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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «L'affaire du petit drame : filiation franco-russe ou communauté de pensée? (Tesnière et Dmitrievskij)[1]», Slavica Occitania, Toulouse, n° 17, 2004, p. 93-118.


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«En matière de linguistique, les révolutions n'ont pas consisté jusqu'ici dans un changement d'éclairage, mais dans un changement du centre d'intérêt lui-même» (Jean Stéfanini, 1994, p. 30)

 

A force de chercher des précurseurs à toute théorie linguistique, on finirait par croire que l'enjeu de cette quête sans fin est une sorte de compétition pour un «copyright», surtout lorsque le précurseur appartient à la même culture nationale que le découvreur.

Ainsi, la linguiste tchèque E. Hajíčová pense-t-elle[2] que L. Tesnière a été «influencé» par le Cercle linguistique de Prague dans son idée de considérer le verbe comme le centre de la phrase. De même, le linguiste russe V. Xrakovskij relève[3] que l'idée du «petit drame», la métaphore la plus célèbre des Eléments de syntaxe structurale de Tesnière (1955), appartient au grammairien et pédagogue russe Aleksej Dmitrievskij (1856-1929), dont Tesnière
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aurait pu connaître les écrits lors de ses missions scientifiques à Léningrad dans les années 1930[4].

En France, en revanche, l'image la plus largement répandue est celle du novateur isolé :

 

«L'option la plus novatrice de Tesnière est sans conteste d'avoir, très jeune, éprouvé la nécessité de rompre avec la logique aristotélicienne reconduite par la tradition grammaticale issue de Port-Royal. Il remet en cause, à ce titre, le découpage canonique de la phrase en sujet / prédicat […]» (Madray-Lesigne & Richard-Zappella, 1995, (Préface), p. 9-10)

 

Il me semble que, si chercher à reconstituer une filiation conceptuelle a quelque intérêt, ce n'est pas dans la course dérisoire à l'ancêtre de la lignée, mais dans la réflexion sur le fait qu'une «ligne de pensée», ou un «climat d'opinion»[5] peuvent se constituer en dehors de tout contact direct dans le temps et dans l'espace. C'est sur le fond d'une interrogation sur l'histoire des idées en Europe (occidentale et orientale) qu'on va comparer ici Tesnière et Dmitrievskij.

A la différence de l'hypothèse diffusionniste, qui refuse la possibilité d'une inventivité multiple et pose qu'une invention ne peut qu'être transmise par imitation et contact, on proposera ici de s'interroger sur le fait que des chercheurs sans aucun lien entre eux peuvent parvenir à des conclusions identiques ou très proches, parce qu'ils ont lu les mêmes livres, ou qu'ils participent d'un même «climat d'opinion», ou qu'ils récusent une même thèse, qu'ils trouvent également insatisfaisante. C'est à reconstituer ce climat d'opinion qu'est consacré cet article, autour de l'histoire de la métaphore
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du «petit drame», symptôme d'une discussion dont l'enjeu le dépasse largement.

 

1. Le «théorème de Platon», objet d'opprobe.

 

Le parti-pris comparatiste de ce travail devrait, me semble-t-il, apporter quelque lumière sur une question souvent débattue en histoire des théories linguistiques : y a-t-il continuité ou discontinuité entre les différentes façons de traiter la science du langage en général, et la syntaxe en particulier?[6]

Prenons comme point de départ de la réflexion la différence entre deux façons d'analyser la structure de la proposition : une structure binaire de constituants en Sujet — Prédicat (désormais S/P), issue de Platon (Le Sophiste)[7] et une structure relationnelle de dépendance (désormais aRb), autrement dit l'opposition entre syntaxe de constituants et syntaxe de dépendance.

Le passage, historique mais complexe, de S/P à aRb est-il assimilable à une «coupure épistémologique», ou bien s'agit-il d'une autre façon de voir la même chose, ou bien encore d'un déplacement de centre d'intérêt, pour reprendre la formule de J. Stefanini?

Tout ce qu'on peut remarquer, à une première étape de la réflexion, est que aRb n'a pas renversé, ni rendu impossible S/P. La conception aRb cohabite, dans l'enseignement de la syntaxe, avec la conception S/P, sans jamais pouvoir la «falsifier». Une frappante asymétrie est en outre à noter : alors que tous les partisans de aRb s'opposent explicitement à S/P, l'inverse n'est pas vrai[8]. Il y a
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ainsi un modèle dominant «par défaut», évidence non remise en cause, et un autre, essentiellement contestataire, revendicateur de nouveauté. De Platon à Martinet, une longue marche magistrale marginalise toute alternative.

On partira alors à la recherche d'une notion permettant de rendre compte de ce qui relie Dmitrievskij et Tesnière; ni l'air du temps ni l'air du lieu ne concordent, ils ont pourtant un adversaire commun : l'utilisation, sentie comme indue, du modèle de la logique d'Aristote en syntaxe. 

 

Si l'on tente une reconstitution de l'affaire du petit drame, selon ce qu'une rapide et superficielle enquête permet de reconstituer, on relève un aspect symptomatique : l'aspect essentiel que la métaphore dramatique révèle est un déplacement notable d'accent du nom vers le verbe, du tableau vers l'action.

Le linguiste et pédagogue allemand J.-B. Basedow (1724-1790) considère en 1759, de façon toute traditionnelle,  la phrase comme un jugement liant un sujet et un prédicat, à la manière de la grammaire de Girard (Deutsche Grammatik). En 1774, en revanche, dans Elementarwerk, la phrase devient l'image d'une action : «Abbild einer Handlung, mit Täter, Gegenstand und weiterem Beteiligten» (c'est le mot Handlung : ‘acte, action’ qui est à noter ici). Que s'est-il passé entre ces deux dates? Mûrissement de la pensée de l'auteur ou bien événement extérieur? Basedow, en tout cas, effectue le passage entre Girard (qui utilisait des notions comme objectif, terminatif, etc.) et l'interprétation qu'on dira, beaucoup plus tard, actantielle.[9]

Dans le quatrième volume de la Deutsche Grammatik de J. Grimm (1822-1837), on trouve, dans la section intitulée «Verbalrection», un certain nombre de notions caractéristiques d'une théorie de la dépendance, en particulier le fait que les compléments sont dépendants du verbe («vom verb(o) abh(ängiger) acc(usativ»), alors que les circonstants ne le sont pas. Notons que Grimm traite du sujet grammatical sous la terminologie de («vom verb(o) abh(ängiger) nom(inativ»), abandonnant ainsi toute hiérarchie entre les cas.[10]

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La métaphore dramatique semble courante, y compris en France dès le 19ème siècle. Elle est souvent liée à ce que D. Samain a appelé le «mythe indo-germanique», c’est-à-dire cette idée, qu’on trouve déjà chez Humboldt puis, de manière plus tranchée chez Steinthal, que la phrase indo-européenne présenterait un «dynamisme» (terme-clé) dont seraient dépourvues, par exemple, les langues agglutinantes.[11]

En 1897 Bréal, dans son Essai de sémantique estime que le passif est issu d’une forme réfléchie. Il y a une difficulté à créer un passif indo-européen selon lui. Non pas qu’il y ait plus de difficulté à comprendre je suis frappé que je frappe.
 
«La difficulté venait du plan de nos langues, qui est en contradiction avec l’idée passive, les langues indo-européennes présentant la phrase sous la forme d’un petit drame où le sujet est toujours agissant. Aujourd’hui encore, fidèles à ce plan, elles disent : «le vent agite les arbres… la fumée monte au ciel…» (Bréal, 1897, p. 86).

De même, pour Jespersen, dans La philosophie de la grammaire, «une jonction est un tableau, un nexus est un procès, un événement.»[12] Il tient des propos analogues dans Essential of English Grammar : «Une jonction est comme une peinture, un nexus est comme un drame ou un procès [13]

On peut enfin citer Sechehaye (Essai sur la structure logique de la phrase, Paris, Champion, 1926) :

«Nous interprétons les phénomènes dont les êtres sont le théâtre et les relations qu'ils ont entre eux ou avec nous comme une sorte de drame dans lequel il y a des êtres qui agissent et d’autres qui subissent ou, pour mieux dire, dans lequel les mêmes êtres sont vus selon l'occasion comme agissants ou comme subissants. Tout dans le spectacle que le monde nous offre est animé par notre sympathie» (p. 49-50).

Chez Sechehaye, les catégories linguistiques ont un fondement sémantique (voire ontologique). Le petit drame naturalise l’hypothèse sémantique, qui fonde chez lui, les catégories grammaticales.

«la catégorie du procès et le résultat d’une conception dynamique et pour ainsi dire dramatique du spectacle que le monde nous offre…» (p. 55)

On retiendra de ces auteurs le rapport explicite entre la structure de la proposition et la notion d'action, ou activité, que certains
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d'entre eux réservent aux seules langues indo-européennes, alors que les autres en font une propriété générale de toute langue. En fait, il y a plus que la représentation dans la métaphore du drame : il y a la dynamique des rapports sujet / objet, l'opposition entre l'actif et le passif. C'est toute une anthropologie implicite des rapports humains qui se révèle dans cet ensemble métaphorique. Disons dans une première approche que la métaphore du drame est un topos de l'époque, presque un lieu commun.

2. Tesnière, lecteur de Humboldt

Tesnière développe le «petit drame», mais néglige à première vue le contexte idéologique dans lequel cette métaphore est apparue : s'il oppose également dynamisme et statisme, c'est dans un autre sens : non pas verbe et nom, mais fonctions syntaxiques et parties du discours.

Pourtant, il est de première importance de prendre au sérieux les métaphores, qui ne sont pas simple ornement rhétorique d'un exposé. C'est dans le domaine de la chimie que Tesnière puise son inspiration et trouve ses justifications :

«6. — Il en va de même en chimie, où la combinaison du chlorure Cl et du sodium Na fournit un composé, le sel de cuisine ou chlorure de sodium ClNa, qui est un tout autre corps et présente de tout autres caractères que le chlore Cl d'une part et le sodium Na d'autre part» (Tesnière, 1976, p. 12).

On reconnaît là les termes mêmes du «holisme» si courant dans les années 1930-1960, plus tard appelé «émergentisme», et qui a pour principe que le tout est plus que la somme des parties. Mais il faut se souvenir que la philosophie des sciences naturelles était à la mode à l'époque de Humboldt, où tout intellectuel, même linguiste, faisait de la physique ou de la chimie expérimentale, moins, d'ailleurs, pour découvrir des faits nouveaux que pour y chercher des modèles spéculatifs. Les notions de structure, système, organisme, synonymes à l'époque, y trouvent leur source.

Une autre allusion discrète que fait Tesnière devrait attirer notre attention, il s'agit de la référence à Humboldt et à un organicisme fonctionnant sur l'opposition axiologique entre le «vivant» et le «mort». En effet, si la connexion donne à la phrase son caractère «organique et vivant», c'est qu'elle en est le «principe vital» (§8, p. 12) :

«9. — Construire une phrase, c'est mettre la vie dans une masse amorphe de mots en établissant entre eux un ensemble de connexions.

10. — Inversement, comprendre une phrase, c'est saisir l'ensemble des connexions qui en unissent les différents mots». (p. 12)

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Cf. également la note 3 de la page 11 avec la métaphore du milieu naturel vivant :

«[…] le dictionnaire, résultat d'un travail qui consiste à prendre les éléments de la réalité linguistique et à les sortir artificiellement du milieu naturel vivant où on les trouve, est fatalement quelque chose de mort».[14]

Ou bien le § 14, p. 45 :

«Le nucléus est donc en dernière analyse l'entité syntaxique élémentaire, le matériau fondamental de la charpente structurale de la phrase, et en quelque sorte la cellule constitutive qui en fait un organisme vivant».

Tesnière insiste sur le fait que cette notion de connexion, «purement intérieure le plus souvent», correspond à la «innere Sprachform, forme intérieure de la langue, de Guillaume de Humboldt» (§12, p. 12-13). Il rend un hommage appuyé à Humboldt, «linguiste de grande classe, aux intuitions de génie […], ami de Schiller et de Goethe, esprit très supérieur à Bopp, qui n'a jamais dépassé le niveau d'un bon technicien spécialisé» (n. 2, p. 13). Le point ici fondamental, dans cette attitude cavalière envers le «technicien», est que la «notion féconde de innere Sprachform» permet de contrer «l'influence trop exclusive des ‘morphologistes’, [qui faisait que] la linguistique posait comme son postulat d'Euclide que seuls relevaient d'elle les faits de langue saisissables sous une forme matérielle, donc extérieure. C'était nier a priori la innere Sprachform, qui est par définition intérieure» (n. 1, p. 13). Cette prise de position anti-morphologiste, critique d'une réduction de l'analyse à la «technique», rappelle étonnamment les thèses de Jakobson constamment réitérées dans ses jugements négatifs sur l'«aveuglement» des «positivistes». Mais surtout elle nous met sur la voie de tout un fond, qu'on pourrait appeler idéologique, de l'histoire de la pensée linguistique, prenant son origine dans le romantisme allemand puis chez Steinthal et son attitude explicitement anti-logiciste. 

Notons enfin un autre aspect de la pensée de Tesnière en rapport avec Humboldt[15], c'est le thème du reflet d'une culture spécifique par la langue :

«12. — Il y a donc pour chaque langue un nombre optimum de catégories, qui est fonction de la complexité de la civilisation qu'elle a pour mission d'ex-
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primer, et qui constitue un équilibre, qu'elle atteint d'ailleurs automatiquement par le simple jeu de son fonctionnement» (p. 49).

Par sa revendication d'autonomie de la syntaxe par rapport à la logique et à la psychologie, Tesnière s'inscrit parfaitement dans les courants de son temps (cf. les § 18-21, p. 42). Pourtant, son traitement du rapport des catégories et des fonctions est fortement contradictoire. En effet, d'une part il opère une distinction particulièrement nette entre les catégories («élément statique et inerte») et les fonctions («élément dynamique et vivant») (p. 49), que les relations entre le violent Alfred et l'infortuné Bernard vont mettre en scène :

«3. — Soit par exemple la phrase Alfred frappe Bernard. Si nous en envisageons les catégories, nous constatons qu'Alfred et Bernard appartiennent à la catégorie grammaticale du substantif et frappe à celui du verbe. Mais ces mots, aussi longtemps que nous ne les envisageons que de ce point de vue, nous apprennent seulement qu'il y a un nommé Alfred, un nommé Bernard, et une action de frapper : ils ne nous apprennent rien sur le lien organique qui unit ces trois éléments isolés en une phrase.» (p. 49)

«4.— Si au contraire nous faisons intervenir la notion de fonction, nous constations qu'Alfred remplit la fonction de sujet, Bernard celle d'objet, et frappe celle de nœud verbal. Dès lors tout s'éclaire, les connexions s'établissent, les mots inertes deviennent un organisme vivant et la phrase prend son sens». (p. 50)

Dans sa perspective typologique, il souligne que «les catégories varient considérablement selon les langues, tandis que les fonctions restent toujours plus ou moins identiques à elles-mêmes» (§7, p. 50). Autrement dit, en reprenant la terminologie de Tesnière (ib., §10), on peut dire que la syntaxe statique, à base morphologique, distingue les langues, alors que la syntaxe dynamique, «vivante», celle qui fait appel aux fonctions, est universelle. Or, si la syntaxe dynamique renvoie à la forme interne de la langue, on ne voit plus très bien comment cette dernière pourrait être en même temps propre à chaque langue.

Tesnière définit la fonction par la dépendance (terme lui-même jamais défini), ou, plus précisément, dans toute fonction il voit une complémentation. Pourtant, sa terminologie est hybride, car la fonction syntaxique est définie en même temps, ou de surcroît, dans une autre dimension, par ce qu'on appellerait aujourd'hui le «rôle sémantique» : le prime actant est le sujet, le second actant est l'objet des verbes actifs ou l'agent du passif, et le tiers actant est le bénéficiaire. On va voir que cette définition sémantique des compléments oppose nettement Tesnière et Dmitrievskij.

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Tesnière, comme ses prédécesseurs adversaires de S/P, réduit le prédicat à n'être qu'un élément de la phrase (et non plus la totalité de ce qui est dit du sujet). Ce faisant, il ôte tout privilège au sujet, qui n'est plus qu'un des actants. Mais en conférant au sujet un rôle sémantique déterminé, il revient en-deçà de son programme de séparation de la syntaxe et de la sémantique.

Tesnière suit la ligne humboldtienne du verbe comme centre de la proposition, mais il va plus loin que Humboldt, qui garde la relation duale S/P. Pour Humboldt, le verbe est la base de la synthèse que forme toute proposition. Le verbe est fondamentalement différent de toutes les autres parties du discours, puisqu'il est le seul à avoir la capacité de «réaliser une synthèse comme fonction grammaticale» :

«Les autres termes de la phrase constituent en quelque sorte un matériel inerte, en attente de liaison; le verbe représente, seul, le centre effecteur qui assure l'entretien et la propagation de la vie. C'est en vertu d'un seul et même acte de synthèse qu'il opère, au moyen de l'être, la conjonction du prédicat et du sujet, et dans des conditions telles que l'être, converti en agir par l'application d'un prédicat énergétique, se voit indexé au sujet lui-même; en d'autres termes, de purement spéculative qu'elle était, la conjonction devient désormais un état ou un procès dans le champ du réel.» (Humboldt, 1836 [1974, p. 367, trad. P. Caussat])

Humboldt considère le verbe essentiellement dans sa fonction syntaxique, c'est-à-dire dans sa fonction de connexion entre le sujet et le prédicat, alors que la tradition grammaticale y voyait avant tout des propriétés morphologiques (telles que la capacité d'exprimer le temps). Du reste, cette fonction avant tout syntaxique avait été déjà mise en avant dans la grammaire de Port-Royal, qui définissait le verbe comme «un mot dont le principal usage est de signifier l'affirmation, c'est-à-dire de marquer que le discours où ce mot est employé, est le discours d'un homme qui ne conçoit pas seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme». (Arnault & Lancelot, 1676, p. 78).[16]

 Sur ce point précis (c'est sans doute le seul), Humboldt ne s'écarte pas de la Grammaire de Port-Royal, pour qui le verbe est vox significans affirmationem, en polémiquant contre l'ancienne définition, morphologique et sémantique, de vox significans cum tempore (à la manière d'Aristote).

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 «Le verbe de lui-même ne devrait pas avoir d'autre usage que de marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d'une proposition» (Arnault & Lancelot, 1676, p. 79).

Mais si pour Port-Royal il est clair que la proposition est l'expression d'un jugement, Humboldt prend bien soin de distinguer la notion logique de jugement de la notion grammaticale de proposition, ou phrase, préparant ainsi la voie au «divorce» de la grammaire et de la logique, proclamé par Steinthal (1855). Humboldt renvoie même les catégories de sujet et de prédicat comme étant «purement logiques».[17] 

Il me semble que Tesnière se débat entre une visée humboldtienne et les tendances modernes de son temps. Il est bien un maillon de la chaîne des discussions en syntaxe, et non un novateur isolé ou génie solitaire.

 

3. Dmitrievskij et l'anti-nominativisme

 

Qu'était allé faire Tesnière à Léningrad lors de ses trois missions scientifiques, et qu'y avait-il trouvé? Pour l'instant, sans avoir pu consulter les archives personnelles de Tesnière, on ne peut que se fier à ce qu'il dit lui-même dans les Eléments ou dans son rapport d'activité publié[18] :

«Me trouvant en mission en URSS en 1936, et y ayant acheté quelques grammaires russes, j'ai eu la joie de constater que l'idée du stemma y avait germé de façon indépendante. La première en date des grammaires où j'ai trouvé des stemmas est celle d'Ušakov, Smirnova et Ščeptova, Učebnaja kniga po russkomu jazyku, Moscou-Léningrad, Gosizdat, 1929, 3e partie, pp. 6 et 7, et 4e partie, p. 5. Je me suis laissé dire que MM. Barkhudarov et Princip, élèves de M. Ščerba, avaient utilisé le stemma dès 1930. Et j'ai retrouvé des stemmas dans la Grammatika de Krjučkov et Svetlaev, Moscou, 1936, pp. 6 et 7. (Tesnière, 1976, p. 15)[19]
 

«Une des caractéristiques extérieures de la méthode que je préconise est la représentation par ‘stemmas’ des schèmes structuraux qui subsistent derrière
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les apparences linéaires de la chaîne parlée. J'attends beaucoup, au point de vue pédagogique, de l'application de cette méthode, que les Russes pratiquent à l'école primaire depuis plusieurs années.» (Tesnière, 1995a, p. 408)

Mais il fait aussitôt une restriction, précision importante pour notre propos :

«Il y a lieu de noter par ailleurs que, si l'idée fondamentale est la même, le détail de l'application est assez différent. Les linguistes russes expriment dans leurs stemmas l'opposition entre le sujet et le prédicat, conception que je tiens pour grammaticalement erronée (v. ci-dessous, chap. 49, §§ 2, sqq). Aussi bien le stemma n'apparaît-il, au moins dans les grammaires que je connais et que je viens de citer, que d'une façon tout à fait passagère et fugitive, à titre de simple démonstration de principe, et les auteurs ne me semblent pas en avoir tiré la méthode pratique qui me paraît s'imposer ni avoir entrevu tout le développement dont je la crois susceptible.» (Tesnière, 1976, p. 15)

Comme il est difficile de penser qu'un scientifique aussi scrupuleux que Tesnière aurait délibérément fait le silence sur sa découverte à Léningrad de linguistes du XIXème siècle engagés dans une entreprise de remise en cause de la relation S / P, force est de constater que l'hypothèse d'une connaissance de première main de Dmitrievskij par Tesnière est peu étayée.

C'est pourquoi on s'en tiendra à l'hypothèse du climat d'opinion, ou, de façon encore plus programmatique, à celle de courant de pensée[20]. Le chapitre précédent était nécessaire pour comprendre à quel point Tesnière et Dmitrievskij sont tous les deux, chacun dans son lieu et son temps, imprégnés de la pensée de Humboldt.

Aleksej Afanas'evič Dmitrievskij était enseignant dans les établissements secondaires de la ville de Koroča, dans le sud de la Russie, il était proche des idées linguistiques de l'école de Xar'kov. Par ses positions en grammaire on peut le rattacher au courant de la «linguistique slavophile»[21] qui, un peu après qu'un groupe d'enseignants de l'Université et de lycées de Francfort eurent conçu, en 1817, le projet de créer une grammaire de l'allemand «complètement libérée des chaînes de la grammaire latine»[22], se proposa à son tour de ne plus «chausser les lunettes de l'étranger» (il s'agit ici des grammaires latines et allemandes) pour étudier la langue russe[23].

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Il apporte, à partir de sa pratique de pédagogue, une contribution à l'analyse de la structure de la proposition, en proposant une solution hardie et radicale à un problème qui faisait, à cette époque comme maintenant, couler beaucoup d'encre, celui des «constructions impersonnelles». Dmitrievskij, dans un ton volontiers polémique, réfute clairement une position qu'on pourrait appeller réductionniste, celle qui consiste à ramener, d'une façon ou d'une autre, les constructions impersonnelles à la structure binaire du jugement catégorique. On sait qu'à l'origine de ces tentatives de normalisation il y a le présupposé que la structure Sujet - Prédicat est, pour toute proposition, non seulement le schéma prototypique dominant, mais encore le modèle général, voire la seule forme possible. Un tel principe une fois admis, lorsqu'on rencontre des propositions qui, comme les propositions impersonnelles, sont dépourvues de sujet, la seule solution possible est de soutenir que l'absence de sujet n'y est qu'apparente, et de développer  une procédure quelconque permettant de reconstituer le terme manquant.[24] C'est une longue ligne de pensée qui se dessine ainsi, chez des auteurs aussi différents que Arnauld & Lancelot d'un côté et Steinthal de l'autre.

Dmitrievskij s'oppose explicitement à tout bricolage paraphrastique, qu'il soit réalisé dans le discours savant (Buslaev, 1818-1897) ou dans les grammaires scolaires de son temps (Govorov, Milovidov), consistant par exemple à réinvestir d'une valeur référentielle les marques de 3e personne portées par les verbes unipersonnels (Buslaev en 1858 analyse ainsi le ‘-t’ de svetaet, ‘il fait clair’, tout comme le fait Becker (1827) pour le ‘-t’ du latin volat.)[25]

A la différence de Tesnière, Dmitrievskij ne confond pas fonction syntaxique et classe de mot (ou partie du discours). Il est beaucoup plus engagé dans un combat pratique contre la conception logique dualiste, ou dichotomique, des membres de phrase, contre le «duumvirat», qu'il propose de remplacer par le «decemvirat» des fonctions syntaxiques.[26]

Mais Dmitrievskij comme Tesnière sont des pédagogues luttant contre des dogmes pesants, pleins d'idées novatrices mais peu écoutés de leur vivant. [27]

En Russie dans les années 1860-1880 (l'époque des «grandes réformes» d'Alexandre II) se répand l'idée que le sujet peut se trouver non seulement au Nominatif, mais aussi à un cas oblique. A l'origine de cette conviction se trouve la grande productivité des phrases impersonnelles en russe, fournissant un contre-exemple incontournable au dogme du caractère nécessairement binaire de la proposition (modèle S/P). [28]

Ce qui est en jeu dans la discussion sur les structures impersonnelles est la  notion de complétude de la proposition (et donc celle de «pensée complète») : manque-t-il quelque chose aux phrases impersonnelles? Sont-elles défectives?

La lutte que mène Dmitrievskij contre le «nominativisme» entraîne une reconsidération radicale de la notion de sujet et son indépendance par rapport au cas Nominatif. Par sa rélégation du sujet au rang de «complément comme les autres», par la hiérachie explicite qu'il établit entre le verbe (seul «membre principal de la proposition») et les compléments («membres secondaires»), Dmitrievskij prépare la voie à la délinéarisation de la proposition, dernière étape avant la représentation graphique popularisée par Tesnière, mais utilisée dès la fin du 19ème siècle en Allemagne[29] et en URSS[30].

«Le prédicat est le souverain absolu, le Tsar de la proposition[31]. S'il y a dans la proposition, à part lui, d'autres membres, ils lui sont strictemment subordonnés (podčineny), et ce n'est que de lui qu'ils acquièrent leur sens et leur importance; s'il n'y a pas d'autre membre, même de sujet, le prédicat exprime à lui tout seul la pensée et constitue une proposition complète. Autrement dit, la proposition elle-même n'est rien d'autre que le prédicat, soit seul, soit accompagné d'autres membres.» (Dmitrievskij, 1877b, p. 23)

L'opération fondamentale opérée par Dmitrievskij comme par tous les partisans de la structure aRb est ce qu'on peut appeler la «descente du sujet» :
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 Mais en changeant le statut de S, qui cesse d'être un « membre principal», c'est la nature de P qui change aussi. P n'est plus un pôle d'une relation, il devient le centre, ou pivot, d'une relation. Il acquiert ainsi un double statut, qu'il n'avait pas avant : terme (le verbe chez Tesnière) et relation, alors que les grammaires de constituants différencient radicalement le terme (verbe) et le sommet de la relation (VP).

Le problème posé par Dmitrievskij consiste à se demander comment articuler les parties du discours avec les fonctions syntaxiques (qu'il nomme «membres de la proposition» [členy predloženija], à la manière russe, inspirée de la terminologie de l'Abbé Girard (membres de phrase), passée en Russie par l'intermédiaire de ses commentateurs allemands (Satzgliedern)).

Dmitrievskij tient les parties du discours pour acquises; ce qu'il remet en cause, c'est le rapport entre catégories grammaticales (cas) et fonctions[32]. Il s'appuie sur la grande variété de l'accord du verbe en russe pour considérer que chaque verbe possède son système de complémentation[33] qui lui est propre. Il ne fait aucun raisonnement à base sémantique. Seule la forme de la rection compte. Il s'agit ainsi d'une syntaxe à base morphologique. Dmitrievskij distingue par exemple :

• le verbe intransitif : un verbe à «complément au Nominatif» : sviščet solovej [‘siffle (le) rossignol’]

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• le prédicat à complément au Datif : žal' mne [‘malheur à moi’][34]

• le prédicat à complément à l'Instrumental : zapaxlo degtem [‘ça sent le goudron’]

Il reste bien des problèmes non résolus par Dmitrievskij, par exemple les verbes que Tesnière appelle divalents. Dmitrievskij considère que čitaju knigu [‘(je) lis (un) livre (Acc.)] est un verbe à complément à l'Acc, mais il ne dit rien de la différence entre les compléments dans solovej poet pesnju [‘(le) rossignol chante (une) chanson’].

Ses arguments reposent souvent sur l'évidence empirique :

«N'est-il pas évident à partir de ces exemples que pour un prédicat le complément le plus proche est le sujet, pour un autre c'est l'un quelconque des compléments, qui est aussi important pour celui-ci que le sujet pour le premier. Le sujet joue donc un rôle aussi secondaire dans la proposition que le complément» (Dmitrievskij, 1877b, p. 29-30)

Le fait que le prédicat a le rôle principal dans la proposition permet à Dmitrievskij d'élargir le champ du concept de «verbalité» (glagol'nost') et de «conjugabilité« (sprjagaemost'), et le terme de «métaphorisme de la langue» [metaforizm jazyka] qu'il a forgé[35] correspond de très près à la translation de Tesnière. Par exemple, quand un nom sans verbe prend une fonction prédicative, ce nom reçoit une «forme verbale, ou conjugabilité, et possède ainsi la marque du présent» (ex : Zemlja — planeta : ‘La terre (est) (une) planète’).

Enfin, le fait d'insister sur les formes très diverses de prédicat apporte de l'eau à son moulin dans son opposition à la conception logique de la proposition, qui «réduit et appauvrit la notion de prédicat».[36]

 Dmitrievskij n'esquive pas le contre-argument de l'accord du verbe avec le sujet en russe, au contraire il y consacre un long développement. On doit noter tout d'abord, selon lui, que l'accord (soglasovanie) n'est pas la même chose que la dépendance, qu'il appelle rection (upravlenie) : la dépendance prend son sens de la
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notion de complément, notion encore toute récente, qui implique celle, beaucoup plus fondamentale, de complétude : à partir de quand peut-on considérer qu'une proposition est achevée, complète?[37]

Le sujet est régi par le prédicat, même si souvent il y a accord du verbe avec le sujet.

«Le sujet, se trouvant régi par le prédicat (pod upravleniem skazuemogo), exerce souvent lui-même une influence sur lui, qui s'exprime dans l'accord du prédicat avec le sujet» (Dmitrievskij, 1878a, p. 45)

Mais l'argument principal est que l'accord n'est pas une règle générale. Il donne de nombreux contre-exemples :

Prišli Ivan s Petrom [‘sont-venus Ivan avec Pierre’]

Mnogo soldat ne vernulis' domoj [‘beaucoup-de soldats (Gén. pl.) ne sont pas revenus chez eux’]

«L'accord du prédicat aussi bien avec le sujet qu'avec, souvent, le complément, ne signifie pas qu'il y ait prééminence du sujet, encore moins du complément, mais que le prédicat flexionnel fonctionne avec tous ses attributs qui lui sont nécessaires pour attirer les membres secondaires : en apparaissant avec ses marques de personne, de genre, de nombre et même de cas, il ouvre les bras, peut-on dire, pour que les membres secondaires s'associent à lui étroitement (primykanie)» (Dmitrievskij, 1877b, p. 31).

Le sujet est ainsi une variété de complément, sans aucune définition sémantique:

«Le complément répondant à une question au Nominatif s'appelle sujet, ou complément le plus proche (bližajšee); celui qui répond à une question à l'Accusatif sans préposition est le complément direct, celui qui répond à une question à tous les autres cas ou à l'Accusatif avec préposition est un complément indirect» (Dmitrievskij, 1880, p. 14).

Dmitrievskij s'inscrit parfaitement dans le courant anti-logiciste qui parcourt tout le XIXe siècle dans tous les pays européens, en faisant appel, plus ou moins explicitement, à des concepts psychologiques. C'est de ce tourbillon de métaphores vitalistes, énergétistes et dynamiques que naît celle qui nous occupe ici : le «petit drame».

Il faut souligner, avant d'aller plus loin, que le mot drama en russe, comme en anglais, désigne toute intrigue théâtrale, et n'a pas la connotation de quelque chose de «dramatique» qu'il a en fran-
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çais. Ce point devrait être pris en considération dans cette discussion sur les sources d'inspiration de Tesnière.

Etudions attentivement les passages dans lesquels Dmitrievskij développe sa métaphore du drame. [38]

«la proposition grammaticale énonce la pensée au moment même de son processus, elle représente [izobražaet] devant nous le mouvement même de la pensée. Ainsi peut-on dire que la proposition est un drame, une représentation de la pensée au moyen d'un mot, qui est comme un acteur de cette scène qu'est la pensée. Au contraire, la pensée logique est comme l'épopée de la pensée, elle envisage son processus une fois accompli, comme l'épopée est le récit d'un événement accompli. Il est vrai que la logique envisage également la pensée de façon double : activement, telle qu'elle advient dans les formes du jugement et de la déduction, et passivement, telle qu'elle advient dans les formes de la représentation et du concept, mais l'un et l'autre au passé, comme quelque chose de donné. La proposition, en revanche, représente la pensée comme quelque chose qui se donne (nečto dajuščeesja) au moyen du mot, elle est ainsi la chair de la chair de la pensée, la plastique de la pensée. » (Dmitrievskij, 1977a, p. 12).

On voit qu'il reprend la tripartition de la Grammaire de Port-Royal entre CONCEVOIR / JUGER / PENSER, mais en la dédoublant par une opposition entre logique et grammaire.

Il aborde ainsi la notion de complément :

«Le complément représente le milieu[39] dans lequel apparaît la caractéristique (priznak[40]), désignée par le prédicat. Ce milieu, ce cercle dans lequel, en quelque sorte, tourne la caractéristique-sensation[41], est constitué des objets (predmety) qui, par leurs positions respectives et leurs relations respectives produisent la caractéristique-prédicat, de la même façon que des personnages d'une scène, par leur jeu réciproque et leur interprétation commune d'un drame, font naître chez les spectateurs une claire notion (predstavlenie) de l'idée qui imprègne l'œuvre dramatique. » (Dmitrievskij, 1878c, p. 75-76)

 [110]

C'est la même métaphore qu'il reprend à propos de la définition des circonstants :

«Si le complément représente devant nous le cercle des objets desquels apparaît la caractéristique-sensation, exprimée par le prédicat, le circonstant dessine pour nous la situation (obstanovka) dans laquelle apparaît chez le locuteur la caractéristique-prédicat. Si les objets qui constituent les compléments rappellent les personnages d'une scène chez un spectateur, l'idée qui est exprimée par le prédicat, le circonstant représente la scène elle-même, sur laquelle se joue le drame de la pensée exprimée par la proposition. Toute œuvre dramatique, quel que soit le talent des artistes qui la jouent, ne recrée devant les spectateurs la vie humaine de façon adéquate à la réalité que lorsqu'elle est jouée sur une scène spécialement construite pour cette pièce, c'est-à-dire dans la situation dans laquelle se sont déroulés dans la vie réelle [42] les faits et les événements de la vie humaine représentés sur la scène. Les faits et événements de la vie réelle ne peuvent se dérouler en dehors du temps et du lieu. C'est pourquoi la disposition et l'arrangement de la scène, au moment où est jouée la pièce, concourt pleinement à l'illusion du spectateur, en représentant devant lui, en conformité avec la réalité, non seulement le lieu et son étendue, dans laquelle est jouée la vie portée en scène (elle remplit les conditions de l'espace), mais aussi le temps, dans les cadres duquel se sont déroulés les événements  en question, le moment de la journée, la saison, le siècle lui-même (elle remplit les conditions du temps).» (Dmitrievskij, 1878d, p. 75)

Dans un article-bilan, au ton encore plus polémique que les précédents qu'il avait fait paraître dans la même revue de Voronež Filologičeskie zapiski (1878e), il reprend le problème obsédant des structures impersonnelles pour mettre à mal le modèle binaire de la proposition.

Après avoir écarté l'idée que les propositions impersonnelles (qu'il appelle odnočlennye : à un membre, ou monorèmes) puissent correspondre à un état archaïque de la langue et rappelé qu'elles sont au contraire un «témoignage vivant de toute l'histoire de la langue» (p. 16), et que leur usage, loin de décroître, augmente avec le temps (p. 17), il énonce sa thèse fondamentale : les propositions à deux membres ne sont qu'un cas particulier du type unique de proposition tout court, centrée sur le prédicat verbal, et qui correspond, d'après lui, à ce que Potebnja appelle le «minimum de la proposition».

Dmitrievskij présente un modèle extrêment clair, simple, et radical de toute proposition de la langue russe[43]. Pour lui, l'(unique)
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«membre principal de la proposition» est le Prédicat (verbal ou nominal), les «membres secondaires» de la proposition sont appelés les «compléments», et ce qui en grammaire traditionnelle est appelé le sujet est relégué au rang de complément au même titre que le complément direct et le complément indirect, même si l'on peut dire qu'il est le «complément principal» (p. 18).

De façon beaucoup plus nette que Tesnière, Dmitrievskij distingue le plan sémantique et le plan syntaxique. Ainsi, dans les propositions sobaka laet (‘le chien aboie’), učeniki šumjat ‘les élèves font du bruit’, sobaka ‘chien’ ou učeniki ‘élèves’ sont cause, coupable, ou auteur de l'action exprimée par le prédicat, mais non du prédicat lui-même. Dmitrievskij a des formules d'une audacieuse  modernité :

«Par qui est prédiqué le prédicat, par le sujet ou par le locuteur? Et si l'on ‘dit’, ou ‘prédique’ au sujet du chien […], n'est-il pas plus logique d'appeler ‘le chien’ […] non pas sujet mais prédicat, et ‘aboie’ […] non pas prédicat (skazuemoe) mais prédiquant (skazujuščee)? » (p. 18, n. 1)[44]

L'action d'aboyer a été causée par le désir du chien, et non du sujet, d'aboyer : ainsi ce n'est pas le sujet qui fait l'action, car «un sujet ne peut pas aboyer» (ib., n. 2). [45] Il s'agit là d'une différence importante avec Tesnière, pour qui le prime actant remplit en même temps, nécessairement, la fonction de sujet.

Le talent pédagogique de Dmitrievskij lui donne le goût des métaphores filées. Ainsi, toujours polémiquant contre son adversaire Milovidov, pour qui dans ‘le chien aboie’, c'est ‘le chien’ qui est le point central de la proposition, car il est «l'auteur de l'action», Dmitrievskij étend la proposition par l'adjonction de «compléments» : sobaka laet na vora ‘le chien aboie contre le voleur’. Dans ce cas, «le voleur n'est pas moins, si ce n'est plus, responsable de l'action d'aboyer». Dans učeniki šumjat bez učitelja ‘les élèves font du bruit en l'absence du maître’, «ce n'est pas bien que
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les élèves fassent du bruit, mais le maître n'est pas innocent non plus d'avoir laissé ses élèves sans surveillance; et si učeniki šumjat pri učitele ‘les élèves font du bruit en présence du maître’, ce dernier est encore plus responsable» (p. 18). Même au niveau sémantique la «responsabilité de l'action» est diluée entre les actants : «un tribunal reconnaît coupable non pas les seuls auteurs du forfait, mais également les receleurs et les complices» (p. 19).

Dmitrievskij possède, à mon avis, une intuition remarquable sur un schéma de structure propositionnelle qui sera développé un siècle plus tard, par exemple dans le schéma de lexis d'A. Culioli, permettant une typologie fine rendant compte aussi bien de la structure nominative que de la structure ergative, en donnant des éléments de réflexion sur la notion de complétude syntaxique. Seul compte ici le schéma syntaxique des compléments gravitant, avec une importance égale, autour du verbe. Il peut ainsi, à la différence de Tesnière, expliquer qu'en russe pomoč' ou en allemand hilfen soient suivis du Datif, alors qu'en français aider est un verbe transitif direct. Cette acceptation de l'arbitraire (même s'il n'utilise pas ce mot) de la complémentation verbale est très différente du «formalisme» de K. Aksakov. 

Dans ‘Ivan s'est fait mordre par un chien chez Pëtr’, Dmitrievskij montre qu'un même jugement peut recevoir un grand nombre de réalisations grammaticales, selon le point de vue du locuteur.

Il s'ensuit que le sujet n'est pas le membre principal de la proposition, mais un des protagonistes-compléments, certes, le premier d'entre eux, seulement non pas dans un sens causal, mais dans le temps et dans l'espace, se représentant au locuteur-observateur comme antérieur et plus proche. Le principal responsable du prédicat [n'est pas le sujet mais] le locuteur et sa nature psychique individuelle. C'est pour cela que la proposition s'appelle proposition et non pas jugement. La proposition ne fait que présenter le fait de pensée, soit seul (proposition à un membre), soit en indiquant ses facteurs (proposition à plusieurs membres), auxquels il se rapporte de façon indifférente, objective. (1878e, p. 22)

On voit ainsi à quel point Dmitrievskij s'inscrit parfaitement dans le grand mouvement psychologiste de la seconde moitié du 19ème siècle en grammaire qui se déploie dans toute l'Europe, au moment même où les logiciens revendiquent leur autonomie par séparation avec, précisément, le pychologisme. La pensée grammaticale en Russie ne fait pas exception.

Dmitrievskij représente une étape sur la longue et difficile voie de la découverte et de l'élaboration de la notion de dépendance, avec les particularités du matériau russe (les propositions imper-
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sonnelles en particulier) et accord du prédicat avec un nom à un autre cas que le Nominatif. Un grammairien dont la langue de travail et la langue-objet comporte des cas n'a ainsi pas le même rapport à la relation morpho-syntaxique que celui qui travaille une langue analytique[46]

Conclusion 

L'histoire du petit drame n'est en fait qu'anecdotique, et la recherche de paternité de cette métaphore n'a pas plus d'intérêt. Ce qui compte est le bouleversement capital qu'a représenté l'introduction de la notion de «complément» dans la structure de la proposition, et par conséquent le début du «divorce», autre métaphore célèbre, provenant de Steinthal cette fois, entre logique et grammaire. Ce «divorce» s'est accompli, du côté des logiciens (Frege, par exemple) au nom de l'anti-psychologisme, alors que chez les linguistes c'est le recours au psychologisme qui a permis la «libération du carcan du logicisme». Mais c'est bien le même rejet, chez les uns comme chez les autres, du schéma S/P de la proposition qui a permis de passer à un autre, fondé sur le primat des relations sur les termes : aRb, ou, plus précisément, f (x,y), c'est-à-dire fonction / arguments.

On a pu voir l'intérêt de la méthode comparative, qui permet de faire apparaître des phénomènes auxquels on serait aveugle en éclairage unidirectionnel. Tesnière et Dmitrievskij sont deux maillons de la chaîne, deux étapes, deux épisodes différents, sans lien direct mais avançant dans la même direction.

Dmitrievskij va, sur certains points, beaucoup plus loin que Tesnière, car il récuse radicalement la fonction sujet et donc la notion même de sujet, alors que Tesnière assimile fonction sujet et prime actant, opérant, malgré ses dénégations, une confusion entre syntaxe et sémantique. Mais le prix à payer de ce radicalisme
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extrême est très élevé : un relativisme total des fonctions syntaxiques, réduites à n'être que des compléments à un cas indifférent.

En fait, c'est bien une interrogation fondamentalement anthropologique qui est à la base de ces querelles syntaxiques : quel est le rapport de la langue à la pensée, les humains, qui parlent des langues différentes, sont-ils mêmes ou sont-ils autres?

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[1] Je remercie Didier Samain et Pierre Caussat pour la précieuse aide bibliographique qu'ils m'ont apportée. [retour texte]

[2] Hajíčová, 1996, p. 266. [retour texte]

[3] Xrakovskij, 1983, p. 116. [retour texte]

[4] L. Tesnière, en tant que slaviste, a effectué à Léningrad plusieurs séjours de mission scientifique, en 1926, 1929 et 1936. Il a eu de fréquents contacts, à cette occasion, avec L. Ščerba (cf. Tesnière, 1995b, p. 412, et Xrakovskij, ib.). [retour texte]

[5] «Climate of opinion», terme souvent utilisé par Konrad Koerner (1976, p. 690) et repris de Carl Becker (1932, p. 5), est beaucoup plus souple que les cadres contraignants du «paradigme» de T. Kuhn, moins péjoratif que «doxa» chez Roland Barthes, plus large que «courant de pensée». Il permet de ne pas décider a priori de ce qui va être un «mainstream», ou courant principal. Mais il a l'inconvénient de présupposer une contemporanéité (comme le «Zeitgeist» chez Goethe), alors que la thèse que je vais défendre ici est qu'il peut y avoir communauté de pensée en dehors de tout contact direct dans l'espace comme dans le temps. Faute de solution alternative, pourtant, c'est ce terme que j'emploierai ici provisoirement. Quant à l'approche comparative proposée par Roger Comtet dans ce recueil, elle rend fertile la démarche «axiomatique» revendiquée par Pierre Swiggers (1982, p. 29-30), consistant à dégager des «théorèmes» permettant de «confronter et de comparer plusieurs théories linguistiques du point de vue de leurs présuppositions». Mais ce qui reste à trouver est un terme adéquat pour désigner l'objet dégagé par cette comparaison. [retour texte]

[6] Sur les difficultés à utiliser la notion de «paradigme» en histoire des théories linguistiques, cf. Sériot, 1995. [retour texte]

[7] L'expression «théorème de Platon» est empruntée à Sylvain Auroux, 1996, p. 25. Sur la métaphysique de la substance et des accidents, à l'origine de la division du jugement en Sujet et Prédicat, ainsi que sur le divorce par consentement mutuel non explicite entre logique et grammaire en Russie, cf. Sériot, 2000. [retour texte]

[8] Par exemple, l'article (signé par N. Arutjunova) «členy predloženija» [‘membres de la proposition’] du Lingvističeskij enciklopedičeskij slovar' (Jarceva, éd., 1990) n'envisage que la structure S/ P, sans faire allusion au modèle alternatif de dépendance : il s'agit d'un modèle de constituants, où le terme-clé est sostav : groupe, syntagme. [retour texte]

«On distingue les membres principaux de la proposition : le sujet et le prédicat, et les membres secondaires : les déterminants, les compléments et les circonstantiels. La première distinction fait apparaître deux groupes : le groupe du sujet et le groupe du prédicat, reliés entre eux par une relation prédicative. Le groupe sujet, dans les cas les plus simples, correspond au sujet du jugement et au thème du message (soobščenie), le groupe prédicatif au prédicat du jugement et au rhème du message. Ainsi, dans les groupes de la proposition, ce sont la fonction logique et la fonction communicative qui sont primaires [pervyčnye]». [retour texte]

[9] Cf. l'ouvrage fondamental sur l'histoire de la syntaxe en pays germaniques de Glinz, 1947, p. 32. [retour texte]

[10] Cité d'après Maxwell, 1987, p. 569. [retour texte]

[11] Cf. Samain, 1998. [retour texte]

[12] Jespersen, trad. fr., 1971, p. 150. Le texte original dit «a drama». Le traducteur français semble avoir été gêné par cette terminologie (cf. plus loin). [retour texte]

[13] Jespersen, 1933, p. 95. [retour texte]

[14] Tesnière, néanmoins, n'oppose pas, comme le fait Vološinov (1929), la proposition à l'énoncé. [retour texte]

[15] A cette époque les théories issues de Humboldt étaient extrêmement peu connues et citées en France. Il fallait accepter une grande marginalité pour s'y référer. Sans doute seul un linguiste qui était à la fois germaniste et slaviste pouvait se sentir familier de ce monde intellectuel. [retour texte]

[16]  Sur le rapport entre le verbocentrisme et la notion de dynamisme, cf. Gasparov, 1995; sur l'«idéologie de la Vie», cf. Gadet & Pêcheux 1981. [retour texte]

[17] Humboldt, 1827, p. 68-69, cité d'après Graffi, 2001, p. 25. [retour texte]

[18] Ces éléments du rapport sont étonnants : en pleine période marriste, il n'a aucune difficulté à trouver en librairie des grammaires traditionnelles. En pleine terreur stalinienne (1936!), il fait ses courses… Ce silence mérite d'être relevé et médité. [retour texte]

[19] Notons que la connexion entre la notion de dépendance et la théorie (ou métaphore?) de la valence est développée en URSS à la même époque : «On peut appeler valence (valentnost') syntaxique la propriété qu'a un mot de se manifester [realizovat'sja] d'une manière particulière dans la proposition et d'entrer dans des combinaisons particulières avec d'autres mots» (Kacnel'son, 1948, p. 132, cité par Kibardina, 1985, p. 181). [retour texte]

[20] Dans les études littéraires on parlerait de «forme de sensibilité». [retour texte]

[21] Sur la «linguistique slavophile», cf. Gasparov, 1995; sur Dmitrievskij, cf. Xrakovskij, 1985. [retour texte]

[22] Sur la Frankfurtische Gelehrten Verein für die deutsche Sprache, cf. Hiersche, 1979, p. 24. [retour texte]

[23] L'expression est de K. Aksakov, 1855, p. 8. Sur les vues linguistiques slavophiles de K. Aksakov, cf. Sériot, 2003. [retour texte]

[24] Cf. Berrendonner & Sériot, 2000. [retour texte]

[25] Cf. Hiersche, 1979, p. 26. [retour texte]

[26] Dmitrievskij, 1877b, p. 19. [retour texte]

[27] «Avec les mutations de l'épistémologie, ils [= les problèmes de pédagogie] sont les cadres de l'évolution des théories grammaticales et, par là, de description des langues» (Chevalier, 1968, p. 673). [retour texte]

[28] Ce n'est qu'en 1883 que paraît, en allemand, à Vienne, le livre majeur de Fr. Miklosich Subjektlose Sätze, dont la thèse est que les structures dites «impersonnelles» sont bien des «phrases sans sujet», c'est-à-dire à un seul membre. Cette position fut violemment repoussée par de nombreux grammairiens à l'époque. Cf. Fici-Giusti, 2000. [retour texte]

[29] Cf. Rousseau, 1995, p. 76 sqq. [retour texte]

[30] Cf. Tesnière, 1976, p. 15. [retour texte]

[31] Cette suprématie du prédicat était un cliché des grammaires depuis environ un siècle. Cf. Meiner, 1781, p. 127 : «Le prédicat est la plus noble partie de la phrase, puisque toute la phrase se déploie à partir de lui» (cité par Hiersche, 1979, p. 27). [retour texte]

[32] Sur le rapport entre cas et fonctions dans la littérature grammaticale en Russie, la bibliographie est gigantesque. Le travail le plus célèbre, qui reprend beaucoup de la production russe de la seconde moitié du 19ème siècle, est celui de Jakobson : «Beitrag sur allgemeinen Kasuslehre» (1936). Pour une synthèse sur cette question, en dehors du domaine russe, cf. Serbat, 1981. [retour texte]

[33] L'invention de la notion de complément dans la grammaire française fait l'objet de la thèse de J.-C. Chevalier (1968), ouvrage dont on annonce une réimpression prochaine. [retour texte]

[34] Notons que G. Zolotova , à partir d'un exemple comme žal' mne, hypostasie la notion de sujet, alors que Dmitrievskij, au contraire, hypostasie celle de complément. Chez l'un comme chez l'autre tous les cas peuvent prendre toutes les fonctions sémantiques, à ceci près que Zolotova introduit la notion de sujet sémantique, totalement absente chez Dmitrievskij. Cf. Zolotova, 1981. Une synthèse originale, par gradation entre ce qui est sujet et ce qui ne l'est pas, est donnée par Guiraud-Weber, 2003. [retour texte]

[35] Dmitrievskij, 1878d, p. 79. [retour texte]

[36] Dmitrievskij, 1878a, p. 49. [retour texte]

[37] Rappelons que pour Priscien (dans une tradition qui remonte à Denys de Thrace), «oratio est ordinatio dictionum congrua, sententiam perfectam demonstrans» (une proposition est une combinaison de mots cohérente, exprimant une pensée complète), Priscien : Institutiones grammaticae II, 4.15, cité par Graffi, 2001, p. 113. Mais il n'explique pas ce qu'est une combinaison de mots cohérente, ni ce qu'est une pensée complète. [retour texte]

 

[38] Le texte de Dmitrievskij est disponible en ligne sur le site internet du CRECLECO (Centre de recherches sur l'épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale) : www.unil.ch/slav/ling. [retour texte]

[39] On passe de la métaphore de la représentation théâtrale (sur le mode de la copie) à celle du milieu (c'est-à-dire de la participation, ou de la Vie, une fois de plus), comme on l'a vu chez Tesnière. [retour texte]

[40] Je traduis, faute de mieux, «priznak» par «caractéristique», terme qui devrait subsumer «qualité», «propriété», «attribut», c'est-à-dire tout ce que le prédicat apporte, ou fait au sujet, c'est-à-dire, en fait, l'«accident». On retombe toujours dans la métaphysique aristotélicienne, quels que soient les méritoires efforts pour s'en défaire.[retour texte]

[41] L'insistance, constante chez Dmitrievskij, que c'est la sensation (le mot vpečatlenie peut avoir ce sens, et pas seulement celui d'impression) qui est à la base de nos pensées, rappelle fortement Condillac et l'école de pensée des idéologues. Si cette piste se confirmait, on aurait peut-être une confirmation de la thèse de Aarslef (1982) sur le lien étroit entre la pensée de Humboldt et l'école des idéologues. [retour texte]

[42] La sémantique évacuée revient ici par la métaphore de l'art dramatique réaliste et la problématique du reflet (on est, à cette époque, à l'apogée du réalisme dans la littérature russe). [retour texte]

[43] Il prend soin de préciser que ce modèle n'est pas nécessairement applicable à toutes les langues. [retour texte]

[44] Le terme russe skazuemoe semble être un calque de l'allemand das Ausgesagte, mais avec cette subtilité particulière d'être un participe présent passif : «le-étant-en-train-d'être-affirmé», et non pas un participe passé passif : «ce-qui-a-été-affirmé» à l'accompli, qui serait skazannoe. [retour texte]

[45] Dmitrievskij a de toute évidence, une culture philosophique dont il ne fait pas état. Notons au passage que le célèbre aphorisme «le concept de chien n'aboie pas» est un lieu commun de la philosophie qui, contrairement à une idée courante, n'appartient pas à Spinoza. Celui-ci, dans la Scolie de la proposition 16 de l'Ethique, I, ne fait qu'opposer la Constellation du chien et le chien qui aboie (O.C., Pléiade, 1956, p. 330), ce qui n'a pas grand rapport avec la teneur anti-platonicienne de l'aphorisme en question, qu'il faut peut-être attribuer au cynique Antisthène. [retour texte]

[46] Sur le rapport entre la langue maternelle du linguiste et le type de métalangage utilisé dans la description d'une langue, cf. l'article de Zaliznjak-Padučeva, 1964. Une des thèses de cet article est qu'il est «naturel» (p. 7) que la linguistique russe ait élaboré des modèles de syntaxe de dépendance et que la linguistique américaine ait donné la préférence à des modèles de syntaxe de constituants. La conclusion est que, dans une seconde étape, il est utile d'appliquer à une langue les catégories élaborées pour une autre. Mais les auteurs ne posent pas la question de savoir pourquoi les modèles (à base logiciste) de syntaxe de constituants trouvent leur origine chez les grammairiens grecs et latins, qui parlaient des langues à cas. Le fait que les syntaxes de dépendance soient mieux adaptées à la description des langues flexionnelles est aussi à la base de l'article de Maxwell (1987). [retour texte]


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