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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- A. SCHLEICHER : La théorie de Darwin et la science du langage. De l'importance du langage pour l'histoire naturelle de l'homme, traduit de l’allemand par M. de Pommayrol, Paris : Librairie A. Franck, 1868. Collection philologique. Recueil de travaux originaux ou traduits relatifs à la philologie & à l’histoire littéraire, avec un avant-propos de Michel Bréal. Premier fascicule. Suivi de De l'importance du langage pour l'histoire naturelle de l'homme.

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        Avant-Propos

        Le mouvement philologique dont l’Allemagne nous offre le spectacle ne trouve pas seulement son expression dans les grands ouvrages que tout savant est obligé de connaître et de posséder. Il provoque aussi chaque année un certain nombre d’opuscules publiés sous forme de discours, de programmes, d'articles, de revues: il est souvent intéressant de connaître ces travaux parce qu’ils applrofondissent une question, présentent un côté nouveau de la science, ou parce qu'ils résument les progrès des recherches et en marquent les étapes. C'est done une idée utile et féconde qu'a l'éditeur de la présente publication, de faire traduire les plus remarquables parmi ces écrits et d’en former une collection. On peut espérer que l'attention du public français, qui commence à s'attacher aux questions philologiques, ne manquera pas à ce recueil. Les travaux originaux ne seront d'ailleurs pas exclus de la collection, qui pourra s'ouvrir également à des traductions faites sur d'autres langues que l'allemand.
        Les deux écrits qui ouvrent la série nous présentent la science du langage dans ce qu'elle a de plus général: ils traitent des rapports de la linguistique et de la physiologie. Les idées exposées par M. Schleicher soulèveront sans doute des contradictions parmi nous, comme elles en ont provoqué en Allemagne: mais ceux mêmes qui ne parta-
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geront pas sur tous les points les opinions de l'auteur, y trouveront un stimulant pour leur pensée[1].
        M. Schleicher, né à Meiningen en 1821, est professeur de philologie comparée à l'Université d'Iéna. Son principal ouvrage est le Compendium de grammaire comparée des langues indo-germaniques, dont la seconde édition a obtenu de l'Institut de France le prix Volney, en 1867.
        Il n'était pas aisé de transporter dans notre langue un travail où se trouvent rapprochées deux sciences comme la physiologie où la linguistique, en ce qu'elles ont chacune de plus abstrait. La traduction de M. de Pommayrol est exacte et fidèle, sans recherche de fausse élégance, et tout en restant toujours claire, elle laisse percer sous le français la physionomie de la pensée allemande.

         M. Bréal

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        La théorie de Darwin et la science du langage. Lettre publique à M.  le Dr. Ernest Haeckel, professeur de zoologie et  directeur du musée zoologique à l’université d’léna, par Auguste Schleicher, Weimar, 1863.

                   Tu ne m'as pas laissé de repos, mon cher collègue et ami, que je n'aie lu dans la seconde édition traduite par Bronn[2], le célèbre ouvrage de Darwin sur l'origine des espèces dans le règne animal et dans le règne végétal, origine qu'il explique par la culture naturelle et par la conservation des races les plus parfaites dans le combat pour l'existence. J'ai fait ta volonté, et, bien que le livre soit mal composé et lourdement écrit, et traduit parfois en un singulier allemand, je l'ai étudié d'un bout à l'autre; je n'ai même pu résister au désir de lire deux fois la plupart des chapitres. Avant tout je te remercie des efforts persévérants que tu as faits et qui m’ont heureusement décidé à étudier un livre d'une importance incontestable. Tu paraissais certain que l’ouvrage me plairait; tu pensais sans doute à mes goûts pour le jardinage et la botanique. Le jardinage offre en effet mainte occasion d’observer le «combat pour l'existence», que l’on décide habituellement en faveur des préférés qu'on a choisis, — opération qui, en langage vulgaire, s'appelle «sarcler». L'extension dont peut être capable une seule plante si elle trouve pour cela de l'espace et les autres conditions favorables, le jardinier en est témoin plus souvent qu'il ne voudrait. Quant aux phénomènes de variabilité des espèces, d'hérédité, en un mot de «culture naturelle», tout cela a été l'objet de
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mainte expérience et de mainte observation de la part d'un homme qui, depuis des années, a la marotte de perfectionner, dans une direction déterminée, une de nos plantes d'agrément les plus susceptibles de variabilité[3].
        Cependant tu n'avais pas deviné tout à fait juste, mon cher ami, lorsque tu considérais surtout ma passion de jardinage pour me recommander le remarquable livre en question. Les vues de Darwin m'intéressèrent d'une manière encore plus profonde, en tant que je les rapportais à la science du langage.
        En effet des idées semblables à celles que Darwin exprime au sujet des êtres vivants, sont assez généralement admises pour ce qui concerne les organismes linguistiques, et moi-mênle, en 1860, c'est-à-dire l'année où a paru la traduction allemande de l'ouvrage de Darwin[4], j’ai exposé, dans le domaine de la science des langues, sur le «combat pour l'existence», sur la disparition des anciennes formes; sur la grande extension et la grande différenciation dont est capable une seule espèce, des idées qui, à l’expression près, concordent d'une manière frappante avec les vues de Darwin[5]. Il n’est donc pas étonnant que ces vues m'aient vivement intéressé.
        Si maintenant tu veux savoir quelle influence le livre de Darwin a exercée sur moi, je vais te l'expliquer bien volontiers et même publiquement. J'espère que tu apprendras avec plaisir, toi le zélé champion des idées de Darwln, comment les traits principaux de sa doctrine trouvent ou plutôt ont trouvé déjà d'une manière inconsciente, pour ainsi dire, leur application dans la vie des langues. Je pense aussi que les choses, sur lesquelles nous nous entendrons toi et moi, j'espère, ne seront pas non plus absolument sans intérêt pour d'autres. En m'adressant à toi et en me donnant l'innocent plaisir de te surprendre par une lettre publique, je parle surtout aux naturalistes, que je voudrais voir plus instruits dans la science des langues qu'ils ne l’ont été jusqu'ici. Et je n’entends pas seulement par là l'analyse physiologique des sons vocaux, qui a fait dans ces derniers temps de si grands progrès, mais aussi la préoccupation des différences
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linguistiques et de leur importance pour l’histoire naturelle du genre homme. Les différences linguistiques ne pourraient-elles pas servir de principe fondamental pour un système naturel de ce genre si particulier? L'histoire du développement du langage n'est-elle pas une partie capitale de l'histoire du développement de l'homme? Une chose au moins est certaine, c'est que, sans la connaissance des conditions linguistiques, personne ne peut se faire une idée suffisante de la nature et de l’essence de l'homme.
        De même un de mes vœux les plus chers, c'est que la méthode des sciences naturelles trouve de plus en plus faveur auprès des linguistes. Peut-être les lignes suivantes engageront-elles quelque linguiste commençant à aller s'instruire de la méthode à l’école d'habiles botanistes ou zoologistes; sur ma parole, il n'aura pas à s'en repentir. Pour ma part du moins, je sais très bien que je dois beaucoup, pour l'intelligence de l'essence et de la vie du langage, à l'étude d'ouvrages tels que la Botanique scientifique de Schleiden, les Lettres physiologiques de Charles Vogt, etc. C’est dans ces Iivres que j’ai appris pour la première fois ce que c'est que l'histoire du développement. Les naturalistes font voir que les faits fortement établis par une observation objective, et les conclusions rigoureuses tirées de ces faits ont seuls une valeur scientifique, connaissance qui serait utile à maint de mes collègues. Les interprétations subjectives, les étymologies hasardeuses, les vagues imaginations en l'air, en un mot tout ce qui enlève aux études linguistiques leur rigueur scientifique, les abaisse et même les rend ridicules aux yeux des hommes éclairés, tout cela est entièrement rejeté par celui qui a appris à se placer au point de vue de cette observation calme dont j'ai parlé plus haut. L'observation précise des organismes et de leurs lois vitales, l'abandon complet à l'objet scientifique doivent être les seuls principes de notre méthode, à nous aussi; tout discours, si ingénieux qu'il soit, qui ne porte pas sur ce fonds solide, est entièrement dépourvu de valeur scientifique.
        Les langues sont des organismes naturels qui, en dehors de la volonté humaine et suivant des lois déterminées, naissent, croissent, se développent, vieillissent et meurent; elles manifestent donc, elles aussi, cette série de phénomènes qu'on comprend habituellement sous le nom de vie. La glottique ou science du
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langage est par suite une science naturelle; sa méthode est d'une manière générale la même que celle des autres sciences naturelles[6]. Aussi l'étude du livre de Darwin, à laquelle tu m'as poussé, ne m'a-t-eIle pas paru s'écarter trop de mon ressort.
        L'ouvrage de Danvln me semble déterminé par la direction de l'esprit contemporain, si l'on fait abstraction du passage (p.487 et suiv.) où l'auteur, faisant une concession illogique à l'étroitesse bien connue de ses compatriotes dans les choses de la foi, dit que l'idée de la création n'est pas en contradiction avec sa théorie. Naturellement, nous n'aurons aucun égard à ce passage dans ce qui va suivre; Darwin y est en contradicton avec lui-même, ses idées ne peuvent être en harmonie qu'avec la conception du lent devenir des organismes naturels, et nullement avec celle d'une création ex-nihilo. De la théorie de Darwin résulte logiquement, comme comenencement général de tous les organismes vivants, la cellule simple, d'où s'est développée, dans le cours de très longs espaces de temps, la multitude entière des êtres actuellement vivants et de ceux qui ont déjà disparu, de même qu'encore maintenant nous trouvons cette forme la plus simple de la vie dans les organismes demeurés aux degrés inférieurs du développement, et aussi dans le premier état embryonnaire des êtres les plus élevés. Le livre de Darwin, ai-je dit, me parait être en accord parfait avec les principes philosophiques que l’on trouve aujourd'hui exprimés d'une manière plus ou moins claire et consciente chez la plupart des écrivains en sciences naturelles. Je veux m'expliquer un peu plus Ionguement sur ce point.
        La direction de la pensée contemporaine tend incontestablement au monisme. Le duaIisme, qu’on entende par là l'opposition de l'esprit et de la nature, du fond et de la forme, de l'être et de la manifestation, ou tous les autres termes par lesquels on peut désigner une opposition, le dualisme est, pour la spéculation contemporaine en sciences naturelles, un point de vue absolument dépassé. Pour elle il n'y a pas de matière sans esprit, c'est-à-dire sans une nécessité qui la détermine, mais aussi il n’y a pas davantage d'esprit sans matière. Ou plutôt
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il n'y a ni esprit ni matière au sens accoutumé, mais seulement quelque chose qui est I’un et l'autre en même temps[7]. Un système philosophique du monisme manque encore à notre temps, mais on voit clairement dans l'histoire du développement de la nouvelle philosophie sa marche vers quelque chose de semblable. D'ailleurs il ne faut pas perdre de vue que, précisément par suite de la manière actuelle de penser et de considérer les choses, la marche de la science est devenue autre qu’elle n'était auparavant. Tandis qu'autrefois on s'empressaii d'abord de faire un système et qu'on s'efforçait ensuite de ramener les objets dans le système, on procède aujourd'hui tout au rebours. Avant tout on se plonge dans l'étude particulière et précise de l’objet, sans penser à une construction systématique du tout. On supporte avec le plus grand calme d'esprit le manque d'un système philosophique correspondant à l'état de nos recherches particulières; dans la conviction que pour le moment un teI système n'est pas encore possible, et qu'on doit éviter d'essayer de l’établir, jusqu’à ce qu'un jour une quantité suffisante d'observations positives et de connaissances sûres ait été rassemblée de toutes les sphères du savoir humain.
        Une conséquence nécessaire de la spéculation monistique, qui ne cherche rien derrière les choses, mais qui tient la chose pour identique avec sa manifestation, c'est l’importance que l'observation a acquise aujourd'hui dans la science, et particulièrement dans les sciences naturelles. L'observation est le fondement du savoir contemporain. En dehors de l'observation on n'accorde de valeur qu'aux conclusions fondées sur elIe et qui s'en déduisent nécessairement. Toute construction a priori, toute pensée en l'air vaut tout au plus comme amusement ingénieux; pour la science ce sont de vaines bagatelles.
        Or, l'observation nous apprend que tous les organismes vivants, qui tombent dans le cercle où peut s'exercer une observation suffisante, se transforment d’après des lois déterminées. Ces transformations, leur vie, sont leur être propre; nous ne Ies connaissons que si nous connaissons la somme de ces transformations, c'est-à-dire leur être tout entier. En
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d’autres termes : si nous ne connaissons pas comment une chose est devenue, alors nous ne connaissons pas cette chose. La conséquence nécessaire du principe de l'observation, c'est l'importance qu'ont acquise de nos jours dans les sciences naturelles l'histoire du développement et la connaissance scientifique de la vie des organismes.
        La juste valeur de l'histoire du développement pour la connaissance de l'organisme individuel est reconnue sans conteste. L'histolre du développement a trouvé place d'abord en zoologie et en botanique. Lyell a, comme on sait, représenté la vie de notre planète comme une série de transformations insensibles; il a montré que l'arrivée brusque et  soudaine de nouvelles phases vitales y trouve aussi peu de place que dans la  vie des autres organismes naturels. Lyell, lui aussi, se réclame avant tout de l'observation. Lorsque l'observation d'une période, il est vrai très courte, de la vie la plus récente du globe, ne nous fait voir qu'une insensible transformation, nous n'avons absolument aucun droit de supposer pour le passé une autre manière de vie. Je suis toujours parti de cette vue dans mes recherches sur la vie des langues, qui ne tombe sous l'observation immédiate que dans sa période la plus récente, et relativement très courte. Ce court espace de temps de quelques milliers d'années nous apprend, avec une certitude incontestable, que la vie des organismes  vocaux s’est écoulée dans des transformations insensibles d'après des lois déterminés, et que pour les temps les plus éloignés nous n'avons pas le droit de supposer que les choses se soient jamais passées autrement.
        Darwin et ses prédécesseurs ont maintenant fait un pas de plus que les autres zoologistes et botanistes : non seulement les individus vivent, mais aussi les espèces et les races; elles aussi sont devenues insensiblement, elles aussi sont soumises à des transformations continuelles d'après des lois déterminées. Comme tous les savants modernes, Darwin se fonde  sur l'observation, bien qu'ici encore elle soit bornée dans un court espace de temps. Puisque nous pouvons éprouver réellement que les espèces ne sont pas absolument stationnaires, leur faculté de transformation est ainsi constatée, bien que dans une mesure restreinte. Une chose accidentelIe en soi, comme est la brièveté de l’espace de temps dans Iequel des observations utiles
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ont été instituées, est le motif pour lequel la transformation des espèces nous apparaît comme généralenlent insignifiante. On n'a qu'à faire une hypothèse en harmonie avec les résultats des autres observations, et à supposer pour la présence des êtres vivants sur notre terre un grand nombre de milliers d'années, pour comprendre comment, par des transformations insensibles et continuelles, analogues à celles qui tombent réellement sous notre observation, les classes et les espèces ont pu devenir ce qu'elles sont maintenant.
        La doctrine de Darwin ne me paraît donc en réalité qu'une conséquence nécessaire des principes en faveur aujourd’hui dans les sciences naturelles. Elle repose sur l’observation et elIe est essentiellement un essai d'histoire du développement. Ce qu'a fait Lyen pour l’histoire de la vie de la terre, Darwin l'a étendu à l'histoire de la vie de ses habitants. La théorie de Darwin est ainsi, non pas une manifestation accidentelle, non pas le produit d'une tête fantasque, mais la fille légitime de notre siècle: la théorie de Darwin est une nécessité.
        Maintenant, ce que Darwin admet pour les espèces animales et végétales, vaut aussi, du moins dans les traits essentiels, pour les organismes des langues. Nous abordons enfin la démonstration de ce point, qui forme l'objet propre de ces Iignes, après avoir essayé de montrer comment de nos jours les sciences d'observation, auxquelles appartient la science du langage, suivent une marche commune déterminée par certaines idées philosophiques fondamentales.
        Prenons donc en main le livre de Darwin, et voyons quelles sont les idées analogues à celles de Darwin que peut fournir la sciencoe du langage.
        Mais, avant tout, qu'on se souvienne que les rapports de classification sont, à la vérité, essentiellement les mêmes dans le domaine des langues et dans celui des êtres naturels, mais que les expressions dont se servent les linguistes pour les désigner diffèrent de celles qu'emploient les naturalistes. Je prie qu'on ait toujours ceci présent à la pensée, car sur cette connaissance repose tout ce qui va suivre. Ce que les naturalistes désigneraient par le mot de classe s'appelle chez les linguistes souche de langues; les classes plus rapprochées se nomment familles de langues d’une même souche. Je ne veux pas dissimuler
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que, sur la question de la stabilité des cIasses, les linguistes ne sont pas moins divisés que les zoologistes et les botanistes; je reviendrai plus loin sur cette circonstance caractéristique qui se renouvelle à tous les degrés de la classification. Les espèces d'une classe sont appelées par nous langues d’une souche;les sous-espèces d'une espèce portent le nom de dialectes d'une langue; aux variétés correspondent les sous-dialectes, et enfin aux simples individus correspond la manière particulière de parler des hommes qui parlent les langues. Les simples individus d'une seule et même espèce ne sont pas, comme on sait, absolument semblables; il en est tout-à-fait de même des individus considérés au point de vue du langage; la manière particulière de parler des hommes qui parlent une seule et même langue est aussi toujours plus ou moins fortement marquée d'une nuance individuelle.
        Examinons maintenant la faculté de transformation dans le cours du temps que Darwin attribue aux espèces, et au moyen de laquelle, s'il arrive qu'elle n'opère pas chez tous les individus dans la même mesure et de la même manière, plusieurs formes sortent d'une seule forme, par un procès qui se renouvelle naturellement mainte et mainte fois: cette faculté est depuis longtemps généralement admise pour les organismes linguistiques. Ces langues que nous appellerions, si nous nous servions de l'expression des zoologistes et des botanistes, les espèces d'une classe, sont pour nous les fllles d'une langue mère commune, d'où elles sont sorties par une transformation insensible. Pour les souches de langues que nous connaissons exactement, nous composons des arbres généalogiques, comme Darwin (p. 121) a cherché à le faire pour les espèces animales et végétales. Personne ne doute plus que le groupe tout entier des langues indo-germaniques, l'indien, l'iranien (perse, arménien, etc… ), le grec, l'italique (latin, osque, ombrien, et toutes les langues dérivées du latin), le celte, le slave, le lithuanien, le germain ou alIemand, que tout ce groupe qui comprend de nombreuses espèces, sous-espèces et variétés, n'ait pris naissance d'une seule forme mère, la langue primitive indo-germanique; il en est de même de la souche sémitique, à laquelle appartiennent l'hébreu, le syriaque et le chaldéen, l'arabe etc…, et aussi généralement de toutes les souches de langues. L’arbre généalogique de la souche indo-germanique peut trouver place ici, et formera la
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représentation du développement insensible que, selon nous, cette souche a subi[8]; qu'on le compare avec le tableau de Darwin (p. 121), mais sans perdre de vue que Darwin ne trace qu'une image idéale, tandis que nous faisons le tableau du développement d'une souche donnée[9]. Du reste il n'était pas possible de donner un tableau absolument complet; les dialectes ou variétés ne sont en général qu'indiqués; nous avons dû mettre les divisions du rameau iranien et du rameau indien.
        Ce que notre tableau fait voir, on peut l'exprimer à peu près ainsi en paroles:
        A une époque reculée de la vie de l'espèce humaine, il y a eu une langue que nous pouvons déduire avec assez de précision des langues indo-germaniques qui en sont dérivées[10], la langue primitive indo-germanique.  Après avoir été parlée par une série de générations, série durant laquelle le peuple qui la parlait s'accrut vraisemblablement et s'étendit, elle prit peu à peu dans différentes parties de son domaine un caractère différent, si bien qu'à la fin il en sortit deux langues. Peut-être même se forma-t-il plusieurs langues dont deux seulement ont survécu et se sont développées; la même remarque s'applique aussi aux divisions ultérieures. Chacune de ces deux langues subit à diverses reprises un procès de différenciation. Une des branches, celle que nous appelons slavo-allemande, d'après ce qu'elle est devenue dans la suite, se divisa  par une différenciation insensible, suivant la tendance naturelle à la divergence des caractères, comme dit Darwin, se divisa en allemand et en letto-slave; l'allemand fut la souche mère de toutes les langues allemandes ou germaniques et de leurs dialectes; le letto-slave produisit les langues slaves et les langues lithuaniennes, baltiques, lettiques. L'autre langue qui s'était développée par différenciation du sein de la langue primitivce indo-germanique, la langue ario-graeco-italo-ceItique (qu'on me pardonne la longueur de cette expression) se divisa
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aussi plus tard en deux langues: l’une, la langue graeco-italo-celtique, fut la mère du grec, de l'albanais et de la langue d'où sortirent plus tard le celte et l'italique et que nous appelons pour cela italo-celtique; l'autre, la langue arienne[11], produisit les langues mères de la famille indienne[12] et de la famille iranienne ou persique, très proches parentes entre elles. II est inutile de pousser plus loin cette traduction du tableau en paroles[13].
        On peut naturellement essayer de semblables arbres généalogiques pour toutes les souches de langues, dont les rapports de parenté nous sont connus d'une façon suffisamment précise. Les langues ou les dialectes qui sont très rapprochés sont pour nous des divisions depuis peu existantes de la langue mère qui leur est commune; plus les langues. d'une souche diffèrent entre elles, plus nous reculons l'époque de leur séparation de la forme mère commune, mettant ainsi leur différence au compte d'un long développement individuel.
        Maintenant, mon cher ami tu seras porté, et avec toi les naturalistes qui ne se sont pas occupés des choses de la linguistique, à demander d’où nous vient une telle science. Tenter pour les familles végétales et animales, que  l’on connait d'une manière assez précise, des arbres généalogiques semblables à celui qui a été proposé ici comme exemple pour une souche de langues, en partant de l'hypothèse que ces familles dérivent de formes mères antérieures, et déduire ces formes mères dans leurs traits principaux, c'est là une entreprise qui n'est pas impraticable. Mais la question est précisément de savoir si l'on peut supposer ces formes mères comme ayant réellement existé jadis. Qui vous donne, à vous linguistes, pourrais-tu me dire,
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le droit de présenter comme des réalités vos langues mères et vos langues primitives que vous avez déduites des formes de langues actuelles, et de prendre vos arbres généalogiques pour autre chose que de pures imaginations? Pourquoi êtes-vous si sûrs et si unanimes dans l’affirmation de la variabilité des espèces, de la division d'une forme en plusieurs dans le cours du temps, tandis que nous, zoologistes et botanistes, nous disputons sur cette question, et qu'un assez grand nombre d'entre nous considèrent les espèces comme existant de toute éternité, et condamnent sans autre forme de procès Darwin, qui pense des espèces animales et végétales exactement ce que vous pensez des espèces linguistiques ?
        Je réponds. L'observation de ce qui concerne la naissance des formes nouvelles du sein de formes antérieures est plus facile et peut être instituée sur une plus grande échelle dans le domaine de la linguistique que dans celui des organismes végétaux et animaux. Les linguistes, ont ici par exception l'avantage sur les autres savants en sciences naturelles. Nous sommes réellement en mesure de montrer pour certaines langues, qu'elles se sont divisées en plusieurs langues, dialectes, etc... Il y a notamment quelques langues et quelques familles de langues que l'on peut observer pendant plus de deux mille ans, car elles nous ont laissé par l'écriture une image, généralement fidèle de leurs formes primitives. C'est le cas par exemple pour le latin. Nous connaissons le vieux latin comme nous connaissons les langues romanes qui, soit par différenciation, soit par influence étrangère (vous diriez par croisement), en sont positivement dérivées; nous connaissons le vieil indien primitif, et nous connaissons aussi les langues qui en sont dérivées et celles qui plus tad sont nées de celles-là, les langues indiennes modernes. Nous avons ainsi un fonds d’observation sûr et solide. Les faits que nous présentent réellement ces langues que nous pouvons observer pendant de si longs espaces de temps, parce que les peuples qui les parlaient nous ont, par un heureux hasard, livré des monuments écrits d’une époque relativement ancienne, ces mêmes faits nous pouvons les supposer pour ces autres souches de langues qui n’ont pas laissé de semblables images de Ieurs formes primitives. Nous savons ainsi nettement, par des séries de faits observables, que les langues se transforment tant
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qu’elles vivent, et ces longues séries de faits observables, nous les devons à l'écriture.
        Si l’écriture était restée ignorée jusqu'à nos jours, les linguistes n'auraient jamais conçu l'idée que des langues telles par exemple que le russe, l'allemand et le français, dérivent en somme d'une seule et même langue. Peut-être alors ne serait-on jamais arrivé, si évidentc que fût la ressemblance de deux ou plusieurs langues, à leur supposer une origine commune, et à admettre que la langue se transforme. Nous serions, sans l’écriture, dans une bien plus mauvaise situation que les botanistes et les zoologistes, qui ont à leur disposition des restes des formes antérieures, et auxquels leur science offre un objet plus facile à observer que les langues. Mais nous avons plus de matière observable que les autres savants en sciences naturelles, et c'est pour cela que nous sommes arrivés les premiers à nier l'origine brusque et subite des espèces. II est possible aussi que les transformations se soient opérées dans de plus courts espaces de temps dans les langues que dans le monde animal et végétal, de sorte que les zoologistes et les botanistes seraient seulement alors dans une situation aussi favorable que la nôtre, sl, du moins dans quelques classes, des séries entières de formes fossiles avaient pu venir jusqu'à nous par des échantillons parfaitement conservés, c’est-à-dire avec la peau et le poil, avec la feuille, la fleur et le fruit. Les rapports linguistiques sont ainsi comme des exemples visibles, riches d'enseignements, qui font voir l'origine des espèces du sein de formes communes: la science du langage éclaire ces domaines où manquent encore, du moins pour le moment, des cas démonstratifs de même sorte. Du reste, comme je l'ai dit, la différence de matière observable entre le monde des langues et le monde végétaI et animal est une différence quantitative seulement, et  non spécifique; car, comme on le sait, la faculté de transformation dans une certaine mesure est aussi un fait reconnu pour les plantes et les animaux.
        De ce qui a été exposé jusqu'ici sur la différenciation d'une forme mère en plusieurs formes qui s'éloignent peu d'abord l'une de l'autre, et dont la divergence se prononce ensuite insensiblement, il résulte que dans le domaine des langues nous ne pouvons pas établir dans notre esprit des différences sûres et solides entre les expressions qui désignent les divers degrés de la diffé-
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rence, c'est-à-dire entre les mots de langue, dialecte, sous-dialecte. Les différences qui sont désignées par ces mots se sont formées peu à  peu et rentrent les unes dans les autres;  de plus, dans chaque groupe de langues, ces différences sont d'une nature particulière et conformes au génie spécial de ces langues. Ainsi, par exemple, les langues sémitiques sont entre elles dans de tout autres rapports de parenté que les langues indo-germaniques, et les rapports de parenté de ces deux  groupes diffèrent encore d'une manière tout à fait essentielle de ceux qui se rencontrent dans les langues finnoises (finnois, lapon, magyar, etc.). On comprend ainsi qu'un linguiste n'ait jamais encore été en état de donner une définition satisfaisante de la langue en tant qu'opposée au dialecte, et ainsi de suite. Ce que nous appelons une langue, d'autres l’appellent un dialecte, et réciproquement. Le domaine si bien exploré des langues indo-germaniques justifie cette assertion. Ainsi, il y a des linguistes qui parlent de dialectes slaves, d'autres de langues slaves; on a quelquefois de même appelé du nom de dialectes les différentes langues qui forment la famille allemande. Or, il en est absolument de même des notions correspondantes : espèce, sous-espèce, variété. Darwin dit (p. 57) : «Une ligne de démarcation déterminée n'a pas pu jusqu'ici être tirée sûrement, ni entre les espèces et les sous-espèces, c’est-à-dire ces formes qui, d'après quelques naturalistes, atteignent presque, mais non tout à fait, le rang d'espèce, ni entre les sous-espèces et les variétés caractérisées, ni enfin entre les variétés moindres et les différences individuelles. Toutes ces différences, arrangées en série, entrent insensiblement les uns dans les autres, et la série éveille l'idée d’une continuelle et véritable transition.» Nous n’avons qu'à changer les mots d'espèce, de sous-espèce, et de variété contre les mots usités en linguistique de langue, de dialecte et de sous-dialecte, et Ies paroles de Darwin s'appliqueront parfaitement aux différences linguistiques dans l'intérieur d'un groupe pareil à celui dont nous venons de représenter par un tableau le développement insensible.
        Mais maintenant, quelle est l'origine des classes, c'est-à-dire dans le domaine linguistique, comment naissent les langues mères de souches? Voyons-nous se renouveler ici Ie phénomène que nous observons pour les langues d'une souche? Ces langues mères sortent-elles à leur tour de langues mères communes, et
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celles-ci enfin sortent-elles toutes d'une langue primitive unique?
        Nous résoudrions p!us sûrement cette question, si, d'après les lois de la vie des langues, nous avions déjà déduit de leurs dérivés les formes mères d'un plus grand nombre de souches. Mais pour le moment rien de tel n'est encore préparé. En attendant on peut, en observant les langues qui sont à notre portée, arriver à quelque chose pour la solution du problème.
        Et d'abord, la différence des souches linguistiques, sûrement reconnues comme telles, est si grande et de telle sorte qu'un observateur sans parti-pris ne peut songer à les ramener à une origine commune. Personne, par exemple, n'est en état de se représenter une langue qui aurait pu donner naissance à l’indo-germanique et au chinois, au sémitique et au hottentot; et même deux souches voisines, et jusqu’à un certain point se ressemblant dans leur essence, telles que les langues mères indo-germanique et sémitique, ne se laissent pas rapporter à une origine commune. Il nous est donc impossible de supposer la dérivation matérielle, pour ainsi parler, de toules les langues au sein d'une langue primitive unique.
        Mais il en est autrement pour ce qui concerne la morphologie du langage. Les langues les plus élevées en organisation, comme par exemple la langue mère indo-germanique que nous sommes en mesure d’inférer, montrent visiblement par leur construction qu’elles sont sorties par un développement insensible du sein de formes plus simples. La construction de toutes les langues montre que, dans sa forme primitive, cette construction était essentiellement la même que celle qui s'est conservée dans quelques langues de la construction la plus simple, comme le chinois. En un mot, toutes les langues, à leur origine, consistaient en sons significatifs, en signes phoniques simples, destinés à rendre les perceptions, les représentations et les idées; les relations des idées entre elles n'étaient pas exprimées, ou, en d'autres termes, il n'y avait pas pour les fonctions grammaticales d'expression phonique particulière, et, pour ainsi dire, d'organe. A ce degré primitif de la vie des langues, iI n'y a, donc, phoniquement différenciés, ni verbe ni nom, ni conjugaison ni déclinaison. Essayons de donner, du moins par un exemple, une idée claire de cet état. La plus ancienne forme des mots qui aujourd'hui en allemand s'écrivent That, gethan, thue; Thæter, thætig, a été)
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au temps originel de la langue primitive indo-germanique, dha; en effet, ce dha, qui signifie placer, faire, et qui est en vieux indien dlla, en vieux bactrien da, en grec θε, en lithuanien et en slave de, en gothique da, en haut allemand ta, ce dha apparaît comme la racine commune de tous ces mots: nous ne pouvons pas montrer ici comment cela se fait, mais tout linguiste versé dans les langues indo-germaniques ratifiera notre assertion. A un degré un peu postérieur du développement de la langue indo-germanique, pour exprimer certaines relations, on répéta deux fois les racines qui faisaient encore alors fonction de mots, et on ajouta un autre mot, une autre racine; mais chacun de ces éléments était encore indépendant. Pour désigner, par exemple, la première personne du présent; on dit alors dha dha ma, qui devint plus tard, dans le cours de la vie de la langue, grâce à la fusion des éléments en un tout et à la faculté de transformation acquise par les racines, dhadhâmi (vieux indien dhádhâmi, vieux bactrien dhadhâmi, grec τίθεμι, vieux haut allemand tóm, tuom pour tëtômi, haut allemand moderne thue). Ce dha primitif renfermait en germe les divers rapports grammaticaux, les rapporls de nom et de verbe, avec leurs modifications et leurs différences non encore développées; et telles qu'on peut les observer encore de nos jours dans les langues qui sont restées aux plus simples degrés de développement. Il en est absolument de même pour tous Ies mots de la langue indo-germanique que pour l'exemple qui a été choisi au hasard.
        Pour toi et pour tes collègues, je puis appeler les racines des cellules linguistiques simples, dans lesquelles ne se trouvent pas encore les organes pour des fonctions telles que le nom, le verbe, etc., et dans lesquelles ces fonctions, c’est-à-dire les rapports grammaticaux, sont encore aussi peu différenciées que le sont dans la cellule primitive ou dans la vésicule germinale des êtres vivants les plus élevés, la respiration et la digestion.[14]
        Nous admettons donc pour toutes les langues une origine morphologiquement pareille. Lorsque l'homme, des gestes phoniques et des imitations de bruit eut trouvé le chemin vers les sons significatifs, il n'eut encore à sa disposition que des formes
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phoniques sans relations grammaticales. Mais pour ce qui regarde le son et la signification, ces commencements si simples du langage furent différents chez !es différents hommes; cela ressort de la différence des langues qui se sont développées du sein de ces commencements. Nous supposons par conséquent un nombre incalculable de langues primitives, mais nous statuons pour toutes une seule et même forme.
        Quelque chose de correspondant s’est passé, suivant toute vraisemblance, à l'origine des organismes végétaux et animaux; la cellule simple est leur forme primitive commune, comme la racine simple est celle des langues. Il faut supposer que les formes les plus simples de la vie animale et végétale postérieure, les cellules, sont aussi nées en foule à une certaine période de la vie de notre monde corporel, comme les sons significatifs simples dans le monde des langues. Ces formes originelles de la vie organique qui ne représentaient encore ni des plantes ni des animaux, se sont développées plus tard dans des directions différentes. De même aussi les racines des langues.
        Comme nous pouvons observer dans les temps historiques que, chez les hommes qui vivent dans des conditions essentiellement égales, les langues se transforment d'une manière égale dans la bouche de ceux qui les parlent, par une conséquence naturelle nous admettons que la langue s'est formée aussi d'une manière égale chez des hommes vivant dans des conditions parfaitement égales. Car la méthode exposée ci-dessus par laquelle on conclut du connu à l'inconnu, ne nous permet pas de supposer pour les temps antéhistoriques qui se dérobent à l'observation immédiate, des lois vitales autres que celles que nous vérifions dans l'espace de temps accessible à notre observation.
        Dans des conditions différentes les langues se sont formées différemment, et suivant toute vraisemblance la différence des langues est en rapport exact avec la différence des conditions vitales des hommes. Le partage des langues sur la terre a dû présenter ainsi à l'origine une stricte régularité; les langues voisines doivent avoir été plus semblables que les langues des hommes qui vivaient dans des parties du monde différentes. En partant d'un point donné et proportionnellement à l'éloignement de ce point, les langues ont dû se grouper suivant une divergence de plus en plus forte de la langue du point de départ,
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puisque avec l’éloignement géographique augmente d'habitude la différence du climat et des conditions de vie. Nous croyons pouvoir encore aujourd'hui retrouver des traces certaines de ce partage régulier des langues. Ainsi par exemple les langues américaines, les langues de l'Océanie méridionale présentent malgré toutes leurs différences un type commun incontestable. Bien plus, dans la partie du monde asiatico-européenne, dont les conditions linguistiques ont été si fortement transformées par des événements historiques, on ne peut méconnaître des groupes de langues essentiellement semblables. Les langues indo-germaniques, finnoises, turco-tartares, mongoliques, Ies langues mandchoux et celles du Dekhan (tamoul, etc…) présentent toutes la construction par suffixe, c'est-à-dire que tous les éléments de formation, toutes les expressions de rapport se placent après la racine, et non avant la racine ou dans son intérieur (les exceptions, comme l'augment du verbe indo-germanique, ne sont qu'apparentes, ce qui ne peut être démontré ici d'une manière suffisamment précise ; voir sur l'augment le Compendium de grammaire comparée des langues indo-germaniques, §. 292) Désignons une racine quelconque par r (radix), un ou plusieurs suffixes quelconques par s, les préfixes par p, les infixes par i; nous pourrons ainsi nous faire comprendre brièvement, et dire que les formes du mot dans toutes les souches de langues ci-dessus nommées peuvent être représentées par la formule morphologique rs; pour les langues indo-germaniques la formule plus particulière est rxs; par rx nous désignons une racine quelconque qui est susceptible de transformations régulières, et capable de gradations en vue de l'expression des rapports, comme par exemple Band, Bund, Binde; Flug, Fliege, flog; grabe, grub; riss, reisse; ἔ-λιπ-ον, λείπ-ω, λέ-λοιπ-α, etc. D'autres langues présentent plus d'une forme de mot, les langues sémitiques par exemple connaissent les formes de mot rx, prx, rxs, prxs, etc. Mais malgré cette grande opposition avec les langues indo-germaniques, qui consiste nommément dans la forme prx, c'est-à-dire dans la construction par préfixe, les langues sémitiques s'accordent cependant avec les langues indo-germaniques, en ce qu'elles sont les unes et les autres les seules langues connues qui possèdent d'une manière certaine la forme de racine rx. Cet accord frappant dans Ia construction de deux souches de langues
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géographiquement voisines, nous paraît dû à des causes qui remontent au temps de la vie tout à fait primitive des langues. Les foyers d'origine des langues dont le principe de formation est essentieIlement analogue, doivent êlre regardés selon nous comme voisins. De la même manière que les langues, les Flores et les Faunes d'une seule partie du monde présentent aussi un type qui leur est propre.
        Nous voyons dans les temps historiques des espèces et des classes linguistiques périr peu à peu, et d’autres s'étendre à leurs dépens. Je ne rappellerai comme exemple que l'extension de la souche indo-germanique et la ruine des langues américaines. Dans les temps antéhistoriques, lorsque les langues étaient encore parlées par des populations relativement faibles, il y avait lieu, dans une mesure incomparablement plus grande, à la mort des formes linguistiques. Puisque les Iangues les plus élevées en organisation,  les langues indo-germaniques, par exemple, existent depuis longtemps déjà, comme cela résulte de leur haut développement, de la sénilité de leurs formes actuelles, et de la lenteur avec laquelle en général les Iangues se transforment, il s’ensuit que Ia période de la vie antéhistorique des langues, doit avoir été beaucoup pIus longue que ceIle qui est représentée par les temps historiques. N'oublions pas que nous ne connaissons Ies langues que depuis le moment où les peuples qui les parlaient se sont servis de l'écriture. Nous devons donc supposer pour ces faits de disparition de certains organismes linguistiques, et de troubles survenus dans les conditions primitives, un très long espace de temps, une période comprenant peut-être plusieurs fois dix mille ans[15]. Dans ces longs espaces de temps, suivant la plus haute vraisemblance, il a péri beaucoup plus de classes de langues qu'il n'en a survécu. Ainsi s'explique aussi la possibilité de la grande extension de quelques souches, comme celle des langues indo-germaniques, des langues finnoises, des langues malayes, des langues de l’Afrique du sud, qui maintenant se sont richement différenciées sur une large étendue de pays. Darwin admet aussi de semblables événements pour le monde végétal et animal, et il appelle cela le combat pour l'existence. Une multitude de formes organiques
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ont dû périr dans ce combat, et faire place à un nombre relativement petit de forrnes privilégiées. Laissons Darwin parler lui-même. II dit (p. 350 et suiv.) : «Les espèces dominantes des grands groupes prédominants, tendent à laisser beaucoup de descendants modifiés, et il se forme ainsi des sous-groupes et des groupes nouveaux. A mesure que ceux-ci naissent, les espèces des groupes moins forts, par suite de l’imperfection dont elles ont hérité, inclinent ensemble vers la ruiné, sans laisser nulle part sur la surface de la terre, une postérité modifiée. Mais I’extinction complète d'un groupe d'espèces peut souvent former un procès très lent, lorsque quelques espèces parviennent à survivre péniblement pendant de longs espaces de temps, dans des lieux défendus ou fermés (pour les langues ce cas se rencontre dans les montagnes, je rappellerai comme exemple le basque des Pyrénées, qui est le reste d'une langue évidemment répandue jadis sur de vastes contrées; il en est de même au Caucase et ailleurs). L'orsqu'un groupe est une fois éteint, il ne peut pas reparaître de nouveau, parce qu'un membre est rompu dans la série des générations.
        On comprend ainsi que l'extension des formes prédominantes, qui sont précisément celles qui se différencient le plus, peuplent avec le temps la terre de formes très proches parentes entre elles, quoique modifiées; et ces formes parviennent habituellement à prendre la place des groupes d'espèces qu'elles ont vaincus dans le combat pour l'existence.»
        On n'a pas besoin de changer un seul mot à ces paroles de Darwin pour les appliquer aux langues. Darwin, dans ces lignes, peint brièvement et parfaitement les errements des langues dans leur combat pour l'existence. Dans la période présente de la vie de l'humanité ce sont surtout les langues de la souche indo-germanique qui sont les victorieuses; elles sont continuellement en voie d'extension, et elles ont déjà conquis le domaine d'un grand nombre d'autres langues. Leur arbre généalogique tracé ci-dessus témoigne de la multitude de leurs espèces et sous-espèces.
        Par suite de l'extinction complète de certaines langues, beaucoup de formes intermédiaires ont péri, les migrations des peuples ont troublé les rapports primitifs des langues, de sorte qu'aujourd'hui il n'est pas rare que des langues de forme très différente apparaissent comme géographiquement voisines, sans
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que l'on retrouve entre elles les membres intermédiaires. Ainsi nous voyons rnaintenant le basque entouré de toutes parts, comme une île linguistique, par les langues indo-germaniques dont il diffère entièrement. Darwin dit absolument la même chose des rapports du monde animal et végétal.
        Voilà à peu près, mon cher collègue et ami, ce qui m'est venu à l'esprit en étudiant ce Darwin que tu admires tant et dont tu défends et répands la doctrine avec tant de zèle, ce qui, comme je viens de l'apprendre, t'a attiré la colère des journaux zélés pour la foi. Il est clair que ce sont seulement les traits principaux de la théorie de Darwin qui trouvent leur application dans les langues. Le domaine des langues diffère trop du monde végétal et animal, pour que toutes les particularités des vues de Darwin leur soient applicables.
        Mais l'origine des espèces linguistiques par une différenciation insensible, et la conservation des organismes les plus élevés dans le combat pour l'existence, n'en sont que plus incontestables. Les deux points principaux de la théorie de Darwin partagent ainsi avec quelques autres notions importantes le privilége de se vérifier dans un domaine où on ne les avait pas pris d'abord en considération[16].


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        De l'importance du langage pour l'histoire naturelle de l'homme.

        Les considérations qui suivent ont été exposées ici même, à Iéna, devant un cercle particulier, avec quelques additions et éclaircissements que j'ai présentés au fur et à mesure qu'ils étaient amenés. Si je publie maintenant ce court exposé, c'est principalement parce que je m'y suis efforcé d'écarter une objection qui a été élevée plusieurs fois contre mon petit écrit «La théorie de Darwin et la science du langage, Weimar 1863». On m’a en effet contesté le droit de traiter les langues comme des êtres réels de la nature, ayant une existence matérielle, ainsi que je les avais présentés sans autre preuve dans mon opuscule. Démontrer qu'elles sont bien telles, c'est là avant tout le but des pages qui vont suivre. Elles peuvent donc être regardées comme un complément à l'écrit ci-dessus nommé. Comme je ne puis pas supposer que cet écrit se trouve dans les mains de tous ceux qui liront les présentes pages, j'ai dû y répéter quelque chose de ce que j'y ai dit.

                   Iéna, fin décembre 1864.

         II serait difficile de nos jours à un naturaliste de douter que la fonction d'un organe quelconque, de l'appareil digestif, des glandes, du cerveau, des muscles, ne dépende de la constitu-
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tion de cet organe. La manière de marcher des divers animaux, par exemple, ou même les diverses manières de marcher des divers individus de l'espèce humaine, sont évidemment déterminées par la différence dans la constitution des parties du corps qui servent à la marche.
        La fonction, l'activité de l'organe n'est, pour ainsi dire, qu'une, manifestation de l'organe même, bien que le scalpel et le microscope de l'observateur ne parviennent pas toujours à montrer les causes matérielles de chaque manifestation. Or, il en est précisément du langage comme de la marche. Le langage est la manifestation perceptible à l'oreille, de l'activité d'un ensemble de conditions qui se trouvent réalisées dans la conformation du cerveau et des organes de la parole, ainsi que de leurs nerfs, de leurs os et de leurs muscles[17]. Sans doute le principe matériel du langage et de ses diversités n'a pas encore été démontré anatomiquement, mais aussi on n'a pas entrepris encore, que je sache, l’observation comparative des organes du langage chez les peuples qui parlent diverses langues. Il est possible, peut-être même vraissemblable, qu'une telle recherche ne conduirait à aucun résultat satisfaisant; mais la théorie que la forme du langage dépend de certaines conditions matérielles n'en saurait être ébranlée. Qui voudrait, en effet, nier l’existence de tant de rapports matériels qui se sont jusqu'ici dérobés à la vérification immédiate, et qui jamais peut-être ne seront l'objet de l'observation directe ? Des forces minimes et des causes infiniment petites produisent souvent des effets singulièrement importants: qu'on se souvienne seulement des apparences spectrales, de la couleur et du parfum des fleurs, de l'effet, qui se fait sentir à des générations entières, des spermatozoïdes fécondants, etc… Peut-être les différences de langage sont-elles aussi l'effet de différences infiniment petites dans la constitution du cerveau et des organes de la parole[18].
        Quoi qu'il en soit, puisque nous ne connaissons pas, pour le moment du moins les principes matériels du langage, il nous
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faut considérer seulement les effets de ces principes, et traiter le langage comme les chimistes traitent le soleil, dont ils étudient la lumière, ne pouvant étudier la source même de cette lumière.
        Le son que perçoit l’oreille est au langage ce que, pour continuer notre comparaison, la lumière est au soleil; et comme la constitution de la lumière,  Ia constitution du son témoigne d'un principe matériel dont il émane. Les principes matériels du langage et l'effet sensible de ces principes sont entre eux dans le rapport d'une cause et de son effet, de l'être et de sa manifestation; un philosophe dirait : ils sont identiques. Nous nous regardons ensuite comme autorisés à voir dans le langage un phénomène vraiment matériel, bien que nous ne puissions ni le saisir avec les mains ni le voir avec les yeux, et qu'il soit seulement perceptible à l'oreille.
        Je crois avoir, par ces considérations, répondu au reproche qu'on m'a fait plusieurs fois de considérer faussement l'organisme du langage comme une réelle existence, tandis qu'il ne serait que le résultat d'une fonction.
        Toutefois, avant de chercher à montrer en quoi ceci peut servir à l'histoire naturelle de l’homme, j'ai encore à combattre une objection contre la matérialité du langage, objection qui, peut-être, s'est déjà présentée à l'esprit de  maint lecteur, et qui est tirée de la possibilité d'apprendre les langues étrangères.
        Si le langage dépend réellement d'une certaine constitution du cerveau et des organes de la parole, comment peut-on s'approprier une ou plusieurs langues en dehors de sa langue maternelle? Je pourrais à cela, me rapportant à la comparaison de la marche dont je me suis déjà servi, répondre, en peu de mots, que I’on peut apprendre à marcher sur ses quatre membres, ou même sur les mains seulement, sans que personne doute que notre marche naturelle ne soit déterminée par la constitution de notre corps et n'en soit une pure manifestation. Mais examinons d'un peu plus près l'objection tirée de la possibilité d'apprendre les langues étrangères.
        D'abord, Ia question est de savoir si l'on peut jamais s'approprier une langue étrangère d'une manière parfaite. J'en doute, et je l'accorde tout au plus pour le cas où, dans le très jeune âge, l'on a changé sa langue maternelle contre une autre. Mais alors on devient justement un autre homme ; le cerveau et les
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organes de la parole se forment sur un plan différent. Qu'on ne me dise pas qu'un teI parle et écrit avec une égale facilité l'allemand, l'anglais, le français, etc. Premièrement je conteste le fait; mais, même le fait admis, étant accordé qu'un individu puisse être en même temps allemand, français, anglais, je fais observer que toutes les langues indo-germaniques appartiennent à une seule et même famille, et que d'un point de vue élevé, elles apparaissent comme les variétés d'une seule et même langue. Mais qu'on me montre l'homme qui pense et parle avec une égale perfection en allemand et en chinois, dans les langues de la Nouvelle-Zélande et en Chéroquis, ou en Arabe et en Hottentot, ou en quelques langues que ce soit qui diffèrent essentiellement. Je ne pense pas qu'il puisse se trouver un tel homme, pas plus qu’un même individu n'est en état de se mouvoir avec une facilité et une commodité égales sur ses deux pieds et sur ses quatre membres: ne nous est-il pas souvent impossible d'émettre les sons particuliers des langues étrangères, ou même de les percevoir par l'oreille avec justesse et précision ? Jusqu’à un certain point sans doute, nos organes sont souples et capables de développer des facultés qui ne leur appartiennent pas de naissance; cependant, il y a une certaine fonction qui sera et restera toujours leur fonction naturelle. Il en est ainsi des organes dont le langage est la fonction. De la possibilité de s'approprier avec plus ou moins de perfection les langues étrangères, on ne peut donc tirer aucune objection contre le principe matériel du langage, que nous trouvons dans le cerveau et dans les organes de la parole.
        Si donc nous avons le droit de considérer le langage comme une existence réelle et matérielle, ce résultat donne d’abord une signification plus essentielle et plus profonde à l'observation d'après laquelle le langage, et (si du moins l'on s'en rapporte aux recherches bien connues de Huxley) le langage seul distingue I’homme des anthropoïdes qui l'avoisinent, gorille, chimpanzé, orang et gibbon[19]. Le langage, c'est-à-dire l'expression de la pensée par les mots, est le seul caractère spécifique de l'homme. L’animal possède aussi des signes phoniques, et à un certain
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point de vue des signes phoniques très développés, pour l'expression immédiate de ses sentiments et de ses désirs, et par ces signes, comme au moyen de signes d’une autre sorte, il peut s'établir une communication de sentiments entre les animaux. Il est vrai aussi que l'expression de la sensation peut éveiller des pensées chez les autres. C’est pour cela que l'on parle du langage des animaux. Mais la faculté d'exprimer immédiatement la pensée par le son, aucun animal ne la possède. Et c'est là le vrai sens du mot langage. Cela est si vrai que sans aucun doute, un singe doué de la faculté du langage ou même un animal complètement différent de l'homme par ses caractères extérieurs, nous semblerait un homme s'il parIait. On sait que les sourds et muets possèdent en puissance la faculté du langage, aussi bien que les hommes qui parlent effectivement. En d'autres termes, le cerveau et les organes de la parole sont conformés chez eux dans ce qu'ils ont d'essentiel comme chez les individus dont les organes auditifs sont sains. S'il n'en était pas ainsi, ils ne pourraient apprendre ni à écrire ni à parler~. Au contraire les hommes arrêtés dans leur développement et vraiment dépourvus du langage, les microcéphales et autres, ne doivent pas être considérés comme des homrnes complets, comme de vrais hommes, car il leur manque non-seulement le langage, mais la faculté même du langage.
        Si le langage est le caractère spécifique, κατ’ ἐξοχήν, de l'humanité, cela suggère la pensée que le langage pourrait bien servir de principe distinctif pour une classification scientifique et systématique de l'humanité, et former la base d'un système naturel du genre homme.
        Combien peu sont constants la conformation du crâne et les autres signes distinctifs des races. Le langage, au contraire, est un caractère parfaitement constant. Il peut arriver qu'un Allemand puisse le disputer pour les cheveux et le prognathisme avec la tête de nègre la plus caractérisée, mais il ne parlera jamais parfaitement une langue nègre. Le peu d'importance de ce qu'on appelle Ies signes distinctifs des races ressort de cette observation, que des hommes appartenant à une seule et même souche de langues, peuvent présenter des particularités de race différentes. C’est ainsi que le Turc osmanli, qui ne mène pas la vie nomade, appartient à la race caucasique, tandis que les
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tribus turques appelées tartares, présentent le type mongolique. D’un autre côté le Magyar et le Basque, par exemple, ne diffèrent pas essentiellement par leurs caractères physiques des Indo-Germains, tandis qu'au point de vue du langage, Magyars, Basques et Indo-Germains sont très éloignés les uns des autres. Et même, leur instabilité mise à part, les prétendus signes distinctifs des races pourraient difficilement se ramener à un système naturel scientifique. Les langues se prêtent bien plus aisément à une classification naturelle, surtout si l'on considère leur côté morphologique. Ce n'est pas ici le lieu d'insister davantage sur ce point. A nos yeux, la conformation extérieure du cerveau, de la face et du corps est beaucoup moins importante pour l'homme, que cette constitution non moins matérielle, mais infiniment plus délicate, dont le langage est la manifestation. Le système naturel des langues est, suivant moi, le système naturel de l’humanité. Comme la plus haute activité de l'homme est très étroitement liée au langage, celle-ci trouvera l'appréciation qui lui est due, dans une classification ayant le langage pour base.
        Que la conformation du cerveau et la forme crânienne déterminée par le cerveau, soient très importantes, même pour le langage, je ne le conteste en ûucunè manière. J'ai encore moins l'intention de mettre en doute la haute importance des recherches exactes sur les différences anatomiques de l'homme; je veux seulement mettre en question le droit de ces différences à servir de base pour une classification de l’humanité actuellement vivante. Il est permis de classer les animaux d'après leur apparence morphologique: quant à l'homme, la forme extérieure nous semble en quelque sorte un moment aujourd'hui dépassé et plus ou  moins insignifiant pour sa propre et véritable essence. Pour Ia classification de l'homme, nous avons besoin d'un critère plus délicat, plus élevé, plus exclusivement particulier à l'homme. Ce critère nous le trouvons dans le langage.
        Le langage ne nous paraît pas seulement important pour la construction d'un système naturel scientifique de l'humanité, telle qu’elle se montre maintenant à l'observation, mais encore pour l'histoire de son développement. Nous venons de voir que c’est surtout le langage qui distingue l'homme comme tel, et que, par conséquent, les divers degrés du langage doivent être consi-
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dérés comme les signes caractéristiques des divers degrés de l'homme (j'évite ici à dessein et pour des motifs qu'on verra bientôt, les expressions de genre, d'espèce ou de variété). Mais le langage se montre clairement à l'observation scientifique comme une chose qui s'est formée lentement et successivement, et qui n'a pas toujours existé. L'anatomie comparée des langues fait voir que les langues les plus élevées, en organisation se sont développées du sein d'organismes de langues très simples, d'une manière tout à fait insensible et vraisemblablement dans le cours de très longs espaces de temps; la glottique ne trouve du moins rien qui contredise cette hypothèse, que les manières les plus simples d'exprimer la pensée par le son, que les langues de la construction la plus simple sont sorties insensiblement de gestes phoniques et de sons imitatifs, pareils à ceux que possèdent aussi les animaux. Il serait trop long d'approfondir ici ce point; je crois d’ailleurs que ce ne sont pas les sciences naturelles actuelles qui seraient tentées d'adresser à ces vues de la glottique le reproche d'invraisemblance.
        Quant aux idées d'après lesquelles le langage aurait été l'invention d'un seul ou aurait été communiqué à l’homme du dehors, je crois bien pouvoir m’épargner la peine de les réfuter. Le langage que, même pendant la courte période de la vie historique de l'humanité, nous saisissons dans un perpétuel' changement, est pour nous le produit d’un lent devenir, s'opérant d'après des lois déterminées et que nous sommes en état de montrer dans leurs traits essentiels. D’ailleurs, du moment que nous trouvons dans la constitution matérielle de l'homme le principe de son langage, nous sommes obligés d’admettre que le développement du langage a marché du même pas que le développement du cerveau et des organes de la parole.
        Mais, si c'est le langage qui fait l’homme, nos premiers ancêtres n'ont pas été dès l'origine ce que nous appelons aujourd'hui hommes, et ils ne sont devenus tels qu'avec la formation du langage. Or, pour nous, la formation du langage ne signifie pas autre chose que le développement du cerveau et des organes de la parole. Ainsi donc les résultats de la glottique nous conduisent très décidément à l'hypothèse d'un développement insensible de l'homme du sein des formes inférieures, hypothèse à laquelle, comme on le sait, l’histoire naturelle de nos jours est arrivée
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aussi, et par un chemin très différent. C'est pourquoi, le langage pourrait être d'une grande utilité pour l'histoire naturelle, spécialement pour l'histoire du développement de l'homme. Mais l'observation et l'analyse des langues nous donnent aussi des résultats directs qui conduisent à des vues plus précises sur les temps primitifs de notre espèce.
        Les langues qui ont été analysées jusque dans leurs éléments les plus simples, et celles qui sont restées aux plus simples degrés de développement, montrent que la forme la forme la plus ancienne des langues a été partout essentiellement la même. Ce qu'on trouve de plus ancien dans les langues, ce sont des sons pour désigner les perceptions et les idées. De l'expression des rapports (distinction des diverses espèces de mots, déclinaison, conjugaison), il n'est pas encore question; tout cela se montre comme une chose qui est arrivée plus tard, et à laquelle plusieurs langues ne sont pas parvenues du tout, comme aussi toutes n’ont pas atteint ce point de développement d'une manière également parfaite. C'est ainsi, pour citer seulement un exemple, qu'il n'y a encore aujourd'hui en chinois aucune différence phonique entre les diverses espèces de mots; et de toutes les langues qui me sont connues, je n'ai trouvé que dans les langues indo-germaniques de vrais verbes opposés aux noms.[20] Au point de vue morphologique, mais à ce point de vue seulement, toutes les langues sont, d'après les résultats auxquels nous sommes arrivés, essentiellement semblables à l’origjne : au contraire, ces commencements ont dû être très différents pour le son, comme pour les idées et les perceptions que le son était appelé à rendre, et comme aussi pour la faculté de développement contenue déjà dans ces origines. Car il est positivement impossible de ramener toutes les langues à une langue primitive unique. L'étude faite sans préjugés donne autant de langues primitives qu'on peut distinguer de souches de langues. Mais, dans le cours des temps, des langues périssent, il n'en nait pas de nouvelles, ce qui a eu lieu seulement pendant cette période où l'homme devenait homme. Durant les périodes évidemment très longues qui ont précédé l'histoire
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proprement dite, il est très vraisemblable qu’un nombre incalculable de langues a péri, pendant que d'autres dépassaient de beaucoup leur domaine primitif, et se différenciaient en une grande variété de formes. Nous devons donc admettre un nombre indéterminé, mais considérable de langues primitives.
        Quant à la vie postérieure des langues, nous la connaissons en partie par une vue immédiate. Ces mêmes lois vitales que nous observons réellement, nOous les acceptons aussi comme valables, dans leurs traits essentiels, pour les époques qui échappent à l'observation immédiate, et par conséquent, pour l'origine première des langues qui peut être considêrée elle-même comme un simple devenir. Or, puisque nous voyons, dans la vie postérieure des langues, parmi les hommes qui vivent dans des conditions sensiblement égales, les transformations de la langue s'opérer spontanément d'une manière égale et uniforme, chez tous les individus qui la parlent, nous pouvons en conclure que, chez des êtres vivant dans des conditions égales, par conséquent les uns près des autres, il a dû se développer en tous les individus un seul et même idiome. Et, plus les conditions extérieures au milieu desquelles les hommes passaient à l’état d'homme étaient différentes, plus différentes aussi devaient être leurs langues.
        Malgré le trouble apporté dans les conditions primitives, pendant les temps historiques et certainement aussi durant les périodes incomparablement plus longues qui ont précédé l'histoire, par des causes de toute sorte, les migrations, les guerres, les accidents naturels, on peut encore aujourd'hui reconnaître que les langues de toute une partie du monde ont, à côté de leurs différences, un caractère uniforme, aussi bien que les flores et les faunes de tout un continent. Cela est vrai surtout des langues des aborigènes du Nouveau-Monde, et en particulier, du groupe de langues de l'Océanie du sud (les langues malaises et polynésiennes, et les langues jusqu'ici connues des nègres australiens). Dans ces vastes contrées apparaît une remarquable uniformité des langues, sans que pour cela on puisse les faire sortir toutes d'une langue mère. Les langues de l'Asie et de l'Europe, qui, au point de vue philologique, ne forment qu'une seule partie du monde, ont été brouillées dans un grand pèle-mêle, vraisemblablement par suite de l'éveil précoce de la vie historique dans cette région. Et malgré ceIa on peut encore y
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reconnaître les traces d'un type commun dans des groupes entiers de diverses souches de langues[21].
        L'origine des formes linguistiques sur la terre, c'est-à-dire le développement de l’organe qui produit le langage, parait d'après cela dépendre de certaines conditions déterminées. Nous avons lieu de présumer que dans des contrées voisines et sensiblement  pareilles, des langues semblables sont nées indépendamment les unes des autres, et que dans d'autres parties de la surface de la terre des types différents de langues se sont développés. Ces sortes de conclusions, que nous fournit l'observation des langues pour une certaine période du développement de l'humanité, pourraient bien ne pas être indignes de l'attention des naturalistes de nos jours, quand même on ne serait pas porté à accorder au langage et à son principe matériel dans l'organisation du corps humain, cette haute importance que nous osons réclamer pour lui.
        Pour terminer cet essai, nous ajouterons seulement que l'origine et le développement du langage appartiennent à une période antérieure à l'histoire proprement dite. Ce qu'on appelle l'histoire ou la vie historique, ne remplit jusqu'aujourd’hui qu'une petite portion du temps pendant lequel l'homme a vécu, déjà homme. Dans cette période historique, nous voyons seulement des langues vieillies, quant à la forme et quant au son, d'après des lois organiques déterminées. Les langues que nous parlons maintenant, sont comme celles de tous les peuples qui ont une importance historique, des types de langues séniles. Les langues des peuples qui ont eu un développement historique, autant du moins que nous pouvons les connaître, et par conséquent aussi l’organe anatomique du langage chez les peuples qui les parlent, sont depuis longtemps plus ou moins en proie à une métamorphose de décadence. La formation du langage et la vie historique ne se rencontrent pas ensemble dans le courant de la vie de l'humanité.
        Il nous est donc peut-être permis de diviser la vie parcourue jusqu'ici par l'espèce humaine en trois grandes périodes de développement, qui se succèdent d'un cours insensible et n'ont pas lieu partout en même temps. Ces périodes sont : 1° La
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période du développement de l'organisme corporel dans ses traits essentiels, période qui, suivant toute vraisemblance, a été incomparablement plus longue que la période suivante, et que nous ne considérons ici qu'en bloc pour abréger; 2° La période du développement du langage; 3° La période de la vie historique, au commencement de laquelle nous sommes encore, et où plusieurs peuples de la terre ne paraissent pas encore entrés.
        Et maintenant, de même que nous pouvons voir certains peuples, les races indiennes du nord de l'Amérique par exemple, rendus impropres à la vie historique rien que par la complexité infinie de leurs langues dont les formes sont véritablement pullulantes, et condamnées par conséquent à la décadence et même à la destruction, de même aussi il est hautement vraisemblable que des organismes en voie d'arriver à l'humanité n’ont pas pu se développer jusqu'à la formation du langage. Une partie de ces organismes est restée en chemin, n'est pas entrée dans notre seconde période de développement et, comme tout ce qui s'arrête ainsi, est tombée dansla décadence et dans une ruine graduelle. Ce qui reste de ces êtres demeurés sans langage et arrêtés dans leur développement sans pouvoir arriver jusqu'à l'humanité, forme les anthropoïdes. Et qu'il me soit permis de terminer, par cette vue sur les favoris de l'histoire naturelle de nos jours, ces rapides considérations sur  l'importance du langage pour l 'histoire naturelle de l'homme.

        



[1] Nous avons nous-même fait quelques réserves dans notre écrit: De la forme et de Ia fonction des mots. Franck, 1866.

[2] Stuttgard, 1860.

[3] M. Schleicher étudie et cultive les fougères (Trad.).

[4] La première édition de l'original anglais a paru en novembre 1859 et je ne l’ai pas connue.

[5] De la langue allemande. Stuttgardt, 1860, p. 43 et suiv.; surtout p. 44 au commencement.

[6] Evidemment il n’est pas question ici de la philologie, qui est une science hlstorique.

[7] Accuser de matérialime cette idée uniquemenl fondée sur l’observation serait aussi contraire à la vérité que de l'accuser de spiritualisme.

[8] V. le tableau ci-joint.

[9] Comme ressemblant davantage au tableau de Darwin. je puis citer le tableau idéal de l'origine des espèces et des sous-espèces linguistiques du sein d’une seule forme, que j'ai esquissé dans ma «Langue Allemande», p. 28.

[10] J'ai fai cet essai, en ce  qui concerne les formes  grammaticales, dans mon Compendium de grammaire comparée des langues Indo-germaniques, Weimar, Boehlau, 1861-62 [2e édition, 1866].

[11] Les anciens Indous et les anciens Iraniens ou Perses se donnent le nom d'Ariens, d'où vient le nom dont on appelle la langue qui fut la mère  commune de l'indien et de l'iranien.

[12] La langue mère de la famille indienne nons a été conservée; c'est la langue dans laquelle sont composés les anciens hymnes religieux des lndous, les Védas. De cette langue sont nées, d'un côté, les langues indiennes intermédiaires, les langues pracrites  et, plus tard, les langues indiennes modernes et leurs dialectes (le bengali, le mahratte, l'hindoustani et leurs alliés); d’un autre côté, une langue écrite qui ne fut jamais Iangue populaire, le sanscrit, la langue de la littétature postvédique, et qu'on peut appeler le latin de l’lnde, parce que, comme le latin écrit de Rome, elle est restée jusqu'à nos jours la langue des savants.

[13] Pour plus de détails, voir ma «Langue Allemande», p. 71 et suiv.

[14] Comp. C. Snell, la Création de l’Homme, Leipzig, 1863, p. 81 et suiv.

[15] Comp. mon livre intitulé la Langue allemande, p. 41 et suiv.

[16] P. 426, Darwin dit quelques mots des langues, el il présume avec raison que leurs rapports de parenté doivent offrir une confirmation de sa doctrine.

[17] Cette pensée n'est pas nouvelle. Elle a déjà été exprimée par Lorenz Diefenbach, Eléments d’ethnologie, Francfort-sur-le-Main, 1864, p. 40 et suivantes. Voyez aussi la note suivante.

[18] Comp. Th. H. Huxley, Recherches sur la place de I’homme dans la nature, traduit par J. V. Carus. Brunswick 1863, page 117, note.

[19] Th. H. Huxley, Recherches sur la place de I’homme dans la nature, traduit par J. V. Carus. Brunswick 1863, page 127.

[20] Voyez mon mémoire intitulé La Distinction du nom et du verbe selon leur forme phonique. LeipzIg, 1865. (Extrait des mémoires de la section de philologie et d'histoire de la société royale des sciences de Saxe).

[21] Voyez ci-dessus, page 16 et suiv.