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Voilà plusieurs années déjà que M. N. Marr a mis en circulation sa théorie japhétique. S'il se plaint d'être méconnu dans l'Ouest de l'Europe, ce n'est pas seulement que le nombre des savants qui y lisent le russe est relativement limité ; c'est aussi qu'on y a quelque peine à se procurer les publications faites en Russie. On nous communique les deux premiers fascicules du Recueil Japhétique (Petrograd, 1922 et 1923 ; 146 et 167 p. 8°), où tous les articles sont en russe, sauf trois écrits en français ; et nous apprenons la parution à Leipzig de Japhetitische Studien zur Sprache und Kultur Eurasiens. Tout récemment a paru la traduction allemande d'un travail de M. Marr, der Japhetitische Kaukasus und das dritte ethnische Element im Bildungsprozess der mittelländischen Kultur (cf. Bull. Soc. Ling. XXIV, p. 189). Il ne manque donc pas d'informations sur la théorie japhétique.
Cette théorie est née dans le Caucase, dont M. Marr connaît les langues mieux que nul homme au monde. Il a essayé de les classer, d'en déterminer la parenté. En poursuivant ce travail en dehors du Caucase, il a cru reconnaître que ces langues présentaient des affinités frappantes avec le basque ; et il a conclu de ce fait que les langues du Caucase et le basque, confinées dans des régions montagneuses peu accessibles aux invasions, représentaient aujourd'hui les restes isolés d'une grande famille linguistique qui occupait l'Europe antérieurement à l'arrivée des Indo-Européens. Il a proposé de donner à cette famille le nom de japhétique. C'est à la source japhétique que se rattacheraient les différentes langues, populations et nations préhelléniques de la Méditerranée. De temps immémorial, les masses ethniques parlant ces langues auraient formé une chaîne continue de tribus parentes depuis les Pyrénées jusqu'aux bords orientaux de la Méditerranée et de la mer Noire, jusqu'à la Caspienne, à la Mésopotamie et jusqu'aux régions les plus lointaines de l'Asie. Sur ce vaste domaine, les langues japhétiques
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auraient précédé tout parler indo-européen ; c'est sur un substrat japhétique, d'ailleurs très varié, que les langues indo-européennes se seraient chacune développées. On voit immédiatement l'intérêt d'une pareille hypothèse. Elle permettrait d'expliquer les différences qui distinguent les langues indo-européennes entre elles par la répartition inégale et l'influence variable des éléments de substrat.
Le basque joue un grand rôle dans la théorie. Il représenterait la survivance d'une de ces langues japhétiques de l'Europe antique ou plutôt de l'Eurasie. Et il donnerait assez bien idée du caractère de ces langues. Le basque en effet est loin d'être une langue pure. C'est au contraire le type d'une langue mixte, d'une «Mischsprache». Le rapport du japhétique et du basque n'est pas simplement celui qui existe entre deux états linguistiques chronologiquement différents ; c'est celui d'une langue actuelle résultant d'un mélange de différentes langues japhétiques avec d'autres langues japhétiques qui à leur tour ne sont que l'aboutissement de croisements multiples. Pour M. Marr, la parenté linguistique n'existe que sous la forme de langues mixtes ; la science des langues japhétiques, dit-il, exclut l'existence d'une langue de tribu qui soit restée pure de tout croisement. Cette doctrine pose une grave question de méthode. Elle contredit les principes mêmes sur lesquels repose jusqu'ici la grammaire comparée des langues indo-européennes. Elle mêle l'ethnographie à la linguistique en soutenant que le mélange des langues est une conséquence fatale du croisement des races. Elle se rapproche dans une certaine mesure des idées de M. Schuchardt et prend à son compte une partie des critiques que l'éminent linguiste adressait aux Junggrammatiker. Ce n'est pas le lieu de discuter une théorie aussi vaste, dont la portée dépasse de beaucoup le domaine des études celtiques. Une critique toutefois peut lui être adressée : c'est qu'elle s'appuie avant tout sur le vocabulaire. Les faits de vocabulaire, toujours «singuliers» et «particuliers» s'accordent aisément avec une théorie qui fait une si large place aux contingences. La morphologie a des cadres rigides qui ne se laissent pas traiter aussi librement. Aussi beaucoup de linguistes sont-ils convaincus que seuls les faits morphologiques sont valables comme bases de comparaison. Ces mêmes linguistes estimeront qu'en s'en tenant au vocabulaire, M. Marr accuse le point faible de sa méthode. A propos, par exemple, du basque udagara «loutre» (m. à m. «d'eau chien» = chien d'eau), il se livre à une série de rapprochements, qui n'imposent pas la conviction. Il paraît que le nom basque de la «loutre» aurait la même étymologie que le géorgien m-tav-dagli
[293] (m. à m. «d'eau chien»), et qu'un composé semblable existe en arménien moderne sous la forme dri-šun, au lieu de la forme ancienne šen-dri (šen-druk dans le dialecte de Zeythoun). Faut-il ajouter qu'en celtique aussi le nom de la «loutre» est composé des deux mots pour «chien» et pour «eau» ; irl. dobor-chú (i. cú uisci dans le Sanas Cormaic, n° 424 éd. K. Meyer), gall. mod. dwfr-gi, corn. doferghi (gl. lutrius dans le Vocabulaire) ? Peut-on conclure de cette dénomination commune à une communauté primitive de toutes ces langues? ou même à une action des unes sur les autres ? Il s'agit là d'un terme demi-savant qui peut se transmettre de pays à pays, être traduit et imité sans qu'il y ait de contact intime entre les langues. Mais ce n'est qu'un exemple isolé. Un exposé d'ensemble de la méthode et des principes de la théorie japhétique manque encore, et tant qu'on ne l'aura pas, dans une langue occidentale s'il est possible, il sera malaisé d'en voir la portée.