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INTRODUCTION
Ce livre est le recueil d'exposés qui ont été faits en 1933-34 au Cercle de la Russie neuve. Ils répondent à une étape nouvelle de son activité. Constitué à une époque où la vérité sur les pays soviétiques était submergée sous les fables les plus extravagantes et les plus odieuses, il s'était d'abord donné pour tâche d'opposer au puissant appareil de faux témoignages par lesquels le public était presque unanimement trompé, des documents et des renseignements authentiques. Il s'était attaché, en particulier, à mettre sous les yeux, soit par des expositions, soit par des présentations de films, soit par des représentations théâtrales, les preuves de l'activité culturelle qui se poursuivait, souvent magnifiquement, dans ces contrées que l'humanité civilisée prétendait isoler dans un cercle maudit comme des contrées à ce point dégradées par la révolution que l'anthropophagie y avait soi-disant reparu. Aux voyageurs encore rares qui revenaient de là-bas, il demandait de raconter ce qu'ils avaient vu.
Mais bientôt surgit le sentiment qu'il ne pouvait pas suffire de collectionner ainsi les faits et les récits, que leur signification vraie nous échappait si nous prétendions les apprécier d'après nos propres usages et nos pensées coutumières. C'est alors que les membres du cercle se répartirent, chacun suivant ses tendances ou ses compétences, dans différentes commissions. La commission scientifique put réunir des représentants de presque tous les domaines scientifiques, depuis les mathématiques, {'astronomie et la physique jusqu'aux sciences dites humaines, comme l'ethnographie, la linguistique, la philosophie, en passant par la biologie et la psychologie. Une enquête sous forme de questionnaires adressés en
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U.R.S.S. fut entreprise. Chaque groupe de spécialistes eut à rédiger le sien. Leur discussion en réunion plénière de la commission fut souvent des plus fructueuse. Quand vinrent les réponses, elles furent à leur tour rapportées et discutées en commun. Il nous apparut clairement alors que si les résultats de la science soviétique sont, en beaucoup de domaines, d'une richesse et d'une portée incontestables et surprenantes, ses principes directeurs et son organisation ont souvent de quoi rebuter nos habitudes ou nos prétentions intellectuelles les plus délibérées.
Ce fut le point de départ d'une nouvelle enquête portant, cette fois, sur la situation réelle de la science dans notre pays, en particulier sur la réalité de l'indépendance dont elle se targue, D'irréfutables témoignages ayant apporté la preuve qu'elle subit, à son insu ou sans vouloir en convenir, des contraintes ou des directives parfois pernicieuses : programmes d'examens ou de concours, intérêts économiques ou militaires, survivances idéologiques, tutelles officielles, la tâche s'imposait à nous de vérifier, chacun dans son domaine, quels sont le sens et la portée des rapports que la science entretient avec les différents ordres de faits ou de facteurs dont se compose la réalité sociale. Le premier thème abordé, celui qui fait l'objet de cet ouvrage, concerne les rapports de la science et de la technique.
Il va sans dire que cet examen n'est, en aucune façon, la démonstration d'une thèse préalablement admise. Chaque auteur est parti de son expérience propre et, dans l'analyse qu'il en a faite, il a pu subir aussi bien l'ascendant des traditions et habitudes mentales de son milieu que l'attrait des doctrines auxquelles les savants soviétiques attribuent le renouveau des sciences dans leur pays. Le dosage de ces deux influences a pu être différent suivant les cas. Mais il s'est trouvé que nos discussions nous ramenaient chaque fois aux méthodes d'investigation et d'explication préconisées par Marx et qui sont aujourd'hui connues sous le nom de matéria-
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lisme dialectique. Si bien que le besoin s'est fait sentir d'en aborder directement l'exposé. La seconde partie de cet ouvrage lui est consacrée.
Il nous a paru nécessaire de conserver dans la composition de ce livre l’ordre, en quelque sorte dynamique, qui répond au développement effectif de nos curiosités et de nos exigences intellectuelles. Le renverser et, par souci d'une présentation en apparence plus logique, placer en tête l'exposé théorique du marxisme, comme si l'examen du cas propre à chaque science n'en était que l'illustration, ce serait sacrifier le fond à la forme et risquer de fâcheux malentendus. Car la question d'orthodoxie ne manquerait pas de se poser, et peut-être certains chapitres auraient-ils de quoi déconcerter ou abuser le lecteur. Ce qui mérite, au contraire, de retenir l'attention, c'est la diversité des points de départ et c'est aussi la convergence des points de vue.
Quant aux écarts, s'il reste loisible d'en relever entre les témoignages relatifs à chaque science et les thèses marxistes, ils n'ont rien de redoutable pour des esprits critiques. Ils pourront tantôt leur apparaître comme la limite provisoire d'une approximation qui, pour plusieurs d'entre nous, a été en effet progressive et qui se complétait à mesure que., dépassant les schématisations courantes et grossières de la dialectique matérialiste, nous apprenions à en connaître et manier les ressources, aussi souples et combinées que les actions dont elle cherche à retrouver le mouvement; et tantôt comme l'indice des ajustements que le développement des sciences exige d'une méthode dont le principe est précisément d'exprimer ce développement et celui des choses.
Ce qui, dans la science soviétique, heurte le plus habituellement nos esprits, c'est qu'elle affirme la nécessité de subordonner ses recherches à un plan tout à la fois dans le domaine des réalisations matérielles et dans celui des spéculations intellectuelles. Or, nous tenons pour essentiel que la science puisse se développer pour elle-même; qu'elle n'ait à subir les exigences ni de be-
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soins et d'intérêts pratiques qui lui interdiraient les vastes recherches d'où peuvent dépendre plus tard des cycles entiers de progrès matériels, ni celles d'impératifs idéologiques qui borneraient le champ de ses investigations théoriques. Nous la voulons totalement désintéressée dans ses buts et libre, sans restriction, dans le choix de ses hypothèses.
L'organisation des instituts scientifiques et des laboratoires montre, au contraire, qu'en U.R.S.S. la recherche doit être en rapports constants de collaboration avec la production soit industrielle, soit agricole. C'est de la production quelle doit recevoir ses tâches. Le témoignage des savants étrangers qui ont visité l'U.R.S.S. ou sont à même de suivre les travaux qui s'y font est pourtant unanime : la poursuite avouée de solutions pratiques s'y accorde parfaitement avec l'étude de questions les plus théoriques. La cause pourrait en être que les intérêts pratiques y sont à l'échelle du corps social tout entier et non plus à celle d'intérêts fragmentaires, concurrents et chaotiques, comme dans les pays où les bénéfices du travail social restant chose privée, stimulent la course aux profits, la soif de profits aussi prompts et immédiats que possible. Il est de toute évidence, en effet, que si la production est ordonnée, dans chacune de ses parties, suivant un plan d'ensemble, la prévision des liaisons nécessaires et de conséquences à long terme doit poser à la science des problèmes d’ordre général et théorique.
Partiel, le contact avec la pratique risque souvent d'entraver les progrès de la science. Etendu à tous les besoins de la vie collective, peut-il faire autrement que de susciter entre toutes les branches de la science un vaste effort de synthèse ou de collaboration ? D'une part, c'est la recherche approfondie des principes qui peuvent être communs à toutes et, d'autre part, c'est leur utilisation commune pour la solution d'un même problème. Est-ce l’effet du hasard si c'est en U.R.S.S. que l'archéologie est venu s'intégrer en quelque sorte à la botanique pour aider à l'inventaire des espèces cultivées et à l'enquête
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sur leurs lieux d'origine ? Cette utilisation des sciences historiques par les sciences naturelles est la contre-partie du rôle conducteur reconnu à ['histoire des sociétés sur la connaissance de l'uniuem. Effet réciproque : un des traits essentiels de la dialectique marxiste.
Quand le matérialisme dialectique asseoit le développement des sciences sur les besoins de la production et donne pour principe aux civilisations le fait que l'homme ne se borne pas à consommer les produits bruts de la nature, mais interpose entre elle et lui son industrie, il n'abouche pas directement les besoins élémentaires de l'homme avec chaque type de civilisation. Entre les deux il introduit les étapes déjà franchies par faction de l'homme et, d'étape en étape, des besoins transformés, des besoins qui sont le résultat de son activité totale. Les superstructures idéologiques de cette activité sont superstructures en ce sens qu'elles sont inconcevables sans l'action de l'homme, qui ne peut qu'être tournée d'abord vers sa survie et vers sa subsistance. Elles ont donc à tout instant pour régulateur suprême les conditions de cette subsistance et le régime actuel de production à l'aide duquel l'homme est arrivé à se l'assurer. Mais si elles sont inconcevables sans ce régime, c'est qu'elles en sont réciproquement un élément et un facteur nécessaire qui réagit sur l'ensemble, qui lui donne sa physionomie et qui façonne en particulier dés besoins nouveaux, de nouveaux buts. Loin d'être superfétatoires et nécessairement retardataires, les superstructures peuvent inciter au contraire l'action à rompre avec le passé. Echappant à l'inertie du régime instauré, elles peuvent anticiper sur l'avenir.
Entre les effets et les causes, l'action est réciproque. Ce qui est effet peut en même temps être cause. La causalité n'a pas de direction unique, absolue. S'il est vrai que la science et la technique sont incontestablement solidaires entre elles, leurs rapports peuvent être de sens inverse : tantôt la science doit répondre aux problèmes que lui pose la technique, et tantôt la science ne fait
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qu'exploiter les possibilités que lui offre la technique. Mais ainsi traduits, ces rapports ont encore un aspect trop mécaniste. Technique et science ne sont que deux termes entre lesquels l'activité de l'homme établit un oa-et-vient, et c'est une activité qui a son autonomie. Elle n'est pas la simple mesure, plus ou moins sensible. des actions extérieures qui s'exercent actuellement sur elle. Elle est l’intégration d'actions passées et présentes; elle leur doit ses lois et ses motifs. Mais ses lois sont un événement nouveau, source de sa spontanéité. Expliquer les sciences et leur développement, c'est nécessairement Jaire la part des curiosités et des initiatives intellectuelles, dans le cadre, bien entendu, des motifs que peut leur proposer chaque époque. Matérialisme à la base, humanisme puissamment synthétique au faîte.
A la différence de l'humanisme classique qui réduirait l'homme d'une certaine civilisation au culte d'une ou deux traditions artificiellement isolées dans le flux immense de toutes les civilisations; qui opposerait à l'ensemble des forces étrangères et adverses la pureté fragile de certaines nuances intellectuelles et morales; qui chercherait à la conserver miraculeusement en dépit des temps et des révolutions, le matérialisme dialectique unit l'homme à la nature par l'intermédiaire de son histoire; il voit dans la technique de chaque époque ce qui met l'homme en contact avec le monde physique et en même temps une des étapes successives qu'à suscitées l’action des hommes. Comme individu, l'homme subit les conditions de son milieu physique et social. Mais ramené à l'étre collectif qui a fait le passé et qui prépare l'avenir, il est l'artisan qui modifiant le milieu physique s'oblige à transformer le milieu social et qui se transforme ainsi lui-même. A quelque niveau que puisse s'élever progressivement cette conjugaison tout intime entre l'activité de l'homme et les objets qu'elle se trouve dans le monde physique, elle ne peut les façonner qu'en se modelant sur eux. Ainsi se résout de lui-même le problème si controversé de la connaissance. Sans doute
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elle suppose l'apparition de la conscience dans le monde; mais la conscience ne peut se développer qu'au contact des choses, par actions et réactions mutuelles. Les lois de la pensée ne peuvent naître et se spécifier que par un incessant ajustement à celles de l'univers. Elles leur sont essentiellement homologues. Entre lef deux il y a conformité nécessaire.
Mais que peut bien alors signifier l'indépendance idéologique du savant ? Sans doute il doit éviter l'influence des impératifs dont il ne peut démêler l'origine ou dont il reconnaît que l'origine est extra-scientifique. Doit-il cependant s'isoler intellectuellement comme si l'intelligence était une force vierge ? Puisqu'il n'y a pas, au contraire, d'activité intellectuelle qui se puisse concevoir en dehors du matériel technique et mental, des problèmes, du régime qui sont propres à uns époque et puisque, dans la série des époques successives, chacune a sa signification propre, n'y aurait-il pas intérêt pour le savant à prendre une conscience nette et complète des multiples rapports qui constituent la sienne ? Et comme c'est une tâche qui dépasse la mesure de ses forces individuelles, n'a-t-il pas à se concerter avec les représentants de l'activîté non seulement scientifiques mais sociale ? Au lieu d'y perdre son indépendance, ne s'épargnerait-il pas ainsi des tâtonnements, des fausses soutes, des faux buts, des fausses théories ?
La spécialisation exclusive, le cloisonnement entre les activités est, selon Marx, un méfait du régime capitaliste. Les premiers économistes bourgeois y voyaient une nécessité du machinisme, mais un danger. C'est devenu un idéal dans le domaine intellectuel. Chaque savant se prétend contraint, par souci d'objectivité, à s'isoler, dans la stricte pratique de ses méthodes, devant l'objet exclusif de sa science, sans s'inquiéter d'en imaginer les rapports avec l'ensemble de la réalité scientifique et sociale, et au risque de ne plus s'occuper que d'un fantôme d'au tout intérêt se serait retiré, de la même façon que l'ouvrier tourne des pièces dont il ignore la signification mécani-
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que ou que le paysan sème une récolte peut-être invendable. II en résulte un gaspillage incalculable d'efforts et des déséquilibres funestes. Le même désordre se retrouve dans tous les domaines. Les rapports entre la production et la consommation sont tellement viciés que la surproduction engendre la sous-consommation. L'industrie se plaint d'être ruinée par les inventions de la science et voudrait la mettre en sommeil. Les tentatives les plus coûteuses et les plus vaines sont faites pour venir à bout d'un problème dont une science voisine trouverait aisément la solution, mais dont elle ne s'occupe pas. La puissance des moyens d'action qu'ont développés la science et la technique remporte de si loin sur le niveau des buts encore poursuivis par nos sociétés d'aujourd'hui qu'au lieu d'accroitre le bien-être de l’homme ils menacent à tout instant de devenir un fléau destructeur.
Entre ces activités dispersées, l'unité doit se faire et les cloisons disparaître, comme déjà la science nous en donne un exemple partiel. La physique a récemment absorbé la mécanique et la mécanique la géométrie. Ce n'est pas la géométrie qui s'est imposée à la physique. C'est la physique qui se fait une géométrie selon ses besoins. Entre la science et la société, la même rigoureuse intégration doit s'opérer. Et c'est la société qui absorbera la science, quand elle-même elle aura cessé d'être morcelée en classes.
Henri Wallon.