Je ne recherche pas la polémique pour elle-même, je puis ajouter qu'il m'en coûte beaucoup d'être en désaccord public avec des savants pour lesquels je professe la plus grande estime ; mais dans les sciences qui ne sont pas achevées, à moins de renoncer à toute idée propre, il faut se résigner aux controverses. Dans le cas particulier, il m'est impossible de ne pas protester contre l'oubli affecté où l'on tient les raisons que j'ai fait valoir contre le caractère absolu des lois phonétiques[1]. S'il ne s'agissait que d'une question théorique où l'amour-propre seulement est en jeu, je prendrais facilement mon parti du silence qu'on fait autour de mes idées; mais il s'agit de choses importantes et d'une application directe : selon qu'on adoptera ou non le principe fondamental des néo-grammairiens, on aura une con-
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ception tout autre des lois générales du langage, et l'on expliquera différement tous les phénomènes qui le concernent. Or, quand on a pris nettement parti dans de tels débats, il n'est pour ainsi dire pas permis de cesser de défendre ses opinions, tant qu'on n'a pas cessé de les croire bien fondées.
J'ignore si j'aurai l'heur cette fois de voir discuter mes objections à la théorie du caractère absolu des lois phonétiques par ceux auxquels elles s'adressent, et si les nouvelles raisons que j'invoque contre elles leur paraîtront maintenant dignes d'examen. Mais s'il devait en être autrement, une chose deviendrait certaine, ce me semble, c'est que le silence dont je me plains était en définitif moins dédaigneux qu'il n'en avait l'air, et que si l'on ne m'a rien répondu, c'est qu'on ne pouvait rien me répondre.
Le principe que cet opuscule a pour objet de combattre a été formulé ainsi, par M. Brugmann[2]. «Si dans un seul et même dialecte, à une certaine époque, se produit un mouvement phonétique, tous les mots dans lesquels le son se trouve soumis aux mêmes conditions sont touchés dans la même mesure par ce mouvement.»
J'oppose à cet aphorisme et surtout aux conséquences qu'on en fait découler, les raisons suivantes :
1. Dans les termes rapportés plus haut, le principe du caractère absolu des lois phonétiques, à le supposer juste en théorie, est sans application possible, attendu qu'on ne saurait : 1° déterminer les limites exactes d'un dialecte ; 2° établir le moment précis où tel mouvement phonétique s'est produit; 3° fixer
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nettement ce qui constitue l'identité ou la différence des conditions auxquelles les sons se trouvent soumis.
2. Toute langue n'est-elle pas le résultat du syncrétisme d'un certain nombre de dialectes ? Or, le principe du caractère absolu des lois phonétiques ne concernant, à ce qu'on affirme, que chaque dialecte particulier, ne saurait s'appliquer utilement à l'analyse et à l'histoire des formes d'une langue proprement dite, à moins qu'on ne fasse préalablement la part de tous les dialectes qui ont contribué à la former, ce qui est manifestement impossible, au moins pour les langues anciennes.
3. Quand un son se trouve placé dans les mêmes conditions, les lois phonétiques qui l'affectent agissent, nous dit-on, d'une manière absolue, et ne souffrent pas d'exceptions.
Qu'entend-on par les mêmes conditions? Tel son vocal émis par un individu quelconque se trouve-t-il dans les mêmes conditions que le même son émis par un autre individu parlant la langue du premier? Il suffit, je crois, de poser la question pour qu'elle soit résolue. L'affirmative serait absurde. Reste la négative qui ruine de fond en comble toutes les déductions que les néo-grammairiens tirent de leur principe ; car le même son peut subir en ce cas autant d'altérations qu'il y a d'individus qui l'émettent.
4. « Il est généralement admis, dit M. Mondry Beaudoin[3] d'après les néo-grammairiens, que les phénomènes du langage
sont les effets de causes constantes ; les mots, tels que nous les
connaissons par la tradition, doivent être compris comme le
résultat de forces assimilables dans une certaine mesure aux
forces mécaniques, et qui, agissant sur l'état primitif de ces
mots, ont produit dans leurs éléments des modifications succes
sives dépendant à la fois de la force en elle-même et des circons
tances dans lesquelles elle agit. De là le concept de loi phoné-
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tique, c'est-à-dire que les observations se répétant et se confirmant, on reconnut que certaines modifications de sons identiques devaient être attribuées à l'action de la même force dans les mêmes circonstances, et la formule générale exprimant l'ensemble de ces modifications fut posée comme loi. »
J'avouerai humblement que j'entends peu de choses à ces abstractions[4]. Je me rends compte des lois phonétiques par des images purement concrètes. Pour moi ces lois sont dues à des prédispositions physiologiques individuelles. J'en vois tout particulièrement la cause dans l'état des organes vocaux du premier qui a prononcé l pour r, ou c (palatal) pour k, ou ks ou x pour sk; ou bien encore, en ce qui concerne le vocalisme, e pour a; u pour o; i pour e, etc. Celui-là a créé une loi phonétique, mais seulement pour lui. On a pu ou non l'imiter; les variantes phonétiques qu'il a produites se sont ou non perpétuées ; mais à moins d'admettre l'hypothèse absurde que son mode ou, si l'on veut, son vice de prononciation ait été contagieux ou épidémique de façon à atteindre tous les individus parlant à la même époque la même langue que lui, sa loi, qui a pu devenir, par l'exemple ou sous l'effet d'un état physiologique semblable, celle de plusieurs autres, ne saurait avoir été générale ou absolue.
5. Les néo-grammairiens raisonnent toujours comme si les langues qu'ils étudient ne comportaient pas de variantes phonétiques et, étant donné leurs principes, ils ne sauraient raisonner
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autrement; or, il est absolument sûr que toutes en contiennent. Qu'est-ce que les Nebenformen, si nombreuses parmi les racines sanskrites, par exemple, sinon des variantes phonétiques ? C'est donc s'exposer à des erreurs certaines d'en faire abstraction complète quand il s'agit de déterminer l'origine des formes du langage.
6. Aucun linguiste ne vous accordera, me disait un des plus émiuents promoteurs de la nouvelle grammaire, qu'une racine sanskrite çad soit une variante phonétique de la racine kšad, l'une et l'autre issues d'un antécédent skad, attendu qu'un même son dans une même langue ne saurait donner deux produits différents. Je lui fis observer que les deux variantes n'étaient vraisemblement pas contemporaines l'une de l'autre, et que par conséquent les conditions dans lesquelles elles étaient nées n'étaient pas les mêmes. J'en suis encore à attendre sa réponse.
7. La possibilité de la multiplication indéfinie des variantes phonétiques à une époque où, les langues n'étant pas fixées, chacune d'elles avait chance de vivre et de faire souche de variantes nouvelles, explique l'origine ou plutôt les premiers développements du langage, et cela d'une manière conforme au mode qui préside dans la nature à la multiplication des espèces; elle explique également la formation des dialectes autour des langues mères dont ils dérivent. Au contraire, l'hypothèse du caractère absolu des lois phonétiques laisse l'un et l'autre phénomènes à l'état de problème insoluble.[5]
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8. Il était naturel que les dérivés romans dès prototypes latins reproduisissent, en les modifiant d'une manière régulière, les antécédents dont ils sont issus; il n'y a rien là qui justifie le caractère absolu des lois phonétiques au sens où l'entendent les néo-grammairiens. Mais ce qui contredit nettement ce principe, ou du moins ce qui infirme les raisonnements qu'on étaye sur lui, c'est le fait que, même dans les langues d'origine romane dont le domaine provient de succession et non de création, un même antécédent a pu aboutir par le mouvement phonétique à deux formes différentes qui sont entrées dans le lexique commun ; exemples : cavale, cheval; médire, maudire; camp, champ, etc..
9. Ce serait nier l'évidence même de prétendre que les formes εἰς, ἐνς, ἐς, ἐν, ne dérivent pas, à titre de variantes phonétiques, d'un même antécédent (probablement *ηνς). Or, deux de ces formes, εἰς et ἐν sont restées dans la langue grecque commune. Se refusera-t-on à admettre que des faits semblables ont pu et dû se produire nombre de fois ?
10. L'existence des Nebenformen dans les racines sanskrites
et celle des doublets d'origine non savante dans les langues
romanes est incompatible avec les déductions qu'on tire du
principe en question. On objecterait en vain, en ce qui concerne les doublets, que les mots camp et champ, par exemple, pro
viennent de deux dialectes différents. Les dialectes corres
pondent à des groupes sociaux plus ou moins étendus, selon
l'état de la civilisation de l'époque ; ils peuvent avoir été la
langue d'une province ou celle seulement d'une famille (tous ont
vraisemblablement commencé ainsi). Ce qu'il y a de sûr, pour
les exemples qui nous occupent, c'est que celui d'où dérive
camp et celui qui a donné naissance à champ ont contribué
l'un et l'autre à former le français, et que selon toute probabilité le sanskrit, le grec, le latin, etc., ont été constitués de
la même façon.
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11. L'analogie a propagé les parties radicales et les suffixes dans les dérivés. Mais qu'est-ce qui a donné naissance aux racines et aux suffixes, sinon le mouvement phonétique aboutissant à des variantes?
La conclusion toute particulière à tirer des remarques qui précèdent, c'est qu'un livre comme le Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen de M. Brugmann, basé tout entier sur le principe dont je viens d'essayer de démontrer l'erreur, quels que soient du reste la science de l'auteur et le soin qu'il a apporté à l'application de sa méthode, est un de ceux dont les théories sont vouées dans un temps plus ou moins long au plus complet échec, car, à mon avis, cette méthode est fausse.
[1] Voir tout particulièrement mes Essais de linguistique évolutionniste, p. 380 et suivantes, et Hovelacque, Revue de linguistique, numéro du 15 janvier 1887, page 36.
[2] Griechische Grammatik, p. 7, dans le Handbuch der klassischen Alterthumswissenschaft, de Iw. Müller, t. II (Nordlingen, 1885). J'emprunte la traduction de ce passage au très intéressant article de M. Moudry Beaudoin sur les nouvelles Théories linguistiques (Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, n° 3, 1886, p. 332).
[3] Op. cit., page 331.
[4] Dans un article récent de la Revue critique (n° du 7 février 1887, p. 98), un linguiste de grand savoir et de grand talent, mais fervent adepte des doctrines nouvelles, M. V. Henry, s'exprime en ces termes : « Le caractère absolu des lois phonétiques, contesté en théorie seulement par d'excellents esprits, est admis dans la pratique comme la base de toute recherche sérieuse. » Ces excellents esprits ont-ils tort ou raison ? S'ils ont raison, comment un principe contestable en théorie peut-il devenir dans la pratique la base de toute recherche sérieuse ? Ici encore je ne comprends pas.
Je ne comprends guère mieux avec ce commentaire oral que je recueille également chez un partisan de la nouvelle grammaire : «Les lois phonétiques ne sont peut-être pas absolues, mais il faut procéder comme si elles l'étaient. » — Tout cela me paraît en tout cas peu compatible avec une véritable méthode scientifique.
[5] C’est ici surtout qu'est la pierre de touche des idées de ces Messieurs comparées aux miennes. Le syslème que j'ai esquissé dans mes Essais de linguistique évolutionniste et que M. Brugmanna relégué si prestement au rang des utopies (Lit. Centralblatt, n° du 13 novembre 1886) rend compte de l'origine du langage en ce sens qu'il en coordonne tous les développements avec ceux de la phonétique et de la sémantique. Celui des néo-grammairiens, au contraire s'introduit en quelque sorte in medias res et renonce à expliquer toute la première moitié de l'histoire des idiomes indo-européens. Si les théories se jugent à l'étendue des faits dont elles établissent les rapports et qu'elles éclairent les uns par les autres, il est facile de voir quelle est celle des deux qui fait la meilleure figure devant ce critérium.