Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
-- Lucien Tesnière : «La géographie linguistiqueet le règne végétal», L’anthropologie, t. 45, 1935, p. 380-383.
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Le 2e Congrès de linguistes à Genève, en 1931, a eu, entre autres mérites, celui de montrer que la méthode géographique était définitivement passée dans les mœurs linguistiques. Outre le bel exposé de M. Scheuermeier sur son expérience d’enquêteur en domaine italien, on a pu entendre une très intéressante communication de M. André Basset sur les études de géographie linguistique qu’il poursuit sur le domaine berbère d’Algérie.
Le travail de M. Basset s’intègre tout naturellement dans le vaste projet que caresse M. Marçais : un atlas linguistique de l’Afrique du Nord. Tout en souhaitant ardemment la réalisation de cette œuvre grandiose, constatons dès l’abord qu’elle se heurtera à une difficulté fondamentale : le caractère nomade d’une partie des populations à enquêter, tant berbères qu’arabes. Car la géographie linguistique n’est possible que si l’on opère avec des populations que la vie sédentaire fixe au sol.
Sur un tout autre domaine, en U. R. S. S., la réussite du plan quinquennal présage des difficultés analogues. Même dans nos pays occidentaux, où l’industrialisation s’est développée progressivement et en dehors de tout système, les enquêteurs savent le trouble qu’elle a jetée dans la répartition géographique des faits linguistiques. Chacun connaît les enquêtes, village par village, de M. Millardet dans des Landes, de M. Bruneau dans les Vosges. Personne n’aurait l’idée d’entreprendre le même travail pour le département de la Seine. On se demande ce que donnerait un atlas linguistique anglais, à supposer même qu’il se trouvât en Angleterre un linguiste pour le faire. La vie industrielle et citadine ne se prête guère à l’enquête géographique. Tous les enquêteurs s’accordent à dire que c’est chez les paysans qu’ils ont trouvé leurs meilleurs informateurs.
Or les Soviets sont actuellement en train de réaliser à un rythme accéléré un programme d’industrialisation qui ne vise [381]
à rien moins qu’à la suppression de la classe paysanne. Devant la résistance passive des campagnes, qui risquait de les acculer à une nouvelle famine, ils ont utilisé pour la première fois, en 1930, les brigades de choc des jeunesses communistes sorties de leurs écoles. En deux campagnes, une de printemps et une d’automne, ces armées d’un nouveau genre, munies de tracteurs américains et de « combines » (faucheuses-batteuses perfectionnées), opérant dans les immenses régions qui leur avaient été assignées en Ukraine, dans les steppes des cosaques du Don et au nord du Caucase, eh particulier dans les sovkhoz du « Gigant », du « Verblioud », etc., y firent pousser assez de froment pour que la production annuelle remontât de 8 millions de tonnes, malgré la carence des paysans (1). Cette solution énergique et originale permet d’entrevoir l’époque où aucune nécessité vitale n’entravera plus l’exode des campagnes vers les villes. On peut imaginer une organisation économique dans laquelle l’exploitation du sol serait assurée à distance par des équipes de citadins supérieurement outillés. Dès lors, et c’est ce que souhaitent les Soviets, il n’y aurait plus de paysans, mais seulement des ouvriers agricoles; plus de campagnards, mais seulement des citadins. Et par conséquent la méthode géographique cesserait d’être applicable à la recherche linguistique.
Le cas de l’Afrique du Nord et celui de l’U.R.S.S. gagnent à être rapprochés. Si différents qu’ils soient par ailleurs, ils ont en commun ce caractère d’être défavorables aux recherches de géographie linguistique. Cette constatation invite à examiner de plus près les circonstances auxquelles est liée la méthode géographique en linguistique, et à en préciser ainsi la signification, la valeur, la portée et la place exacte dans l’ensemble des sciences humaines.
L’histoire de l’humanité montre que l’homme est, comme toutes les autres espèces animales, esclave de ses moyens de subsistance. Son habitat est fonction de son alimentation. L’homme est d’abord chasseur ou pêcheur, et il erre à la recherche du gibier ou du poisson. Puis il découvre un rendement alimentaire supérieur dans les animaux qu’il apprend à domestiquer, et il se fait pasteur. Dès lors, il est en quête d’herbe et de pâturages pour nourrir ses troupeaux. Mais il ne cesse pas d’être nomade. A ce stade, la géographie linguistique n’est pas possible. [382]
Tout change avec l’importation du blé et des céréales, dont le rendement nourricier se trouve être encore supérieur à celui du cheptel. L’homme se fait agriculteur. La base de son alimentation n’est plus dans le règne animal, mais dans le règne végétal. Or une différence essentielle des êtres vivants de ces deux règnes est que, tout au moins dans les séries supérieures, les animaux sont doués d’un système de locomotion et mobiles par rapport au milieu dans lequel ils vivent, tandis que les végétaux sont fixés au sol d’où ils tirent leur nutrition par des racines qui excluent tout mouvement. Dès lors, l’homme n’a plus besoin de s’attacher à la piste des animaux sauvages, ni de suivre ses troupeaux en quête de pâture. Au contraire, il est amené à couver sur place la semence qu’il a confiée à la terre, en attendant qu’elle lève et porte son fruit. Il suit le sort de la plante nourricière. Comme elle, et à cause d’elle, il s’attache à la glèbe. De nomade, il se fait sédentaire. La géographie linguistique devient possible.
A une époque beaucoup plus récente, qui ne fait sans doute que commencer, et à laquelle nous ne sommes pas encore bien adaptés, l’homme découvre le charbon, la vapeur, l’électricité, crée la grande industrie. Les centres urbains, avec leurs commodités, leurs agréments et leurs distractions, attirent l’homme. Les campagnes tendent à se vider au profit des villes. Dès maintenant, la vie est essentiellement urbaine dans les pays très industriels comme l’Angleterre. En même temps, l’industrie permet à l’homme de décupler sa mobilité grâce à la conquête de la vitesse. La roue et l’essence abolissent la servitude créée par la racine. La vitesse désolidarise de plus en plus le sort de l’homme de celui du végétal enraciné. Les récentes expériences russes présagent peut-être qu’à l’avenir la campagne ne sera plus un habitat régulier, mais un champ de manœuvres alimentaires. On voit immédiatement la conséquence d’une telle éventualité. Le séden- tarisme de l’homme devient souple et mobile. Il perd la rigidité relative qui est le postulat d’Euclide de la géographie linguistique. La répartition des variétés de langues cesse d’être géographique pour devenir sociale. Elle ne se fait plus par régions, mais par couches. Aux patois se substituent les argots. La géographie linguistique cesse d’être possible.
Somme toute, la géographie linguistique ne correspond qu’à un court moment de l’évolution de l’humanité. Elle repose en dernière analyse sur un détail de l’organisation biologique du règne végétal : l’existence de racines attachées au sol. Elle est fonction de la solidarité de l’homme et de la racine. Elle ne s’attaque avec succès qu’aux langues des sociétés de type agricole prédominant et remontant à plusieurs siècles. [383]
D’autre part, la méthode géographique, comme toute la linguistique, n’est qu’une des manifestations de la science exacte. Mais ii son tour le développement de la science est intimement lié à celui de l’industrie. De sorte que la géographie linguistique, dont la notion relève de l’état industriel, mais dont l’objet relève de l’état agricole, ne peut jouer que durant la courte période de transition qui mène de l’un à l’autre. Ce n’est pas par hasard qu’elle est née dans un pays fortement agricole comme la France. Mais c’est une discipline précaire, parce que la nature des choses veut que son objet tende à lui échapper au moment même où elle prend conscience des possibilités qu’elle a de l’atteindre.
(1) Production globale annuelle du froment en U. R. S. S., en millions de quintaux : 1929 : 188.7782; 1930 : 269.2084 (Narodnoê Khoziaïstvo S. S. S. R., Statistitcheskiï Spravotchnik, 1932).