Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Joseph Vendryes : «La comparaison en linguistique», Bulletin de la société de linguistique de Paris, tome quarante-deuxième (1942-1945), fascicule 1 (Numéro 124), 1946, p. 1-16.

[1]                
        La comparaison a été utilisée par les historiens du langage dans des conditions de rigueur et de précision qui donnent à la grammaire comparée son caractère propre en la mettant à part de toutes les disciplines comparatives. Il n’y a en effet rien de commun que le nom entre la grammaire comparée et ce qu’on appelle la littérature comparée ou l’histoire comparée des religions, des institutions juridiques ou des beaux-arts. La grammaire comparée a un objet bien défini : elle n’est qu’un prolongement dans le passé de la grammaire historique. En employant la méthode comparative, l’historien des langues peut atteindre un état linguistique dont aucun document écrit n’est conservé ; il peut se représenter cet état, le définir en ses traits essentiels et en tirer d’importantes informations sur les rapports de parenté entre les langues. La philologie, indispensable pour faire connaître un état de langue d’après les textes, ne permet pas de le dépasser ; on ne peut remonter au-delà que par la comparaison des états de langue. La méthode comparative est donc le seul instrument efficace pour faire la préhistoire des langues, et conséquemment seule elle permet de les grouper par familles.
        La grammaire comparée repose sur un postulat, qui est l’affirmation d’une continuité régulière dans les transmissions linguistiques de génération en génération. Quiconque repousse ou méconnaît ce postulat s’interdit par là même l’usage de la grammaire comparée. Le principe de la méthode, tel qu’il a été appliqué et illustré chez nous par des maîtres comme Ferdinand de Saussure et Antoine Meillet, peut être formulé de la façon suivante : lorsque des langues présentent entre elles des ressemblances de structure telles qu’on ne puisse les expliquer ni par des coïncidences fortuites, ni par des emprunts de l’une à l’autre, on doit conclure que ces langues proviennent séparément d’un état linguistique commun.
[2]                
        De ce principe dérive tout le mécanisme de la méthode. Qu’il s’agisse d’un son, d’une forme grammaticale ou d’un mot, l’observation d’une concordance de rapports, suivant des règles définies, entre des langues séparées par de vastes étendues de temps ou d’espace, entraîne pour le fait en question une antiquité certaine, et pour les langues considérées une parenté non moins certaine. Grâce à la comparaison on peut affirmer que tel nom ou tel verbe, tel suffixe ou telle désinence, tel son ou groupe de sons existait déjà, sous une forme précise, dans un état linguistique antérieur aux langues historiquement connues. En réunissant le plus grand nombre de données semblables, on peut fixer exactement le degré d’évolution de chaque langue, en y faisant la part des survivances et celle des innovations.
        Ce mécanisme délicat a été démonté de façon magistrale par Antoine Meillet dans le petit livre qu’il a tiré de ses conférences d’Oslo (La méthode comparative en linguistique historique, 1925). L’application de la méthode, poursuivie pendant des générations par des équipes de travailleurs dans le monde entier, a abouti à la constitution de vastes ensembles consacrés chacun à une famille de langues. Ce sont des monuments imposants, établis sur des fondements d’une solidité incontestable, et qui, entre toutes les créations des sciences humaines, méritent le respect et l’admiration.
        L’excellence de la méthode est établie par le fait que la découverte de nouvelles langues n’a pas modifié de façon sensible l’ensemble de la construction. Bien mieux, il est arrivé que des langues nouvellement découvertes ont apporté la confirmation d’hypothèses que le génie de certains linguistes avait simplement émises au nom de la méthode. Le son désigné conventionnellement au moyen d’un e renversé (ǝ ) et qui est représenté par une voyelle dans les langues de l’Europe comme en indo-iranien, avait été pressenti comme une consonne par Ferdinand de Saussure ; la découverte du hittite assure la vérité du fait. C’est là un résultat comparable à celui dont se flattent les astronomes, qui ont établi par leurs calculs l’existence d’une planète avant que le télescope ait permis de l’observer.
        Toutefois la grammaire comparée a des bornes, qui lui sont imposées d’abord par la matière dont elle traite. La comparaison conduit à des résultats d’autant plus sûrs qu’elle porte sur des langues plus nombreuses et plus riches de formes variées. Les langues indo-européennes qui tiennent
[3]      
une si large place sur la surface du globe, qui ont eu chacune une évolution considérable, et qui présentent dans l’abondance luxuriante de leurs éléments grammaticaux des singularités de structure caractéristiques, offrent au comparatiste un terrain privilégié. On ne saurait en dire autant des langues américaines ou de celles de l’Extrême-Orient ; les conditions qu’elles présentent à ceux qui les étudient sont assurément moins favorables. De là des différences quant à la valeur et à la portée des résultats obtenus, qui tiennent à la nature même des faits étudiés.
        Mais il y a d’autres difficultés plus graves. La formule donnée plus haut exclut de la comparaison les faits d’emprunt, qui risquent en effet d’égarer un comparatiste mal averti. Mais le simple emprunt d’un mot ou d’un tour n’est qu’un cas particulier des actions que les langues peuvent exercer les unes sur les autres. L’histoire enregistre des contacts fréquents entre des peuples parlant des langues différentes ; ces contacts sont dus à des échanges commerciaux ou culturels autant qu’à des rivalités politiques ou à des conflits militaires. Il s’est d’ailleurs constitué des nations, c’est-à-dire des groupements humains animés d’un idéal culturel commun, au sein desquels diverses langues sont en usage. Certains traits semblables observés dans des langues différentes peuvent être le résultat de contacts entre les hommes, et sont naturellement indépendants de toute parenté originelle. Aux actions réciproques par relation ou par voisinage, il faut joindre celles qui se produisent par superposition. Lorsqu’un peuple se répand ou s’installe sur un territoire déjà occupé, il y introduit avec sa civilisation et ses mœurs la langue qu’il parle. Cela produit un état de bilinguisme qui peut subsister longtemps et d’où résultent des altérations souvent graves dans chacune des langues ainsi en contact. Toutes ces actions, sans aller jusqu’à rompre la continuité des transmissions, en troublent du moins la régularité. Le comparatiste doit en tenir grand compte sous peine de se tromper lourdement.
        Ce n’est pas tout encore. Meillet a signalé, il y a plus de quarante ans déjà, une difficulté générale de la grammaire comparée, qui tient à ce que les correspondances entre les langues peuvent être dues à des communautés de tendances aussi bien qu’à une identité initiale. Il arrive, en effet, que des développements semblables se produisent indépendamment dans des langues détachées depuis longtemps de leur souche
[4]      
originelle. Meillet concluait en pareil cas à l’existence de tendances semblables qui, étant en germe à l’époque de l’unité primitive, n’aboutissent à se réaliser que longtemps après la séparation des dialectes. Et cela fait une difficulté nouvelle à laquelle se heurte le comparatiste, naturellement enclin à reculer dans le lointain de la préhistoire les traits communs qu’il observe à date historique.
        A vrai dire, dans un grand nombre de cas où le développement a suivi la même voie pour aboutir à des résultats semblables, il est malaisé de décider si l’on en doit faire remonter le point de départ à l’époque de la communauté primitive. Les opinions divergent parfois suivant les habitudes d’esprit ou le tempérament personnel de chaque linguiste. En fait, la question est souvent insoluble, et il faut avouer qu’en dehors des historiens qui attachent un prix particulier à la trancher, elle n’a souvent pour les linguistes qu’un intérêt secondaire. Mais qu’on soit en droit de la poser entraîne de graves conséquences pour la méthode elle-même. Il ne s’agit plus en effet d’une difficulté d’application de la méthode, mais en quelque sorte d’un vice interne qui fait naître des doutes sur la portée des résultats qu’on en tire.
        D’autre part, la façon dont certains linguistes ont pratiqué la méthode comparative n’est pas exempte de tout blâme. On sait notamment ce qui souvent met les philologues en défiance à l’égard des linguistes ; ils reprochent à ces derniers d’opérer sur quelques éléments choisis dans un vaste ensemble et d’ignorer tout le reste. Or ce reste constitue souvent aux yeux du philologue, et non sans raison, le tout de la langue. Un linguiste homme d’esprit (n’était-ce pas Louis Duvau ?) aimait à dire que toute la grammaire comparée reposait sur le rapprochement d’une centaine de mots, invariablement les mêmes. C’est avec çatám, ἕκατόν, centum, áçvah, ππος equos, bhárāmi, φέρω ferō, yákrt, ᾕπαρ, iecur et quelques triades de ce genre qu’on bâtissait, prétendait-il, tout l’indo-européen. Il y a un peu de vrai dans cette boutade, et il est non moins certain que ces mots-là, si intéressants qu’ils soient, ne constituent pas l’essentiel de la langue.
        Il y a plus encore à dire. C’est un grave défaut que de se laisser éblouir par la considération de la parenté linguistique. La préoccupation de répartir les langues par familles risque de fausser l’exacte compréhension de la réalité. Ce qui importe, ce n’est pas de fixer la correspondance des éléments communs à deux langues parentés ou à deux états successifs
[5]      
d’une même langue ; c’est de se représenter l’ensemble des procès linguistiques qui ont abouti à la constitution d’une langue. La tâche de l’angliste est de démêler à la fois tout ce que contient l’anglais d’éléments germaniques et d’éléments non germaniques, et de retracer l’histoire des uns et des autres dans la formation de l’anglais actuel. Ce travail accompli, la question de savoir si l’on doit ranger l’anglais parmi les langues germaniques est après tout secondaire. Elle n’a d’importance qu’aux yeux de l’historien qui s’occupe à classer les langues par familles. Mais on peut envisager d’autres classifications. Et à certains égards l’anglais en pourrait admettre une, où il figurerait par exemple à côté du chinois ; puisque, abstraction faite de toute parenté, évidemment hors de question, l’anglais et le chinois présentent, dit-on, certaines ressemblances de structure.
        Cela entraîne le linguiste à appliquer la comparaison aux traits semblables qu’il observe en diverses langues, sans souci d’en tirer la preuve, ni même la recherche, d’une parenté. C’est une étude riche d’enseignements. Un exemple en fera comprendre l’intérêt et la portée. Les Mélanges van Ginneken, publiés en 1937, contiennent un article où est étudié l’emploi du verbe « avoir » comme auxiliaire pour marquer le passé. Cet emploi a sa source dans le désir d’exprimer l’action achevée, le fait acquis. On l’observe dans un grand nombre de langues indo-européennes. Soit en français à côté du présent je prends ce livre, le passé composé j'ai pris ce livre, c’est-à-dire à l’origine « je le tiens après et pour l'avoir pris, il est entre mes mains». Cet emploi si curieux n’existe pas seulement dans les langues romanes auxquelles le latin en fournissait l’idée et dans, une certaine mesure, le point de départ. Il existe aussi en westique et en nordique (germanique occidental et septentrional) et en grec moderne ; son extension dans ces langues paraît due à l’influence du latin. Mais on le rencontre ailleurs encore, et, avec le verbe signifiant « tenir » comme auxiliaire, à la fois en portugais (tenho amado «j’ai aimé») et en sogdien (θiβart đārām « j’ai donné »). Or, il n’y a évidemment aucun rapport historique entre ces deux langues — en dehors de leur lointaine origine commune indo-européenne — et on ne peut imaginer aucune action s’exerçant de l’une sur l’autre.
        D’autre part, il y a des langues qui ne possédaient pas de verbe « avoir » et ne pouvaient par conséquent s’en servir comme auxiliaire. Pour indiquer la possession, elles
[6]      
employaient le tour (est) mihi dans une phrase nominale avec ou sans copule. Soit (est) mihi liber au lieu de habeō librum. Pour se donner un auxiliaire elles ont utilisé (est) mihi comme équivalent de habeō. C’est ce qu’ont fait d’une part le breton avec la copule (em euz gwelet «j’ai vu») et d’autre part l’iranien sans la copule (v. perse manā krtam « j’ai fait »). Encore le breton doit-il sans doute le développement de ce passé composé à l’influence du français, car ni le gallois, ni le cornique ne le connaissent. Tant il est vrai que pour apprécier un fait linguistique, il faut toujours le replacer dans les conditions particulières de la langue qui l’a créé.
        On voit par cet exemple quelle tâche nouvelle s’offre au comparatiste. Ce n’est plus une tâche généalogique ou strictement historique, comme celle à laquelle depuis cent cinquante ans s’applique la grammaire comparée. C’est une tâche psychologique qui consiste à grouper des faits communs aux langues les plus diverses pour atteindre derrière la réalité linguistique l’esprit dont elle est sortie. Cette tâche est d’une étendue immense et d’une portée incalculable. En multipliant les enquêtes comme celle dont l’étude du verbe « avoir » ne présentait qu’une simple esquisse, limitée d’ailleurs à quelques langues indo-européennes, on opérera une véritable révolution dans la pratique de la méthode comparative et pour tout dire dans la linguistique. Le linguiste n’aura plus pour objet d’établir par la comparaison un rapport de parenté entre des états de langue séparés dans l’espace et dans le temps ; il tirera de la comparaison de ces états de langue une connaissance précise des besoins universels de l’esprit humain et des lois générales qui en régissent l’activité. Ses conclusions seront d’autant plus· sûres que la comparaison portera sur des langues plus nombreuses, n’ayant entre elles aucun lien de parenté.       
        On en revient ainsi aux études de linguistique générale, si en faveur au temps jadis, mais par une voie où elles ont toute chance de se renouveler avec plein succès. Les essais de grammaire générale des XVIIe et XVIIIe siècles prétendaient bien justifier les règles du langage par les lois fondamentales de l’esprit humain. Mais c’était de ces lois qu’on partait pour en trouver l’application dans le langage. Toutefois, des progrès sérieux furent réalisés. Tandis que la grammaire de Port-Royal est étroitement logique, celle de Condillac offre l’intérêt d’être psychologique ; elle repose non plus sur une théorie abstraite des catégories de l’esprit, mais sur une
[7]      
analyse empirique de l’activité intellectuelle. A l’aube du XIXe siècle un Destutt de Tracy ou un Wilhelm de Humboldt ont donné comme un aperçu de ce que pourrait être la linguistique générale, le premier par la conception d’une vaste idéologie où la grammaire avait sa place, le second par des études très originales sur des types de langues exotiques. Toute synthèse n’en était pas moins prématurée. Il y manquait alors le travail préparatoire indispensable, une connaissance suffisamment étendue et approfondie des diverses formes linguistiques.
        C’est à ce moment que la grammaire comparée se constitua comme science sur le terrain de l’histoire. Partie d’une base nettement définie et pourvue d’une sûre méthode, qu’elle perfectionna chemin faisant, elle étendit peu à peu son domaine, obtenant de proche en proche des succès qui ne se sont pas démentis. Elle peut espérer les poursuivre encore en corrigeant certaines erreurs de détail, en éclairant certains points obscurs, et surtout en réduisant les variétés des familles de langues, c’est-à-dire en les ramenant à des unités de moins en moins nombreuses, et peut-être à une seule unité bien hypothétique encore. Mais à côté de la grammaire comparée traditionnelle, il y a place pour une linguistique comparative largement humaine, qui reprendrait avec des moyens d’information amplement accrus et des données plus nombreuses et mieux classées, le travail qui avait été seulement soupçonné par les philosophes de la fin du XVIIIe siècle.
        Assurément cette recherche d’une doctrine générale n’est pas nouvelle. Il y a une partie de la linguistique où elle est pratiquée depuis plusieurs décades et où elle a obtenu des résultats décisifs. C’est la phonétique. L’étude des sons a d’abord été historique; comme telle, elle a fourni à la grammaire comparée la base la plus solide et la plus sûre. Mais de bonne heure elle s’est dégagée de l’histoire pour se constituer une doctrine qui lui fût propre. Déjà Paul Passy avait esquissé un tableau des changements phonétiques et de leurs caractères généraux, pour lequel il faisait appel au témoignage de langues diverses. Ce fut un événement lorsqu’en 1895, M. Grammont publia sa Dissimilation ; il y posait des lois applicables à toutes les langues et qui sont par conséquent en dehors et au-dessus de l’histoire. C’est par simple commodité qu’il classait ses exemples par familles, distinguant les langues romanes des anciennes langues indo-européennes. En fait, les règles sont les mêmes, pour le parler de
[8]      
Damprichard ou celui de Bagnères-de-Luchon, que pour le grec ou le sanskrit, le cochinchinois ou le bantou. Ce sont des lois universelles qui valent pour tous les hommes sous toutes les latitudes. Elles aboutissent à fixer le sens de l’évolution, quand l’évolution se produit, et à justifier les exceptions par l’examen des conditions d’application.
        Les phonéticiens ont eu l’air de procéder a priori. On l’a reproché à M. Grammont. Celui-ci n’a pas caché qu’il avait établi ses lois avant de colliger ses exemples. Ceux-ci sont venus se ranger en nombre plus ou moins grand, dans des cadres préparés d’avance. On lui prête même ce mot, d’allure paradoxale, qu’une loi bien formulée peut se passer d’exemples. C’est que les phonéticiens ont raisonné d’après l’étude qu’ils avaient faite des conditions dans lesquelles les sons sont émis. Il y a une base organique à la phonation, c’est l’appareil phonateur. Les systèmes phonétiques des diverses langues, si variés qu’ils soient, sont toujours sous la dépendance des organes. Les possibilités de phonèmes sont limitées dans chaque langue, et aussi les possibilités de transformation des phonèmes. Sans doute la phonétique ressortit à la psychologie, puisque c’est le cerveau qui en commande le fonctionnement et que la fin en est l’expression d’une pensée. L’effort musculaire des organes fait partie d’un mécanisme dont l’esprit est maître. Les altérations que subit ce mécanisme ont des causes psychiques : c’est tantôt une déficience, tantôt une exagération de l’attention ; tantôt une indifférence paresseuse, tantôt un excès de précaution. Mais l’esprit se fait entendre an moyen d’un outil dont on peut exactement calculer les proportions naturelles, la marche et le rendement. Le phonéticien opère donc sur des éléments matériels, analysables et mesurables.
        Pour éclairer l’histoire des changements phonétiques et en fixer les lois, un procédé était possible ; c’était d’étendre universellement l’enquête de Paul Passy ; c’était de constituer un répertoire de tous les changements attestés dans toutes les langues. D’après leur degré de fréquence et leurs conditions de réalisation, on aurait reconnu quels sont ceux qui sont naturels et ceux qui ne le sont pas ; il eût été sans doute assez facile de discerner les causes qui ont provoqué ces derniers. Certains phonèmes sont instables par eux-mêmes, les sonores aspirées, les labio-vélaires. Et aussi certains groupes de phonèmes, par exemple tl ou tn, que les langues tendent à éliminer, par des procédés variés. Certaines positions dans le
[9]      
mot sont des positions critiques ; ainsi l’intervocalique, ainsi la finale, comme l’a montré Robert Gauthiot. Le passage d’une labio-vélaire à une labiale s’observe dans un grand nombre de langues, et d’une façon indépendante, en grec ancien, en osco-ombrien, en brittonique, en roumain. C’est un phénomène naturel, et qui s’explique aisément par la nature des phonèmes en question. Le passage inverse serait en contradiction avec les données mêmes de la phonétique. Il est pourtant attesté, à la fois en italique et en celtique dans la transformation de *penkwe en *kwenkwe, et de *pekwō en *kwekwō (lat. quinque, coquō, gall. pump, pobi). Mais il s’agit ici d’un phénomène d’assimilation à distance ; ce sont des conditions spéciales, toutes différentes de celles où se produit naturellement le passage de kw à p. Un répertoire complet de tous les changements survenus révélerait ainsi les conditions dans lesquelles ils se produisent. Il suffirait de les classer pour établir les lois générales de la phonation. Si les phonéticiens n’ont pas attendu ce répertoire pour édifier une phonétique générale qui fût valable, c’est que la physiologie leur fournissait la base d’une induction suffisamment appuyée par l’expérience.
        L’expérimentation fait défaut aux linguistes qui étudient les catégories grammaticales, c'est-à-dire la partie logique du langage, qui en est la partie essentielle. Ils n’ont que l’histoire pour s’éclairer sur la nature des faits. Il est impossible de localiser, d’analyser, de mesurer la pensée qu’expriment les mots et les phrases comme on fait des sons qu’émet la cavité buccale. Le travail du cerveau reste enveloppé de mystère ; seul le résultat enfermé dans les langues est accessible à l’étude. Pour constituer une grammaire générale dont les lois soient conformes à la réalité, la première tâche paraît donc être de dresser un répertoire de tous les faits de grammaire observés dans toutes les langues. Seule une enquête complète poursuivie méthodiquement fera connaître le caractère propre, l’étendue, la fréquence de chacune des catégories possibles de l’entendement humain. Un système a priori, bâti par raisonnement abstrait sans base solide dans le réel, devient rapidement caduc. L’intuition est dangereuse quand elle se substitue aux enseignements de l’expérience. C’est ce qui a fait échouer chez nous un Raoul de la Grasserie, dont il convient de rappeler les hardies tentatives, sans méconnaître ce qu’elles avaient d’aventureux, faute d’une connaissance directe et d’une utilisation critique des faits.
[10]              
Mais déjà plus d’un comparatiste a indiqué la voie qu’il faut suivre. Sans parler de Meillet, de Sapir ou de Trombetti qui ont proclamé l’utilité de comparaisons d’ensemble, J. van Ginneken, dans ses Principes de linguistique psychologique, a montré le parti à tirer de l’exploitation d’un même fait grammatical étudié à travers les diverses langues.
        On raisonne souvent comme si les catégories habituelles à nos langues de l’Europe occidentale étaient les catégories naturelles et générales de l’esprit humain. Nous parlons du Temps, du Nombre, de la Voix, du Genre, comme s’il s’agissait d’entités universelles, ayant une existence au-dessus des contingences et s’imposant à tout cerveau humain. En fait, linguistiquement, il n’y a pas un temps en soi, il n’y a que des langues qui ont des temps ; et même à l’intérieur de chaque langue le système des temps n’est pas sans offrir des contradictions et des disparates. Il en va de même des autres catégories, souvent plus difficiles encore à définir que le Temps. On discute depuis quarante ans sur l’Aspect, et la discussion n’est pas close. C’est qu’il n’y a dans les diverses langues que des faits d’aspect, des oppositions d’aspect, des nuances d’aspect. Pour mettre de l’ordre dans ce chaos, il faudrait d’abord un relevé complet et un classement systématique de tout ce qui sert dans toutes les langues à l’expression de ce qu’on nomme l’aspect. On arriverait ainsi à définir l’aspect de façon précise et sans doute à distinguer plusieurs sortes d’aspect (Cf. Jacobsohn, Gnomon, II, 379, et Porzig, I. F., XLV, 152). Des vues nouvelles résultent des recherches de Josselyn de Jong et de G. Roy en sur le genre, et de celles de Marcel Cohen sur le temps. Des enquêtes partielles ont été tentées sur l’interrogation par P. Kretschmer, sur les adverbes de temps par P. Meriggi, l’une et l’autre publiées dans les Scritti Trombetti.
        Un cas fort intéressant est celui de la négation, sur lequel Wackernagel, dans ses Vorlesungen, t. Il, p. 248 et ss., a présenté déjà de fines remarques. En principe rien de plus simple et de plus clair que la négation : c’est un trait jeté sur une affirmation pour l’annuler. L’affirmation peut être aussi complexe qu’on voudra ; on la déclare nulle par l’adjonction de la particule négative, comme les algébristes mettent le signe moins devant une formule. C’est ainsi du moins que procèdent nos langues modernes ou que raisonnent ceux qui les emploient. Mais ce n’est pas un fait général. Il y a des langues qui n’ont pas de particule négative. Ce sont d’abord
[11]    
celles, comme certaines langues africaines, où la négation s’exprime par une tonalité différente de l’affirmation : expression toute subjective, qui s’oppose singulièrement à la négation objective de nos langues européennes. M. Jules Bloch a montré (dans ce Bulletin, t. XXXVI, p. 155) que dans les langues dravidiennes, où il n’y a pas non plus de particule négative, la négation a un caractère nettement subjectif : c’est un refus d’acquiescement, la résistance à une impulsion, le repliement devant une possibilité qu’on écarte. On nie au moyen d’un verbe exprimant l’inexistence, l’impossibilité, l’interdiction, ou le doute ; et ce verbe est ajouté à la phrase.
        Dans beaucoup de langues il n’y a pas correspondance entre la forme positive et la forme négative d’une même pensée. En d’autres termes, on ne peut nier mécaniquement n’importe quelle pensée exprimée positivement. C’est le cas dans les langues bantou (v. Meinhof, Vergl. Gram., p. 64 et ss.) et notamment en swahili (v. Sacleux, Gramm., p. 241). Certaines formes positives ne sont pas susceptibles d’être niées purement et simplement. Deux procédés sont alors en usage : ou bien, à la façon du dravidien, on emploie une sorte de verbe auxiliaire (en swahili sikuwa «je n’ai pas été») dont on accompagne la forme positive ; ou bien on emploie une forme négative spéciale, différente de la forme positive. C’est une question d’aspect. Elle se retrouve ailleurs. D’après un manuel composé par un missionnaire, il paraît qu’en japonais à une question nomme dekimashita ka? «est-ce prêt ? », on répond affirmativement dekimashita « c’est prêt » ; mais si la réponse est négative, on dit mâda dekimasenu « ce n’est pas en voie d’être prêt ». Cette dernière forme exprime un procès en cours ; la précédente un procès achevé. Il semble qu’il y aurait contradiction à nier ce qui est en même temps affirmé comme accompli. C’est comme si en grec ancien on pouvait bien dire οὐ θνῄσκει et οὐκ ἔθανεν, mais non pas οὐ τέθνηκεν.
        Il y aurait d’ailleurs en grec même et en latin à faire une étude d’ensemble sur l’emploi de la négation. On a constaté en latin certaine répugnance à employer la négation avec un verbe perfectif (cf. Rev. Et. Lat., XIII, 51). Le grec, en cas de négation, remplace volontiers, semble-t-il, l’aoriste par l’imparfait (cf. Rodenbusch, I. F., XXI, 143) : Homère dit λῆξαν δὲ φόνοιο (Z 107), mais οὐδ’ Ἀγαμέμνων λῆγ’ ἐρίδος (A 318) ; Platon περὶ ὧν μεταξὺ ἐπαυσάμεθα διεξίοντες (Ρrotag., 348 A), mais οὐδὲν ἐπαύετο δακρύων (Phéd., 1 17 D).
[12]              
M. Brunei (L’Aspect verbal et l’emploi des préverbes, pp. 81, 98, 139) a reconnu que les verbes composés s’emploient surtout sans négation : ἀνέπειθεν αὐτὸν ... ό δ’οὐκ ἐπείθετο «il tenta de le persuader, l’autre ne se laissait pas persuader » (Aristoph. Gren., 116-117). Et d’autre part M. Prévôt (L’Aoriste grec en -θην, p. 73) a signalé une différence dans l’emploi des aoristes en -ην et en -θην en cas de négation : c’est l’aoriste en -θην, dont l’aspect est indéterminé, qui admettrait de préférence l’emploi de la négation.
        On voit par ces quelques exemples combien la question de la négation, qui paraît si simple, comporte en réalité de complications et d’obscurités. C’est une question à reprendre d’ensemble, surtout dans ses rapports avec l’aspect. Mais il en va de même de toutes les catégories grammaticales. Celles dont la définition paraît des plus nettes et dont on pourrait croire l’étude définitivement réglée, recèlent encore des mystères en partie insoupçonnés. Il y a des langues qui n’ont pas d’adjectifs, d’autres dont le système verbal ne comporte pas de futur, d’autres encore qui ne connaissent pas la distinction du réel et de l’éventuel, d’autres enfin où le verbe et le nom ne sont pas différenciés. Une enquête générale sur les langues du monde fera connaître des lacunes et des manques dans l’usage des catégories grammaticales. Mais elle montrera aussi quelles sont les plus répandues, celles qui paraissent nécessaires et qui répondent à un besoin de l’esprit humain. Cette recherche sera d’une importance capitale pour la psychologie linguistique, et conséquemment pour la psychologie tout court, à laquelle le langage offre un champ d’observation si vaste et si varié.
        S’il est vrai que la langue s’impose toute faite au cerveau de ceux qui l’emploient, il faut reconnaître par contre que toute langue est le produit de l’activité intellectuelle de ceux qui l’ont précédemment employée. C’est le reflet d’une mentalité collective, formée au cours de nombreuses générations. Aussi est-il fort utile de comparer les divers systèmes grammaticaux en usage. On doit pouvoir tirer de cette comparaison des indications précieuses sur la mentalité des différents peuples. Il y a des langues plus pauvres que d’autres et moins aptes au raisonnement. Il y en a qui sont orientées vers des préoccupations mystiques et embarrassées de singulières complications. Il y en a aussi qui se sont élevées jusqu’à servir d’expression aux plus hautes spéculations philosophiques. Ces différences de niveau entre les langues
[13]    
répondent à des différences de civilisation. En comparant les diverses structures linguistiques, on aura des aperçus sur le niveau intellectuel et social des peuples.
        A l’intérieur d’une même communauté linguistique, il peut y avoir des dialectes dont le développement soit plus où moins avancé. L’opposition de la langue des colonies et de celle des métropoles, que Meillet observait dans la Grèce ancienne et où il reconnaissait une différence de tempérament entre des émigrés actifs et entreprenants et des sédentaires enfermés dans leur routine, est un bon exemple du fait. Des motifs variés peuvent expliquer cette opposition. Dans le cas de colons qui s’expatrient pour chercher fortune au loin, l’existence de langues différentes dans les lieux où ils s’installent les oblige au bilinguisme. Et cet état de bilinguisme exerce une influence sur la langue des immigrés dans le sens de la simplification par adaptation à un monde nouveau.
        Mais des forces conservatrices entrent aussi en jeu. Une grammaire riche de formes compliquées est parfois jalousement entretenue par un peuple pourvu d’une littérature glorieuse, sensible aux qualités du beau langage et soucieux de respecter en parlant une tradition dont il est fier. Il est de fait que la richesse de la langue est un adjuvant de l’art. La beauté du grec ancien résulte en grande partie de cette exubérance grammaticale, de cette luxuriance si souple et si aisée, qui offre à l’artiste un si ample choix. Homère en tire son charme et son éclat. Si l’on réduisait la grammaire homérique à un espéranto d’une régularité parfaite, les immortels poèmes perdraient une bonne part de leur valeur poétique.
        Une langue poétique est toujours, plus ou moins, artificielle ; c’est une condition de sa fonction. Il convient de distinguer à l’intérieur d’une même langue des différences qui tiennent aux diverses fonctions auxquelles elle est destinée. Chaque fonction tend en effet à se créer une langue spéciale. L’emploi d’une langue est naturellement spécialisé suivant les besoins des usagers, et on pourrait concevoir la langue commune comme une simple moyenne idéale entre plusieurs langues spéciales affectées chacune à un emploi particulier. Il n’en reste pas moins pour l’ensemble de la langue un système commun et général, dont les traits sont fixés dans le cerveau de tous ceux qui parlent, et qui se retrouve dans tous les emplois. Ce sera le résultat de l’enquête compa-
[14]    
rative de faire ressortir à l’intérieur d’une même langue les variétés qui résultent, non seulement de la distinction des classes, mais aussi des fonctions sociales, et même des créations poétiques et des genres littéraires.
        Tout cela ne suffit pas. La tâche des enquêteurs ne devra pas se borner à comparer les langues sous l’aspect statique. Toute image immobile d’une langue est incomplète, car le langage, comme la vie, est emporté dans un mouvement perpétuel. Il faut se garder de tomber dans le sophisme de l’éphémère, que dénonçait Diderot, c’est-à-dire de l’être passager qui croit à la permanence de ce qu’il voit autour de lui. Ainsi la rose de Fontenelle, qui croyait les jardiniers immortels, parce que, disait-elle, de mémoire de rose on n’a jamais vu mourir un jardinier. Nous ne voyons pas changer notre langue, et elle nous paraît immuable ; nous croyons parler la même langue que nos pères, et ainsi de génération en génération. Ce n’est qu’une apparence, qui trompe les malheureux éphémères que nous sommes. Il faut s’en tenir au principe du vieil Héraclite πάντα χωρεῖ οὐδὲν μένει ou à la formule stoïcienne de Marc Aurèle πάντα ἐν μεταβολῇ (IX-1-9).
        Les atlas linguistiques donnent l’idée d’un état de langue arrêté, fixé à une certaine date sur toute l’étendue d’un pays. C’est peut-être inévitable, mais l’idée est fausse. Pour qu’elle fût juste, il faudrait que le sujet interrogé à chaque point du réseau fût exactement semblable, c’est-à-dire de même âge, de même classe sociale, de même éducation et de même milieu. Rousselot a observé et décrit le parler de Cellefrouin à un moment où les vieillards prononçaient encore l mouillé, que les jeunes ne prononçaient plus. Un enquêteur aurait emporté une image fausse s’il n’avait interrogé à cet endroit ou qu’un jeune homme ou qu’un vieillard.
        Encore il ne suffit pas de dire que tout système linguistique est sans cesse en mouvement ; même considérés statiquement, les éléments qui le constituent ne sont pas tous au même point de leur développement. Il y a dans toute langue des éléments solides, en pleine vigueur, en plein épanouissement. Il y en a aussi d’autres qui sont caducs et près de disparaître, d’autres qui apparaissent à l’état naissant. De même, dans les futaies, des arbres pleins de vitalité portent à la fois de vieilles branches mortes et de jeunes pousses encore frêles dont l’avenir est incertain. Ce qu’il importe de connaître c’est moins l’état de l’arbre dans le moment présent que la
[15]    
qualité de sa sève, ses promesses de croissance et le sens dans lequel il se développera. Comme un arbre, une langue est un foyer de vie. Il importe moins au linguiste de définir les éléments qui la constituent aujourd’hui que de connaître la façon dont ils ont été formés et le degré de développement qu’ils ont atteint.
        On peut dire d’une langue ce que Diderot disait en général des êtres vivants, en les considérant chacun comme «la somme d’un certain nombre de tendances » (éd. Assézat, t. II, p. 139). Dans un article des Mélanges Meillet, publiés en 1902, il avait été proposé de substituer à la recherche des lois phonétiques celle des tendances phonétiques. Il y a des tendances aussi dans toute la grammaire. L’enquête comparative, pour être vraiment scientifique, devra porter sur les tendances. Il faut constituer un tableau aussi complet que possible des catégories grammaticales et des procédés qu’ont employés les langues pour les exprimer ; il faut examiner aussi pourquoi certaines catégories sont exposées à disparaître ou tendent à se renouveler, et, dans ce cas, par quoi les langues les remplacent après les avoir rejetées. L’essentiel sera toujours de définir les voies suivies par l’esprit, à condition de ne jamais séparer les faits étudiés des conditions générales de la langue où ils apparaissent.
        Soit le futur. Il y a des langues, on le sait, qui n’en ont pas. Il faudra justifier cette absence en considérant l’ensemble du système du verbe. Dans les langues qui en possèdent un, il faudra rechercher d’où il est sorti. Et il n’est pas sans intérêt de constater que le futur s’exprime périphrastiquement au moyen d’un auxiliaire signifiant « vouloir » à la fois en anglais et en balkanique (grec moderne, bulgare et roumain), en chinois (yao) et en swahili (taka). C’est la confirmation de l’hypothèse qui explique par un ancien désidératif le futur du grec classique. Il y a là sur la formation des temps dans le système de la conjugaison une indication des plus précieuses.
        Soit le passé. Que d’acceptions variées ce mot recouvre ! La simple expression d’un fait ancien dont on rappelle le souvenir n’a rien de commun avec la constatation d’un procès arrivé à son terme, révolu, périmé, dont les conséquences se prolongent encore. Beaucoup de langues ont le moyen d’exprimer le procès achevé, au besoin par un auxiliaire signifiant «finir» comme c’est le cas en chinois. Mais il est curieux de voir l’achevé, par un glissement fréquent et par
[16]    
conséquent naturel, tomber peu à peu dans le passé au point de s’y noyer et de disparaître. Cela s’est produit en grec ancien. Il a fallu un renouvellement, dont les langues romanes et germaniques offrent un autre exemple ; mais dans ces langues aussi l’achevé finit par devenir un simple passé.
                   L’enquête qu’il y aurait lieu de faire sur l’évolution des faits grammaticaux pourrait naturellement être étendue aux faits de vocabulaire. On peut imaginer la comparaison portant sur la façon dont les noms sont donnés aux choses et dont les noms une fois créés évoluent. La sémantique est une science qui doit aussi faire appel à la méthode comparative en l’appliquant à toutes les langues. Le livre de Oehl, Fangen Finger Fünf, pourrait être cité en exemple de ce genre d’étude, s’il n’était pas déparé par des erreurs de détail comme par des exagérations et des partis pris de principe. Il s’en dégage assurément quelques idées justes : c’est d’abord que les créations de mots répondent souvent à des lois générales suivant lesquelles certains sens sont naturellement associés à certains sons. C’est aussi que les mots qui désignent les opérations de l’esprit et en général l’activité psychique sont le plus souvent empruntés à des notions matérielles ; la vie morale ne s’est que peu à peu dégagée de l’animalité et le fonds le plus ancien du vocabulaire témoigne d’un état social qui nous ramène aux premiers âges de l’humanité.
                   Il est particulièrement intéressant de suivre l’évolution des mots. C’est par des moyens semblables et relativement peu nombreux, comme Bréal l’a montré, que l’esprit humain a procédé pour accroître le bagage des mots au fur et à mesure des besoins. La façon dont se sont constitués les vocabulaires techniques, ceux de la religion et du droit, mérite d’être étudiée dans l’ensemble des langues. Il faut tenir compte des emprunts, en notant soigneusement quels sont les mots qui s’empruntent de préférence, et jusqu’où s’étendent ceux qui ont commencé à être empruntés. Il faut aussi observer les renouvellements d’expression auxquels certaines notions semblent, particulièrement exposées, et en déterminer les causes, parmi lesquelles l’interdiction est au premier rang. Une sémantique générale est aujourd’hui aisément concevable, après certaines études très poussées qui ont été faites sur la constitution de telle ou telle famille de mots dans les langues classiques. La comparaison devra seulement en étendre les conclusions. L’examen de l’origine des mots et des causes qui en modifient la signification fournira de bons indices des
[17]    
tendances générales de l’esprit humain. Il y a dans le monde de si belles phrases et qui disent de si bonnes choses qu’on à peine à croire qu’elles ne soient pas d’un usage universel. Il y en a d’autres, non moins répandues, qui se recommandent par la malice de l’intention et le piquant de la satire. On s’étonne parfois de rencontrer les mêmes formules populaires, les mêmes proverbes, les mêmes fables, les mêmes thèmes de folklore dans des pays différents fort éloignés' les uns des autres. On est alors tenté de croire à des transmissions effectuées au cours des âges et qui auraient provoqué des emprunts. L’emprunt est vraisemblable ou même assuré dans certains cas ; mais il y en a d’autres, aussi, où il faut admettre une rencontre accidentelle. L’idée d’un même proverbe a pu venir indépendamment à l’esprit de deux êtres humains sans qu’ils se soient concertés. Pareilles rencontres sont admissibles aussi dans l’invention ou le choix des métaphores dont les poètes ornent leurs vers. Comparer la beauté d’une femme à celle d’une fleur ou son éclat à celui d’un astre, avec tous les développements que cette comparaison comporte, a dû venir spontanément à l’esprit de bien des amoureux. Il y aurait en tout cas une enquête générale à faire qui porterait sur les métaphores poétiques aussi bien que sur les dictons résumant l’expérience des relations sociales, et sur les proverbes par lesquels s’exprime la sagesse des nations.
        On peut croire que les mêmes sentiments produisent à peu près les mêmes effets chez tous les peuples. Ces effets doivent se refléter dans le langage. Il y a dans la nature humaine un fonds de poésie qui subsiste partout identique malgré la variété des mœurs et des croyances, des institutions et des modes locales. Ce fonds est alimenté par les passions qui sont le ressort de la vie et par les besoins qui en sont la rançon. C’est dire qu’il est éternel. Une étude de ce fonds commun aboutirait à une sorte de « dictionnaire des idées reçues » qui ne serait pas limité au monde bourgeois d’un pays et d’un temps, mais qui aurait une valeur universelle. Les variétés ethniques ou nationales apparaîtront d’autant plus nettes que le fonds commun aura été plus exactement et plus complètement recensé. Ce dictionnaire sera fort utile pour la connaissance de l’histoire des mots.
        Qu’il s’agisse donc de vocabulaire comme de grammaire ou de phonétique, l’histoire réapparaît et reprend sa place dans une linguistique comparative universelle. Mais ce n’est plus pour servir de base à une classification généalogique des
[18]    
langues. C’est pour aider à une œuvre de psychologie humaine. Pour connaître le travail de l’esprit, c’est moins le résultat acquis qui compte que la façon dont l’esprit y est parvenu. Il n’y a pas de tâche plus captivante que de suivre les démarches de l’esprit, toujours en éveil, cherchant sa route en tâtonnant dans un effort incessant vers le bien dire, avec des faiblesses et des erreurs, des nonchalances et des redressements. On ne peut contempler sans émotion cet éternel travail, souvent travail de Sisyphe, mais quelquefois aussi d’Hercule ou de Prométhée, appelé à des échecs affligeants ou à de merveilleuses réussites. L’enquête qui a pour objet de le décrire et de l’analyser englobera le huron et le tupinamba aussi bien que le grec classique et le français. Elle ne séparera pas. Homère et Platon, Racine et Voltaire de la foule anonyme des illettrés de tous les pays. La tâche est immense, mais elle vaut la peine d’être entreprise. En appliquant la méthode comparative à toutes les manifestations, à toutes les productions du langage humain, on bâtira une linguistique à l’échelle de l’homme.
        Les idées exposées dans les pages qui précèdent n’ont pas la prétention de passer pour neuves, mais le moment paraît venu d’en dégager un programme de travail. Ce travail demandera des années pour s’accomplir, et il ne saurait être l’ouvrage d’un seul homme. Il exigera la constitution d’équipes, où il sera réparti suivant les aptitudes et les compétences. Il conviendra en outre de procéder par séries, de façon à ne pas l’entreprendre de tous les côtés à la fois. On pourrait par exemple s’attacher d’abord à l’étude comparative des catégories grammaticales les plus simples en partant de celles qui s’expriment dans les langues les plus connues. Mais par quelque bout qu’on le prenne, il faut dès maintenant s’y mettre. Il n’y en a pas à l’heure actuelle qui paraisse plus utile et qui doive être plus fécond.