[364]
Nous nous proposons de publier ici, après l'avoir mis au point pour le grand public, un rapport que R. O. Jakobson a lu le 20 décembre 1930 à Prague, dans une conférence de phonologie, sous le titre de : Les unions linguistiques, spécialement phonologiques[1]. Ce qu'il y a de spécial dans ce rapport ne doit pas masquer aux lecteurs le fait primordial qu'il énonce. Je considère ce travail comme l'expression d'une découverte importante qui éclaire d'un jour nouveau le caractère du monde russe. Les faits recueillis par R. O. Jakobson démontrent l'existence d'une union linguistique eurasienne. Dans leurs publications antérieures, les eurasistes étudiaient la nature de la Russie-Eurasie en tant qu'elle constitue un monde à part, aussi bien au point de vue géographique qu'au point de vue historique[2]. Le travail de R. O. Jakobson permet d'affirmer que la Russie-Eurasie constitue un monde linguistique à part. Ce travail va paraître en russe avec autant de détails qu'on en peut trouver pour le moment, accompagné d'une bibliographie, et dans l'appareil technique y afférent, dans un recueil intitulé «Les années 30» (en cours d'impression). Nous avons le sentiment que les conclusions de R. O. Jakobson présentent de l'intérêt même pour ceux des lecteurs non russes qui ne restent pas indifférents aux questions concernant l'étude de la Russie et des pays qui y touchent. Évidemment la lecture de cette communication, qui traite de questions de phonologie, exige un certain effort de la part
[365]
des lecteurs qui ne sont pas linguistes. Mais nous osons affirmer qu'ils seront largement récompensés de leur effort quand ils auront appris l'existence d'un fait si important pour la compréhension de la nature et des destinées du monde russe.
Suivant R. O. Jakobson, l'union linguistique eurasienne, laquelle s'étend sur des régions qui coïncident complètement avec les territoires occupés par le monde géographique eurasien, est caractérisée par le fait que, dans les langues qui en font partie, la différenciation du sens des mots se produit grâce à la division des consonnes en consonnes dures et consonnes molles, phénomène qui ne remplit pas le même but dans les autres langues européennes et asiatiques. Les différenciations pratiques qui se rencontrent dans les différentes langues eurasiennes sont rappelées dans le rapport de R. O. Jakobson. Nous reproduisons ci-dessous les exemples dont se sert l'auteur pour expliquer sa pensée, en ce qui concerne la langue russe littéraire. On rencontre ici «douze phonèmes» consonantiques qui, au point de vue phonologique, s'opposent à un même nombre de phonèmes ne se distinguant des premiers que par le timbre[3]. «Aux douze phonèmes consonantiques durs : r, l, n, m, d, t, z, s, b, p, v, f, correspondent ici les phonèmes suivants : r', l', n' , m' , d', t', z' , s' , b', p', v' , f', qui ne s'en distinguent que par le timbre.» La différence entre les consonnes dures et molles constitue ici «un des moyens fondamentaux de différencier des sens de mots. Voici quelques exemples : byt, byt' ; bit, bit' ; mat, mat' : myl, myl' ; mil, mil' ; rov, r'ov ; ves, ves'; pilu, pil'u ; volna, vol'na ; gorka, gor'ko ; stenka, Sten'ka».
Sous une forme ou sous une autre, avec des variantes plus ou moins accusées, ce phénomène peut être observé, comme l'indique R. O. Jakobson, également dans les autres langues de l'Eurasie, depuis celle des Samoyèdes qui vivent sur les rivages de l'Océan glacial arctique, jusqu'à celle des Kara-Kirghizes dans les steppes élevées du Pamir, depuis les dialectes de la
[366]
Russie subcarpatique jusqu'aux dialectes mongols d'Ordos (dans la région de la grande muraille de Chine).
J'ai montré, à plusieurs reprises, que ces limites géographiques étaient celles du monde eurasien, et cela sans rien connaître, absolument rien, de la face linguistique du problème ; je suis donc mieux placé pour répéter la même chose, en l'appliquant cette fois, aux limites de l'union linguistique eurasienne.
La découverte de R. O. Jakobson est très importante pour permettre de comprendre la culture commune du monde eurasien. Si un lecteur, non Russe, mais connaissant la langue russe, se demandait ce qu'il y a de plus difficile à prononcer dans cette langue, il arriverait sans doute à ceci, que c'est la différence entre les consonnes molles et les consonnes dures. R. O. Jakobson raconte ceci : «Plus d'une fois j'ai procédé avec des Tchèques et des Allemands à l'expérience suivante : je prononçais distinctement : zar', zar ; Rus' , rus ; krov', krov, etc., et ceux qui m'écoutaient affirmaient que chaque fois j'avais répété le même mot.» Cette distinction est également inconnue des Asiatiques .
Cependant elle existe, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les langues eurasiennes, sur lesquelles on possède des renseignements afférents à cette question. Il en résulte ceci qu'un Russe arrivera plus facilement à bien prononcer n'importe quelle langue eurasienne, même celles qui ne sont pas slaves, que ne le ferait un Européen ou un Asiatique : c'est que dans cette langue, il retrouve les mêmes phénomènes phonologiques que dans sa langue maternelle. Inversement, un Eurasien non russe, en vertu des mêmes principes, s'assimilera plus facilement la prononciation russe que ne ferait un Européen ou un Asiatique. Un Européen qui voudra apprendre les langues eurasiennes peut d'autre part tirer ici profit de la connaissance des difficultés qu'il aura à surmonter. Cette connaissance l'aidera à les vaincre.
Les travaux scientifiques de R. O. Jakobson sont empreints d'un sentiment téléologique :
[367]
«Dans la hiérarchie actuelle des valeurs», dit-il, «la question : où allons-nous ? est considérée comme plus importante que la question : d'où venons-nous ? Ce ne sont plus des questions d'ordre génétique, mais des questions de direction volontaire qui permettent de définir une nationalité ; l'idée de classe a remplacé l'idée de caste ; dans la vie sociale, comme dans les courants scientifiques, la communauté d'origine passe à l'arrière-plan par rapport à la communauté des fonctions ; elle s'efface devant les considérations d'unité de tendance. Le but, qui hier encore était une idée négligée se voit peu à peu réhabilité partout... A côté de la conception traditionnelle de parenté des langues apparaît la conception de communauté de tendances linguistiques.»
Conformément à cette idée, toutes les langues slaves, romanes, indoues, finno-ougriennes, turques, mongoles, nord-caucasiennes qui se rencontrent à l'intérieur du domaine eurasien et qui ont développé le système de différenciation des consonnes en molles et en dures, sont, malgré la diversité de leurs provenances, des langues à tendance commune. L'unité de tendance phonologique, l'évolution suivant une direction commune, voilà ce qui agglomère les langues eurasiennes les unes aux autres. Cette définition est l'une des plus larges que l'on puisse imaginer. Incontestablement elle présente un côté philosophique. Les peuples de l'Eurasie sont des peuples «à tendances communes» et non pas seulement dans le domaine linguistique...
La «tendance commune» des langues du monde eurasien est apparue depuis longtemps. Selon R. O. Jakobson, cette évolution vers une différenciation des consonnes en dures et en molles se remarque par exemple aussi bien dans les langues slaves qui se sont agglomérées au noyau eurasien que dans les langues mongoles, au moins dès la première moitié de notre millénaire. C'est un phénomène qui, à son début, a ouvert, pourrait-on dire, les voies à la faformation de l'empire mongol de cette époque et reflété l'existence de cet empire. De même il est impossible de ne pas rapprocher de cette «radiation» phonologique ouralo-altaïque qui s'est produite dans le premier millénaire de notre ère, et dont parle R. O. Jakobson vers la fin de sa communication, l'histoire des États qui furent fondés à la même époque par les peuples ouralo-altaïques (les Huns, les premiers Turcs... etc.). Ces États ont joué un
[368]
rôle actif dans l'histoire de nombreuses régions du Vieux Monde qui étaient séparées l'une de l'autre par d'énormes distances. Parallèlement nous voyons ce phénomène de différenciation des consonnes en dures et en molles, phénomène particulier aux langues ouralo-altaïques, d'une part pénétrer profondément à cette époque dans le monde linguistique chinois et, d'autre part, s'emparer d'une façon un peu différente du slave-commun. Dans l'étude de ces questions, la méthode qui consiste à étudier la corrélation des phénomènes est appliquée très largement.
Les faits rassemblés par R. O. Jakobson confirment brillamment la thèse suivant laquelle, dans le domaine phonologique également, «le principe du développement local remporte en influence sur celui de la parenté» ; en vertu des tendances des lois qui les régissent, certaines langues tendent à se différencier de langues parentes et à se rapprocher d'autres langues qui n'ont avec elles-mêmes aucun lien de parenté. Dans les quelques lignes qu'il consacre à cette question, R. O. Jakobson donne un grand nombre d'exemples. Les langues des peuples slaves (Serbo-Croates, Slovènes, Slovaques, Tchèques, Sorabes de Lusace), qui choisirent pour s'y installer des régions européennes, sont soumises, au point de vue qui nous intéresse, à «l'européanisation». Dans ces langues disparaît «la différenciation des consonnes par le timbre». La langue magyare est placée, elle aussi, sous le signe de «l'européanisation». Il y a quelques années, en esquissant la théorie générale du développement local, nous avions été amené à parler de «l'euro-péanisation» du hongrois : la plaine hongroise, qu'on le veuille ou non, est une steppe insulaire soumise aux lois qui régissent le développement local européen»[4]. A cette époque, nous ne soupçonnions pas qu'il existait de cette européanisation une preuve linguistique aussi nette. Cette européanisation a amené la langue magyare à se séparer, au point de vue phonologique, de ses parentes eurasiennes. A une échelle plus restreinte, ce même processus d'européanisation s'est poursuivi
[369]
dans deux autres langues finno-ougriennes, celle des Suomi (Finnois de Finlande) et celle des Estoniens. Au point de vue qui nous intéresse «l'européanisation» ne se distingue pas de «l'asiatisation», l'une et l'autre aboutissent à la dispaition du signe caractéristique qui décèle une langue eurasienne, à savoir la distinction des consonnes en dures et en molles. Dans le Vieux Monde, l'Eurasie occupe la place centrale : l'Europe et l'Asie sont à la périphérie (l'Europe à l'Ouest, l'Asie au Sud et à l'Est). En s'appuyant sur ce fait on peut ramener ces deux processus d'«européanisation» et «d'asiatisation» à un seul : la transformation d'une langue donnée en une langue du type «périphérique». La langue des Turcs Osmanlis, par exemple, a subi cette «périphérisation» : parlée dans le domaine du bassin méditerranéen, elle a éliminé «le système d'opposition entre les consonnes dures et les molles.»
Nous n'irons pas plus loin dans notre exposé, étant donné le point de vue élémentaire auquel nous nous sommes placé. Remarquons seulement l'ampleur du tableau que R. O. Jakobson trace des phénomènes linguistiques et de la différenciation qu'il introduit entre les langues du Vieux Monde. Dans les cadres de la question qu'il traite, il remplit simultanément deux tâches : il définit le caractère particulier de l'ensemble linguistique eurasien, et en même temps, il en fait un tableau en situant cet ensemble dans son milieu.
Les affirmations des critiques qui estimaient que les faits linguistiques apportaient «un démenti fatal aux doctrines eurasiennes» sont erronées[5], c'est précisément le contraire qui est vrai : en s'appuyant sur les travaux de R. O. Jakobson (et ceux de V. K. Zelenin que Jakobson signale dans son rapport), on peut affirmer que la linguistique constitue une des branches où le caractère personnel, et en même temps, l'unité intérieure du monde eurasien se montrent avec le plus de netteté.
Il ne s'agit pas seulement de phonologie. A. Meillet, le chef de la linguistique française contemporaine, dans une commu-
[370]
nication faite à la Société de linguistique à Paris, arrive à donner, lui aussi, une définition générale de la Russie-Eurasie considérée comme un monde linguistique à part :
«M. A. Meillet, partant de l'observation faite par le prince Trubeckoj sur la concordance entre la structure de la langue turque et la mentalité générale des Turcs, propose de voir entre la structure, très singulière, de l'indo-européen et entre la mentalité de la nation indo-européenne, pareille concordance. L'indo-européen est fait avec des mots autonomes ; il comporte autant d'anomalies que le turc en comporte peu ; or, ce qui caractérise l'aristocratie conquérante indo-européenne, c'est la recherche perpétuelle d'un domaine où chaque chef ait sa pleine indépendance, où il soit vraiment le maître. Cette mentalité est demeurée chez les Grecs ; or, la langue grecque offre un nombre énorme de formes anomales. Le mot y garde un caractère individuel.»
Dans la discussion qui eut lieu sur cette communication, un remarquable russisant, M. Paul Boyer, M. J. Vendryès et M. A. Meillet lui-même, signalèrent que la langue russe et les langues qui lui sont proches ne présentent pas ce caractère, et qu'elles ont plutôt le génie «turc»[6]. Par là même, ces linguistes ont fait voir dans l'Europe un monde linguistique à part, et indiqué les contours d'un autre monde linguistique situé à l'Est du premier : c'est celui-ci que nous appelons l'Eurasie.
Il est indubitable que la place particulière occupée par l'agglomération linguistique eurasienne dans les différences qu'elle présente avec les autres mondes linguistiques, peut être définie sans avoir recours aux critères qu'examine R. O. Jakobson. Les recherches de la science russe ne se confineront pas dans le domaine de la phonologie. A l'heure actuelle, et indépendamment des travaux de R. O. Jakobson, le problème est posé, et on pratique la recherche des particularités morphologiques de cette union linguistique, ainsi que l'étude des phénomènes morphologiques communs à toutes les langues eurasiennes.
P. Savickij.
[1] Travaux du cercle linguistique de Prague, IVe fascicule.
[2] Sur l'Eurasisme, voir l'article de S. Lubenskij dans Le Monde Slave. 1931, I, p. 69.
[3] Phonème : «son qui, dans une langue donnée, permet de différencier le sens des mots».
[4] Voir la brochure intitulée La Russie, monde géographique à part, 1927, 64 pp.
[5] Article de A. A. Kizevetter : L'Eurasisme et la science, Slavia, 1928, 429 pp.
[6] Bulletin de la Société de linguistique de Paris, tome 29, fascicule 3 (numéro 88), Paris, 1929, page XVII.