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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


Patrick SERIOT : Analyse du discours politique soviétique, Paris : Institut d'Etudes slaves, 1985.

Chapitre 1 : De la transparence à l'opacité dans le discours politique soviétique.


«Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un être différent de celui qui ne reconnaît en lui que le médium d'idées intéressantes» (Nietzsche : Gesammelte Werke, 1922-1929, Bd. 2, p. 29, cité dans Bouveresse, 1971, p. 8)



[21]
Il est des métaphores qui ne sont pas des concepts au rabais, mais bien plutôt la trace d'une interrogation, d'un manque à dire; places vides, elles "font" la place qu'il va s'agir de remplir.
Il en va ainsi du terme "langue de bois", nulle part défini, mais dont l'actuelle utilisation inflationniste fonctionne comme un symptôme. Symptôme de l'impression confuse qu'il y a un rapport d'un type particulier entre le langage et le pouvoir dans un régime politique de type soviétique.
L'expression "langue de bois", cependant, ne recouvre-t-elle pas autre chose encore, qui tiendrait de la surdité à l'ordre du discours, que trahit l'emploi même du mot "langue"?
Nous allons tenter de montrer ce qu'a de paradoxal l'emploi de cette expression, dont la forme tout à la fois révèle un problème et contribue à masquer, sinon à bloquer, toute voie de recherche vers sa solution.

1. Ce bois dont on fait la langue.

1.1. Diverses circonstances ont fait qu'est apparue en France une certaine réflexion universitaire sur le discours politique (1) dans les années 1968-70. C'est par cet objet spécifique du politique que l'Analyse de discours se démarquait à la fois de la "Textlinguistik" allemande, centrée sur les rapports inhérents à un texte hors de toute référence à ses conditions de production et d'interprétation, et de la
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"Philosophie du langage ordinaire" des Anglo-Saxons, qui s'occupait de la pragmatique dans la "vie quotidienne". Enfin, si elle s'appuyait méthodologiquement sur l'article "Discourse Analysis" (Harris, 1952) (tentative de tester au niveau transphrastique des procédures distributionnelles fonctionnant jusque-là dans le cadre de la phrase), elle s'y opposait également par son insistance sur le politique.
Quant aux rapports éventuels avec les travaux de linguistique en URSS, l'analyse de discours en France ne s'est jamais posé la question d'un éventuel démarquage avec une problématique soviétique de nature essentiellement socio-linguistique, dans laquelle c'est moins le matériau linguistique qui est analysé, que le rapport de reflet entre le langage et la réalité (cf. Sériot, 1982).
Cet ensemble de travaux universitaires français s'est concentré exclusivement sur un corpus fait de discours de formations politiques françaises contemporaines ou de l'époque de la Révolution de 1789. En aucun cas n'a été envisagée l'étude d'un corpus non français (2).

1.2. II reste que l'on ne rencontrera pas l'expression "langue de bois" dans ces recherches. C'est en effet un terme journalistique, polémique plutôt qu'universitaire, syntagme figé désignant de façon assez vague la "façon de parler", le style stéréotypé du discours politique des Partis communistes
[23]
d'Europe orientale, et, par extension, du P.C.F.
Ce terme n'est pas, ou peu, employé par les linguistes s'occupant d'analyse du discours, mais plutôt, sans référence à son origine, sans définition ni analyse historique, par des auteurs qui, par contraste, par complémentarité, ne parlent pas, eux, en "langue de bois". Accuser un individu ou une formation politique de parler en "langue de bois" revient donc du même coup à se blanchir soi-même, à se poser comme parlant une langue ou écrivant dans un style pur de toute corruption: "langue de bois" a un fonctionnement argumentatif.
Il convient de remarquer, d'autre part, que l"analyse du discours en France, même, et surtout, quand elle étudiait le discours du P.C.F., ne s'est guère donné pour objet un corpus présenté comme écrit en "langue de bois", la plupart des chercheurs étant, dans la première moitié des années 1970, proches du P.C.F.

1.3. Mais qu'est-ce que "le bois" a donc à faire avec "la langue"? On ne peut avancer plus loin sans étudier le cheminement de l'expression en français.
Il semble qu'il y ait un certain consensus à rapporter "langue de bois" à une traduction de quelque chose venu d'ailleurs, d'un ailleurs qui se situerait en Pologne dans les années 1956.
C'est ainsi qu'O. Reboul (1980, p.182) déclare:

"On pense à ces clichés officiels qu'on nomme en Pologne 'langue de bois', laquelle a bien pour rôle de matraquer la pensée."
[24]
Le problème, cependant, est que, d'après nos informations, il n'existe rien, en polonais, qui ait un quelconque rapport avec "langue de bois".
On parle en Pologne, pour désigner le "style" des discours officiels, de "nowomowa", syntagme formé par agglutination, traduction directe du "newspeak" de G. Orwell, on trouve "mowa-trawa" ("langue-herbe") dans les disques des chanteurs contestataires, et enfin "dretwa mowa" ("langue engourdie, figée"). Or "dretwy" n'a pas le moindre rapport avec "drzewo (le bois), mais dérive de "dretwiec" (se figer, se pétrifier
C'est pourtant dans cette direction qu'il faut chercher, puisque le Dictionnaire de l'Académie (Slownik jezyka polskiego, Polska Akademia Nauk, 1960) donne à l'article "dretwy":

Dretwa mowa (phraséologie politique). Moyen d'expression reposant sur l'utilisation de slogans tout prêts, rabâchés.

Et il cite une phrase tirée du numéro d'octobre 1956 de la revue Przeglad kulturalny.
Or, curieusement, c'est justement cette revue qui est le plus souvent citée par Esprit et Les Temps Modernes dans leurs numéros spéciaux sur les événements d'octobre 1956 en Pologne (cf. Esprit, décembre 1956; Les Temps Modernes fév.-mars 1957).
Pas une fois, cependant, dans les revues française de cette époque n'apparaît l'expression "langue de bois". J.M.Domenach (Esprit, déc. 1956, p. 819) écrit, à propos, d'ailleurs, de la Yougoslavie:

[25]
"Le pouvoir a renoncé à marteler sa propagande, mais son langage demeure lointain. 'Langue morte', disent les Polonais à propos de la presse, du discours officiel."

N.B. L'expression tchèque est mrtvy jazyk: "langue morte".
Si une réflexion sur le lien entre langue et politique s'est amorcée en Pologne en octobre 1956, ce n'est pas elle, semble-t-il, qui nous a apporté ce "bois" de la langue.

Contrairement au polonais, le russe possède bien l'expression équivalente à "langue de bois": derevjannyj jazyk. cf. le Dictionnaire de l'Académie en 4 volumes (Slovar' russkogo jazyka, Akademija Nauk SSSR, 1957) :

- derevjannyj jazyk : bednyj, nevyrazitel'nyj, suxoj, kazennyj
(pauvre, inexpressive, sèche, bureaucratique).

Mais ce syntagme n'est donné par aucun autre dictionnaire soviétique. Il a d'ailleurs disparu de la 2e édition (1980) de ce même dictionnaire.
D'autre part derevjannyj jazyk n'est pas employé, du moins avec le sens essentiellement politique de son équivalent français, par les dissidents. On trouvera plutôt des termes comme topornyj jazyk (langue taillée à la hache), korjavyj jazyk (langue noueuse), dubovyj jazyk (langue de chêne), sukonnyj jazyk (langue de drap), toutes métaphores, sauf la dernière, ayant un rapport plus ou moins proche avec le bois. Cependant aucune de ces métaphores ne désigne un type spécifique de style officiel, mais plutôt une langue lourde, raboteuse, en une perspective qui ressortirait davantage de la critique littéraire que de l'analyse du discours. Le meilleurs équivalent de "langue de bois" serait alors kazennyj jazyk
[26]
(langue bureaucratique), sukonno-bjurokraticheskij jazyk (id.), ou kanceljarit (néologisme formé par K. Chukovskij en 1962, sur le modèle des maladies comme difterit, meningit, Cf. M. Fabris, 1982).
Ce qui nous permet de penser que "langue de bois" est effectivement une traduction, c'est qu'en français "de bois" peut s'opposer à "de fer" et à "de pierre" comme "vivant", "chaud" s'opposent à "mort", "froid" (3), alors qu'en russe, par exemple, derevjannyj (de bois) s'oppose à zhivoj (vivant).
Mais une traduction, aussi bien, venue de nulle part, et qui donne un sens spécifique en français, qu'on ne retrouve dans aucune autre langue d'Europe :
- L'italien lingua di legno est attesté, mais n'apparaît, à notre connaissance, que dans des traductions du français (cf. J.L. Houdebine: "Avere uno Stalin sulla lingua", dans A. Verdiglione, 1976).
- L'allemand hölzerne Sprache a le sens de "style lourd", comme derevjannyj jazyk .
Ainsi la version allemande de Nomenklatura de M. Voslensky donne, là où en français on a langue de bois:

Er ist in hölzerner, farbloser Apparatsprache verfasst..." (M. Voslensky, 1980, p.200)

Mais c'est bien plutôt Apparatsprache que hölzerne Sprache qui rend compte ici de la"langue de bois".
- Quant à l'anglais, il n'y a d'autre moyen pour désigner la "langue de bois" que officialese ou gobbledegook
[27]
(ou official gobbledegook)(4) (5) .
Nous conclurons donc à une spécificité française du sens purement politique de l'expression "langue de bois".
Ce sens particulier de "langue" politique figée, propre au français, serait apparu, selon nous, au moment où le besoin s'en faisait sentir, où la place était faite, parce qu'existait à la fois une réflexion sur le rapport entre langage et politique (à partir de 1968) et le "matériau" de la métaphore, qui était lui-même, déjà, une métaphore.
On trouve en effet, en médecine vétérinaire, l'expression "langue de bois", qui désigne une maladie des bovins: la fièvre aphteuse. "Langue de bois" est couramment utilisé par les éleveurs français pour parler de cette maladie, qui se caractérise par "une induration de la langue, rencontrée dans l'actinomycose (cervico-faciale), (...) débutant par une tuméfaction ligneuse à l'angle de la mâchoire inférieure" (Dictionnaire français de médecine et de biologie). Il faut préciser que cette maladie est transmissible à l'homme, et qu'elle a pour effet de faire enfler la langue, rendant la déglutition douloureuse et la parole incompréhensible, voire impossible (6).
(On aura en anglais wooden tongue ou woody tongue, dans ce seul sens spécialisé de médecine vétérinaire).
[28]
Comment alors rendre compte de l'acception actuelle de "langue de bois" dans la sphère polémique politique du français contemporain? Nous pensons qu'une place à prendre pour une idée en l'air a été occupée par une collision lexicale entre "langue de bois" des vétérinaires et quelque chose qui tournerait autour de "gueule de bois", sous l'influence lointaine de derevjannyj jazyk (7). Le terrain étant ainsi préparé l'expression a eu la fortune que l'on sait, renforcée par la "langue de vent" (R. Debray, 1978, p.78), qui fonde "langue de bois" par le jeu de la connotation.
Il resterait à expliquer par quel canal derevjannyj jazyk aurait pu être connu et introduit en France...
Nous insisterons donc sur un point précis: l'expression "langue de bois" est propre à une conjoncture française, au domaine français purement hexagonal . Dans aucune autre langue d'Europe (ni d'ailleurs en chinois, où l'expression guan qiang: "ton de mandarin" désigne une façon ampoulée de s'exprimer, et non un discours politique particulier) il n'existe de terme spécifique pour désigner cet objet qu'est le discours des partis communistes.

* * *

[29]
Tout cela ne serait à proprement parler qu'anecdotique si la véritable métaphore, le véritable déplacement métaphorique concernait le "bois". Nous pensons au contraire que le principal point de métaphorisation de "langue de bois" porte non point tant sur le "bois" que sur la "langue". Et c'est lui gui contribuera à bloquer toute avancée théorique ou pratique dans l'analyse du discours politique soviétique (désormais DPS), par une confusion lourde de conséquences entre langue et discours.

2. Cette langue que l'on dit de bois.

2.1. Langage et réalité.

Le DPS n'a donné naissance en France qu'à un nombre restreint de travaux s'appuyant sur la matérialité langagière. Encore ceux-ci, dans leur diversité, sont-ils tous marqués d'une problématique commune: la communication d'un sens et le rapport au réel.

2.1.2. Le mensonge.

A une extrémité de cet éventail on trouve l'idée que la "langue de bois" est essentiellement, fondamentalement un mensonge. Cette idée se place dans la perspective de résistance morale de l'œuvre de Soljenitsyne (cf. Lettre ouverte aux dirigeants de l'Union soviétique : pour lutter contre le régime soviétique, il faut dire la vérité.

2.1.1.1. Langue russe et langue soviétique de Michel Heller.

Dans un article du Monde (5-7-1979) M. Heller tente une définition de la langue de bois, qu'il appelle ici "langue soviétique", en l'opposant à la "langue russe". Il
[30]
s'agit bien, pour lui, d'une véritable "langue", et les Soviétiques seraient "bilingues", choisissant selon les circonstances (chez soi / dans une réunion officielle) d'utiliser l'une ou l'autre des deux "langues" à leur disposition. On aurait donc là un phénomène remarquable de diglossie.
La "langue soviétique", pour M. Heller, est une "langue totalitaire" fonctionnant sur la base de "slogans". Le slogan, "formule concise dans sa forme comme dans son contenu", se définit par son "caractère monosémantique, qui exclut toute variante", qui ne laisse "nulle place au doute".
Mais en même temps la "justesse toute scientifique" de cette "langue" produit comme résultat un mensonge permanent, le. système soviétique étant un "mélange de fiction que le Verbe nomme réalité, et de réalité que le Verbe nomme mensonge".
A l'origine de ce mensonge, une institution, un lieu: le "pouvoir". "En Union soviétique c'est le pouvoir qui donne aux mots leur définition, qui leur permet ou non d'exister". Il y aurait donc quelque part des maîtres des mots qui décident, par machiavélisme politique, de l'attribution d'un sens, ou au contraire, du retrait de sens à un mot: la fonction de la "langue soviétique" se réduit à priver le mot de tout sens. Le mot perd sa signification habituelle, immanente." Un de ces maîtres des mots est nommément désigné: "Staline devient le maître incontesté de ce jeu sémantique".
Enfin, l'enjeu d'une réflexion sur la langue s'inscrit profondément dans la lutte politique, puisque M. Heller conclut :
[31]
"Le système soviétique est une dictature de la langue; pour le combattre, il faut, en premier lieu détruire la langue de la dictature".

Sur le plan strictement linguistique nous retiendrons que les mots ont un "sens immanent", que la "langue soviétique" ferait disparaître, mais qu'en même temps ces mots sont organisés en une "langue" qui dit la "fiction" et présente le "réel" comme faux. Il y aurait donc une langue pour dire le vrai, le réel: la "langue russe", qui est "plus belle", et une pour dire le faux: la "langue soviétique", qui, socialement, est "plus utile".

2.1.1.2. "La langue de bois soviétique" de Louis Martinez (dans Commentaire, n°16, hiver 1981-82, p. 506-515).

Cette dualité vrai / faux ou réel / fiction se retrouve, de façon beaucoup plus explicite dans l'article de L. Martinez, pour qui la langue de bois se caractérise par un "rapport aléatoire aux faits".
Il y a ainsi d'un côté "les faits", "la réalité extérieure objective", "l'événement réel", "le réel", et de l'autre "des circonstances rêvées", "l'inexistence", "le degré d'irréalité de l'événement", "l'événement zéro", "la fiction verbale", "la fiction socialiste", "la fable socialiste", "ce qui n'est pas", "une cité inexistante", "une entité fictive", "une liturgie mensongère", "le délire", "l'irréel", etc.
Ce raffinement dans l'exploration des modes d'expression du non-être amène L. Martinez à considérer que la fonction de la langue de bois est de "décrire le surréel",
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formulation qui le place très exactement dans la problématique d'Alain Besançon (cf. plus loin, p. 36).
Ici aussi, par conséquent, les mots ont un "contenu conceptuel", qui "s'efface plus ou moins complètement derrière leur fonction poétique" (p. 509). On reconnaît là l'idéologie de la communication, telle qu'elle apparaît clairement exposée par R. Jakobson (1963, p. 214): un sujet maître de ses mots utilise un code commun pour transmettre à un autre sujet un message portant sur une réalité extra-linguistique. La langue de bois serait donc un système où la communication manque son but, puisqu'elle serait envahie par la fonction "poétique" (c'est à dire non référentielle) des mots:

"Elle est un discours orné dans lequel les prescriptions rhétoriques ou poétiques, inaltérables, ont un primat absolu sur l'information. C'est dire que l'information brute échappe à son domaine." (p. 509)

Par opposition à cette défaillance référentielle se dessine alors en creux un idéal de communication réussie, dont la langue de bois (qui s'oppose à la "langue proprement dite", p. 512) ne serait que la simple négation:

"Cette indifférence radicale à l'objet de la communication dévoile la finalité profonde du discours socialiste, qui est de fonctionner de façon autonome, de s'illustrer, se développer, se commenter lui-même par une expansion naturelle." (p. 509)

Une telle définition négative nous apparaît comme une valorisation implicite de la relation immédiate langue / réalité, de la transparence du signe, simple médiateur devant s'effacer pour "communiquer" le "réel". C'est ainsi qu'à une problématique de recherche du sens vient se surajouter une autre problématique: celle de la recherche du vrai.
[33]
Mais dans ce creux vient s'inscrire une autre conséquence implicite: en définissant son objet comme "un rapport aléatoire aux faits", L. Martinez prétend occuper une place lui permettant de séparer le réel de l'irréel, et de juger du degré d'adéquation des mots au réel. Cette place est le lieu illusoire d'une extériorité d'où un sujet pourrait examiner le réel et les mots pour le dire, sans avoir à faire la théorie de son propre rapport au "réel", rapport posé comme immédiat, absolutisé, et hors de toute mise en cause.

2.1.1.3. Armelle Groppo: L'esthétique du cliché dans le roman russe contemporain (Vs. Kotchetov), Thèse de 3e cycle, Paris-X, 1979.

Semblable dissociation entre les mots et le réel effectuée par un observateur entretenant un rapport non médiatisé au réel se rencontre dans bon nombre d'études de russisants en France.
Nous citerons pour mémoire le travail d'A. Groppo, qui semble considérer la prose de l'écrivain Kotchetov (8) comme une sorte de discours schizoïde, prononcé au bénéfice de "cette société pour qui la réalité n'est pas ce qui est, mais ce qui est formulé" (p. 14). Conception nominaliste au secours d'une ontologie spontanée, cette approche du DPS pose son auteur comme celui qui "connaît" tout à la fois la société soviétique et les lois du discours vrai de façon
[34]
suffisamment efficace pour redresser un discours mensonger et se faire l'herméneute d'un sens caché aux Occidentaux non-initiés, dans une pratique de lecture-interprétation-traduction des textes:

"... cette contradiction entre les affirmations de l'auteur et le fonctionnement de la société qu'il décrit explique la difficulté qu'éprouve le lecteur occidental à lire ce qui est officiellement publié en URSS: les mots n'ont plus le sens qui est celui auquel ils se réfèrent habituellement. Ils renvoient à des concepts opposés à ceux qui constituent les catégories abstraites dont dispose le lecteur occidental qui ne connaît pas la presse soviétique. (…) L'omission est volontaire, elle est mensonge. Nous sommes dans le monde du mensonge institutionnalisé. (p. 297)

Ici encore un discours de vérité se fonde sur sa propre adéquation au réel, auquel on a accès grâce à des formules telles que: "contrairement à ce que dicte le sens commun" (p. 92), "il relève de la logique la plus élémentaire que" (p. 109), "c'est invraisemblable" (p. 259), etc. (cf. Martinez: "chacun sait que", p. 514). (9)

2.1.2. La pathologie du langage.

La langue de bois serait donc une parole détournée du seul véritable but de toute parole: celui de communiquer de l'information. Ce détournement ne peut se concevoir que comme pervers (10): c'est ainsi que Lydia Tchoukovskaya parle de "perversion de la parole" à propos du discours stalinien (Tchoukovskaya, 1968).
[35]
Un certain flottement règne quant au degré de responsabilité dans cette perversion. Cynique et consciente pour certains, elle semble être totalement pathologique pour d'autres. R. Medvedev (1972) date de décembre 1929 (50e anniversaire de Staline) le début du "délire verbal" qui marque, selon lui, la période stalinienne.
Ce caractère pathologique est alors repérable, mesurable en fonction du degré d'éloignement du langage par rapport à "la logique" (logique dont on ne dit rien, au reste, et qui semble un terme premier, non défini, allant de soi). Pour R. Jean (1971), le stalinisme

"se situe dans une zone mal éclairée où les dénaturations initiales portent toujours et d'abord sur le couple logique / langage." (p.17)

II s"interroge sur les origines "de ce dévoiement, de cette dépravation du sens" :

"A la limite, l'aliénation sémantique devient elle-même une arme. Elle a d'ailleurs l'avantage de paraître se justifier dans le cadre d'une idéologie matérialiste, puisqu'elle repose en apparence sur une croyance en la matérialité du signifiant. En fait, elle résulte d'un glissement de l'idée de matérialité à celle d'autonomie. Ce qui est dit, ce qui est formulé, prend une sorte de réalité en soi, et, la lettre se substituant définitivement à l'esprit, il suffit de parvenir à cette formulation pour faire entrer le réel dans le cadre qui lui est imposé." (ib. p. 18)

Cette maladie d'allleurs n'est pas purement mentale, elle en arrive à avoir des effets quasi physiologiques : les procédés du discours stalinien auraient pour effet d'

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"anesthésier, pervertir la mémoire collective à l'aide d'un passé imaginaire, fétichisé, vidé de tout élément rappelant la réalité, et non seulement d'obstruer la vision du réel, mais de tétaniser la faculté de perception elle-même." (R. Medvedev, 1972)

Le réel est ainsi annihilé par la maladie, qui ne le remplace pas, ne produit pas autre chose. Le stalinisme est

"un mode de pensée paralogique, régressive et primitive, où tout se réfère à des schémas établis à l'avance dans un climat de parfaite insensibilité au réel." (R. Jean, ib. p.17)

C'est

"une attitude 'déréalisante' jusqu'à en être démentielle" (ib. p.17)

La langue de bois serait donc une façon pathologique de perdre le rapport des mots au réel.
Mais, pour certains auteurs, elle fait plus que provoquer cette rupture de contact avec le réel: elle en crée un autre — le "surréel".

2.1.3. Le surréel.

2.1.3.1. Alain BESANÇON: "Court traité de soviétologie à l'usage des autorités civiles, militaires et religieuses", dans Présent soviétique et passé russe. Livre de poche, 1980.

Pour A. Besançon la langue de bois, qu'il oppose à la "langue humaine", est une hallucination, un mirage où les mots ont le pouvoir de créer une surréalité qui n'a d'existence que verbale. La "surréalité" d'A. Besançon, monde immuable, qui n'existe pas, s'oppose au réel, monde du changement et de l'histoire.
La condition de stabilité du régime soviétique serait alors la "logocratie" (p. 210):

[37]
"Dans ce régime où le pouvoir est 'au bout de la langue', l'indice d'extension de la 'langue de bois' est l'indice le plus sûr d'extension du pouvoir." (p. 206)

On trouve ici un écho de 1984 de G. Orwell, décrivant un univers clos, fonctionnant grâce à un langage où les mots ont un sens entièrement autonyme (ils sont à eux-mêmes leur propre référent), et par là-même sont antonymes des mots "vrais".(11)
Ceci permet à A. Besançon de redresser le rapport faussé des mots au réel en proposant des traductions. Ainsi, par exemple, un kolkhoze serait, en réalité,

"... une plantation servile, sous la conduite d'une bureaucratie et sous la surveillance d'un système de répression." (p. 201)

Pour démasquer le brouillage du réel par le "surréel" il suffirait donc d'employer les vrais mots. Ce redressement de perspective se fait alors par le recours à d'autres mots qui sont censés refléter, eux, fidèlement, le "réel".
S'il y a bien ici une interrogation sur le signifiant, elle glisse en fait très vite à un passage de signifié-1 à signifié-2. Ainsi, derrière les mêmes mots il faut retrouver des signifiés différents, dont l'un aurait un référent et l'autre pas. Cette herméneutique de la "langue de bois", véritable lutte pour les mots, ne s'écrira donc pas
[38]


mais



L'argumentation repose sur une base ontologique: on remplace un rapport opaque mots / réel par le seul rapport que peut — et doit — entretenir le langage avec le réel: celui de pure transparence. Les "vrais" mots sont les mots d'A. Besançon, confondus avec le sens universellement établi dans une langue — nomenclature de sèmes.
Le travail d'A. Besançon nous semble donc se donner le même but thérapeutique que les positivistes logiques. Toutefois l'entreprise est en retrait par rapport aux écrits des positivistes logiques sur le plan théorique, puisqu'elle ne repose pas sur la construction d'un métalangage univoque, mais sur une intuition non théorisée sur les "vrais mots".

REMARQUE

A. Besançon n'est pas le premier à proposer des "traductions" à l'intérieur d'une même langue. On trouvera un de ses illustres prédécesseurs en la personne de B. Brecht (cf. Ebel-Fiala, 1977, p.2-3 à 2-12).
Il nous semble que, dans une certaine mesure, le travail de "rétablissement de la vérité" (Wiederherstellung der Wahrheit) entrepris par Brecht reposait moins sur une ontologisation naïve du rapport langage/réalité, en ce qu'il
[39]
s'agissait d'un véritable travail sur la langue, travail d'écrivain forgeant une langue "inacceptable" (pour les normes de la langue standard), à la limite de la grammaticalité, travail conscient du caractère de classe (donc non absolutisé) de la réécriture effectuée.
De fait, l'efficacité politique du style pamphlétaire de Brecht était sans doute plus grande que celle des travaux des "analystes de discours" en France à l'heure actuelle.
Il est certain toutefois que Brecht, dans une problématique de quête de la référence, utilisait la langue elle-même comme métalangage, avec tous les risques d'interférence incontrôlée que cela pouvait comporter au cours du processus de paraphrasage. (Exemple de "déplacement référentiel" : lorsque Hess, dans un message de Noël 1934, parle du "peuple allemand", Brecht restitue un autre texte en faisant éclater le réfèrent: "les possédants" / "les dépossédés".)

2.1.3.2. Jean KEHAYAN: Le tabouret de Piotr, Seuil, 1980.

La langue de bois comme expression du non-être, telle pourrait être la formule commune à un ensemble de travaux polémiques non universitaires sur l'URSS. Ainsi pour J. Kehayan, qui parle de "mystification" (p. 30), d'"imposture" (p. 51),

"la finalité de l'information soviétique est de donner pour réel un univers fictif" (p. 21).

L'analyse devra alors

"manier les notions de non-être, de non-monde, à propos d'une société sanctifiée, (ce qui est) difficile dans une famille idéologique qui a choisi d'imposer contre le réel une logique sur mesure avec ses propres messages codés." (p. 12)

[40]
Mais ici le décalage entre le réel et la fiction est supposé sauter aux yeux: il ne s'agit plus d'herméneutique ou de didactique à l'usage des Occidentaux ignorant la réalité soviétique, la révélation due à l'effet-lecture doit être immédiate :

"L'antisoviétisme le plus efficace aujourd'hui consiste à publier sans commentaire le discours officiel soviétique." (p. 21)

II suffirait donc d'avoir des yeux pour voir... La question d'une éventuelle incompatibilité de détermination idéologiques et historiques entre deux discours antagonistes ne sera pas posée.

* * *

Nous retiendrons de cette idée du "surréel" l'image d'un réel absolu, immédiatement accessible aux sens et au bon sens, en dehors de toute interrogation sur la médiation du langage.(12)
Comme le souligne Flahaut (1978, p. 73):

"Ce que le sujet 'naïf' identifie à la réalité, ce n'est pas la langue, mais son discours ("son" discours, c'est-à-dire celui qu'il fait sien). Chaque fois que cette détermination comme réalité s'opère au nom de l'universel et de la vérité, le discours est incompatible avec un autre qui a, de façon avouée ou non, les mêmes prétentions."

[41]
2.1.4. Le cadavre exquis.

Un autre pan de l'éventail porte à son paroxysme le "rapport aléatoire aux faits" en étendant l'aléatoire au rapport entre les mots eux-mêmes.

2.1.4.1. Gérard Moulin: UBURSS, Gallimard, 1980.

Si, pour G. Moulin, la langue de bois est un "langage totalement décollé de la réalité" (p. 12), c'est qu'elle est un jeu, un jeu sur les mots, pouvant servir de matériau à l'expérience surréaliste que R. Queneau appela le "cadavre exquis" et qu'il mit en pratique dans Mille milliards de poèmes (p. 143). G. Moulin propose à la fin de son livre des ensembles de phrases scindées en groupes de mots, disposés en colonnes. Le jeu consiste à prendre une paire de ciseaux, découper n'importe quel élément de la première colonne, l'accoler à n'importe quel élément de la deuxième colonne, et ainsi de suite. Une fois arrivé à la dernière colonne, on met un point et on repart de la première colonne. Le résultat final de l'opération est un texte qui est censé être une simulation de la langue de bois, prouvant par là que la langue de bois
1) a une structure syntagmatique hautement répétitive et donc aisément repérable,
2) ne veut rien dire.
L'expérience du "cadavre exquis" fonctionne donc comme une modélisation de la production langagière en langue de bois: il suffit de définir des éléments commutables dans des positions syntaxiques données.

[42]
Exemple :

Camarades // En pleine conformité avec les directives de notre congrès // les héroïques travailleurs des fermes et des champs // à l'avant-garde des participants de l'émulation socialiste // concourent à réaliser une société de liberté authentique // dans une extraordinaire atmosphère d'enthousiasme// avec le soutien ferme et unanime de tout notre peuple // ils réalisent au coude à coude le triomphe de leurs idéaux // en concourant à renforcer l'amitié fraternelle entre les peuples // tel est le résultat de la politique nationale léniniste // Cependant, camarades, il faut le dire franchement, // etc.

Le livre de G. Moulin n'est bien sûr qu'un pamphlet, sans prétention ni à la linguistique ni à l'analyse de discours. II suppose néammoins une problématique du sens et de la perte de sens qui n'existe pas chez R. Queneau.

2.1.4.2. Une facétie estudiantine: "Le code universel du discours" (Uniwersalny kod przemowien), paru dans le quotidien Zycie Warszawy, repris dans Libération du 4-5 juillet 1981, p. 17.

Il est intéressant de noter, cependant, que ce jeu du cadavre exquis sert aussi de modèle représentationnel à une analyse de la langue officielle par des étudiants polonais. Le même mode d'emploi que dans UBURSS nous offre 10000 (=104 combinaisons pour un discours de 40 heures (cf. page suivante).

[43]
Guide à l'usage des apparatchiks débutants pour un discours universel.

Le «code universel du discours» (Uniwersalny kod przemowien), bizarrement, a été publié par Zycie Warszawy, la Gazette de Varsovie, le grand quotidien gouvernemental de la capitale polonaise. Un gag étudiant, qui démontait les mécanismes de la langue de bois officielle. Le mode d'emploi est simple. Commencez par la première case de la première colonne, puis passez à n'importe quelle case de la colonne II, puis III, puis IV. Revenez ensuite à n'importe quelle case de la première colonne et continuez ainsi, de colonne en colonne, dans n'importe quel ordre. 10 000 combinaisons pour un discours fleuve de 40 heures.

(Libération, 4-5 juillet 1981, p. 17)

I
II
III
IV
Chers collègues La réalisation des devoirs du programme nous oblige à l'analyse des conditions financières et administratives existantes
D'autre part la complexité et le lieu des études des cadres accomplit un rôle essentiel dans la formation des directions de développement pour l'avenir
de même l'augmentation constante de quantité et d'étendue de notre activité nécessite la précision et la détermination du système de la participation générale
Cependant n'oublions pas que la structure actuelle de l'organisation aide à la préparation et à la réalisation des attitudes des membres des organisations envers leurs devoirs
Ainsi le nouveau modèle de l'activité de l'organisation garantit la participation d'un groupe important dans la formation des nouvelles propositions
La pratique de la vie quotidienne prouve que le développement continu des diverses formes d'activité remplit des devoirs importants dans la détermination des directions d'éducation dans le sens du progrès
Il n'est pas indispensable d'argumenter largement le poids et la signification de ces problèmes car la garantie constante, notre activité d'information et de propagande permet davantage la création du système de formation des cadres qui correspond aux besoins
Les expériences riches et diverses le renforcement et développement des structures entrave l'appréciation de l'importance des conditions d'activité appropriées
Le souci de l'organisation mais surtout la consultation avec les nombreux militants présente un essai intéressant de vérification du modèle de développement
Les principes supérieurs idéologiques mais aussi le commencement de l'action générale de formation des attitudes entraîne le procès de restructuration et de modernisation des formes d'action.

[44]
Si se dégage ici toujours la même impression que les mots ne veulent rien dire, qu'ils sont vides de sens, on voit cependant apparaître une dimension nouvelle par rapport aux travaux précédents: celle du jeu de la langue, d'une certaine autonomie du signifiant. Mais, si l'on ne propose plus ici de "traduction" pour retrouver le vrai derrière le faux, la problématique reste néanmoins celle de la communication / non-communication d'un sens. La langue de bois, discours opaque, n'en est pas moins un discours raté. (13)

2.1.5. Langage et métaphore.

L'étude de François Champarnaud: Révolution et contre-révolution culturelles en URSS (Ed. Anthropos, 1975) a le mérite à nos yeux de poser d'emblée l'irréductible épaisseur du langage, et de montrer que la pratique politique stalinienne s'est fondée sur la négation de cette dimension :

"Staline et la bureaucratie soviétique écrasent le langage. (Cet écrasement du langage est l'opposé de la "mise à plat" du langage qui, elle, est affirmation de son épaisseur et de ses ambiguïtés). Ils dénient ainsi au langage sa caractéristique principale: son épaisseur, dans laquelle travaillent les poètes (...), les écrivains et les penseurs (…) Cette violente dénégation révèle en même temps la peur qu'ils ont du langage et de la pensée. S'élabore alors en URSS un langage clos, totalitaire et terroriste." (p. 293)

Cependant cette ouverture vers le "travail sur le langage", tout en laissant entendre que le sens n'est pas uni-
[45]
versellement reconnaissable dans une langue idéalement bien formée, puisqu'on parle des "ambiguïtés", se trouve contredite et bloquée, à notre avis, par une problématique qui n'est pas sans rappeler celle d'A. Besançon : un langage prenant la place du réel. Cf. p. 295:

"...la bureaucratie stalinienne prend les mots pour le réel; en figeant le réel dans les mots, elle nie à la fois le langage, le réel, les hommes et leurs possibles transformations."

2.2. Ni langue ni parole.

2.2.1. Parole de bois.

De ces différents travaux sur la langue de bois il ressort que, paradoxalement, c'est de la parole au sens saussurien qu'il s'agit.

2.2.1.1. Un sujet libre de ses choix, créant son message.

Le processus inhérent à la langue de bois semblerait tenir de la création poétique: des individus utilisent le code de la langue pour encoder un message se caractérisant, négativement, par rapport à un idéal de "bonne" communication, réussie. La philosophie spontanée ainsi mise en œuvre est sous-tendue par l'idée d'une maîtrise sur les mots par un sujet transmettant — bien ou mal — un sens déjà inscrit dans les mots. La langue de bois ne serait qu'une déviance, une sorte d'aberration (cf. Martinez p. 514: "Le latin monstrueux d'une Eglise monstrueuse"), délire schizophrène où les mots, perdant tout contact avec la réalité, se mettraient à marcher tout seuls...
[46]
Dans cette vision de la langue ayant pour fonction la communication, réalisée dans la parole d'un sujet, le rapport langage / réel nous semble révéler un postulat réaliste implicite de la part de ceux qui, jugeant du degré d'adéquation de la langue de bois au réel, ne font que reproduire l'effet d'évidence immédiate de leur propre perception du réel.
Or, si fiction il y a, elle nous semble plutôt être la fiction empiriste de la connaissance immédiate du réel, hors de toute appropriation par le langage.

2.2.1.2. Une conception référentialiste du signe.

Nous pensons que cette problématique est une conception singulièrement appauvrissante du sens, réduit à être un contenu toujours-déjà donné, objectif, pure dénotation, reflet univoque d'un réfèrent directement accessible.
Or, dès la fin du siècle dernier, un logicien comme Frege (dans Sinn und Bedeutung, 1892) distinguait soigneusement la dénotation d'une expression, c'est-à-dire l'objet qu'elle désigne, et son sens, c'est-à-dire la façon dont cet objet est "donné" dans la langue. L'objet ne se laisse pas appréhender directement, ses différentes représentations (ou "sens") peuvent être extrêmement variées, voire contradictoires.
Mais Frege a toujours également évité de confondre "mode de donation de l'objet" et "création de l'objet". On est donc déjà fort loin à la fois d'un langage - reflet du réel et d'un signe créant une réalité ou surréalité. On parlera alors d'un plan relativement autonome du sens (terminologie de Frege), qui a pour corollaire une opacité constitutive du langage, et non accessoire, surajoutée, ou pathologique.

[47]
2.2.1.3. Le sens universel véhiculé par un langage transparent.

Nous avons pu voir dans les points 2.1.1. à 2.1.5. de ce chapitre une certaine progression, de la transparence à l'opacité du langage. Mais ce n'était que pour mieux instituer, par contraste, la transparence idéale de la "vraie" langue, celle qui n'est pas de bois.
Cette conception utilitariste du langage transmettant un sens préexistant à l'acte de communication nous semble un écho lointain du néo-positivisme, qui opposait les "énoncés doués de sens" aux "énoncés dénués de sens", refusant toute validité à l'étude de ces derniers.
C'est ainsi que le DPS, anti-langue d'un anti-monde, serait déclaré irrecevable par les Occidentaux puisque ne mettant pas le "bon" sens derrière les mots.
On observe toutefois une oscillation entre deux pôles opposés: la langue de bois est à la fois
— la langue de la fourberie, du mensonge, du machiavélisme (elle parle pour dire le faux),
— et la langue du non-sens, du cadavre exquis (elle parle pour ne rien dire).
A ces deux analyses une double solution est apportée, cadrant parfaitement avec la ligne du néo-positivisme:
— rejeter la "langue de bois" comme ne faisant pas sens,
— la remplacer par ses mots "à soi", en adéquation avec la dénotation extra-linguistique (cf. les "traductions" d'A. Besançon): une parole fausse qu'il suffirait au "bon sens"
[48]
d'inverser pour retrouver le "bon" sens (comme certains Soviétiques lisent la Pravda "à l'envers", inversant systématiquement le sens des informations).
C'est l'universalité du sens des mots, dans une relation bijective aux choses, qui permet à A. Besançon de citer Saint Bonaventure pour proposer son programme de combat:

"L'être met le non-être complètement en fuite" (op. cit., p. 292)

Mais l'incompréhension que manifestent les Occidentaux à l'égard du DPS, rebaptisé "langue de bois", le caractère déclaré irrecevable de cette "langue", ne seraient ils pas une façon de sauvegarder leur propre illusion de liberté et de créativité langagière, leur aptitude à dire le vrai, en posant pour corollaire le choix délibéré des Soviétiques de dire le faux?
Mensonge, délire et jeu, trois façons d'ignorer l'efficacité matérielle de l'imaginaire, ce qui fait qu'un discours "prend"...
Et si le langage ne servait pas d'abord à communiquer un sens, mais bien plutôt à instituer des places de sujet où chacun peut se reconnaître, du PCUS au Peuple soviétique? Si c'était du côté d'une forme particulière d' assujettissement qu'il faut chercher ce "rapport d'un type particulier entre la langue et le pouvoir en URSS"?
Nous poserons qu'on ne peut sortir de l'impasse créée par rapproche critiquée plus haut qu'en changeant de perspective: ce n'est ni de langue ni de parole qu'il s'agit mais de discours.

[49]
2.2.2. Le discours.

2.2.2.1. La référence.

Il nous paraît tout à fait remarquable que la définition de la langue de bois comme étant une façon de "parler de ce qui n'existe pas" recouvre très exactement les préoccupations des positivistes logiques qui, tels Russell, se sont intéressés aux "descriptions définies non référentielles" (cf. le célèbre exemple de Russell, 1905: "Le roi de France est chauve").
Le problème était de débarrasser le langage ordinaire des "imperfections" qui font qu'on peut y produire des énoncés bien formés ayant toute l'apparence de phrases sensées, alors qu'en fait ils prédiquent une qualité sur un sujet (logique) n'ayant pas de dénotation.
La perspective logiciste qui était la leur les a amenés à explorer un domaine que la linguistique en se constituant a peu à peu expulsé de son champ: le rapport du langage à la réalité, mais au prix de la réduction du langage ordinaire à un langage logique univoque.
Cette réduction occultait une dimension intermédiaire entre le langage et la réalité: la référence.
En effet la fonction référentielle du langage met le signe linguistique en rapport non pas directement avec la réalité extra-linguistique préexistante au langage et indépendante de lui, comme pourrait le faire un simple signal, mais avec le monde perçu à travers le filtre ou l'écran — du langage.(14)
[50]
Ainsi, lorsqu'on remplace "kolkhoze" par "plantation servile", on ne change pas la dénomination d'une chose, on crée un autre référent. Mais il importe de préciser aussitôt que l'enjeu du débat n'est pas un jeu sur les mots: le réfèrent n'est pas disponible, "déjà là" dans la langue, il est formé dans un autre espace, déterminé par l'idéologie, et reconfiguré dans les formes de la langue.(15)
II faudra donc se garder de la confusion — trop souvent opérée — entre la chose et le référent. Celui-ci est lui-même doublement caractérisé:

1) le référent n'est pas un donné immédiat du réel
2 ) le référent, tout en étant construit à partir des formes de la langue, n'est pas un simple découpage conceptuel du monde dans la langue conçue comme un système stable et homogène (hypothèse Sapir-Whorf), mais est une catégorie d'une dimension qui n'est ni la langue ni l'idéologie: le discours.

2.2.2.2. Le discours n'est pas la parole.

Si le DPS est "lu" comme irrecevable, comme opaque par certains en France (cf. 2.1.), c'est, à notre sens, qu'une dimension particulière n'est pas prise en compte dans cette "lecture". Celle-ci en effet s'effectue à partir d'un certain nombre de positions qui, pour être affirmées relever du bon sens, du vrai sens ou de l'universalité de la vérité, n'en
[51]
sont pas moins historiquement et idéologiquement localisées. Une "formation idéologique" (16) dont relèvent les modalités de cette lecture, mais qui ne dit pas son nom, qui s'ignore, même, en tant que telle, et qui ne peut pas ne pas s'ignorer, puisqu'elle repose sur une conception de la transparence absolue des mots aux choses, perçoit le DPS en fonction de ses propres déterminations.
Ce qui fait que quelque chose ne passe pas dans cette lecture, c'est que les déterminations socio-historiques du DPS sont incompatibles avec celles qui gouvernent la lecture "opacifiante" qui en est faite en France, au nom de la transparence du langage.(17)
Cet ensemble de déterminations fait que le DPS n'est pas la parole d'un sujet possédant, de façon a-temporelle, an-historique, un "code" et qui en mésuserait, mais un discours, c'est-à-dire une séquence relevant de conditions de production et d'interprétation particulières.
Cet objet propre du discours ne s'oppose pas à une hypothétique "liberté" de la parole dans, par exemple, la conversation "ordinaire", le langage "naturel" (cf. la "langue humaine" d'A. Besançon): les énoncés sont soumis à des règles de sélection, combinaison et enchâssement, à des contraintes spécifiques qui ne sont pas uniquement du ressort de la pure créativité individuelle.
[52]
A cette étape de notre travail nous nous appuierons sur une conception du discours qui le caractérise comme un

"concept qui vise à déposséder le sujet parlant de son rôle central pour l'intégrer au fonctionnement d'énoncés, de textes, dont les conditions de possibilité sont systématiquement articulées sur des formations idéologiques." (Maingueneau, 1976, p.6)

L'ordre du discours est donc l'ordre de l'énonçable, de ce qui "peut et doit être dit" (Pêcheux, 1975, p. 144). L'étude du champ de l'énonçable dans le DPS nous montrera que celui-ci est loin de se caractériser par l'aléatoire (cf. G. Moulin), mais qu'au contraire, les limites du dicible y sont particulièrement étroites (cf. chap. II): on ne peut pas tout dire, et on ne dit jamais n'importe quoi .

2.2.2.3. Le discours n'est pas la langue.

Le discours est un énoncé dont l'organisation transphrastique est considérée dans son articulation à ses conditions socio-historiques de production et d'interprétation. II n'est donc pas une dimension supplémentaire de l'énoncé, que la linguistique traditionnelle aurait négligé. Il ne peut pas s'intégrer à la langue

"par exemple sous la forme d'une compétence d'un type particulier, dont les propriétés varieraient en fonction de la position sociale, ce qui reviendrait à l'idée qu'il existerait des langues, en prenant au pied de la lettre l'expression (...) selon laquelle 'patrons et ouvriers ne parlent pas la même langue'" (Fuchs-Pêcheux, 1975, p. 22).

Une telle hétéroglossie, au plan strictement linguistique, est tout aussi contestable que la diglossie dont nous avons parlé plus haut (2.1.1.): pas plus que patrons et ouvriers français ne parlent des langues différentes, les Soviétiques,
[53]
à notre avis, ne sont "bilingues", ne possèdent une double compétence "linguistique" selon la situation.
Ainsi, de même qu'il faut penser le discours dans une relative "autonomie" à la fois par rapport aux contraintes d'ordre idéologique et aux contraintes d'ordre purement linguistique (grammatical), de même il faudra poser une relative autonomie du linguistique, fonctionnant selon des règles (phonologiques, morphologiques, syntaxiques) qui lui sont propres. Ce niveau linguistique, il convient de le souligner, n'existe jamais seul, sinon dans les manuels de langue.
C'est le mérite des travaux de M. Pêcheux et de P. Henry d'avoir montré que cette double autonomie est relative et que la limite entre le linguistique et le discursif n'est jamais assignable a priori.
Tout discours concret sera donc doublement déterminé:
— par des formations idéologiques,
— par l'autonomie relative de la langue, mais la démarcation entre ces deux déterminations ne pourra être assignée qu'en rapportant ce discours concret à un processus de production et d'interprétation (cf. Henry, 1974, p. 2-46; Henry, 1975, p. 94; Pêcheux, 1975a, p. 3).
L'autonomie relative de la langue est la base de processus discursifs, la condition nécessaire pour que, dans des conditions de production et d'interprétation données, du sens puisse être produit.
C'est ici que se place la spécificité de notre démarche par rapport à l'analyse de discours française.
[54]
Celle-ci, en effet, étudie, pour l'essentiel, des processus discursifs différents ou antagonistes, ayant pour base commun l'autonomie relative de ce que la linguistique appelle la "langue". Dans cette perspective, des locuteurs tenant des discours antagonistes risquent de ne pas se rendre compte, au premier abord, de l'hétérogénéité de leurs discours, précisément parce que cette hétérogénéité n'empêche pas qu'ils utilisent les mêmes mots de la même langue.
Ici la problématique est déplacée, puisque nous nous situons dans l'optique de la lecture en France du DPS, en travaillant sur la base d'une langue étrangère. Mais ce qui est une difficulté supplémentaire réelle n'en est pas moins, pensons-nous, une possibilité d'apporter un éclairage nouveau à la fois sur les rapports complexes et instables entre langue et discours, et sur la réception (ou recevabilité) de l'écrit soviétique en France.

2.2.2.4. Spécificité d'une analyse de discours sur une langue étrangère.

L'analyse de discours sur une langue étrangère implique une réflexion sur les formes de langue à partir de l'extérieur de cette langue (à partir d'une autre langue), ce qui est tout autre chose que de travailler sur la langue maternelle, par intuition linguistique. Ce qui serait impossible dans une théorie linguistique comme la grammaire générative par exemple (où l'intuition linguistique sur les formes de la langue maternelle est critère de grammaticalité) est ici pour nous un moyen de s'affranchir de l'évidence suspecte de l'introspection.
[55]
La difficulté d'assigner les limites entre langue (russe) et discours (politique soviétique) sera d'autant plus grande, mais l'intérêt de la démarche est pour nous de confronter certaines procédures et certains outils théoriques de l'analyse de discours à une matière inhabituelle, et de tester la dépendance de sa pertinence en général à la base linguistique du français. En particulier, si ces outils théoriques sont applicables au russe, on risque de trouver à l'arrivée tout autre chose que ce qu'on trouve en français. Si, d'autre part, certains outils ne sont pas applicables, il faudra en forger d'autres, ou du moins réfléchir au rapport entre un système linguistique donné et des théories linguistiques dépendant en fait étroitement de ce système (par exemple le choix, parmi d'autres, entre une grammaire de constituants et une grammaire de dépendance).
Le passage de l'analyse de discours telle qu'elle a été élaborée sur la base du français (langue maternelle des chercheurs) à l'analyse du DPS ne sera donc pas une simple adaptation d'une méthode à un objet nouveau. Il faudra prendre en compte l'effet en retour de l'objet sur la théorie, qui n'était pas prévue explicitement en direction de cet objet précis.
Le problème central de la place de la sémantique en analyse de discours sera ainsi abordé avec une dimension supplémentaire. Pour M. Pêcheux (1975a) "l'idée d'une sémantique intra-linguistique, reposant sur une logique universelle, anhistorique" est source de difficultés malaisément surmontables.
[56]
Or la pratique d'une langue étrangère suggère tout le contraire d'une logique universelle. La sémantique que pratique le traducteur ou l'enseignant de langue est celle du dictionnaire bilingue, celle de l'incompatibilité entre les systèmes lexicaux de deux langues, telle qu'elle apparaît dans la complexité des articles de dictionnaires bilingues.
En travaillant sur un corpus russe, il nous faudra nous interroger sur une éventuelle séparation entre des effets de sens reposant sur l'autonomie relative du russe (au niveau syntaxique par exemple) et des effets de sens dépendant des conditions de production et d'interprétation du corpus, le tout imbriqué dans le problème de la traductibilité du corpus en français: qu'est-ce qui est traduit du russe en français, de la langue ou du discours, qu'est-ce qui est perdu aussi, dans la réécriture en français, dans ce paraphrasage particulier qu'est la traduction?
Mais la spécificité des conditions matérielles de production des discours en URSS fait qu'on ne pourra pas étudier ici des discours explicitement hétérogènes, mais que nous serons amené à faire une analyse presque entièrement intradiscursive, pour interroger l'homogénéité de notre objet d'étude. Nous nous servirons de la dimension intradiscursive pour nous demander si on peut repérer des traces de processus discursifs hétérogènes en URSS, et comment ils peuvent se manifester.





NOTES

(1) Inaugurée par la thèse de J. Dubois (1962). Pour un historique de l'Analyse de discours en France, cf. notamment J. Guilhaumou et D. Maldidier (1979), L. Guespin (1976), G. Chauveau (1978) et J.J. Courtine (1982). (retour texte)
(2) On peut citer le travail de A. Ouamara, 1980 sur le discours du F.L.N. en Algérie, mais le corpus qu'il étudie est écrit en français. (retour texte)
(3) En sens inverse, toutefois, "de bois" s'opposera à "de chair". (retour texte)
(4) "Gobbledegook": mot américain, a désigné à partir de 1944 (dans un article de Maury Maverick, du New York Times) les "grands mots" prétentieux et répétitifs des bureaucrates de Washington ("Washington's red-tape language"). Formé d'après le cri du dindon: a turkey-cock's gobble. (Source: Oxford English Dictionary, 2 vol.). (retour texte)
(5) Signalons en espagnol "lengua de palo" ("langue de bâton") proposé par le traducteur espagnol de l'ouvrage de F. Gadet et M. Pêcheux: La langue introuvable (Paris, 1981).(retour texte)
(6) Ces renseignements proviennent de la revue interne des traducteurs du Conseil de l'Europe à Strasbourg: Le petit termophile n°26, juin-juillet 1981.(retour texte)
(7) L'hypothèse d'une erreur de traduction de "dretwa mowa" n'est pas à exclure, naturellement. Mais elle est alors postérieure à 1956 (cf. J.M. Domenach: "langue morte").(retour texte)
(8) Vsevolod Kotchetov (1912-1973), un des représentants typiques du "réalisme socialiste" le plus officiel en littérature. (retour texte)
(9) Dans cette perspective d'adéquation / inadéquation du langage et de la réalité la littérature est abondante. cf. également C. Kerbrat-Orecchioni: "Argumentation et mauvaise foi" (1981); L. Pliouchtch: "Le mensonge, fondement de la société" (1980).(retour texte)
(10) C'est un fait à nos yeux tout à fait remarquable que L.I. Brejnev critique lui aussi un certain type de discours politique qui "ne passe pas", qui est mal adapté aux destinataires (Brejnev, 1981, p. 75). Mais il s'agit bien sûr alors d'un problème technique, comme la présence de "bruit" sur un circuit dans la théorie de l'information, il s'agit d'une perte d'information du sens initial, en sorte une mauvaise pédagogie, et nullement d'une quelconque perversion.(retour texte)
(11) Cf. à ce sujet la critique de la théorie d'Orwell par L.J. Calvet, 1969. Par extension on peut songer aussi au célèbre "La langue est fasciste" de R. Barthes, 1978. (retour texte)
(12) Le "surréel" semble n'être pas réservé au DPS, puisque le discours politique chinois en serait également l'expression. Ainsi dans le livre de W. Zapanolli, 1981, la "surréalité" "n'est autre que la langue codée du pouvoir". De même,"la vérité n'est ici rien d'autre qu'un attribut du pouvoir". (Cité d'après l'art. de H. Leuwen, Le Monde 28-29 juin 1981). (retour texte)
(13) Citons également, dans une perspective voisine, le travail de Petr Fidelius, 1981, paru récemment en Italie. Le linguiste tchèque qui se cache sous ce pseudonyme tente de "démasquer le langage fumeux et contradictoire" du quotidien pragois Rudé Pravo et propose des exercices de décryptage pour apprendre aux lecteurs l'art de lire "à travers le langage" (à partir d'une analyse des contextes où apparaissent les mots "peuple", "démocratie", "socialisme").(retour texte)
(14) La logique, en revanche, traite les expressions comme intrinsèquement signifiantes: elle ne s'occupe pas de référence mais uniquement de dénotation.(retour texte)
(15) Frege a touché du doigt les implications politiques du problème de la référence en citant comme exemple de "fiction démagogique" une expression comme "la volonté du peuple" (cf. Pêcheux, 1975, p. 108-109).(retour texte)
(16) Ce terme althusserien utilisé en analyse du discours désigne un ensemble d'attitudes, de représentations, etc., rapportées à des positions de classe, qui est "susceptible d'intervenir comme une force confrontée à d'autres forces, dans la conjoncture idéologique caractérisant une formation sociale à un moment donné" (Haroche, 1972, p. 102).(retour texte)
(17) Les termes "opaque" et "transparent" ont été introduits par Quine (1960) en logique intensionnelle. Pour l'utilisation "technique" de ces termes, cf. infra, p. 227-228.(retour texte)

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