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M. R. Jakobson cite, dans son ouvrage intitulé K charakteristike jevrazijskogo jazykovogo sojuza, Paris 1931, p. 51, certaines idées de M. N. Trubetzkoy sur la déclinaison dans les langues eurasiatiques.
Selon M. Trubetzkoy, la déclinaison est un phénomène très rare dans les langues du monde. Sa zone géographique occupe toute l'Eurasie et les régions limitrophes. En dehors de l'Eurasie, on trouve la déclinaison dans l'eskimo, dans quelques langues indiennes du Canada, dans las langues slaves sauf le bulgare, dans le suomi, le lapon et le hongrois. Elle existe — dans une mesure très restreinte — en allemand et en néerlandais. Elle n'existe pas dans les langues romanes, et ni en anglais ni en danois. Elle n'existe pas non plus — selon M. Trubetzkoy — en Afrique ni en Asie (il existe cependant une «déclinaison» importante aux Indes p. ex.). La limite passe entre le turc et l'arabe, entre l'arménien et le kourde, entre l’azerbeïdjan et le persan, entre le karakirghiz (et l'euzbeg) et les langues iraniennes, enfin entre le mongol et les langues sinotibétaines.
La déclinaison est développée surtout dans les langues finno-ougriennes (en hongrois, il y a 21 cas) et caucasiques de l'ouest (30 cas et plus), ensuite dans les langues samoyèdes et altaïque, enfin dans les langues slaves et baltiques. Dans le domaine des langues slaves, c'est le grand-russe qui l'a le plus développée (cf. les différences vkus čaja «goût du thé», mais stakan čaju «verre de thé», govorju o lese «je parle de la forêt», mais živu v lesu «je vis dans la forêt»), ensuite les langues slaves de l'ouest, le Slovène, le petit-russe et le blanc-russe, enfin le serbo-croate. Le bulgare l'a presque tout à fait perdue.
Il est évident que les idées de M. Trubetzkoy que nous venons de citer peuvent être très fécondes. Mais il faut ajouter qu'elles ne sont pas tout à fait claires du point de vue théorique.
Qu'est-ce que la déclinaison, en réalité? On parle souvent aussi de déclinaison dans les langues romanes, en anglais, etc. Pour M. Trubetzkoy, la déclinaison est ce qu'on appelle habituellement «la déclinaison synthétique». Mais le synthu˚tisme (ou l'agglutination) en soi n'est qu'un fait de grammaire descriptive. Il ne peut être considéré comme une partie de la structure de la grammaire, que si on le confronte avec tous les faits de la
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grammaire descriptive. II est possible d'une part que le rôle des cas synthétiques, dans une langue donnée, soit absolument différent de celui qu'ils jouent dans une autre langue. Il est possible aussi, d'autre part, que l'analytisme (ou l'isolation) ou telle autre forme de cas joue dans une langue un rôle semblable à celui du synthétisme dans une autre. Et c'est ce qui nous intéresse dans cet article.
Toutes les langues humaines à l'époque actuelle possèdent un certain nombre de sèmes (sème = élément grammatical, p. ex. dans le mot latin barbatus il y a 5 sèmes : barb- = barba, -at- = sème de la dérivation, -us = 1° masculin, 2° nominatif, 3° singulier. Cf. notre ouvrage, Zur ungarischen Grammatik, Praha 1935, p. 12), qui expriment des rapports généraux entre un verbe et un substantif ou entre deux substantifs. Par exemple il existe en latin 6 sèmes casuels. Ils sont exprimés par des désinences. Le substantif ne peut exister sans eux. La fonction des prépositions est très semblable. Les substantifs se trouvent souvent sans les prépositions. En d'autres termes: les sèmes des cas et des appositions (= prépositions ou postpositions) sont bien différenciés. Il s'agit ici d'une différenciation typique (d. = le rapport des groupes de sèmes qui ne sont pas accouplés, p. ex. le rapport des sémantèmes et des sèmes formels, des sèmes dérivatifs et des désinences, etc., cf. Skalička, o. c. p. 29). La déclinaison sera donc pour nous un groupe de sèmes qui expriment les rapports généraux des substantifs, et qui sont bien différenciés à l'égard des autres groupes de sèmes, surtout de celui des appositions.
Les sèmes des cas et des appositions peuvent être exprimés :
1° Par des morphènes autonomes isolants et
2° agglutinants.
3° Par la structure phonologique des sèmes, c'est-à-dire par la flexion interne ou par l'infixation.
4° Par la liaison des sèmes, surtout par l'ordre des mots. Il est évident que les possibilités de ces deux groupes sont très modestes.
5° Par l'homosémie. Il s'agit ici avant tout d'une homosémie réciproquement utilisée des cas et des nombre (p. ex. dans les mots latins servo, servum, servis, servos, d'un côté l'homosémie des cas est utilisée pour exprimer le nombre, de l'autre côté, l'homosémie des nombres pour exprimer les cas). L'homosémie forme avec quelques autres phénomènes (les morphèmes en question sont très courts, très souvent sans syllabe autonome, l'homonymie et l'homosémie sont fréquentes, etc.) un type grammatical spécial, le type flexionnel (cf. Skalička, o. c. p. 61, 62).
Les sèmes des cas sont au moins aussi étroitement liés au substantif que les sèmes des appositions. Naturellement les sèmes des cas ne peuvent être isolants, si les «appositions» sont agglutinantes.
Les morphèmes du type flexionnel ne peuvent pas être trop différenciés, ni exprimer tous les sèmes des cas et des appositions. D'après la règle
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précédente, seuls les cas peuvent être flexionnels. Le type flexionnel suppose une faible agglutination (cf. o. c, p. 59-61). Ainsi, si les cas sont flexionnels, les appositions sont isolantes.
D'après ces règles il y a 4 types de déclinaison :
1° cas flexionnels, appositions isolantes. Ex.: le latin.
2° cas agglutinants, appositions agglutinantes. Ex. : le géorgien.
3° cas agglutinants, appositions isolantes. Ex. : le turc.
4° cas isolants, appositions isolantes. Ex.: l'anglais.
Le type n'est qu'un extrême rarement réalisé. Nos types ne sont pas réalisés même dans nos exemples. L'anglais possède aussi des cas agglutinants ou exprimés par l'ordre des mots, le géorgien, des appositions isolantes, etc. Ces exceptions sont souvent très importantes, du point de vue de la grammaire structurale.
La plupart des langues eurasiatiques possèdent le type de déclinaison n° 3. Il s'agit ici avant tout des langues dites ouralo-altaïques. Ces langues ont le plus souvent un petit nombre de cas agglutinants (habituellement 6—9) et une longue série de postpositions. Dans les langues turques, il y a de 6 à 8 cas, dans les langues mongoles 6—9, en tongouze 8, dans les langues samoyèdes 7, en ostiak 6, en vogoule 6—8, en lapon 8. Dans les autres langues finno-ougriennes, qui sont situées plus au sud, le nombre des cas s'accroît vers le nord-ouest, c'est-à-dire vers la limite de l'Eurasie. Le mordve possède 10—13 cas, le tchérémisse 12—13, les langues permien-nes 15—18, les langues des Finnois baltiques jusqu'à 17. Le hongrois a une place à part. Cette langue avec ses 21 cas (ce nombre était peut-être encore plus grand à l'époque antérieure, comme les faits dialectaux le démontrent) se rapproche beaucoup des langues caucasiques. Malheureusement il est difficile de savoir à quelle époque remonte le système casuel du hongrois d'aujourd'hui. Mais il est évident, qu'il est né antérieurement à la conquête de la Hongrie, lorsque les Hongrois vivaient dans diverses régions de la Russie du sud, pas trop loin de la limite de l'Eurasie.
Les langues slaves de l'Eurasie ont conservé le type flexionnel de déclinaison. Dans les cas nouveaux du grand-russe, s'ils existent réellement (v. Trubetzkoy, Das morphonologische System der russischen Sprache, TCLP 5, 2, p. 10), il s'agit non de la limite des cas et des appositions, mais du système des cas.
Dans le domaine des langues caucasiques, les langues caucasiques occidentales possèdent le type de déclinaison n° 4, les autres (les orientales et les méridionales) le n° 2.
La position de l'ossète n'est pas tout à fait claire. Il possède 8—10 cas agglutinants, c'est-à-dire le nombre de cas ordinaire dans les langues de l'Eurasie. S'il les a hérités de l'époque antérieure, l'influence de l'Eurasie est ici tout à fait manifeste.
Les langues qui confinent avec l'Eurasie vers l'est et le sud-est, c'est-
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à-dire les langues de l'Asie de l'est et de l'Extrême-Orient, possèdent une structure grammaticale tout à fait spéciale. Ce qui nous intéresse maintenant, c'est la limite de l'Eurasie vers l'ouest et le sud-ouest.
La plupart des langues qui sont parlées au delà de la limite en question sont du type n° 4. Il s'agit ici des langues germaniques, romanes, balkaniques du Nord, caucasiques occidentales et iraniennes. Il est intéressant de constater que entre l'Eurasie d'une part (avec la déclinaison du type n° 3) et les langues du type n" 4, il existe une zone intermédiaire à systèmes casuels spéciaux (nos 1 et 2).
Le type n° 1 était réalisé dans les langues indo-européennes anciennes. A l'époque actuelle les langues baltiques et la plupart des langues slaves sont les seuls, avec le grec, qui l'aient conservé. Cette persévérance pendant de longs siècles ne peut être fortuite. C'est donc que les langues en question forment un groupe linguistique particulier, d'autant plus que l'estonien accuse aussi des tendances semblables ; cf. Skalicˇka, o. c, p. 65. On peut probablement l'expliquer comme une sorte de compromis. On observe ici une forte différenciation des cas et des appositions, d'une part, et une forte différenciation des sèmes dérivatifs et des cas, de l'autre.
Le type n° 2 est réalisé dans le Caucase, probablement dans le hongrois et, dans une mesure très restreinte, dans une partie des langues finno-ougriennes. C'est aussi un compromis. On observe ici une faible différenciation des cas et des appositions, d'une part, et une faible différenciation des sèmes dérivatifs et des cas, de l'autre.