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En matière de linguistique indo-européenne, Bopp et ses successeurs immédiats, Schleicher, G. Curtius, M. Max Müller, etc., ont été avant tout des précurseurs. Ils ont jeté les fondements d’une œuvre admirable, mais que les conditions mêmes de tout développement scientifique empêchaient d’être définitive du premier coup. C’eût été miracle qu’ils ne se fussent jamais trompés, ou plutôt qu’ils ne se fussent jamais égarés sur de fausses pistes comme cela arrive toujours quelquefois à ceux qui sont obligés de frayer le chemin de la vérité. Cuvier a été rectifié et complété, sans parler des intermédiaires, par Darwin et son école. Bopp peut être regardé comme le Cuvier de la linguistique. Rien d’étonnant donc à ce que plusieurs de ses théories soient à reprendre en sous-œuvre et aient à subir une transformation nécessitée par les progrès d’une science qui — il y a naïveté presque à le rappeler — devait d’abord faire ses débuts en quelque sorte, et avoir ses commencements avant son couronnement. Parmi ces doctrines de la première heure qui semblent sujettes à révision, une des plus ébranlées en ce moment est celle de l’agglutination.
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On connaît l’hypothèse sur laquelle elle est fondée : la langue mère indo-européenne, dans les premières périodes de son existence, aurait consisté en particules monosyllabiques invariables et distinctes qui, en se combinant ultérieurement entre elles, ont donné naissance aux formes complexes et susceptibles de flexion dont sont composés le sanskrit, le grec, le latin, etc.
Le contrôle de cette hypothèse peut se faire à deux points de vue, à savoir : 1° celui des fonctions des particules isolées (ou des racines) de la langue mère ; 2° celui des combinaisons morphologiques que la soudure ou l’agglutination des racines a produites, soit dans la langue mère elle-même, soit dans ses premiers dialectes.
Prenons d’abord la question sous son premier aspect.
Les monosyllabes primitifs, ou les racines, remplissaient, nous dit-on, sous une forme unique le rôle des différentes parties du discours. Or, cette assertion, que nécessite la logique du système, est inadmissible. Le premier principe de toute morphologie rationnelle est que la fonction se développe à la suite de l’instrument destiné à la remplir : un oiseau ne vole que quand il a des ailes. De même, le verbe n’a existé comme tel auprès du substantif et de l’adjectif que lorsqu’il a été muni des caractères qui l’en distinguent et qui permettent à l’intelligence d’en faire un emploi significatif spécial. Il ne suit pas de là que toutes les parties du discours ont existé de tout temps. On se rend bien compte, en effet, et de la possibilité d’un état du langage où l’adjectif, et plus tard le substantif à côté de lui, existaient seuls, et du procédé évolutif d’après lequel les parties du discours sont issues les unes des autres. Mais ceci diffère complètement de l’hypothèse de l’indé-
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termination primitive des fonctions des racines isolées, qui est celle des premiers disciples de Bopp. Ces racines étaient nécessairement des substantifs, des adjectifs ou des verbes, mais nécessairement aussi elles n’étaient pas à la fois substantifs, adjectifs et verbes ; et si le système de l’agglutination exige qu’on admette le contraire, il y a par cela même de grandes chances pour qu’il soit faux.[1]
Nous discuterons maintenant l’autre face du problème.
L’agglutination, d’où proviendraient les formes fléchies, ou à suffixes, des langues indo-européennes, est une pure hypothèse. On constate ce phénomène, il est vrai, entre des formes déjà complètes, comme les prépositions-préfixes et les verbes, ou entre les différents termes des composés ; mais jamais entre deux racines dont l’une — la finale — aurait pris le rôle de suffixe ou de flexion.
Au contraire, beaucoup d’exemples sûrs nous présentent d’une tout autre façon la genèse des suffixes désinentiels.
Ainsi le sk. pívarí, fem., et pîvara-s, masc, de même que les correspondants grecs πίειρα, πιαρός, πιερός, proviennent, non pas de la combinaison d’une racine pîv, d’où un thème pîva-, avec un suffixe ra, ρο, comme l’exigerait le système de l’agglutination ; mais bien de l’emprunt analogique à des formes déjà existantes du même genre, des finales î, α, caractérisant le féminin, ou as, ος, caractérisant le masculin, ajoutées aux adjectifs préexistants : en sansk. pivas et avec le rhotacisme fréquent de la finale pîvar ; en gr. πιας, d’où π?αρ.
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On prend donc sur le vif dans cet exemple, auquel on pourrait en joindre beaucoup d’autres semblables, l’origine des suffixes ras, ρο-ς ; et l’on voit aussi clairement que possible que, loin d’être issus d’une racine pareille employée jadis isolément, ils sont le résultat pur et simple de la transformation phonétique de la finale d’un mot déjà usité, et chez lequel la distinction des genres s’est établie sur le modèle de formes où elle était déjà nettement caractérisée par une particule finale ; c’est-à-dire au moyen de l’emprunt et du réemploi de cette particule caractéristique, issue elle-même de quelque accident phonétique du genre de celui qui a changé en r l’ancienne finale s de πιας.
Remarquons tout de suite que quand nous formons de nos jours un mot comme social-isme, composé de l’adjectif social et de la caractéristique de la série des substantifs en isme, nous usons d’un procédé tout semblable de développement et d’enrichissement du langage, et que, du moment où nous constatons que ce procédé est en vigueur dans nos langues depuis au moins trois mille ans, nous sommes très logiquement autorisés à croire que nous nous trouvons en présence de la condition même de leur croissance, comme l’insertion du rameau sur le rameau est, avec l’amplification du tronc, le mode unique et constant de la croissance de l’arbre.
Ce qui vient d’être montré pour les suffixes ra, ρο pourrait l’être également pour la plupart des autres. Nous renvoyons, du reste, à cet égard, à notre Etude sur le rhotacisme proethnique.[2]
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Nous nous sommes efforcé d’y démontrer aussi qu’en dernière analyse on dégage des formes indo-européennes complexes, non pas des racines au sens où l’entendait Bopp, mais des adjectifs verbaux monosyllabiques du genre de ceux qu’on retrouve en si grand nombre en sanskrit, en grec et en latin comme derniers termes des composés (puru-krt, βον-πλήξ, arti-fex, etc.) et à l’état isolé dans le rôle d’adjectifs substantivés, comme pâd, πούς, pes, le pied (ce qui marche, s’agite) ; vâc, ὄψ, vox, la voix (ce qui parle, bruit) ; dant, ὀδούς, dens, dent (ce qui mord, coupe), etc.
Sous cette dernière forme, surtout, la nature même des choses qu’ils désignent, et l’identité de leur forme dans les trois langues, prouvent leur haute antiquité et confirment l’hypothèse, appuyée par nombre de phénomènes particuliers, que nous avons affaire dans ces mots aux véritables têtes de ligne de la dérivation indo-européenne. On voit d’ailleurs très bien que les dérivés sont pour ainsi dire la chair de leur chair et que, de même que le procédé du redoublement consiste à préfixer à une forme ses éléments phonétiques initiaux, celui de la dérivation a pour principe la suffixation à une forme donnée de ses éléments phonétiques terminaux ; en d’autres termes, les premiers dérivés sont des redoublements sur la partie finale d’un mot, de cette finale même. Plus tard, et après que cette partie a eu acquis une valeur significative propre, l’analogie a fait le reste.
En tout cas, les radicaux auxquels nous aboutissons ainsi se distinguent nettement au point de vue significatif des racines à fonctions indistinctes admises par l’école de Bopp ; ce sont tous des adjectifs, ou d’anciens adjectifs, dont le sens implique généralement une idée de mouve-
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ment. De là leur parallélisme tout particulier avec les verbes qui en dérivent et leur nom d’adjectifs verbaux.
Ce qui vient d’être dit suffit pour faire voir de quelles fortes positions les adversaires du système agglutinatif sont en voie de s’emparer ; ils ont pour eux les faits, tandis que l’école qu’ils combattent ne peut avoir recours qu’à des analogies lointaines et contestables, et à une tradition beaucoup trop récente pour impliquer la prescription des opinions contraires, à supposer qu’une raison aussi peu scientifique ait jamais la moindre valeur.
Mais quel que soit le résultat de la controverse, ses péripéties et son issue ne sauraient être que profitables à la science. Si les anciennes théories sortent victorieuses du rude assaut qu’elles subissent, elles bénéficieront de cette épreuve décisive et mériteront, dès lors, une confiance qu’elles n’ont obtenue jusqu’ici qu’à titre bien précaire. Si, au contraire, ce sont les doctrines opposées qui l’emportent, toute la linguistique indo-européenne en éprouvera un renouvellement dont la fécondité se laisse déjà pressentir.