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Sous ce titre, M. Hjalmar Falk, professeur de langues germaniques à l'Université de Christiania, publie, dans le
Aarsbok 1923 de la Société des Lettres de Lund un article où il critique sévèrement la doctrine des linguistes français, et surtout celle de M. Meillet. M. Falk n'aurait pas dû limiter ces critiques aux Français seuls, — un des fondateurs de l'école française a été Ferdinand de Saussure et l'on sait que des linguistes suisses ont pris part, très activement, au développement des idées de l'école.
L'article de M. Falk a une histoire. A la suite d’un
compte rendu du dernier ouvrage de M. Vendryes
(Le
langage) que j'avais publié dans la revue norvégienne
Maal
og Minne, M. Falk a fait une conférence à l'Académie de Christiania où il a prononcé une condamnation sommaire de MM. Meillet et Jespersen et de ma modeste personne. L'article était déjà composé et corrigé à la revue
Maal og Minne — M. Falk a eu la courtoisie de m'en envoyer un exemplaire — quand, à la suite d'une contre-conférence que j'avais faite à la même Académie, M. Falk l'a retiré pour le refondre et le publier à Lund après l'avoir exposé dans une conférence au petit congrès de linguistes suédo-norvégien de l'été 1923, à Gothembourg, où je n'étais pas présent.
L'article de l’
Aarsbok n'a pas subi de remaniements très
profonds. Les critiques contre M. Jespersen n'y figurent plus, quelques-unes des affirmations les plus sensationnelles
ont disparu, quelques exemples ont été changés, mais les
idées sont, en substance, demeurées les mêmes. Le ton de l'exposé est plus discret.
Ma réponse à la première conférence de M. Falk vient de paraître dans les
Forhandlinger de l'Académie de Christiania (n° 6, 1923). Je donnerai ici une nouvelle réponse
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adaptée à la seconde édition des critiques de mon compatriote.
D'après, M. Falk, les linguistes français donnent une valeur exclusive au côté social de la langue dans l'analyse des changements linguistiques. Cette affirmation ne laisse pas de surprendre ceux qui connaissent les travaux qui ont fondé la phonétique dite évolutive.
Pour juger des idées sur le caractère social de la langue que se font les linguistes français, il serait nécessaire d'essayer de comprendre ce qu'ils entendent par le terme social. M. Falk n'y fait pas la moindre tentative. La page 230 de la
Linguistique historique et linguistique générale de M. Meillet aurait dû le lui apprendre et la petite
Méthode sociologique de Durkheim le lui aurait expliqué très clairement. J’exposerai, très brièvement, ce que nous comprenons par un fait social.
Dans la vie de l'homme, il y a des fonctions qui ont lieu à l'intérieur de la société sans pour cela être de caractère social. Nous dormons, mangeons, buvons, pensons sans qu'on puisse qualifier ces fonctions de sociales.
Il y a, cependant, à l'intérieur de la société, un grand nombre d'autres fonctions qui sont de caractère essentiellement différent, Quand je salue ou quand je me marie, quand j'arrange un enterrement ou encore quand je fais des achats, j'accomplis quelque chose qui est indépendant de moi-même, et qui est déterminé par l'usage ou par des règles juridiques. Cet usage a une existence en dehors de moi-même et est indépendant de l'emploi individuel que j'en fais. Les manières d'agir, de penser ou de sentir qui ont ce caractère ne sont pas seulement indépendantes de la conscience individuelle mais peuvent, le cas échéant, exercer une contrainte sur celle-ci. On le voit quand on essaie de s'y opposer. Si je ne conforme pas mes actes aux règles juridiques, je suis puni. Si, par excentricité, je m'habille à la façon des vieux Romains, je m'expose au ridicule. Mes amis réagiront La plupart d'eux, m'éviteront. Nous sommes également ici en présense d'une coercition qui ne diffère pas en principe de celle qu’exerce la loi.
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Les faits de cette sorte ne doivent pas être confondus avec les phénomènes organiques, puisqu'ils consistent en représentations et en actions, ni avec les phénomènes psychiques, lesquels n'existent que dans la conscience individuelle et par elle. On les appelle sociaux. Ils n'ont pas pour substrat l'individu, mais la société, soit la société dans son intégralité, soit un des groupes partiels qu'elle renferme.
Le fait social ne se rencontre pas seulement là où il y a organisation définie. On le voit par exemple dans la suggestion collective qui nous saisit souvent contre notre volonté. Il arrive que nous ne sachions pourquoi nous avons pris part à une action originée dans une telle suggestion collective et que nous regrettions, après, ce que nous avons fait. On l'a vu bien souvent à cette époque de grandes crises. Durkheim a appelé ces phénomènes des courants sociaux ; ils ne sont pas seulement de durée brève comme la suggestion collective, mais aussi plus durables comme les mouvements d'opinion qui se produisent dans toute l'étendue de la société ou dans un de ses cercles plus restreints.
On voit que le fait social n'est pas identique au fait général. Les phénomènes sociaux ont leur existence en dehors de l'individu. Leurs manifestations privées ont bien quelque chose de social parce qu'elles reproduisent en partie un modèle collectif, mais elles dépendent aussi de la constitution organico-psychique de l'individu. Avec Durkheim on les appelle socio-psychiques. Elles n'appartiennent pas à la sociologie propre.
Le fait social se définit donc, d'après Durkheim, ainsi :
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore,
qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles (voir Durkheim,
Règles de la méthode sociologique, septième édition, Paris, 1919, p. 19; je n'ai pu donner ici qu'un exposé très sommaire de la doctrine de l'illustre sociologue).
Le caractère de la langue est exactement conforme à cette
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définition du fait social. La langue est le type d'un fait social. Elle est une partie du langage; elle est indépendante de l'individu qui la parle, mais d'autre part existe seulement là où il y a des individus. Nous ne pouvons pas la changer à notre gré.
La langue est un fait social. L'emploi individuel que l'on en fait est de caractère organico-psychique comme toutes les manifestations privées de tous les phénomènes sociaux. Ferdinand de Saussure a appelé ces manifestations individuelles
parole.
Il va de soi qu'on ne peut négliger le côté socio-psychique des faits linguistiques. Les changements linguistiques partent du domaine socio-psychique, mais pour devenir des changements
linguistiques il faut qu'ils soient de caractère social. On doit distinguer nettement entre les variations particulières de la parole et les changements linguistiques. Si je dis, à un moment donné,
ralité pour
rarité, cette variation n'est pas un changement linguistique. Par contre, le développement de
fille (avec
l mouillé) en
fiy en est un. M. Falk ne fait pas cette distinction et reproche aux linguistes français de croire que la dissimilation est « directement provoquée par des facteurs sociaux ». Les linguistes français
ne se sont jamais rendus coupables d'une telle confusion d'idées. La dissimilation est une loi générale conditionnée par la constitution organico-psychique de l'individu qui est la même chez tous les hommes. Elle n'est pas la cause du changement linguistique dont elle fait partie. Le procès de la dissimilation a lieu et a eu lieu partout où il y a des hommes ; c'est seulement quand il est combiné avec un élément social qu'un changement linguistique est possible. Les faits sociaux ne s'expliquent que par les faits sociaux.
M. Falk prétendait plus explicitement dans sa première conférence que dans l'article de
l’Aarsbok, que le procès du changement était la cause même du changement linguistique, lequel serait donc de nature purement organico-psychique. Un procès qui peut avoir lieu partout et à tout moment expliquerait suffisamment un changement linguis-
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tique donné. M. Falk cite l'ouvrage célèbre de Wundt et oppose ce que dit celui-ci (
Völkerpsychologie, troisième édition, II, p. 481): :
die geistigen Vorgänge sind stets als die nächsten Ursachen der Begriffsentwickelungen und der aus ihnen hervorgehenden Bedeutungsänderungen ansusehen, à ce que j'ai écrit. Il n'y a pas ici d'opposition réelle et le grand savant allemand se serait certainement plaint s'il avait su quelles conclusions M. Falk a tirées de ses idées. Wundt ne nie pas du tout l'importance des faits sociaux mais remarque qu'ils sont difficiles à saisir (voir, par exemple,
op. cit., II, p. 610 et suiv.) et s'intéresse surtout au côté organico-psychique de l'individu. Personne ne niera que le détail des faits sociaux est souvent difficile à discerner. Mais on ne peut, pour cela, les exclure des recherches et l'on est justifié de conclure du connu à l'inconnu. Il va
; de soi qu'on peut discuter sur ce qu'on doit appeler cause, du moment que le changement ne peut s'accomplir que par la combinaison d'un fait social et d'un fait organico-psychique. Mais il semble nécessaire de ne pas appeler cause efficiente le procès qui peut avoir lieu partout et à tout moment sans pour cela résulter en un changement linguistique. Les idées de M. Falk sur la causalité sont d'ailleurs assez étranges. Dans sa conférence à l'Académie de Christiania, il employait l'image de l'homme qui jette une pierre à un animal et le tue, et soutenait qu'ici la pierre était la causé efficiente de la mort de l'animal. C'était seulement quand on « voulait compliquer les choses qu'on demandait après l'homme et ses intentions ».
Si le procès seul était une explication suffisante, on aboutirait à des conclusions singulières, par exemple dans l'étude des changements de sens. On sait dans quelles circonstances, en 1880, le nom du capitaine anglais Boycott a pris le sens de
boycotter. Ici, donc, tout ce qui importerait serait l'extension du sens du nom propre Boycott. Les conditions sociales en Irlande à cette époque n'auraient pas d'intérêt.
Il n'y a pas de divergence fondamentale entre la doctrine du « choix sociologique » et celle que j'ai exposée ici. Le terme « choix sociologique » ne semble pas très heureux
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du moment que l'élément social est le primaire du point de vue du changement sociologique. C'est quand les procès organico-psychiques rencontrent des éléments sociaux qu'il peut y avoir des changements linguistiques. Nous ne plaçons donc pas la cause après l'effet ainsi que le croit M. Falk.
Après ces considérations générales, je traiterai des critiques de M. Falk plus en détail. M. Falk s'attaque surtout à l'article que M. Meillet a écrit sur les changements de sens des mots et essaie de le réduire à l'absurde. Le raisonnement de M. Falk surprend ici peut-être encore plus qu'ailleurs.
On doit remarquer, d'abord, que M. Falk a mal compris quand il prétend que M. Meillet et les linguistes français négligent le côté organico-psychique des changements. M. Meillet met, au contraire, bien en relief le travail qui a été fait ici, et surtout celui de Wundt, mais il soutient que les faits organico-psychiques ne sont nulle part la cause efficiente qui détermine les changements. L'article en question se propose donc de déterminer et de classer ces causes sans prétendre qu'elles constituent tout ce qu'on doit rechercher en sémantique.
M. Meillet classe les changements de sens en phénomènes sociaux provenant : 1° des conditions proprement linguistiques, 2° des changements des choses exprimées par les mots, et, 3° de la répartition des hommes de même langue en groupes distincts. Il est permis de croire qu'on ne peut les classer mieux et les exemples cités par M. Falk montrent à l'évidence qu'il n'a pas saisi le principe du classement.
Une métaphore en tant que métaphore n'est pas un changement de sens. Il est clair que la métaphore est un fait général conditionné par la constitution organico-psychique de l'individu. Cependant, le choix de la métaphore est déterminé par l'état social. Il va de soi que quelques-unes des circonstances dans lesquelles se trouvent les hommes sont les mêmes partout. Cela ne saurait être une objection. Mais quand M. Falk soutient que lorsque le terme
svin (cochon) est appliqué à une personne malpropre, l'image est trop proche pour avoir besoin d'être expliquée par des facteurs
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sociaux, il doit également supposer que l'image du cochon s'emploie partout dans le monde, aussi chez les peuplades qui ne connaissent pas l'existence de cet animal.
M. Falk cite l'exemple du norvégien
mark. « En vieux norvégien ce mot signifiait « forêt » et la signification actuelle provient de ce que les localités en question, après avoir été défrichées et cultivées, ont conservé leur ancien nom. D'un autre côté, cette modification du sens du mot
mark a pris naissance parmi les agriculteurs et non pas parmi les pêcheurs, navigateurs ou chasseurs. Selon la classification de Meillet, ce mot appartiendrait donc à la fois à la classe 2 et à la classe 3. »
Il est clair que le changement de sens du mot, ou plutôt
son sens spécialisé — le sens de « forêt» que M. Falk donne
au vieux norrois
mark étant trop étroit (voir ce qu'il dit
lui-même avec Torp chez Fick,
Idg. Wörterb., quatrième
édition, III, p. 312, et
Norw., dan. etym. Wörterb., s. u.),
il est clair que le changement a pris place parmi les agri
culteurs comme dit M. Falk. De là il a passé à la langue
commune par emprunt (pour ce terme, voir Meillet,
Lingu.
hist. et lingu. générale, p. 232 et suiv.). Le cas appartient
à la classe 3. Ce n'est pas la chose «forêt » qui a changé.
M. Falk continue : « Il existe en outre des extensions et
des restrictions de sens qui ne supposent pas le cercle étroit dont il a été parlé. Ainsi la
gryte (marmite) norvégienne appartient à toutes les classes de la société, la signification
du mot a cependant subi une extension, en ce que le matériel n'est plus limité au
grjotstein (stéatite). »
L'objection est incompréhensible. L'extension de sens n'est pas nécessairement liée à la cause.
M. Falk cite enfin le cas de
pusling. « En danois il a
gardé le sens d'un être fantastique (gnome, lutin), par cela
aussi d'une personne rabougrie ; en norvégien ce mot s'em-ploie généralement en parlant d'une personne qui s'occupe avec lenteur de petites choses sans importance. Il est évident que cette dérivation de sens est due à l'association avec le verbe absolument étranger
pusle. »
Il est difficile de déterminer ce qui a rendu possible l'as-
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sociation avec le verbe
pusle, mais l’on ne peut, pour cela, soutenir que la cause appartient au domaine organico-psychique. Il y a plusieurs possibilités. Par exemple l'usure sémantique de
pusling. Ou que le mot a été employé dans un groupe social où le caractère expressif du mot n'était plus vivant, les croyances de cette sorte s'étant affaiblies.
M. Falk s'attaque ensuite à ce que j'ai écrit sur l'analogie morphologique. J'ai soutenu, d'accord avec les linguistes français, que l'analogie ne provoque pas elle-même des changements.
Prenons un exemple qui fixera les idées. Il y a eu, dans la conscience des sujets parlant latin, une association entre les cas où l'on employait, avec des verbes de mouvement, la préposition
de (et d'autres prépositions) et l'ablatif, en général, et un ablatif sans préposition pour le groupe de noms géographiques. Ainsi on trouve chez Plaute :
sciens de uia in semitam degredere (Cas. 675), mais
triennio post Aegypto aduenio domum (Mo. 440). Plus tard,
de pénètre aussi sur le domaine des noms géographiques :
euntibus autem de Ierusolima (S. Siluiae perigrinatio ad loca sancta,
Corp. script, eccles., XXXIX, chap. xxix, 4). Il est clair que l'association en question n'explique pas
pourquoi ce changement a eu lieu, mais seulement
comment. La cause se trouve dans la dissolution de la flexion nominale latine. Beaucoup de linguistes raisonnent, cependant, comme si l'emploi de
de Ierusolima s'expliquait seulement par l'influence de
de uia. Pour M. Falk, il n'y a d'association qu'au moment où
de Ierusolima s'est produit. Le rapport qui existait avant entre
de uia et
Roma ne l'intéresse pas. Il nous intéresse, et son importance a été démontrée surtout, par Ferdinand de Saussure.
M. Falk soutient que l'association contient précisément le principe du changement, « c'est-à-dire qu'elle en est la cause.
Elle est une force psychique qui, de même que la pesanteur, se fait sentir partout où les conditions sont présentes » (les italiques sont de moi).
Comment M. Falk peut concilier ce passage avec ce qu'il a soutenu plus haut m'est incompréhensible. La conclusion
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logique de ses idées serait que, quand par exemple la pluie et la glace détachent un morceau d'un rocher sur la cime d'une montagne et le font tomber au fond de la vallée, cette chute s'explique uniquement par la force de la pesanteur.
Cependant, dans l'article de l’
Aarsbok, à l'opposition de
sa première conférence, M. Falk n'exclut pas tout à fait ce que nous appelons causes et qu'il qualifie de causes secondaires. Comme exemple, il nomme la fameuse théorie du tempo. Cette théorie pourrait expliquer l'évolution de la
langue norvégienne à l'époque des expéditions des vikings.
Autre part, M. Falk a expliqué la réduction syllabique du
norvégien par ce tempo. Or, cette réduction syllabique est
la plus avancée dans les dialectes du pays de Trondhjem où la population est fameuse pour la lenteur de sa parole. Les conséquences de la théorie ne laissent pas d'être amusantes.
Je ne m'attarderai pas beaucoup à ce que dit M. Falk de
la dissimilation. C'est en vain que je cherche un principe
cohérent dans son exposé. M. Falk n'est pas seul à mal comprendre les idées de M. Grammont. Ceux qui les ont comprises savent que le principe de M. Grammont s'applique à toutes les langues — il y a ici question de langues aussi différentes que le marathe, le latin et l'irlandais de Donegal, pour ne mentionner que celles-ci. Pour rejeter le principe de M. Grammont, on doit ou bien démontrer que toutes les explications des auteurs qui l'ont applique sont fausses, ou bien prouver que le principe ne peut pas être appliqué à une langue donnée. Pourquoi ne pas prendre une des langues Scandinaves ?
M. Falk reproche à l'école française d'employer les termes
loi, formule, tendance sans précision. Ces termes ont, cependant, toute la précision qu'on puisse désirer.
Considérons d'abord le terme
loi. Nous savons que les
procès organico-psychiques sont de caractère général. L'em
ploi individuel que nous faisons de la langue, la parole, est
dirigé par certains principes fondamentaux et généraux (voir.
Jac. van Ginneken,
Principes de linguistique psychologique, surtout les pages 241 et suiv.). D'autre
part,
les phé-
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nomènes dont nous nous servons appartiennent tous à des types généraux. Un phonème donné n'est jamais exactement le même d'une langue à l'autre, mais les phonèmes d'un même type ont tout de même des caractères essentiels en commun. Nous attendons donc que les procès de changement pourront présenter les mêmes caractères essentiels. C'est aussi ce que nous trouvons, dans la dissimilation, dans la différenciation ou encore dans la segmentation, pour ne mentionner que celles-ci. Nous appelons l'élément général et constant d'un procès une
loi. La généralité de la loi découle de la constitution organico-psychique de l'individu.
La loi est donc une abstraction. De même qu'un phonème d'une langue donnée présente un aspect particulier d'un type générai, la loi prendra un aspect particulier dans une langue donnée sans perdre, pour cela, ses caractères essentiels. On appelle
formule cet aspect particulier pris par la loi.
La notion de la
tendance n'est pas moins précise. M. Grammont l'a définie avec la circonspection et la précision qu'on lui connaît. On a remarqué que l'évolution phonétique d'une langue donnée peut présenter des traits généraux, que les changements peuvent avoir un certain caractère spécial. C'est ce caractère spécial que nous appelons
tendance. Une
tendance typique est celle du groupe indien qui cherche à rassembler les articulations vers le milieu de la voûte palatine, Une tendance peut se manifester au cours d'une période de temps considérable comme celle qu'on vient de nommer. La tendance s'explique par toute l'histoire antérieure du milieu qui parle la langue en question, par les caractères spéciaux de ce milieu. — Une tendance n'est pas limitée à la phonétique; on a aussi des tendances morphologiques.
M. Falk affirme : « Par loi générale, Grammont définit une tendance à rassembler les articulations vers le milieu de la voûte palatine qui peut être observée dans les langues indo-européennes de l'Est, et seulement dans celles-ci. » Je demande où M. Grammont aurait confondu tendance et
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loi. Ce passage des critiques de M. Falk jette une lumière
cruelle sur la façon dont M. Falk lit les linguistes français.
De la tendance, il faut distinguer la
tendance naturelle. Par tendance naturelle on peut définir, par exemple, la susceptibilité de changement qu'ont certains phonèmes, par rapport à d'autres, à cause de leur nature ou de leur position dans le mot. Un autre exemple est fourni par la tendance à constituer une syllabe harmonieuse quant à l'ouverture des phonèmes et, par suite, en sonorité. Le principe même de la syllabe n'est pas l'ouverture relative des phonèmes ainsi qu'a cru Ferdinand de Saussure, mais sans doute celui qu'enseigne M. Grammont.
Dans sa première conférence, M. Falk divisait l'histoire de l'évolution de la linguistique générale en trois époques, l'époque «téléologique », l'époque « mécanique » et l'époque « psychologique ». Cependant, les idées directrices des époques antérieures n'étaient pas mortes encore, mais l'on pouvait les rencontrer « confondues dans le même cerveau ». C'était le cas de M. Jespersen. Maintenant M. Falk reproche à M. Meillet de parler « d'une tendance ou d'un effort pour isoler un mot-forme indépendante de la position du mot dans la phrase — c'est-à-dire dans un esprit absolument téléologique ».
Le principe que pose ici M. Meillet n'est pas étranger à la plupart des linguistes. Il a été très discuté, en Allemagne ces années dernières.
Quand on parle d'une certaine « logique » dans le déve
loppement linguistique, cette logique doit être vue à la lu
mière de ce que nous savons sur l'automatisme psycholo
gique. C'est surtout le P. Jac. van Ginneken qui a étudié les
rapports qu'il y a entre les procès organico-psychiques
qu'on rencontre dans la parole et les principes de l'automatisme psychologique, dans l'ouvrage remarquable déjà cité, où il s'appuie sur les études de M. Pierre Janet. Il est évident que nous trouvons l'explication des lois phonétiques dans ces principes.
La doctrine de M. Jespersen et des linguistes français ne peut être qualifiée de « téléologique » que par une considé-
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ration très superficielle. Nous savons des actions qu'apprend l'enfant et de celles que nous apprenons nous-mêmes qu'elles peuvent devenir automatiques, c'est-à-dire qu'elles peuvent s'accomplir sans que notre psychisme supérieur en soit averti. Un des mérites de M. Jespersen est d'avoir montré très clairement que, dans l'apprentissage que l'enfant fait de la langue, le psychisme supérieur joue un rôle considérable. Il est facile de faire les mêmes observations qu'a faites M. Jespersen. C'est ainsi que mon petit neveu, à l'âge de deux ans, répétait très consciencieusement, le matin au lit, avant qu'on venait pour l'habiller, les mots qu'il savait, et maintenant ma petite fille (19 mois) fait la même chose. Il n'y a donc pas de différence entre l'apprentissage de la langue et celui d'autres actions. D'autre part, on sait que nous faisons nombre de mouvements, par exemple pour prévenir un danger possible, sans en prendre conscience. De plus, des cas de maladie, par exemple d'automatisme comitial ambulatoire, nous ont appris qu'on peut, en toute apparence, se comporter d'une façon normale sans que le psychisme supérieur entre en jeu (voir surtout l'étude célèbre de Charcot, publiée dans les
Leçons du mardi à la Salpètrière. Policlinique, 1888-89, p. 303 et suiv.). Les idées de MM. Jespersen et Meillet trouvent donc une justification complète.
Christiania, décembre 1923.