Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- P. VOSTOKOV : «L'U.R.S.S, en 1933», Le Monde slave, janvier 1934, p. 96 - 115.






[96]
Le bilan provisoire de 1933 a été présenté pour la R.S.F.S.R à la IVe session de la XVe législature du comité central exécutif de la Fédération russe, qui s'est tenue du 19 au 26 décembre dernier, et, pour l'Ukraine, vers la même date, à la VIe session du comité central de cette république. Auparavant avait eu lieu, entre le 18 et le 22 novembre, une réunion plénière du comité central et de la commission de contrôle du parti communiste d'Ukraine. Ces deux dernières assemblées ont été l'occasion de débats d'une brûlante actualité ; au contraire, la session du comité central exécutif de la R.S.F.S.R. n'a eu presque aucun contenu proprement politique : les problèmes économiques et même techniques y ont dominé. Il serait inexact d'en conclure qu'il ne s'est rien produit, cette année dans la vie politique intérieure de la Russie. Loin de là : la lutte de certains éléments sociaux contre le régime actuel s'est prolongée. Mais les chefs communistes ont préféré ne pas en parler. D'ailleurs, nous n'avons aucune raison de contester l'affirmation de l'un d'entre eux, P. Postyshev, quand il dit : « Dans la période écoulée, c'est en Ukraine que les éléments hostiles à la ligne générale ont trouvé le plus large champ d'action, et non dans la R.S.F.S.R. » Ce fait se rattache à la situation internationale de l'U.R.S.S., mais pas uniquement.

I. — Les événements d'Ukraine.

Les événements d'Ukraine doivent être replacés dans leur cadre historique. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait presque tous les orateurs qui en ont traité. Mais l'exposé le plus détaillé a été celui de S. Kosior à la réunion du comité central et de la commission de contrôle du
[97]
P.C. d'Ukraine (1). Il est complété à certains égards par un discours de P. Postyshev à la même réunion, publié sous le titre L'Ukraine soviétique, fort inébranlable de la grande U.R.S.S. (2) Le contenu de ces deux interventions a inspiré les motions votées. (3) De même, les discours prononcés à la VIe session du C.C.E. d'Ukraine en décembre 1933, en tout cas tels qu'ils sont rapportés par la presse soviétique, ne font que les paraphraser (en particulier ceux du président du C.C.E. d'Ukraine, G. Petrovskij, et du président du conseil des commissaires du peuple, V. Chubar'). Quelques données nouvelles ont été apportées par Zatonskij à la IVe session du C.C.E. de l'U.R.S.S., le 29 décembre (4). Auparavant, à la réunion du comité central du P.C. d'Ukraine de juin 1933, Postyshev avait touché pour la première fois certains problèmes actuels qui avaient déjà attiré l'attention à cette époque (5).
Comment les événements sont-ils présentés par les matériaux énumérés ? Notons le caractère unilatéral de toutes ces sources : toutes sont communistes. Certains traits et détails ont un air fantaisiste. Néanmoins les contours généraux ressortent assez clairement.
Dès 1919, au moment où, sur le territoire ukrainien, les bolchévistes combattaient à la fois les Russes blancs et les petluriens, le parti communiste de Russie trouva en face de lui le parti communiste d'Ukraine. Celui-ci, avec Rechickij et Avdienko en tête, menait la lutte armée et menaçait Kiev. Beaucoup plus tard, en 1926-1928, on découvrit, puis on brisa, à l'intérieur du P.C. de l'U.R.S.S., le groupe « nationaliste » de Shumskij. Shumskij fut remplacé, comme commissaire à l'instruction publique d'Ukraine, par « le vieux bolchéviste » M. Skrypnik. Enfin, en 1933, fut dénoncée la « déviation nationaliste » de ce même Skrypnik. La pression exercée par le comité central du P.C. de l'U.R.S.S. débuta, dans cette période, par la décision du 14 décembre 1932 «sur la politique ukrainienne» (6). Au début de 1933,
[98]
le « rétablissement de l'ordre » en Ukraine battait déjà son plein (7). En juin, il apparut qu'une des victimes serait Skrypnik lui-même, cette étoile de première grandeur du ciel bolchéviste ukrainien (8): Postyshev, muni par le comité central de pleins pouvoirs pour l'Ukraine, l'attaqua avec une extrême violence. Le discours de Skrypnik à la réunion du comité central du P.C. d'Ukraine ne satisfit pas. Il parlait de certains problèmes du « front culturel ». Postyshev voulait l'obliger à s'expliquer sur d'autres sujets. « Ce qu'il fallait nous raconter, » lui dit-il, « c'était comment l'ukrainisation s'est trouvée, dans bien des cas, entre les mains de la canaille petlurienne, comment ces ennemis, avec ou sans carte du parti, se sont dissimulés derrière votre large dos de membre du bureau politique, comment vous avez maintes fois pris la défense de ces éléments étrangers et hostiles. Voilà ce dont il fallait parler, voilà l'essentiel ». A ce moment, la cause de Skrypnik était déjà perdue : les auditeurs, dociles à la volonté de Moscou, saluèrent ces mots de « violents applaudissements ». Selon l'orateur, « le secteur dirigé jusqu'à ces derniers temps par le camarade Skrypnik (j'ai en vue le commissariat et tous les services de l'instruction publique) est de tous le plus encombré par les éléments contre-révolutionnaires et nationalistes. C'est là que les saboteurs s'en sont donné à cœur joie, ont placé leurs gens aux postes essentiels du front idéologique. Ils n'ont jamais été combattus, et, le camarade Skrypnik lui-même a dû l'avouer, nos ennemis ont trouvé des protecteurs fermes et autorisés chez certains communistes, manifestement sourds et aveugles. » D'on venait ce manque de vigilance, sinon des erreurs idéologiques de Skrypnik ? « II y a de graves erreurs aussi dans les écrits du camarade Skrypnik sur 1e problème national et l'édification
[99]
culturelle. » En juin, on n'a pas confié au public russe en quoi consistaient ces erreurs. C'est seulement en novembre, après le suicide de Skrypnik, que Postyshev et Kosior s'en occupèrent en détail dans leurs discours. A la réunion de juin, Postyshev esquissa quelques autres traits du tableau. Il affirma qu'en général, sur les divers secteurs du «front culturel» ukrainien, le rôle dirigeant avait été joué par « bon nombre de petluriens, de makhnovistes et d'agents de l'étranger ». « Ces saboteurs et ces espions », continua-t-il, « tous ces Javorskij, Badan, Maximovich, Herstenjuk, Shumskij, Solodub, outre le travail d'information auquel ils se livraient pour certaines puissances, propageaient dans l'exercice de leurs fonctions non point notre culture ukrainienne, nationale dans la forme et socialiste dans son contenu, mais une culture nationaliste, chauvine, bourgeoise, celle des Doncov, des Efremov, des Hruhevskij, hostile aux idées et aux intérêts du prolétariat et des paysans travailleurs.» II est, naturellement, difficile de dire dans quelle mesure sont fondées les accusations d'espionnage et de sabotage portées contre les personnes ici nommées. Il faut admettre que, dans certains cas du moins, elles ne le sont absolument pas. Mais que la direction du « front culturel » en Ukraine ait été pénétrée d'un esprit peu favorable à l'unité politique et morale de l'État soviétique, c'est un fait établi. Nous en verrons plus bas les causes. Nous supposons qu'elles résident dans la nature même de ce qu'on appelle aujourd'hui la «politique nationale de Lénine ». On peut admettre que beaucoup de fonctionnaires de l'I.P. «poursuivaient toujours leur rêve de détacher l'Ukraine de l'Union soviétique». Postyshev, en se fondant sur les dépositions des accusés, a caractérisé le « sabotage » dans l'économie rurale : s'il faut l'en croire, les saboteurs « reculaient consciemment les dates des semailles pour que les semences ne pussent pas même lever», détérioraient exprès les tracteurs, expédiaient des machines pour la moisson là où on n'en avait aucun besoin, affectaient exprès certains kolkhoz à des dépôts de pétrole distants de 40 à 50 kilomètres, alors qu'il y en avait à 10 ou 15 kilomètres, etc... Cependant l'auteur fait entrer dans cette énumération de crimes le fait suivant : «les saboteurs gardaient les bons grains pour divers fonds intérieurs des kolkhoz et remettaient à l'État les plus mauvais». Rappelons-nous que le grain est livré a l'État à vil prix et que, parmi les «fonds intérieurs des kolkhoz», il y a le fonds de semences. Le
[100]
crime mentionné par Postyshev est donc plutôt le fait d'un bon agriculteur que d'un saboteur.
Skrypnik s'est suicidé le 7 juillet 1933, quelques semaines après la réunion plénière de juin. A propos de ce suicide, le comité central du P.C. de l'U.R.S.S., dont Skrypnik était membre, et le comité central du P.C. d'Ukraine ont publié de brefs communiqués de contenu à peu près identique (9). D'après ces textes, «Skrypnik est tombé victime des éléments bourgeois qui, se couvrant de leur appartenance formelle au parti, ont gagné sa confiance et ont utilisé son nom en vue de leurs fins nationalistes anti-soviétiques». Skrypnik, «une fois enferré, a commis une série d'erreurs politiques qu'il a reconnues, mais qu'il n'a pas eu le courage bolchéviste de surmonter effectivement. C'est ainsi qu'il a été acculé au suicide». Ce suicide est qualifié «d'acte de lâcheté particulièrement indigne d'un membre du comité central du P.C. de l'U.R.S.S.» Les commentaires dont la Pravda (10) accompagne ces communiqués donnent lieu de croire qu'à ce moment les chefs du parti communiste ne se rendaient pas bien compte de la gravité des problèmes qui se posaient en Ukraine. En tout cas, il était déclaré sans la moindre réserve que «le principal danger en matière nationale» demeurait «le chauvinisme grand-russien», et que «le chauvinisme national» (dont Skrypnik, d'après ses accusateurs, était l'instrument) ne venait qu'en seconde ligne. En novembre, on allait changer de formule : la réunion plénière fut invitée à voter cette motion : «Dans certaines républiques de l'U.R.S.S., et en particulier en Ukraine au moment actuel, le principal danger est le nationalisme local ukrainien, en contact avec les partisans d'interventions impérialistes» (11).
Les orateurs de la réunion de novembre ont présenté un panorama infiniment plus large de la situation politique en Ukraine. Évidemment, entre juin et novembre, les renseignements sur les agissements anti-communistes se sont multipliés dans les portefeuilles des hommes au pouvoir. (12)
[101]
Cette fois-là, Postyshev parla en détail de la personne de Skrypnik. D'après lui, «les erreurs nationalistes de Skrypnik datent de loin». Mais c'est seulement dans la période de «lutte pour la liquidation du kulak comme classe», que «sa déviation a commencé à prendre figure de système cohérent d'opportunisme national». Il faut entendre que Skrypnik était du nombre de ces communistes qui se résignaient malaisément à voir supprimer les paysans et condamner à de cruelles souffrances une multitude d'innocents (les kulak et leur famille). C'est alors qu'il «s'est mis en rapport avec les agents interventionnistes, les Badan, les Javorskij, les Slipanskij et autres.» C'est alors que les interventionnistes, représentés par les nationalistes ukrainiens, se sont mis a utiliser de toutes les façons «un personnage aussi autorisé que Skrypnik ».
S. Kosior fit connaître que, dès 1923, à une conférence nationale tenue auprès du comité central du P.C., Skrypnik, de concert avec Rakovskij, avait protesté contre la formation d'un État uni. Il avait alors été critiqué par Stalin, qui avait mis en lumière la tendance politique de son amendement. «A la même conférence, Skrypnik tenta d'orienter toutes les forces du communisme contre le seul chauvinisme grand-russe, faisant ainsi le jeu des nationalistes locaux.» Postysev cite d'autres faits. Skrypnik n'était pas d'avis de proclamer tout le territoire de l'U.R.S.S. propriété de l'Union (13) : «Si on adoptait une pareille loi», écrivait-il, «cela signifierait que la souveraineté des républiques se réduit a avoir leur gouvernement, sans le territoire. J'estime qu'il faut opposer une résistance catégorique à toutes ces tendances.» Les objections de Skrypnik n'empêchèrent pas l'adoption et la mise en vigueur de la mesure proposée. Il éleva encore la voix à propos de questions moins importantes. Il écrivait par exemple : «Je proteste contre la fondation d'une académie agricole de l'U.R.S.S. Pareille académie n'a aucune raison d'être. Cessons d'attribuer à l'Union toutes sortes d'établissements, jusqu'à une académie agricole.» Néanmoins cette politique fut poursuivie. Les faits mentionnés permettent à Postyshev de dire : « Skrypnik était hostile à tout ce qui touchait l'Union. Il se représentait l'Union des républiques socialistes comme une espèce de Société des Nations où l'on pouvait se réunir
[102]
périodiquement pour bavarder, mais qui ne devait pas avoir d'influence réelle sur la vie et le fonctionnement de chaque république. »
On peut se figurer ce que dut ressentir Skrypnik, étant donné cet état d'esprit, lorsque s'accusa encore l'évolution de l'U.R.S.S. dans le sens du super-centralisme. C'est une des causes de sa fin tragique. Ce qui précède permet de voir en lui un des auteurs du «séparatisme légal» qui caractérisa la vie politique de l'Ukraine au cours de ces dernières années et dont nous avons déjà eu l'occasion de parler dans cette revue (14).
Il arrivait à Skrypnik de s'opposer violemment non seulement à l'Union, mais aussi à tout ce qui était russe. Postyshev a cité un billet de lui à Lunacharskij à propos des honoraires à payer à un écrivain ukrainien connu, Vinnichenko, qui avait été le collaborateur politique de Petliura : «Camarade Lunacharskij, j'estime que, si même il y avait impossibilité de payer à Vinnichenko ses droits d'auteur, la somme qui lui revient ne devrait en aucun cas être confisquée au profit des écrivains russes ou du commissariat russe de l'I.P.» Le comité central de novembre accueillit cette citation avec des «rires». Postyshev, lui, y vit un «nationalisme renforcé». Le rire était évidemment déplacé : la phrase témoignait de la tragédie alors vécue par Skrypnik. Il faut cependant s'étonner de l'étroitesse d'idées, de la violence de sentiments auxquelles en était venu ce communiste sous l'influence de l'idée nationaliste. D'après Postyshev, Skrypnik «a poursuivi dans l'enseignement l'ukrainisation forcée pour laquelle le parti avait autrefois rappelé Shumskij.»
S. Kosior compte, au nombre des péchés de Skrypnik, son attitude apologétique à l'égard du mouvement national ukrainien de 1917 à 1918 et de l'ancien parti communiste d'Ukraine. Selon Skrypnik, la Rada centrale avait agi à cette époque, en matière nationale, dans le même sens que les bolchévistes eux-mêmes et le programme du P.C. d'Ukraine coïncidait avec la politique nationale du P.C. de Russie : «Prenons, disait-il, les mesures pratiques préconisées et défendues par le P.C. d'Ukraine..., et nous verrons qu'elles ne sont que l'expression bolchéviste-nationale de ce qui a déjà été esquissé, de ce que le parti communiste d'Ukraine et de l'U.R.S.S. met en pratique».
[103]
Où est le péché originel clé Skrypnik ? se demande Kosior. C'est d'avoir méconnu l'importance de la théorie nationale de Lénine. Skrypnik estimait que Lénine, n'avait pas donné la solution définitive du problème national, mais l'avait seulement préparée, en avait, «en attendant», posé les premiers fondements. «Nous avons devant nous», disait-il, «une terre vierge. Une première fois sur cette terre a passé la charrue des idées de Lénine, mais nous aurons à travailler dessus longtemps et péniblement pour la labourer et l'ensemencer.» II comptait être le laboureur et le semeur : c'est dans cette ambition excessive, souligne Kosior, que «réside son péché originel». Dans ses constructions théoriques, Skrypnik en serait arrivé à cette conclusion que «le problème national a une valeur absolument indépendante de la lutte de classe du prolétariat». Ainsi il «altérait grossièrement le léninisme».
Il ne vaudrait évidemment pas la peine d'étudier de si près la personne et les œuvres de Skrypnik, s'il n'existait pas actuellement en Ukraine un terrain capable d'engendrer et d'alimenter des «déviations» de ce genre. D'après la motion adoptée le 22 novembre par la réunion du comité central du P.C. d'Ukraine sur le rapport, de Kosior dans la question des langues (15), la politique qui dominait en Ukraine durant ces dernières années visait à «détacher le plus possible la langue ukrainienne de la langue russe, à remplacer les mots analogues aux mots russes par des mots polonais, tchèques ou allemands». Zatonskij, dans un discours du 29 décembre au C.C.E. de l'U.R.S.S., indiquait des faits analogues. «Prenez, disait Postyshev, les œuvres littéraires. Vous n'aurez pas longtemps à chercher pour trouver des productions d'un nationalisme insolent, qui ont rempli pendant des années nos bibliothèques et nos librairies, empoisonnant de chauvinisme certaines catégories d'ouvriers et de paysans.» Même tableau en matière scientifique : «Un véritable noyau nationaliste» a été découvert à l'Académie des sciences d'Ukraine, sous la firme de laquelle s'imprimait et s'éditait, selon le même orateur, «une propagande si manifeste pour la séparation de l'Ukraine qu'on s'étonne et qu'on se demande où étaient nos bureaux de censure, nos comités de parti, nos académiciens communistes, jeunes communistes, quoi-
[104]
qu'ils soient avancés en âge». Malgré tout, ce n'était pas dans les éditions académiques que cette propagande atteignait son apogée. Les publications des instituts provinciaux touchant l'instruction publique étaient ici au premier rang: «Dans toutes ces éditions, souvent simplement hectographiées, mémoires, recueils, manuels scolaires des instituts de Nezhin, Uman', Kamenec-Podolsk» etc., il était plus facile que partout ailleurs de propager des idées nationalistes.» D'après une remarque de Zatonskij, la science ukrainienne obéissait à une espèce de racisme : à l'aide de mensurations scientifiques des crânes, on prouvait que les Ukrainiens étaient de purs Slaves. Au commissariat de l'I.P., on idéalisait les Cosaques zaporogues et le temps des hetmans. L'ukrainisation était utilisée, d'après Postyshev, «pour recommander la rupture entre les ouvriers et paysans ukrainiens et les travailleurs des autres nationalités de l'U.R.S.S., avant tout les ouvriers et paysans russes».
Tel est le tableau présenté par Postyshev et les autres orateurs communistes. Dans cette dénonciation de la «déviation nationaliste» de la science ukrainienne, ils occupent une position un peu inattendue pour des communistes. Ainsi Postyshev juge criminelles les considérations suivantes, formulées en 1930 dans le recueil de la chaire d'histoire de la civilisation ukrainienne de l'Académie : «L'Ukraine, malgré ses relations avec l'Asie, a toujours été, depuis la plus haute antiquité et jusqu'à ces derniers temps, un coin de l'Europe. Il est impossible de comprendre sa civilisation et son art autrement qu'en relation avec ceux de l'Europe. L'art ukrainien fait partie de l'évolution européenne.» Postyshev s'écrie à ce propos : «II n'y a pas grande différence entre cette thèse et la fameuse orientation sur l'Europe de Khvylevoj (16) qui prêchait avec Shumskij (17) l'orientation vers l'Occident européen contre l'asiatique Moscou. Ne voit-on pas que ces réflexions savantes sur l'art ukrainien cachent un appel à la rupture avec les ouvriers et paysans de l'U.R.S.S. ? Pourtant ce recueil a couru des années durant les villes et les bourgs de l'Ukraine socialiste, et personne n'a daigné y prêter attention. »
Que réclame au fond Postyshev ? Il est indigné que, dans un recueil
[105]
scientifique, l'Ukraine soit appelée une partie de l'Europe. Mais n'importe quel atlas soviétique la situe en Europe, tout de même que Moscou. Justement cette géographie scolaire, avec la conception historique qu'elle révèle, ne satisfait plus les communistes russes, bien qu'elle se maintienne encore dans leurs manuels. Les phrases de Postyshev citées plus haut ne se comprennent que si l'on admet que l'orateur considère l'Ukraine ou l'U.R.S.S. dans son ensemble comme un monde à, part, différent de l'Europe. Ce monde, quelques-uns l'appellent Eurasie. Affirmer le caractère européen de l'Ukraine, c'est trahir la cause commune des peuples de l'U.R.S.S.
Sur ce point, Postyshev, dans un discours prononcé en novembre au comité central d'Ukraine, fait de la philosophie de l'histoire. L'Orient et l'Occident s'affrontent de nouveau, dans leur lutte séculaire, sur le territoire de l'Ukraine. Le symbole du «Nouvel Orient» qu'on nous prêche ici, moins le nom, c'est Moscou la rouge. Les nationalistes ukrainiens se lamentent sur «l'asservissement de l'Ukraine par Moscou, sur le joug moscovite». Mais Postyshev réplique :

«L'antique prison des peuples qu'était la Russie tsariste n'est plus. Cette Moscou-là a été balayée par la Révolution d'octobre, qui a anéanti le pouvoir des propriétaires, des fabricants, des kulak, des généraux, du knout et les chaînes pour les ouvriers et les paysans. Il existe une nouvelle Moscou, capitale de l'Union des républiques soviétiques socialistes, de la patrie du prolétariat international et des masses opprimées de tout l'univers. Il existe une nouvelle Moscou, centre d'attraction de l'avant-garde de l'humanité. Il existe une nouvelle Moscou, symbole de la lutte pour l'abolition définitive du servage, de l'exploitation et de l'oppression dans le monde entier. Cette nouvelle Moscou, les prolétaires et les travailleurs de tout l'univers la considèrent avec amour et espoir. Les capitalistes, les propriétaires, les banquiers, tous les esclavagistes modernes la regardent avec haine et colère. Et c'est de cette Moscou-là que la contre-révolution nationaliste veut détacher les ouvriers et les kolkhoz d'Ukraine pour les courber de nouveau sous le joug d'un esclavage colonial.»

Cette tirade exploite principalement des motifs d'ordre social, et de plus sous leur forme spécifiquement communiste : mais, sous ce voile, on sent battre une certaine philosophie de l'histoire, l'idée d'un nouveau monde appelé à jouer un rôle universel, le monde dont la capitale est justement la nouvelle Moscou.

[106]
II. — Ukraine, Pologne, Allemagne.

Tout comme Postyshev, Kosior et la motion de la réunion plénière de novembre donnent la liste des groupements politiques accusés d'activité anti-soviétiques sur le territoire ukrainien ou dans l'émigration. Nous n'avons actuellement aucun moyen de vérifier les renseignements de l'espionnage soviétique, non plus que l'exactitude de leur transmission par les orateurs communistes. Nous sommes obligés de les prendre comme ils nous sont donnés. Dans certains cas seulement, nous nous permettrons d'indiquer les détails qui suscitent des doutes particuliers.
Ces listes datent de loin. Le rapport de Kosior, de même que la motion de novembre, mentionnent la «Ligue pour l'affranchissement de l'Ukraine», dont le procès a eu lieu au début de 1930. Nous en avons suffisamment parlé en son temps (18). «Après cette ligue», dit Kosior, «fut démasqué le nationaliste M. Javorskij. Il le fut alors seulement comme falsificateur de l'histoire. Ses agissements comme membre d'une organisation contre-révolutionnaire et espion polonais n'ont été découverts que plus tard.» Notons que jusque-là, Javorskij avait été considéré comme un des piliers de l'histoire marxiste en Ukraine et avait été envoyé à l'étranger pour la représenter (par exemple au VIe congrès international des historiens à Oslo en 1928). «Ensuite», poursuit Kosior, «fut découvert et démasqué le centre national ukrainien, à la tête duquel se trouvaient Hrushevskij, rentré d'émigration pour collaborer «loyalement» avec le pouvoir des Soviets, le général galicien Kosak, admis par nous en Ukraine, et toujours le même Javorskij. A cette occasion, nous découvrîmes bien des membres du parti qui, sons la protection de leur carte de communiste, menaient une action nationaliste. Parmi ces traîtres était Michel Levickij.» L'orateur décrit le terrain sur lequel grandirent ces organisations et autres semblables. En 1922-1923, après la victoire des Soviets en Ukraine, un mouvement s'esquissa dans l'émigration pour le retour dans l'U.R.S.S. C'est alors que les vieux chefs de la contre-révolution ukrainienne, Vinnichenko, Hrushevskij, Shapovalov, Konovalec et autres, résolurent d'utiliser ce mouvement pour leurs fins
[107]
à eux. Ils firent passer en Ukraine nombre de leurs partisans «sous couleur de repentis désirant collaborer loyalement à l'édification de la civilisation ukrainienne soviétique». Ainsi s'accomplit «le transport d'éléments contre-révolutionnaires en Ukraine soviétique». Kosior affirma même que «parmi les nationalistes contre-révolutionnaires aujourd'hui démasqués, la plupart sont venus de l'étranger, de Prague, de Galicie et autres lieux». Les communistes russes s'indignent surtout à propos des «nationalistes galiciens, entièrement vendus aux nobles polonais, profondément polonisés et envoyés ici pour préparer de l'intérieur une intervention». De pareilles affirmations ne sauraient être prises pour argent comptant. En outre, des phénomènes d'ordre très divers sont ici confondus : c'est d'ailleurs un des traits les plus caractéristiques des tableaux de la situation politique tracés par Kosior, Postyshev et Cie. Certains détails semblent tout simplement faux. Ainsi Kosior fonde ses constructions sur les dépositions suivantes d'un membre de l'organisation contre-révolutionnaire, Vikula : «Le centre politique, qui avait à sa tête Hrushevskij, s'entendit avec les milieux cadets russes, les S.R. russes, les menchévistes géorgiens, les nationalistes blanc-russes, en vue d'une action commune tendant au renversement du pouvoir des Soviets». On a peine à se représenter une entente entre Hrushevskij et un groupe un peu important de cadets russes. Toutes ces affirmations caractérisent moins la situation politique réelle que les fables dont les dirigeants communistes alimentent leurs partisans.
D'après Kosior, les communistes auraient découvert toutes sortes d'organisations contre-révolutionnaires, démasqué une quantité de contre-révolutionnaires isolés, «mais ils n'avaient pas encore réussi à mettre en lumière la manœuvre, le plan et la structure de l'organisation». Ce résultat n'aurait pu être obtenu, selon lui, qu'au cours de 1933. Alors l'orateur énumère toute une suite d'individus et de groupements. Voici, par exemple, Skarbek, directeur de la section de culture et de propagande au comité régional de Chernigov (19). Il était communiste depuis janvier 1919. Aujourd'hui, l'Okhranka communiste affirme qu'il était entré et avait milité dans le parti en qua-
[108]
lité de membre de l'organisation militaire polonaise, dont il était le chef pour l'Ukraine. Cela ne l'empêchait pas de jouir d'une confiance exceptionnelle dans les groupes communistes de Kiev et de Chernigov, ainsi qu'auprès de certains dirigeants. «Et Skarbek n'était pas seul !», s'écrit Kosior. Il était entouré de partisans et de collaborateurs occupant la même position : parmi eux, l'orateur cite Politur. «Nous avons en Ukraine», dit-il, «plus d'un demi-million de Polonais; par endroits ils forment des masses assez compactes. Eh bien ! le travail parmi la population polonaise était confié à ces gens-là. C'étaient eux qui choisissaient et formaient les maîtres des écoles polonaises, c'étaient eux qui sélectionnaient et répartissaient les dirigeants des soviets de villages et de cantons». Cette indication est précieuse comme aveu de la vitalité du mouvement polonais en Ukraine. Elle est instructive en un autre sens encore : on sait que dans l'U.R.S.S. toutes les autorités, même locales, ne sont plus élues par la population, comme l'exigerait la Constitution, mais désignées d'en-haut. Il est assez rare qu'on rencontre dans la presse soviétique un aveu de ce fait. Nous en tenons un ici : en qualité de communistes influents, les membres de l'organisation en question sélectionnaient et répartissaient les autorités locales.
Quelle est la caractéristique des groupements découverts ces derniers temps ? C'est que «le rôle principal y aurait appartenu à des contre-révolutionnaires détenteurs d'une carte de parti». Selon l'expression de Kosior, «l'ennemi a été découvert à l'intérieur du parti, chez nous, et c'est là. on le sait, le pire danger. C'étaient des gens dans le genre de Volokh, Jalovoj, Rechickij, Avdienko, V. Sirco, Tur, etc.» Mais il y a autre chose. Au début de 1933, fut découverte une organisation à la tête de laquelle étaient Maximovich, Shumskij, Belinskij, Solodub, etc. Cette organisation, selon Kosior, était en relations à la fois avec «les propriétaires et les capitalistes polonais» et avec «les fascistes allemands». Elle était dirigée de l'étranger, toujours selon le même orateur, par «le fameux Konovalec, qui, étant commandant de la garnison de Kiev sous Petliura, s'était rendu célèbre par le massacre de centaines d'ouvriers». Un autre groupement récemment découvert est celui des S.R. ukrainiens. Un de ses dirigeants, Pyrkhavka, a avoué qu'elle préparait une insurrection armée. Avant les arrestations de 1930-31, cette insurrection était prévue
[109]
pour 1931. Les arrestations affaiblirent grandement l'organisation et, d'après la déposition de Pyrkhavka, rapportée par Kosior, «la fixation de la date de l'insurrection fut reconnue sans importance réelle, puisque la base sur laquelle nous pouvions compter se trouvait sensiblement réduite». C'est alors que l'organisation se serait orientée vers «la théorie de l'intervention». Les dirigeants résidant en Ukraine jugeaient que les forces locales ne suffisaient pas pour «renverser le pouvoir des Soviets, maintenir le front et renforcer le nouvel État ukrainien indépendant». En outre, s'il faut en croire les policiers rouges, le comité du parti socialiste-révolutionnaire d'Ukraine à Prague fit connaître qu' «il se solidarisait entièrement avec les plans d'intervention et travaillait dans ce sens avec les fascistes ukrainiens dirigés par Konovalec». Où cette organisation avait-elle ses forces ? Kosior répond : à Karkhov, à la revue Chervonnyj Shljakh, au commissariat de l'agriculture, à la direction des transports, à la direction géodésique. Mais ses membres étaient «surtout à leur aise» aux cours d'ukrainisation de Kharkov : «Tout cet établissement était pratiquement entre les mains des contre-révolutionnaires». Mais, de l'aveu de Kosior, où n'y avait-il pas de «nids de contre-révolutionnaires ?» Il y en avait «aux commissariats de l'instruction publique, de l'agriculture et de la justice, à l'académie des sciences, à l'institut de marxisme-léninisme, à l'académie agricole, à l'institut Shevchenko, etc... »
La motion de novembre tente de fournir «un tableau synthétique» des luttes menées contre la domination communiste en Ukraine par les groupes ukrainiens ou étrangers. En traitant ce sujet, elle use largement des particularités du style bolchéviste et couvre d'injures choisies tous ceux en qui les communistes russes voient des adversaires. Ce style-là donne une idée de la contre-propagande que les communistes et en particulier les partisans de la «ligne générale» actuelle opposent à leurs ennemis. D'ailleurs elle ne contient pas grand'chose de nouveau ; nous avons eu l'occasion d'en donner les motifs essentiels (20). C'est avec des arguments de même nature que les communistea russes ont combattu les insurgés géorgiens de 1924.
Voici sous quel aspect la motion dépeint les nationalistes ukrainiens.
[110]
Les uns «s'efforcent de livrer les masses laborieuses de l'Ukraine soviétique aux propriétaires et capitalistes polonais (A. Levickij. D. Levickij, Luckij, Hankevich, Starosolskij) ; les autres (Konovalec, Doncov, Paljev) veulent imposer de nouveau à l'Ukraine le joug de l'impérialisme allemand, rejeté en 1918». La motion parle d'un «regain d'activité anti-soviétique dans la bourgeoisie d'Ukraine occidentale». Elle voit «la furieuse campagne interventionniste poursuivie à l'étranger, surtout en Ukraine occidentale, grouper les débris du mouvement petliurien (avec le soi-disant-gouvernement de A. Levickij). les agents polonais du groupement national-démocratique ukrainien (les grands propriétaires Levickij, Luckij et Cie), les mercenaires hitlériens de l'organisation militaire ukrainienne (Konovalec et Cie), toutes les variétés du social-fascisme ukrainien, radicaux, social-démocrates galiciens, débris des S.R. et des social-démocrates ukrainiens (les Hankevich, les Gregoriev, les Mazeppa, les Fedenko), les shumskistes (les Volynec et les Krajkovskij), les pires traîtres du peuple ukrainien, vendus pour n'importe quel prix aux propriétaires et aux capitalistes de n'importe quel pays». La motion souligne beaucoup que «ces valets des propriétaires et capitalistes étrangers» sont «les uns polonisés, les autres germanisés». Elle tâche ensuite d'enrichir sa galerie de portraits avec «les groupes orthodoxes et uniates, les métropolites Sheptickij et Khomishin, les bandes noires de l'hetman Skoropadskij». Postyshev vient à la rescousse, en y faisant rentrer le plus grand nombre possible d'indications compromettantes pour l'adversaire. «Qui sont-ils, ces zélateurs de la liberté ukrainienne ?», demande-t-il. Et il répond : «Certains d'entre eux sont bien connus des ouvriers et des paysans d'Ukraine. Par exemple Konovalec. Qui ne connaît la figure de ce bourreau, chef de l'espionnage petliurien à Kiev, pendeur des ouvriers et des paysans d'Ukraine ! Ou bien Sheptickij, un des chefs les plus marquants du groupement national-démocratique ukrainien, (Undo), métropolite, comte et propriétaire. Ou bien Poltavec-Ostrjanica, officier tsariste, monarchiste, grand propriétaire ; Skoropadskij, grand propriétaire et général tsariste, etc. »
La motion de novembre prête une grande attention à «la propagande faite dans la presse fasciste allemande pour séparer l'Ukraine de l'U.R.S.S.», aux «interventions publiques de milieux fascistes polonais» influents (Sapieha, Mackevicz), pour un bloc anti-soviétique
[111]
de la Pologne avec l'Allemagne fasciste». Elle constate aussi «la lutte entre les fascistes polonais et allemands pour l'hégémonie dans le camp de la contre-révolution ukrainienne». Certaines indications des orateurs communistes peuvent être comprises en ce sens que cette hégémonie serait passée dans ces derniers temps entre les mains de l'Allemagne (21).
Le principal personnage est ici Konovalec. Kosior remarque qu' «après l'arrivée d'Hitler au pouvoir les organisations nationalistes ont pris un caractère plus actif». Konovalec dirige le «Groupement des nationalistes ukrainiens». Parallèlement, fonctionne « l'organisation militaire ukrainienne». Kosior nous apprend qu'un de ses plus sérieux organisateurs, l'ex-hetman Buksovannyj, a été transporté sur le territoire soviétique et il nous rapporte son propre récit, que nous reproduisons sans aucune coupure :

« Dans la seconde moitié de février 1933, Bandrivskij me dit que Sushko était à Berlin et voulait me voir. C'était après l'avènement d'Hitler. Sushko me communiqua qu'il s'était entretenu avec A. Rosenberg, rapporteur du parti hitlérien pour les affaires étrangères et partisan de l'intervention contre l'U.R.S.S. Se basant sur cet entretien, il me dit que l'Allemagne adoptait une politique violemment anti-soviétique, envisageait une coalition avec l'Italie, l'Angleterre et la France contre l'U.R.S.S. et entamait déjà des conversations avec la Pologne pour la faire entrer dans ce bloc. Rosenberg, d'après Sushko, estimait que l'organisation militaire devait développer une action immédiate contre le pouvoir des Soviets, puisque la venue d'Hitler au pouvoir et son attitude agressive à l'égard de l'U.R.S.S. créaient une situation favorable au détachement de l'Ukraine et à la formation, grâce à une intervention, d'un État national indépendant».

[112]
Pour soutenir le moral de leurs militants actifs, les dirigeants de l'organisation militaire (ou peut-être leurs interlocuteurs hitlériens ?) présentent comme un fait accompli ce qui n'est en réalité que le désir de certains hitlériens, à savoir une vaste coalition anti-soviétique. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le fait est que les émissaires berlinois «groupaient sur le territoire soviétique leurs cadres militaires, leurs groupes terroristes». Ils surent faire servir à leurs fins leurs relations communistes. Buksovannyj est arrivé en U.R.S.S. avec l'aide du parti communiste de l'Ukraine occidentale. Voici comment la chose se pratiquait : «L'envoi de provocateurs et de contre-révolutionnaires venant de l'étranger se pratiquait souvent sous le masque de l'émigration en Ukraine de membres du parti communiste, de l'Ukraine occidentale, soi-disant persécutés dans leur pays». Les communistes accueillaient des héros et se trouvaient héberger des émissaires de l'ennemi.

III. — Causes des échecs communistes en Ukraine.

Kosior, parlant de l'accaparement par les nationalistes ukrainiens de nombreux établissements soviétiques, se posait cette question : «Comment n'auraient-ils pas mené leur propagande, quand notre négligence est si scandaleuse, quand des administrations entières se livrent si facilement aux éléments nationalistes ! Le voilà bien, l'oubli de l'esprit de classe.» Dans les derniers événements d'Ukraine, les communistes russes ont fait preuve en effet de qualités qui ne leur sont pas familières : retard à dépister l'adversaire, excès de confiance et autres semblables. Pareille altération de leur caractère ordinaire doit avoir une cause profonde. La cause, c'est l'illogisme et la contradiction interne entre la politique nationale menée par eux en Ukraine, et la «politique nationale de Lénine» dans son application aux conditions locales. En gros, les communistes veulent lier étroitement le sort des ouvriers et paysans ukrainiens à celui de leurs frères russes. Or leur politique culturelle conduit à des résultats diamétralement opposés.
On peut se demander si l'ukrainisation forcée de la population de l'Ukraine est nécessaire ou non, utile ou non, au point de vue de la civilisation générale. Toutes les opinions sont libres. Mais on ne sau-
[113]
rait nier qu'au cours de ces dernières années cette ukrainisation forcée ait été réalisée par les communistes sous le pavillon de la «politique nationale de Lénine». On espérait séduire ainsi les nationalistes ukrainiens. Mais le prix n'était pas suffisant : les nationalistes réclament davantage, la complète séparation. Quant à ceux qui étaient prêts à collaborer avec les communistes pour rapprocher les deux peuples, ukrainien et russe, cette politique les a rejetés à l'écart. Nous voulons parler ici non point des patriotes grand-russes, mais des Ukrainiens qui n'ont pas perdu le sentiment des liens si étroits qui, actuellement comme par le passé, rattachent l'Ukraine à la Russie. Les recensements de ces dix dernières années montrent que le Sud comme le Nord de l'Ukraine sont habités par une population ukrainienne d'origine, mais qui se reconnaît russe de langue et de civilisation (les véritables Ukrainiens occupent seulement la zone centrale). Mais ces gens-là ne sont pas en honneur auprès des communistes. De par leurs principes doctrinaires, ces derniers sont obligés d'ukrainiser l'Ukraine à tout prix. Sur qui peuvent-ils s'appuyer ? Uniquement sur des éléments qui sont foncièrement hostiles à toute leur politique. Voilà comment il se fait que des administrations entières, des établissements comme les «cours d'ukrainisation» et autres du même genre tombent entre les mains d'hommes qui ne pensent qu'à rompre définitivement avec l'U.R.S.S.
Naguère encore, les communistes niaient l'ukrainisation forcée. Mais déjà en décembre 1932 le comité central du P.C. de l'U.R.S.S., dans une décision touchant les affaires ukrainiennes, dut avouer le fait, en condamnant «l'ukrainisation mécanique». Actuellement, à propos de la conduite de Skrypnik, l'ukrainisation forcée de l'enseignement n'est plus niée. Skrypnik n'a-t-il pas été de longues années commissaire du peuple à l'instruction publique ? Et son prédécesseur, Shumskij, n'était-il pas un autre ukrainisateur à tout prix, un ukrainisateur qu'aucune violence n'arrêtait ? On peut se représenter la tradition laissée par eux dans les écoles, la situation sans issue faite à la population ukrainienne d'origine, mais qui a toujours voulu et veut encore être russe d'éducation. Kosior promet aujourd'hui de «corriger les excès» et de permettre aux autres nationalités de «recevoir l'enseignement dans leur langue maternelle». Mais comment traitera-t-on les gens qui ne peuvent se dire ni Allemands, ni Polonais,
[114]
ni Juifs ? Ils seront obligés comme par le passé d'étudier la dernière production des philologues de Galicie et de Kiev décorée du nom de langue littéraire ukrainienne. Ils seront étrangers à la langue qui possède dans sa littérature le Droit russe et le Chant d'Igor et les œuvres du plus grand génie ukrainien, ukrainien de naissance et russe d'éducation, Gogol. Gogol n'a jamais oublié que l'Ukraine était toujours la Russie. Actuellement, les communistes russes se vantent d'avoir expulsé la civilisation russe de l'Ukraine : «Maintenant, la civilisation essentielle de l'Ukraine c'est la civilisation ukrainienne, nationale dans la forme, socialiste par son contenu» (Kosior). De la valeur socialiste de son contenu, il est permis de douter. Les discours des dirigeants communistes nous en fournissent des raisons suffisantes. Quant à la forme, son caractère galicien à la Hrushevskij et à la Javorskij, ne suscite aucun doute. Qu'y ont gagné les communistes ? Ils prétendaient, par l'ukrainisation forcée, gagner de nouveaux amis : ils n'ont fait que renforcer leurs ennemis. Si l'on considère de plus près l'ukrainisation bolchéviste que prêche actuellement Kosior, on verra qu'elle ne se distingue guère de l'ukrainisation forcée de Skrypnik. Dans le vain espoir de séduire les cœurs des nationalistes ukrainiens, les communistes persistent à financer généreusement leurs adversaires, comme ils l'ont fait tout le long de ces dernières années.
Nous le répétons : on peut avoir de la sympathie pour l'ukrainisation ; on peut la condamner. Les faits n'en demeurent pas moins. Les communistes de la «ligne générale» actuelle font en Ukraine une opération qui se retourne contre eux. Et naturellement ils n'y remédieront pas avec les mesures, si cruelles qu'elles soient, dont ils accablent actuellement les «nationalistes ukrainiens». En finançant l'ukrainisation bolchéviste, ils ne feront que reconstituer eux-mêmes les cadres «nationalistes» qu'ils viennent de détruire.
Il faut avouer que, dans ces conditions, les communistes ne sauraient réussir. On peut désirer qu'ils changent de politique. On peut au contraire souhaiter qu'ils creusent eux-mêmes leur tombe. Mais, dans les deux cas, il faut reconnaître que la direction actuellement suivie aboutit à une impasse. Les communistes doivent ou bien capituler devant l'ennemi et quitter l'Ukraine, ou bien soumettre à une révision radicale la «politique nationale de Lénine» et s'appuyer sur
[115]
les éléments qui tendent à rapprocher effectivement et non en paroles les deux civilisations ukrainienne et russe.
Ainsi l'Ukraine, avec l'Extrême-Orient, est le secteur le plus menacé du front communiste. Au cours de 1933, le fait est apparu dans toute sa clarté.

P. Vostokov.

(A suivre.)



Notes

(1) Publié en brochure par les Editions du parti sous le titre : Les résultats et les objectifs immédiats de la politique nationale en Ukraine, 1933, (tirage : 100 000 exemplaires). (retour texte)
(2) Voir les journaux de Moscou du 6 décembre 1933.(retour texte)
(3) Publiées dans les journaux soviétiques du 27 novembre. (retour texte)
(4) Izvestija du 31 décembre 1933. (retour texte)
(5) Discours prononcé le 10 juin 1933, publié le 22 juin. (retour texte)
(6) Cette décision incite le comité central du P. C. d'Ukraine et le conseil des commissaires du peuple « à consacrer une sérieuse attention à la bonne exécution de l'ukrainisation, à renoncer à son application mécanique, à chasser les éléments petluriens et autres nationalistes bourgeois des administrations du parti et des soviets, à sélectionner et éduquer soigneusement des cadres bolchévistes ukrainiens, à assurer la direction systématique et le contrôle du parti sur l'ukrainisation du parti ». Le comité central du parti adresse ici un ordre direct non seulement au parti communiste, mais aussi au conseil des commissaires du peuple d'une des républiques de l'Union. C'est un trait extrêmement significatif du régime qui s'établit de plus en plus dans l'U.R.S.S. (Voir Le Monde slave 1930, I, p. 426.) (retour texte)
(7) Voir Le Monde slave, 1933, II, pp. 153-154. (retour texte)
(8) Déjà au XVIe congrès du P.C. de l'U.R.S.S., en juin-juillet 1930, l'intervention de Skrypnik avait été une des plus remarquées. (Voir compte-rendu sténographiquc, pp. 466-467). (retour texte)
(9) Voir les journaux soviétiques du 8 juillet 1933. (retour texte)
(10) Numéro du 8 juillet. (retour texte)
(11) Pravda du 6 décembre 1933. (retour texte)
(12) A la réunion de juin, l'activité des «organisations de sabotage contre-révolutionnaire» avait fait l'objet d'un rapport spécial de Balickij. Nous ne possédons malheureusement pas ce texte. (retour texte)
(13) Le Monde slave, 1930, III, p. 129. (retour texte)
(14) Le Monde slave, 1930, III, pp. 138-139. (retour texte)
(15) Publiée dans la presse de Moscou le 27 novembre. (retour texte)
(16) Jeune écrivain ukrainien. (retour texte)
(17) Prédécesseur de Skrypnik au commissariat de l'I.P. d'Ukraine. (retour texte)
(18) Le Monde slave, 1930, III, p. 139-144. (retour texte)
(19) La région de Chernigov a été formée au début de 1933 avec des éléments de celles de Kiev et de Kharkov. C'est la septième des grandes régions d'Ukraine. Voir Le Monde slave, 1932, IV, p. 106. (retour texte)
(20) Le Monde slave, 1930, III, p. 144-145 (retour texte).
(21) Parmi les plus récentes données de ce genre, notons la communication faite à l'organisation communiste de Dnepropetrovsk par le secrétaire du comité exécutif Shataevich. Il s'agit de documents tombés entre les mains des Soviets et concernant «une alliance germano-ukrainienne» conclue entre Goering et Konovalec. L'Allemagne accorde son concours pour la formation d'une grande Ukraine ; en échange, des concessions sont promises aux Allemands dans les industries métallurgiques et de guerre, ainsi qu'un droit de contrôle sur l'armée et la politique étrangère. La nouvelle de cette «alliance» a été transmise de Prague par l'Agence Havas le Ier janvier 1934. On peut mentionner aussi le discours de Chubar' à la IVe session du C.C.E. de l'U.R.S.S., reproduit le 2 janvier par la presse soviétique. (retour texte)