté rustique qu’aurait dû trouver Virgile.
On pourrait commenter la langue par les usages. Il ne serait pas sans intérêt de retrouver dans le peuple moldo-valaque quelques coutumes toutes latines, lesquelles ne se retrouvent plus aujourd’hui, même en Italie. Tel est l’usage de répandre des noix[7] sur les pas des nouveaux mariés, coutume romaine s’il en fut, et qui s’est perdue là où elle a pris naissance. Qui se fût attendu à retrouver les épithalames et les refrains de Catulle, da nuces, chez les moissonneurs des bords du Sereth et de la Bistritza? Dans les funérailles, les femmes coupent leurs cheveux et en font des offrandes sur les tombeaux, comme au temps des Sabines.
Aux usages je voudrais qu’on joignît les traditions, les superstitions, qui restent si longtemps la seule philosophie des peuples. Qui peut dire quel mélange de vieilles divinités rurales, daces ou romaines, se retrouvent dans
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les croyances populaires des Moldo-Valaques d’aujourd’hui? Lado et Mano, qui président aux noces et dont les noms sont invoqués par les matrones; les Zinéle, fées moldaves, vierges immortelles qui donnent la beauté aux belles; Doïna, l’âme de tous les chants populaires historiques; Dragaïca, la Cérés valaque dont une jeune fille couronnée d’épis et de bluets joue le personnage dans les sillons, en dansant, de village en village, à l’approche des moissons ; Stachîa, la triste gardienne des maisons ruinées et des demeures souterraines ; les Frumosèle (les belles), nymphes aériennes qui s’éprennent d’amour pour les jeunes gens, et se vengent de leurs dédains en leur envoyant la fièvre ou la goutte; Miazanôpte, le génie qui erre à minuit sous la figure changeante d’un animal ; Strigoie, les sorcières qui ont gardé tous les secrets des magiciennes d’Apulée ; les Urbitelle, sœurs capricieuses qui s’asseyent au berceau des nouveau-nés, et leur distribuent l’heur et le malheur; la Legatura, puissance magique qui empêche les jeunes hommes d’embrasser leurs épousées et les loups de dévorer le troupeau ; Dislegatura, qui délie le charme? Reçues d’âge en âge, conservées par la peur, respectées presque à l’égal du culte, les superstitions des peuples sont peut-être leurs plus anciennes archives.
Autre caractère de l’idiome roumain. Il s’est conservé jusqu’à nos jours sans le secours d’aucun artifice littéraire proprement dit, et ce n’est pas là un des phénomènes les moins extraordinaires de notre temps. Partout ailleurs, des génies inspirés, à des époques de repos ou de grandeur, ont prêté leur appui à des idiomes populaires, les ont empêchés de se déformer, les ont épurés, ennoblis, et leur ont donné de bonne heure la consistance de l’art. Ici, rien de semblable : une nuit de dix-sept siècles
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ou plutôt un combat sans trêve, suivi d’un silence imposé par le vainqueur, et dans cet intervalle, à peine quelques années pour se refaire et respirer. Loin qu’ils aient pu écrire, étonnez-vous qu’ils aient continué de vivre.
Je viens de dire que nul artifice littéraire n’a soutenu pendant ce temps l'instinct du peuple. Plût à Dieu que cela fut rigoureusement vrai ! Il eût été peut-être moins funeste pour les anciens Moldo-Valaques de ne pas savoir lire que d’avoir appris à lire avec les lettres slavonnes du moine Cyrille. Elles ont servi longtemps à leur voiler à eux-mêmes le génie indigène de leur propre idiome. Comment reconnaître la filiation romaine sous ce vêtement russe et slovaque? Ce sont les fers de l’étranger dont la langue est garrottée. Que serait devenu l’espagnol, s’il se fût caché sous des caractères arabes? Croit-on qu’il fût resté libre dans ses développements, que cette différence de signes, celte enveloppe mauresque, ne l’eussent pas longtemps séparé du reste de la famille latine? Peut-être aujourd’hui même, jugé sur de telles apparences, l’espagnol passerait, aux yeux du plus grand nombre, pour une langue africaine?
Le dernier siècle, qui a tant parlé de l’importance des signes, aurait eu un beau triomphe en voyant un peuple garrotté et séparé du monde par un alphabet, car telle a été longtemps la destinée des Roumains. Si ce ne fut pas un trait de génie, ce fut au moins une bien heureuse rencontre pour les Slavons que d’avoir imposé, dès le dixième siècle, leur système d’écriture à une langue toute latine, puisqu’ils réussirent par là à déguiser, à affaiblir chez les indigènes le sentiment de leur filiation, à le détruire entièrement chez les autres. Que l’on montre à un Français, à un Italien, à un Espagnol, une page de pur roumain, écrite avec les quarante-quatre lettres barbares de
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Cyrille : jamais il ne consentira à reconnaître sons ce grimoire une langue parente du latin. Je le crois bien, la sienne, à ce prix, lui semblerait barbare. J’avoue que dans les longues heures stériles que j’ai obstinément données à l’étude du roumain, rien ne m’a plus fréquemment arrêté que cette barrière artificielle. À mesure que je changeais de maître, je devais changer de signes. Autant de livres, autant de caractères différents. A la fin, j’ai cru me reconnaître quand j’ai lu ces lignes d’un Roumain de Transylvanie[8] : « Ils ont recouvert d’une si laide suie les nobles formes romaines, qu’elles sont ensevelies sans espoir de salut. Que de fois, quand je commençais à écrire avec des lettres latines, je voyais soudainement apparaître devant moi la ligure antique! Elle brillait de tout son éclat, et semblait me sourire de ce que je l’avais débarrassée des vils baillons de Cyrille. »
Jugez par là de ce qu’était devenue la langue, lorsque après de telles vicissitudes, abandonnée au peuple, méprisée des classes supérieures, il se trouva des hommes, au commencement de ce siècle, Pierre Major en Transylvanie, Asaky en Moldavie, Héliade en Valachie, qui se proposèrent d’en faire un instrument national de régénération pour tous. Il était arrivé de cette langue ce qui arrive d’une statue enfouie sous la terre depuis des siècles : la plupart des membres essentiels étaient intacts, mais plusieurs parties étaient mutilées, d’autres manquaient absolument, et l’on ne savait ce qu’elles étaient devenues. Pour refaire de ces sortes de fragments un tout vivant, propre à exprimer la vie moderne, c’est une restauration qu’il fallait accomplir. En même temps, on devait se proposer un problème unique de nos jours, qui
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était de faire passer une langue vulgaire, populaire, au rang de langue littéraire et écrite. Ce que Dante a fait pour l’italien au moyen âge, il s’agissait de l’ébaucher au moins pour les Roumains au dix-neuvième siècle.
Tel est en effet le spectacle que l’on a pu se donner en regardant, depuis un demi-siècle, les populations des provinces danubiennes ; sous l’apparence superficielle dont on se contente ordinairement, au milieu des plaintes des partis et des classes, on voit se passer là un phénomène profond dont nous n’avions connaissance que par l’histoire déjà reculée, — une langue qui se dégage des dialectes populaires, vulgaires pour devenir une langue savante et cultivée. Ordinairement caché dans le berceau ou dans les antiquités des peuples, ce phénomène éclate à nos yeux avec la plupart des accidents qui l’ont accompagné dans le passé, sur de plus grands théâtres.
[1] Ex toto orbe romano, infinitas copias hominum transtulerat ad agros et urbes colendas. — Eutrope, VIII, 6.
[2] Le système de M. Raynouard.
[3] Voyez Fauriel, Origines de la Langue italienne, t. II.
[4] Dietz, Grammatik der Romanischen Sprachen, 1. 1, p, 136. — Etymologisches Woerterbuch, p. 357, 577. — Lesicon Romanescu-Latinescu-Ungurescu-Nemtescu, Budce 1825, passim.
[5] Pierre Major, Orthographia Romana, p. 5, 6.
[6] On tient de Varron que les Sabins substituaient partout l’h à l’f. Les Transylvains du district de Fogarash disent aussi hieru pour feru, hieru pour ferrum, etc., et comme l’espagnol a la même propriété, sans parler d’une multitude d’autres ressemblances, on pourrait peut-être en induire que les colonies de la Dacie ont reçu une partie de leurs populations des mêmes lieux d’où sont sorties les vingt-cinq colonies d’Espagne. Dans l'osque, le q se change en p; au lieu de quatuor, on disait pator. Même singularité chez les Roumains : pour quatuor ils disent patru, pour aqua, apa. C’est Quintilien qui établit que les anciens Latins se servaient de l’e au lieu de l’i. Ils disaient : intellego, sibe, comme les Roumains aujourd'hui disent intzelegu, sie. [Pierre Major, Orthographia Romana sive lalino-valachica, una cum clavi quâ penetralia originationis vocum reserantum, p. 24.]
[7] Démétrius Cantemir, Description de la Moldavie, part. II, c. xvii. Leipzig, 1771.
[8] Dialogu pentru incepetul linbei Romana, p. 72. Bude, 1825.