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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- SAVICKIJ P.N.  : «Les problèmes de la géographie linguistique du point de vue du géographe», Travaux du Cercle linguistique de Prague, n° 1, 1929, p. 145-156.

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          Un des faits les plus récents de l'histoire récente de la linguistique est l'apparition de ce que l'on appelle la «géographie linguistique». Comme on le sait, on a cessé d'opérer avec les notions indifférenciées de «dialecte», de «parler» etc., pour passer à l'étude de l'aire géographique des caractères isolés (phonétiques, morphologiques, lexicaux, etc.). A faire usage des termes que j'ai coutume d'employer dans les branches de ma spécialité, je dirais que la géographie linguistique a eu recours à la méthode des caractères isolés. Cette méthode a donné un fondement analytique pour l'étude des aires géographiques des caractères linguistiques. Elle a fait déterminer des aires propres à un seul caractère; elle a montré que le tracé des limites était particulier pour chaque caractère : «la limite de la diphtongue oi d'étoile ne correspond pas exactement à celle de toile ni à celle de mois, et le c (k) n'a pas exactement la même aire géographique dans canta(r) , canter (chanter), dans vaco, vaque (vache) ou dans caussar, causser (chausser), soit dans le Midi, soit dans le Nord» (A. Dauzat). L'éclaircissement du fondement analytique de la distribution des aires n'en a pas fait oublier, certes, les buts synthétiques. Un de ces buts est la délimitation d'aires propres à plusieurs caractères. La notion de dialecte ou de parler doit être interprétée dans le sens d'aire linguistique de plusieurs caractères. En déterminant une aire de ce genre, il y a lieu de tenir compte que chacun des caractères qui y entrent en jeu donne un tracé particulier de limite. Ainsi prend naissance la position qui est celle de la linguistique géographique : «il est
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impossible, en général, contrairement à ce qu'on croyait jadis, de tracer des limites nettes entre les dialectes… Il en résulte que sur le pourtour des régions naturelles on trouve le plus souvent, non pas des frontières linguistiques précises, mais, selon l'expression de M. Gauchat, des faisceaux de traits linguistiques, qui s'accompagnent, se suivent de près, s'entre-croisent, mais ne coïncident presque jamais, et forment une zone frontière, non une limite nette». Cette conclusion se rencontre avec celle à laquelle ont abouti les études de l'extension géographique des faits linguistiques, — par exemple des faits économiques et des faits d'histoire naturelle. Je nomme ces deux catégories de caractères, parce qu'il m'a été donné de travailler personnellement sur eux. Je me permettrai de citer la conclusion à laquelle j'étais arrivé à la suite des recherches relatives à des faits d'ordre économique (1924) : «des limites précises d'aires propres à plusieurs caractères ne peuvent, en règle générale, être tracées avec l'appui de données indiscutables. Si les «centres», ou «taches», des aires se laissent circonscrire avec une précision suffisante, les limites correspondant aux divers caractères auront toujours un tracé différent; il faudra établir les limites d'une aire de plusieurs caractères en sacrifiant l'unité d'aménagement, dans les lieux frontières, de certains des caractères en cause, en vue de conserver l'unité d'aménagement d'un autre». J'étais arrivé à cette conclusion indépendamment des données de la géographie linguistique — que j'ignorais à cette époque-là. Cependant, le schème esquissé dans les lignes ci-dessus à propos des aires économiques répond exactement à l'image de la répartition des dialectes que décrivent Dauzat et Gauchat. — Par la suite (en 1926), je me suis rendu compte que les choses se passent de même dans le domaine des caractères des sciences de la nature (météorologiques, pédologiques et botaniques) : «Il n'y a que les aires propres à un seul caractère qui possèdent des limites bien définies. Pour chaque caractère, le réseau des compartiments a tendance à avoir son tracé propre et particulier. Le problème de la localisation géographique synthétique consiste à déterminer les centres, les «taches» des aires, unies par l'unité d'aménagement de plusieurs caractères et séparées des autres taches par une zone de transition. Cette dernière est dessinée dans plusieurs directions par les lignes indicatrices des différents caractères particuliers, lesquelles divergent dans ladite zone de transition». Alors aussi j'ai remarqué que «la particularité du tracé du réseau pour chaque caractère peut être montrée entre autres sur les limites d'extension des différentes espèces d'arbres et de buissons. A part quelques rares cas de coïncidence de la limite d'extension de deux ou plusieurs espèces, et ce toujours sur une étendue restreinte, la limite d'ex-
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tension de chaque espèce possède son tracé propre (les exemples sont innombrables: chaque carte de géographie botanique avec indication des «limites d'extension des espèces» en fournit autant d'exemples que d'espèces)». — Avec cette propriété on se heurte évidemment à une particularité de structure propre aux groupes les plus différents de phénomènes. En fonction de cela, la méthode des caractères isolés prend figure d'un des principes appelés, d'après nous, à aider à la découverte d'une image nouvelle de l'univers, dans les sphères les plus variées de phénomènes.
        J'arrive aux faits dialectologiques du russe. Un travail comme l'«Introduction à l'histoire de la langue russe» de N.N. Durnovo (Partie I, Brno, 1927), montre que dans la linguistique russe il a été recueilli assez de matériaux dialectologiques pour permettre de passer à la méthode des caractères isolés. Comme Durnovo, d'autres savants ont établi des cartes pour plusieurs signes isolés (cf. en particulier dans le livre de Durnovo les cartes des parlers grand-russes du sud et blancs-russes, à part de la carte commune et de la «carte du petit-russien». Sur ces dernières, on ne trouve pas enregistrés les caractères isolés). La carte de ces caractères aurait dû être relevée 1) systématiquement et 2) pour la totalité du territoire occupé par les langues russes. Les éléments de la méthode des caractères isolés se retrouvent aussi dans le texte de N.N. Durnovo. Chacun des parlers qu'il distingue est rapproché par lui tantôt de l'un, tantôt de l'autre du reste des parlers — suivant le caractère pris comme terme de comparaison. Cependant, une application logique de la méthode des caractères isolés aurait impliqué dans ces cas de renoncer à opérer avec la notion de parler. Il faut extraire de dessous le voile de cette notion l'indication des points géographiques particuliers auxquels se rapporte telle ou telle observation. Reporter ces points sur la carte, en même temps qu'en y répartissant les caractères y observés eût donné des indications sur les problèmes ultérieurs du travail. Ces problèmes se situent sur deux plans : 1) rendre plus dense le réseau géographique des points sur lesquels ont été faites des observations, 2) unifier et multiplier les caractères observés en chaque point.
        Ce me paraît être une nécessité absolue que de passer systématiquement et selon un plan, dans le domaine de la géographie des faits linguistiques, à la méthode des caractères isolés. En opérant ainsi, la géographie linguistique mettrait sa méthode en accord avec celle des branches les plus parfaites, au point de vue considéré, de la connaissance géographique. 
        La méthode des caractères isolés accumule les matériaux des observations linguistiques pris «en eux-mêmes». En d'autres termes, ces observations sont rapportées à l'espace, en dehors de tout lien avec le reste du contenu (non linguistique) de cet
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espace. Un des stades ultérieurs indispensables du travail de la géographie linguistique me paraît être la confrontation des données de la géographie linguistique avec celles de la géographie générale. C'est seulement en procédant ainsi que les conclusions de la géographie linguistique peuvent être intégrées dans un tout plus vaste, celui du système de géographie générale. Néanmoins, il existe un stade intermédiaire indispensable entre l'enregistrement primaire des faits linguistique et la confrontation dont il vient d'être question. Ce stade a en même temps une valeur absolument indépendante dans la géographie linguistique. C'est la détermination de la typologie des réseaux linguistiques formés par les caractères isolés. Malgré toute l'individualité du tracé des limites par caractères isolés, ces limites, dans la plupart des cas, constituent des groupements bien définis et susceptibles de classification. C'est là-dessus qu'est fondé l'établissement d'aires écologiques, pédologiques, botaniques, etc. (au sens de détermination d'aires de plusieurs caractères). Si l'on conçoit l'établissement des aires de la manière indiquée, la délimitation de ces «aires» n'obnubilera pas la variété des contours fournis par les caractères isolés. Il n'en va pas autrement au point de vue de la géographie des parlers. De même, le problème s'y ramène à la fixation de la typologie des réseaux géographiques formés par les caractères isolés (linguistiques cette fois).
        J'ai établi la typologie des réseaux géographiques formés, sur le territoire de la Cisouralie («partie européenne de l'URSS»), par les caractères d'ordre économique. Un grande quantité de caractères rentre dans le schème que j'appelle «schème de la différence entre le sud-ouest et le nord-est» (je demande pardon pour les termes techniques, d'allure gauche en français, et aussi pour quelques confrontations, peut-être inattendues, qui peuvent en certains cas faire sourire). Dans les cas mentionnés, la ligne de démarcation entre les régions d'aménagement différent des faits se dessine en direction générale nord-ouest — sud-est : de Pskov (embouchure de la Néva) à Novotcherkask (embouchure de la Volga). Ainsi, au sud-ouest de cette ligne, dans tous les gouvernements, le nombre des exploitations du type paysan avec capital roulant «perfectionné» dépassait, en 1916, 49,5% du nombre total des fermes paysannes; tandis qu'au nord-est de la ligne en question la même proportion n'était atteinte dans aucun gouvernement. Le rapport entre le nombre des ovins et celui des porcins était partout, au sud-ouest de la ligne, inférieur à 400% (soit une quantité de porcins relativement considérable); au Nord-Est de la ligne, le rapport était partout supérieur à 400 %, c'est-à-dire que là le nombre des porcins par raport aux ovins était très peu considérable (la prédominance des porcins ou des ovins dans l'élevage est, on le sait, un
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caractère ethnographique important. La ligne citée ci-dessus forme limite entre la masse compacte des gouvernements où l'on pratique la culture du froment d'hiver (sud-ouest) et une zone où cette culture ne se rencontre pas du tout, ou n'existe qu'à l'état sporadique (nord-est). La même ligne constitue la limite entre les parlers grand-russes d'une part, et les parlers blanc-russes et petit-russiens d'autre part (avec fond blanc-russe et petit-russien ou avec forte influence du blanc-russe).
        Ainsi, dans les catégories des divisions de géographie générale de la Cisouralie, cette limite linguistique capitale se subordonne au «schème de la différence entre sud-ouest et nord-est». Ainsi que l'implique le schème, la dite limite va du nord-ouest au sud-est. On retrouve la même direction générale pour un grand nombre des limites des caractères linguistiques isolés. Ainsi, c'est cette direction qu'observe la limite sud-ouest de g explosif (d'Opotchka dans le gouvernement de Pskov à Kamychin sur la Basse-Volga). Dans la zone comprise entre Kalouga et Tsaritsyne, je peux suivre (d'après les cartes linguistiques que j'ai sous la main) la limite nord-est, dont le tracé emprunte la même direction générale, de u dérivé de wъ; les mêmes directions générales commandent le tracé de la limite sud-ouest : a) de l'amollissement de k après č et b) de l'amollissement de k après consonne molle (la première limite va de Youkhnov dans le gouvernement de Smolensk à Nijnétchirskaïa sur le Don, la seconde va du même Youkhnov à Novotcherkask. C'est encore cette direction générale que suit la limite nord-est de l'«akanié» fort dans les frontières des parlers blanc-russes (de Dvinsk sur la Dvina à Poutivl' dans le gouvernement de Koursk). Dans les frontières des mêmes parlers, — on voit s'alonger du nord-nord-ouest au sud-sud-est la limite sud-ouest de r mou (d'après Karski); etc. etc. L'orientation commune de ces limites autorise à des rapprochements étroits avec la répartition des caractères de géographie générale. Il y a, passant dans une même direction générale, une grande quantité de limites qui caractérisent l'accroissement graduel de la rigueur de l'hiver. Rentrent dans cette catégorie : la température moyenne de janvier (caractère très important, indicatif non seulement du climat de janvier, mais du caractère général de l'hiver); le nombre des jours avec croûte de neige, la même date du gel et du dégel des cours d'eau, la même date (au printemps et à l'automne) du passage de la température de l'air à 0°, etc. Dans le territoire de la Cisouralie, lorsqu'on se déplace de l'Ouest à l'Est, ce sont les isothermes de janvier (de direction générale N.-N.-O. au S.-S.-E.) qui tombent les plus perpendiculaires; il y a une légère inclinaison de la ligne du même nombre de jours avec croûte neigeuse (du N.-O. au S.-E.); l'inclinaison est encore plus forte pour la ligne de la
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même date de gel et de dégel des cours d'eau (de l'O.-N.-O. à l'E.-S.-E.) etc. Grâce à cette diversité, à chacune des limites linguistiques ci-dessus mentionnées correspond l'une ou l'autre des lignes caractérisant la rigueur, qui va croissant du sud-ouest au nord-est, de l'hiver. Il est intéressant de noter le tableau qui se dessine lorsqu'on confronte les frontières dialectologiques russes avec les isothermes de janvier. On peut constater que les parlers blancs-russes méridionaux, avec la masse principale des parlers petits-russiens, s'étendent dans des régions ayant une température moyenne de janvier supérieure à -8° (centigrades). Ce qui est ici remarquable, c'est l'union, dans la région des mêmes températures de janvier, des parlers petits-russiens précisément avec les parlers blancs-russes méridionaux. A l'homogénéité du lieu de développement[1] (d'après le caractère considéré) correspond une parenté linguistique particulière de ces deux groupes : «le lien très étroit du dialecte blanc-russe méridional avec les dialectes petits-russiens est hors de conteste» (N. Durnovo). — Dans la région des isothermes de janvier comprises entre -8 et -10° du lac Peïpous jusqu'au Don se trouvent les parlers blancs-russes septentrionaux et le groupe occidental des parlers grand-russes méridionaux. Précisément, ces parlers blancs-russes et grand-russes méridionaux accusent une parenté particulière l'un avec l'autre (domaine du «yakanié dissimilatoire») : «la coïncidence du dialecte blanc-russe septentrional avec les parlers grand-russes méridionaux de l'Ouest relativement au caractère du «yakanié» implique un lien très étroit entre eux à l'époque de la formation du « yakanié» en blanc-russe; en un autre passage, cette implication est qualifiée d'«absolue» (Durnovo, p. 138). Ainsi, pour la seconde fois, se manifeste un parallélisme entre la carte des isothermes de janvier et les traits structuraux de l'extension des parlers russes.
        Le lieu de développement des autres parlers grand-russes méridionaux (à l'exception du groupe occidental), ainsi que de tous les parlers grand-russes septentrionaux, est marquée par les isothermes de janvier inférieurs à -10°.
        Cependant, dans les limites de cette catégorie de parlers, le groupe des parlers grand-russes méridionaux, en même temps que les parlers dits grand-russes centraux, se rapporte incontestablement à une région aux hivers mois rudes que les autres parlers. A la frontière Nord des parlers grand-russes méridionaux et à la frontière Est des parlers grand-russes centraux, sur un espace allant du gouvernement de Tver à Kamychin, correspond approximativement la ligne de même date de dégel
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des cours d'eau (en moyenne le 11 avril). Au Nord et à l'Est de cette ligne, partout les rivières dégèlent plus tardivement.
        Dans l'exposé qui précède, les isothermes de janvier prises par nous sont celles des variantes de Woeikof (Dict. Encycl. de Brockhaus et Efron, t. 27a). Si l'isotherme de janvier citée ci-dessus de -10° est emprunté à la variante de Wild (selonlaquelle elle passe qqe peu au nord-est de la variante de Woeikof, cette ligne coïncide alors avec la frontière nord-est du u dérivé de w" (sur un espace allant de Kalouga à Tsaritsyne).
        Les parlers grand-russes méridionaux de l'est, ainsi que les parlers grand-russes centraux, comparés aux parlers grand-russes du nord, constituent incontestablement une «formation sud-occidentale».
        La division linguistique fondamentale de la Cisouralie en zones se déroule en direction générale sud-ouest-nord-est. La première unité zonale est constituée, dans cette division, par les parlers petits-russiens auxquels s'ajoutent les parlers blancs-russes méridionaux; la seconde l'est par les parlers blancs-russes septentrionaux, plus le groupe occidental des parlers grand-russes méridionaux («yakanié» dissimilatoire); la troisième l'est par les autres parlers grand-russes centraux. Les parlers de Pskov («formant transition vers les parlers blancs-russes, avec un fond grand-russe septentrional») constituent un groupe fontière entre la seconde et la troisième unité. La quatrième unité est formée par le groupe des parlers grand-russe septentrional de l'Ouest, de Vladimir et de la Volga (je suis les divisions de la Commission de dialectologie de Moscou). En vertu de considérations géographiques abstraites dont il sera question ci-après, je serais porté à dégager, dans les limites de la Cisouralie, une cinquième unité zonale, comprenant les groupes oriental, de la Mer Blanche et d'Olonets des parlers grand-russes septentrionaux. C'est l'unité de l'extrême nord-est, laquelle englobe (dans les conditions de la contemporanéité) les groupes des parlers à prononciation «ts» (tsokanié» ou «confusion de c et č du slave commun en un son unique).
        Pour autant que je puisse le remarquer, le schème ainsi esquissé coïncide, dans les grandes lignes, avec la division en zones à laquelle a abouti R.O. Jakobson à la suite d'observations faites sur l'accent ainsi que sur le caractère dur et mou des consonnes; quoique peut-être il n'y ait pas identité absolue entre les deux (les lignes d'ordre géographique ont, pour chaque signe, un tracé qui leur est propre).
        Dans les régions frontières, les formations sud-occidentales pénètrent dans le domaine nord-oriental de préférence en suivant
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les lieux bas et les vallées; ainsi, le groupe occidental des parlers grand-russes septentrionaux (celui de Novgorod) s'enfonce comme un coin dans le domaine des parlers d'Olonets par la vallée de la Svir; les parlers grand-russes centraux pénètrent au nord-est par la vallée de la Soura; l'îlot des parlers grand-russes méridionaux (groupe oriental) qui se situe à l'est de leur aire essentielle, occupe la plaine qui s'étend entre les hauteurs bordant la Volga (Jigouli) et les avancées de l'Oural (district de Samara). Cette région rappelle, plus que tous les lieux environnants, les aires occidentales, auxquelles on rapporte la masse principale des parlers grand-russes méridionaux.
        Les parlers petits-russiens ne montent pas sur les lignes de partage des eaux du plateau de la Russie centrale (allant vers le sud et le sud-est de Koursk). Ils les contournent et s'étendent en direction nord-est (vers Voronej et Bobrov), en suivant des lieux plus bas, au sud des hauteurs ppales. On observe la même situation sur les frontières des groupes sud-ouest et nord-est des parlers grand-russes méridionaux. Les hauteurs situées sur la rive droite du cours moyen du Don sont occupées par le groupe nord-oriental (région de St. Oust-Khoperskaïa); le groupe sud-occidental s'étend en direction nord-est par la dépression rapportée aux vallées du Don et de l'Ilovla (en direction générale de St. Katchalinskaïa et de Kamychin). Sur les cartes des isothermes de janvier (et celles des autres caractères connexes) il n'y a pas de traits qui correspondent à ces sinuosités. Toutefois, on peut penser que les cartes des parlers traduisent ici la répartition des caractères climatiques avec plus de précision que ne le font les cartes climatiques. En règle générale, l'hiver doit être plus rigoureux sur les hauteurs que dans les vallées et les dépressions (à propos d'«inversions», voir ci-après; il faut noter que les habitations des vallées sont plus à l'abri des vents). Et si l'on ne peut pas s'en apercevoir à l'examen des cartes climatolologiques, la raison en est dans la précision insuffisante de ces dernières.
        Les cartes des parlers donnent, dans quelques cas, la possibilité de rectifier les cartes climatologiques. En formulant cette proposition, je veux bien souligner que je laisse de côté la question des relations causales qui peuvent (directement ou indirectement) unir les dites catégories de caractères. Je me borne à la détermination de parallélismes de structure dans la répartition géographique de ces faits.
        Dans un cas, je peux noter une «inversion» dans l'ordre des rapports établis. Les parlers de Pskov sont des parlers formant transition vers la seconde unité zonale linguistique déterminée ci-dessus. Par là même, ces parlers sont une formation «sud-occidentale», par comparaison avec les parlers grand-russes
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centraux (qui ressortissent à la troisième unité). Or, les parlers de Pskov occupent, dans la région d'Ostachkov et du lac Seliger, des lieux élevés (hauteurs de Valdaï), — cependant que les parlers grand-russes centraux (à «ikanié») s'étendent dans la vallée de la Lovat et des cours d'eau voisins. A l'inversion observée par la géographie linguistique correspond, visiblement, une inversion climatique. Relativement à certains caractères, la vallée de la Lovat, marécageuse et ouverte du côté du Nord, présente un climat plus rigoureux que les hauteurs voisines. La carte de l'arrivée à même date (au printemps) de la température de 0° de l'air montre que cette température arrive, dans la région en question, plus tôt sur les hauteurs que dans les vallées.
        Les cinq unités zonales esquissées plus haut s'étendent en territoires d'un seul tenant. Les quatre premières, qui commencent, à la frontière nord-ouest de l'aire du russe, dans la région des lacs et à la mer Baltique, vont toucher, au Sud-Est, le Don et la Caspienne.
        Où sont (parmi les unités en question) les «zones», et où les «sous-zones»? Il est très probable que les «zones» sont, dans l'espace considéré, au nombre de trois :
        I. celle du blanc-russe méridional — petit-russien;
        II. celle du blanc-russe septentrional — grand-russe méridional (plus les parlers grand-russes centraux);
        III. celle du grand-russe septentrional. — Les deux dernières zones se subdivisent très aisément chacune en deux «sous-zones». L'absence de différenciations analogues dans la première zone (celle du blanc-russe méridional — petit-russien) n'est pas un obstacle à son entrée dans le système zonal. Ne trouve-t-on pas aussi dans le système de la géographie botanique russe, à côté de la zone des steppes aux subdivisions nettes, une zone forestière, jusqu'ici non subdivisée d'une manière satisfaisante en sous-zones…?

          Il est indispensable de créer l'étude du lieu de développement des langues et des parlers. Les représentants des dialectes cherchent des conditions appropriées pour leur développement ultérieur. Les correspondances entre la langue et le lieu de développement ne sont pas fortuites. Le passage de la langue dans un nouvel habitat est le signe de changements à venir différents des changements survenus dans l'ancien lieu de développement. Le passage de la langue dans un nouveau lieu de développement constitue une solution et un choix déterminés.
        La région de Riazan s'est peuplée d'émigrants venus de notre 1ère zone linguistique (actuellement celle du blanc-russe méridional — petit-russien). La langue de cette zone est décelée par certains traits du document du XIVe siècle provenant
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de la région de Riazan. A l'époque actuelle, les parlers de cette région ont revêtu un autre aspect, spécialement propre à la «seconde» zone. Les pays du cours inférieur de la Dvina septentrionale ont été colonisés par des populations venues des bords de la Sukhona. Les anciens documents de la région de la Dvina (XVe siècle) se rattachent, pour la langue, aux parlers actuels de la Soukhona. Or la langue parlée le long de la Dvina inférieure a pris avec le temps un caractères différent, spécialement propre au lieu de développement de la mer Blanche.
        Ainsi que tout linguiste s'en rend compte, la géographie linguistique a ses problèmes qui sont immenses et en même temps indépendants vis-à-vis des problèmes de la géographie générale. Ce sont les problèmes de l'étude des faits linguistiques comme conçus dans un espace abstrait, la construction d'un système de géographie linguistique comme tel. Mais il est hors de doute que les faits linguistiques ne peuvent être insérés dans les cadres d'un système géographique d'horizon plus vaste que par la méthode de confrontations avec les données de la géographie historique et générale.
        On trouve des confrontations de ce genre dans la littérature linguistique européenne. Il est très significatif de noter quelles sont les confrontations qui ont ici la plus grande netteté. Dans le domaine de la géographie historique, sont caractéristiques, en particulier, les confrontations des frontières linguistiques actuelles avec celles des seigneureries féodales. Les limites de ces dernières ont marqué très visiblement de leur empreinte la répartition actuelle des faits linguistiques. Ce qui a particulièrement contribué à ce phénomène, c'est l'interdiction des mariages entre habitants de fiefs différents. Dans le domaine de la géographie générale, la linguistique européenne trace une distinction entre la répartition des dialectes dans les régions montagneuses et les pays plats (c'est-à-dire en connexion avec la répartition des éléments géomorphologiques). Tel ou tel agencement des caractères linguistiques est rapporté à des éléments géomorphologiques déterminés de l'habitat (cf. Dauzat : La géographie linguistique, p. 144 et passim). Cette circonstance doit être rapprochée du penchant géomorphologique de la géographie européenne, à la différence de la science géographie russe. Les plaines russes n'ont pas connu le féodalisme à titre de phénomène caractéristique et durable: il n'y a pas non plus de montagnes, au sens exact de ce terme. Il y a des cas où l'on peut observer dans les plaines russes la coïncidence de limites linguistiques avec des frontières d'Etats anciens. Ainsi, dans l'espace qui va de l'actuelle Opotchka (gouvernement de Pskov) à l'actuel Orel, la limite nord, nord-est et est des dialectes «à fond blanc-russe» correspond assez exactement à la frontière nord,
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nord-est et est de l'Etat lithuano-russe du XVe siècle (sans les principautés du Don Supérieur et de l'Oupa). La frontière linguistique en question a un lien encore plus étroit avec le tracé des frontières politiques ayant existé entre l'Etat de Lithuanie (cette fois lithuano-polonais) et celui de Moscou au XVIIe siècle (depuis le «smutnoïé vrémya» jusqu'à la paix d'Androussov). La géographie linguistique du russe peut puiser maintes données dans l'observation de l'histoire de la colonisation (la colonisation est un processus essentiel dans l'histoire de la race russe. Une observation comme la suivante n'est sans doute pas sans intérêt. Dans le nombre des parlers grand-russes septentrionaux distingués par la Commission de dialectologie de Moscou, le «groupe oriental» (en Cisouralie) correspond à une région de colonisation purement moscovite (les enclaves «novgorodiennes» le long de la Vaga et dans le pays de Yarensk sont insignifiantes). La frontière ouest de ces parlers reproduit avec une approximation assez grande la limite ouest des «cinq arrondissements (piatiny) de Novgorod». Le «groupe d'Olonets» correspond à une aire de colonisation purement novgorodienne (les enclaves moscovites y sont tout à fait insignifiantes). Le groupe de la Mer Blanche unit, dans des proportions harmonieuses, les éléments «novgorodiens» et «moscovites».
        J'aurais à passer aux caractères de géographie générale. La tendance géomorphologique, qui marque, dans la science européenne, les confrontations des caractères relevant de la géographie linguistique avec ceux de la géographie générale, ne correspond pas aux conditions russes. Dans les plaines de Russie ce qui prend une importance capitale, c'est la division pédologique et botanique (géobotanique) (et la division, connexe de celle-ci, climatique).
        Un problème considérable et intéressant serait la confrontation de la géographie des parlers avec les données de la géographie physique et botanique russe. Certains parlers sont, d'après le lieu de leur développement, des parlers «de steppe». Ainsi, par exemple, l'aire des parlers petits-russiens méridionaux (ukraïniens) reproduit d'assez près les contours de la steppe ukrainienne. Et là où les parlers de ce type pénètrent profondément dans la zone forestière, ils donnent une variante originale, celle des parlers dits «carpatho-hongrois». Le groupe d'Olonets, le groupe de la Mer Blanche et le groupe oriental des parlers grand-russes septentrionaux embrassent, pris dans leur ensemble, exactement les limites de la taïga cisouralienne. Ce sont les parlers de la taïga (la Vème unité zonale de la classification présentée ci-dessus). Je ne multiplierai pas les observations. Un examen, si large fût-il, de la question nécessiterait un espace considérable.
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   A côté de l'emploi de la méthode des caractères isolés, le développement de la linguistique géographique implique, à ce qu'il me semble, la détermination de la typologie des réseaux géographiques constitués par les caractères distincts. Dans cet ordre d'idées, on peut esquisser une division en zones sui generis rappelant celle des faits géobotaniques. Toutefois, la division en zones linguistiques possède sa logique et sa rythmique propres. L'objet de la linguistique est d'éclaircir et de déterminer cette division en zones dans des ordres d'idées spécialement linguistiques (phonétique, morphologie, vocabulaire).
        Il y a nécessité d'une étude du lieu de développement des langues et des dialectes. Ainsi le système linguistique peut être mis en paralèle avec celui de la géographie générale.

 



[1] Lieu de développement — traduction approximative du terme «месторазвитие» de l'original russe.


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