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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


Patrick SERIOT : Analyse du discours politique soviétique, Paris : Institut d'Etudes slaves, 1985.

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Chapitre II
Une structure de langue en discours : la coordination

Клевету и мошеннические маневры нужно заклеймить, а не превращать в предмет дискуссии (И.В. Сталин)
«La calomnie et les manoeuvres frauduleuses doivent être stigmatisées et non transformées en objet de discussion» (I.V. Stalin)

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A/ Le discours politique soviétique : un domaine peu étudié dans son aspect formel.

                  Il n'y a pratiquement aucune intersection entre les préoccupations des «analystes du discours» et celles des russisants en France.
                  - Les analystes du discours en France, nous l'avons vu (chap. I-1) concentrent leurs efforts presque exclusivement sur le domaine français, ce qui se conçoit si l'on sait qu'ils sont pour la plupart de formation littéraire ou philosophique. Quant à leurs références théoriques étrangères, elles sont, dans l'ensemble, anglo-américaines. Il nous semble donc paradoxal que des linguistes qui, pour une grande majorité, sont de formation marxiste (largement marqués par la pensée de L. Althusser) , connaissent si bien l'anglais et si mal le russe. Cette ignorance, à notre avis, n'est pas due uniquement à la place relativement marginale des études de russe dans l'université française. Certains tabous politiques et idéologiques semblent bien à l'oeuvre pour préserver le domaine soviétique de la mise à nu, de la lecture critique à laquelle entend procéder l'analyse du discours en France.
                  - Les russisants français, quant à eux, souvent séparés en filières «littéraire» et «linguistique», ne pratiquent guère l'analyse du discours.
                  Il convient de noter, également, que les textes politiques soviétiques contemporains, s'ils sont en général
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bien connus des spécialistes de l'URSS (politologues, historiens, sociologues, etc.), n'ont pratiquement jamais été abordés dans leur aspect formel, c'est-à-dire dans leur matérialité purement langagière. La connaissance du russe, dans la plupart des cas, ne sert que de moyen pratique d'accès à des textes non traduits.
                  Que les mots du discours politique soviétique soient pris comme de simples mentions, désignations (lecture transparente) ou comme des obstacles au bon sens ou au vrai sens (lecture opaque), une même conception implicite reste en arrière-plan: celle, instrumentaliste, d'un langage devant s'effacer pour transmettre des informations sur la réalité.
                  Ce n'est que depuis peu que fonctionne, à l'Université de Grenoble-III un séminaire qui se consacre uniquement à l'étude du discours politique soviétique, sous son aspect matériel.
                  Nous voulons, dans ce cadre, nous attacher à ce réel qu'est la langue-origine d'un discours, aux formes de la langue qui donnent corps à un discours.
                  Nous voudrions montrer qu'un texte politique traduit ne peut pas ne pas voir altérer une partie de son efficace, que nous estimons lié, sous des formes qu'il reste à déterminer, à la langue naturelle qui en est le support matériel.
                  Une telle perspective doit permettre de rendre compte de certaines particularités de la lecture qui est faia en France du discours politique soviétique, et des effets de sens que peut provoquer sa traduction.
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                  Encore peu exploitée dans les études des russisants, cette approche nous semble présenter l'intérêt de remettre également en question un certain nombre de certitudes régnant dans l'analyse de discours en France. Nous pensons en effet que tester des procédures d'analyse discursive sur une seule langue (le français) peut avoir des conséquences artefactuelles incontrôlables: cf. en particulier les études de la détermination s'appuyant sur les articles défini/indéfini, l'analyse en constituants opposant les SN et les SP, ou bien les études sur les temps et les modes verbaux. Dans ces trois exemples une étude effectuée sur un corpus écrit en russe parviendrait à des résultats nécessairement différents.
                  Mais dans le même temps l'analyse de discours nous permettra de ne pas raisonner dans une perspective d'encodage ("qu'est-ce que l'auteur a voulu dire", cf. l'explication de textes), mais de travailler sur les opérations explicites et implicites à l'?uvre dans une pratique de réception, de reconnaissance (travail de reconstruction du sens, avec tous les choix, réductions et décalages que cela suppose et impose).
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B/ Situation historique et particularités énonciatives du corpus.

                  Le principe de constitution de notre corpus repose sur la comparaison de deux textes:
                  - le rapport d'activité au XXIIe Congrès du P.C.U.S. (17 octobre 1961) prononcé? lu? interprété? dit? par N.S. Khrouchtchev (dès à présent on rencontre un obstacle: quel mot — et quel mot français — employer?)
                  - et d'autre part le rapport d'activité au XXIIIe Congrès (29 mars 1966) prononcé? lu? interprété? dit? par L.I.Brejnev (respectivement "K" et "B").
                  Nous avons ainsi travaillé sur un corpus long, suivi et réel: une «archive». La seule construction qui ait été faite est la mise en contact de deux textes, qui n'étaient pas, à l'origine, explicitement conçus en vue de cette confrontation. Le fait de comparer deux textes crée ainsi un nouvel objet, un nouvel espace discursif, où deux objets empiriquement donnés se trouvent dans un éclairage mutuel: les textes K et B deviennent le corpus «KB».
                  Le choix d'un corpus d'archives s'imposait en raison de la problématique envisagée au départ: par contraste avec les motivations de l'historien ou du linguiste, ces préliminaires linguistiques se veulent une interrogation des moyens de lecture, réception et interprétation de discours. Il importait donc de s'assurer de l'homogénéité des conditions de production des deux textes formant le corpus. Cette homogénéité est ici, avant tout, institutionnelle: les deux textes
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sont produits — à des moments différents mais dans une suite — par la même institution: le Comité Central du P.C.U.S. dans le même cadre: le congrès.
                  L'hypothèse qui a présidé à la constitution de ce corpus était une interrogation sur la notion de «continuité de la ligne du Parti». En effet, si on ne peut pas, ou guère, à la différence d'une formation sociale occidentale, déceler des clivages discursifs synchroniques explicites dans le DPS, nous voulions savoir s'il était possible d'observer des oppositions repérables au plan discursif dans une diachronie courte: cinq ans.
                  C'est pourquoi nous avons choisi ces deux "discours" (au sens courant du terme), qui possédaient de surcroît la particularité d'être le dernier rapport de N.S. Khrouchtchev et le premier rapport de L.I. Brejnev, deux moments-limites à l'intérieur de la régulière successivité des congrès du P.C.U.S. depuis la mort de Staline.
                  Mais cette continuité même était à interroger. En effet, entre ces deux dates, il s'est passé un événement fondamental de la «vie politique soviétique», qui a laissé peu de traces discursives officielles, un événement proprement innommable: c'est la chute, le limogeage, l'éviction, la destitution, le renversement, le départ à la retraite, la démission, la mise en congé de N.S.Khrouchtchev, événement plus connu à l'heure actuelle en URSS sous le terme de «Plénum d'octobre (1964)«.
                  Là encore, les mots manquent, car choisir un de ces termes, c'est déjà prendre parti, c'est rendre compte d'un
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événement en lui donnant un nom, en en faisant un objet identifiable, reconnaissable. Ces trois dates:
- 17 octobre 1961 (rapport d'activité au XXIIe Congrès
- 14 octobre 1964 ("chute" de N.S. Khrouchtchev)
- 29 mars 1966 (rapport d'activité au XXIIIe Congrès sont les bornes qui vont marquer l'espace de référence de notre corpus.

- Le congrès et le rapport d'activité.

                  Le congrès est l'organe suprême du P.C.U.S. Il se réunit, depuis les 25 dernières années, avec une périodicité de l'ordre de cinq ans, pour une période d'une dizaine de jours . Le congrès a, entre autres attributions, une fonction importante: il «entend et approuve les rapports d'activité du Comité Central, de la Commission centrale de contrôle et des autres organisations centrales» (art. 30 des statuts). Le congrès doit donc discuter les rapports qu'il entend. Effectivement, la lecture du rapport du C.C. (Comité Central), lecture effectuée par le Secrétaire Général, est immédiatement suivie des interventions des premiers secrétaires de républiques et des principales régions, de membres du gouvernement et de dirigeants des principales organisations sociales. En fait ces interventions sont toujours écrites, rédigées d'avance, avant que le rapport du C.C. ne soit lu. Celui-ci ne donne donc pas lieu à des débat contradictoires.
                  Le rapport d'activité (отчетный доклад) doit rendre compte devant les délégués du congrès de l'activité du C.C. pendant la période qui s'est écoulée depuis le précédent congrès (отчетный период) . Il faut souligner que le C.C., organe dirigeant du P.C.U.S. entre les congrès, n'est pas permanent il se réunit en «plénum» deux à trois fois par an, à raison d'un à deux jours de travail. (Il compte à peu près 200 mem-
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bres.) C'est le Bureau Politique (dénommé Praesidium sous Khrouchtchev) qui est l'organe exécutif permanent du C.C. (il compte une vingtaine de membres).
                  Le Secrétaire Général est le porte-parole du C.C. pour rendre des comptes à l'instance qui l'a mandé. Mais le rapport d'activité fait beaucoup plus que donner des informations sur une activité passée, il propose aussi un certain nombre d'orientations pour la période à venir, orientations qui seront approuvées par les délégués. Le rapport est donc aussi l'expression de directives, qui sont introduites par des formules telles que:
                  партия считает необходимым (le parti estime indispensable de)
                  нам предстоит (nous avons à)
                  предусматривается (il est envisagé de)
                  нам необходимо (il nous faut)
                  задача состоит в том, чтобы (la tâche consiste à)
                  предлагается (il est proposé de)
                  высказывается мнение, что (il est émis l'opinion que)

                  Depuis les années 30 la composition du rapport obéit à un ordre immuable: une première partie est consacrée à la situation internationale, une deuxième à la situation économique de l'URSS, et une troisième au rôle du parti dans la Société.
Cette régularité de composition facilite grandement la comparaison entre différents rapports.

- Opposition historique des XXIIe et XXIIIe Congrès.

                  Le XXIIe Congrès voit l'apogée du pouvoir de N.S. Khrouchtchev. Celui-ci dénonce une nouvelle fois le "culte de la personnalité", non plus à huis clos, comme en 1956, mais dans son rapport public. Le 3e programme du Parti est adopté, l'Union Soviétique est désormais "l'Etat du peuple tout entier" (всенародное государство). Khrouchtchev fait de nombreuses promesses à orientation auto-gestionnaire, et annonce une rotation obligatoire des cadres du Parti aux postes de direction.
                  Le XXIIIe Congrès voit l'abandon des réformes, l'amendement du programme du Parti et le retour à la "stabilité"
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des postes de cadres.
                  A l'intérieur de cette opposition, dont nous venons d'indiquer les principaux traits, une constante se dégage : la référence au Parti, qui n'entre jamais dans le champ des critiques formulées. Le XXIIe et le XXllle Congrès, en effet sont des moments de forte remise en cause d'une période précédente. Khrouchtchev dénonce les fautes de Staline, Brejnev dénonce des «erreurs», des «bouleversements injustifiés», «le subjectivisme et le volontarisme», mais le nom de son prédécesseur n'est jamais prononcé, pas plus que celui de Staline.
                  Khrouchtchev est donc présent/absent dans le rapport de Brejnev. Il est «en mémoire» dans le texte, il provoque des effets repérables, et en même temps il est absent en tant que nom. Or, le «Plénum d'octobre 1964» est aussi dans la mémoire des délégués du XXllle Congrès qui savent, ou se souviennent, pour ceux qui étaient également présents au XXIIe, qui était à la place du rapporteur la fois précédente (au cours de laquelle le rapport avait été adopté à l'unanimité
                  Le rapport de Brejnev au XXllle Congrès doit donc dire l'indicible, taire l'événement mais aussi le laisser entendre, modifier certaines orientations politiques au nom de la continuité de la ligne du Parti.
                  La «période couverte par le rapport» (отчетный период) recouvre 36 mois de l'«exercice» de Khrouchtchev, contre 17 mois de l'exercice de Brejnev. Le rapporteur du XXllle Congrès a donc à rendre homogène une période marquée par une forte solution de continuité, si bien que le terme «otčetnyj period» va être extrêmement ambigu et pourra, selon l'occasion, se confondre avec le temps écoulé depuis le «Plénum d'octobre (1964)».

Ces quelques remarques ont été faites pour préciser le problème que nous posions au début de ce chapitre: y a-t-il des clivages discursifs repérables en URSS dans une diachronie courte? H. Carrère d'Encausse (1980, p.10) pose la question suivante: le Parti actuel est-il «de même nature» que le Parti des décennies passées? Nous reformulerons cette question
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en interrogeant, par exemple, l'identité du mot partija [‘parti’] dans les deux discours, identité constamment réaffirmée dans des formules telles que
партия всегда была, есть и будет... (le parti a toujours été, est et sera...)
                  Mais interroger la figure de la continuité, ou les ressemblances en général entre les deux rapports doit aussi nous mettre sur la voie des dissemblances, dissemblances entre les deux rapports, mais également hétérogénéités, traces d'extériorité dans des textes à caractère nettement unanimiste.

- De l'écrit à l'oral.

                  Nous avons énoncé en introduction les raisons du choix d'un corpus écrit, choix dû essentiellement à l'abondance de l'écrit soviétique disponible en France.
                  Or la matérialité écrite du corpus ne peut manquer d'avoir des conséquences sur les formes de langue que va prendre en compte l'analyse. Ainsi, à la différence de la transcription d'une séquence orale, le texte écrit n'autorise aucune ambiguïté dans la limite entre la phrase et le niveau transphrastique, puisqu'il fonctionne avec une ponctuation normative. D'autre part la typographie aura une grande importance, en ce qu'elle n'est pas uniquement une reproduction visible de l'intonation et des pauses de l'oral. Ainsi les guillemets de «suspension de prise en charge» (cf. J. Authier, 1981, p.128) donneront des indications sur un phénomène de distanciation entre le sujet d'énonciation et l'énoncé, par exemple, que ne pourrait introduire la transcription d'une
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séquence orale.
                  Cependant l'écrit sur lequel nous travaillons a ceci de particulier qu'il est un compte rendu sténographique des interventions au congrès. C'est donc la trace écrite d'un événement oral, lui-même manifestation orale d'un texte écrit destiné à être lu... La plupart des délégués prennent connaissance du rapport en l'entendant. Certains, cependant (ceux qui vont faire des interventions à son sujet) en ont déjà eu connaissance en le lisant.
Ces trois étapes dans l'existence du rapport ne sont, certes, que peu différentes l'une de l'autre. Elles ne font qu'apporter des corrections à la version précédente. Mais la version définitive, celle qui est imprimée et diffusée, qui fait autorité et qui est à la base du présent travail, doit rendre compte d'une forme particulière d'échange — gestuel ou verbal — qui s'est déroulé lors de la lecture du rapport C'est ainsi que cette troisième version contiendra des incises, qui sont des commentaires des transcripteurs-éditeurs, telles que:
                  Аплодисменты (applaudissements)
                  Бурные, продолжительные аплодисменты (applaudissements tumultueux prolongés)
                  Оживление в зале (agitation/animation dans la salle)
                  Голос в зале : «Правда!» (une voix dans la salle: «C'est vrai»
                  Возгласы одобрения (acclamations d'approbation).
                  Ces réactions des auditeurs directs ne changent pas le déroulement du texte, elles en constituent plutôt une sorte de ponctuation secondaire, qui vient en marquer les étapes. Mais la notation de ces «réactions» est elle-même
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un filtre, une sélection, car rien ne prouve que l'ensemble des bruits que l'on aurait pu recueillir sur une bande magnétique aient été retenus.
                  Les deux versions écrites (dont l'une est une préparation à l'événement oral, l'autre son rappel) sont moins rigoureusement identiques dans K que dans B, Khrouchtchev ayant l'habitude d'inclure au fil de son texte, de façon improvisée, des boutades, bouffonneries et dictons populaires. Il est dit d'ailleurs que dans la version définitive, un certain nombre d'expressions familières utilisées par Khrouchtchev ont été éliminées et remplacées par des expressions plus neutres, plus dignes d'un discours politique. Ces différences ne nous retiendront pas ici.
                  En tout état de cause, la version sur laquelle nous travaillons est ambiguë du point de vue de sa production. Texte à trois étapes de réalisation, il est à la fois discours d'orateur (ce qui entraîne des faits de focalisation, de thématisation, de mise en valeur propres à l'oral), mais en même temps il est prêt à être archivé, étudié, commenté: il est aussi produit pour une réception différée, hors de l' événement oral.

- La situation énonciative: qui parle à qui?

                  Nous avons envisagé l'indétermination de la forme matérielle de la source énonciative: scripteur (d'où une communication différée avec des lecteurs) ou émetteur oral (d'où une communication avec des auditeurs immédiatement contemporaine de son émission), ou une imbrication des deux. Cependant, outre le problème de cette forme
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matérielle, se posera la question de sa nature, de l'identité de la source énonciative: «qui parle?»
                  Il est avant tout indispensable d'écarter la notice d'"auteur"; en aucun cas la personnalité de Khrouchtchev ou celle de Brejnev ne seront ici en cause, ni ne seront objets d"investigation. Nous sommes en cela servi par la spécificité du corpus: il est à peu près certain que, pour l'essentiel, ni Khrouchtchev ni Brejnev ne sont les véritables «auteurs» (au sens précis de rédacteurs ) de leur discours.
                  Nous définirons donc une fois pour toutes Khrouchtchev et Brejnev comme des «lieux empiriques» d'émission de discours. Ces émetteurs peuvent être considérés comme des porte-parole d'un «locuteur collectif» (au sens de Marcellesi & Gardin, 1974, p.16). Il nous semble cependant que la notion de «locuteur collectif», pour anti-individualiste qu'elle soit, ne fait que repousser un peu plus loin le problème de l'identification d'un sujet-auteur: qui , en effet, pourrait être ce locuteur collectif? le Comité Central? ou le Parti tout entier? ou son appareil dirigeant (apparat)? ou le Politburo ou l'équipe de rédaction du rapport? ou aucun de ces groupes constitués?
                  Officiellement, statutairement , le rapport émane du Comité Central et s'adresse aux délégués. Mais on peut envisager plusieurs niveaux pragmatiques, entre un locuteur (individuel: le Secrétaire Général-rapporteur, ou collectif: le Comité Central) et un énonciateur (responsable de la prise en charge des énoncés). D'autre part on peut faire éclater l'allocutaire entre le récepteur-auditeur (ceux qui écoutent
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le rapport, dans la salle, ou l'entendent à la radio) et le destinataire: «adresse» virtuelle, qui fait partie intégrante de l'acte d"énonciation.
                  A ce premier niveau déjà la lecture sera multiple, selon qu'on prend en compte l'une ou l'autre de ces combinaisons. Cette possibilité d'éclatement de la source et de la cible énonciative d'un discours permet d'éviter à la fois la réduction de lexèmes divers à un certain nombre d'«actants» définis a priori (cf. Roche, 1981, p. 127: «l'actant 'peuple' recouvrira les réalisations 'travailleurs', 'les Soviétiques', etc.»), et l'éparpillement d'une analyse fondée sur les noms des protagonistes repérables, par exemple, dans les indications de source ou dans les adresses explicites du rapport.

Sources:

я (= Генсек) je (= le Secrétaire Général)
ЦК le C.C.
вся партия tout le parti
наша страна notre pays
мы nous


Adresses:

делегаты съезда les délégués du congrès
все коммунисты tous les communistes
народ le peuple
все прогрессивное человечество toute l'humanité progressiste
все люди tous les gens
мы nous


Nous tenterons de donner une réponse sur ce point précis en II-C, puis, sur le problème général des places énonciatives, en III-B.
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L'important pour nous, à cette étape de notre travail, est de mettre en cause une conception humaniste, d'un sujet psychologique auteur et source pleine de ses propres paroles.
C'est ainsi que H. Carrère d'Encausse (1980, p.12), s'élevant contre

«une (...) démarche qui nie la place de l'homme, de la volonté humaine, dans l'élaboration de son destin»

décrit son programme de travail:

«... on cherchera à comprendre l'URSS et son système politique à travers les institutions et leur fonctionnement, certes, mais surtout à travers les hommes qui incarnent les institutions, s'y plient ou les contestent.»

Plus qu'une divergence sur la place de «l'homme» dans l'histoire, c'est le problème de la constitution d'une «forme-sujet» dans et par un discours qui est en jeu. Nous développerons ce point en IV-B.

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C/ Coordination, sens et référence.

C-1/ Une mise en cause de l'«invariance» du signifiant.

                  L'analyse de discours en France au début des années 1970, à la suite de Harris (1952), a largement procédé par la méthode dite des «classes d'équivalence».
                  Si Harris utilisait des procédures distributionnelles sur l'ensemble des mots d'un texte (texte publicitaire, très redondant), en France on élabora une «méthode harrissienne élargie»: on constituait ainsi des phrases de base qu'on supposait «sous-tend(re) l'ensemble du discours» (Dubois & Sumpf, 1970, cité par Robin, 1973, p. 179), ces phrases de base étant déduites à partir de classes d'équivalence formées par transformations paraphrastiques, sur la base d'un ou de plusieurs mots-pivots, ou mots-clés, considérés comme invariants.
                  L'intérêt immédiat que pouvait représenter cette méthode était une homogénéisation du texte permettant la possibilité de l'analyse, de la comparaison entre des énoncés, puis entre des discours différents, puisque les mots-pivots étaient uniformément en position de sujet ou en position de prédicat.
                  On a montré, cependant, les dangers d'une analyse de discours fondée sur un regroupement d'énoncés construit à partir de mots-pivots (cf. Courtine, 1981, p. 79; Courtine, 1982, p. 11-12; Henry, 1974): il s'agit d'une procédure artefactuelle, qui risque de faire confondre un choix a priori du chercheur avec la structure thématique d'un texte.
                  Nous voudrions avancer une critique supplémentaire. En effet, la mise en parallèle (dans des classes d'équiva-
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lence) des environnements contextuels (syntagmatiques) des mots-pivots postule une relation bi-univoque signifiant/ signifié dans un même texte: une unité lexicale devrait être la même dans ses diverses occurrences tout au long du fil du texte. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut espérer obtenir une série d'assertions de la forme sujet - prédicat à propos d'un mot qu'on décide de considérer comme invariant. Or il n'y a, pensons-nous, aucune raison de postuler que le mot-pivot socialisme, par exemple, est un invariant dans les discours de Jaurès étudiés dans G. Chauveau, 1969, ou que Algérie recouvre la même chose dans les six quotidiens parisiens analysés dans D. Maldidier, 1971.
                  Ce serait admettre qu'un mot est, a priori, plus qu'un simple invariant lexical, comme si un mot avait un sens en soi, comme si deux occurrences d'une même unité (deux tokens d'un même type, dans la terminologie de C.S. Peirce pouvaient, avant que ne soient étudiés leurs rapports aux autres mots d'un texte, constituer autre chose qu'un simple repérage formel.
                  C'est cet a priori sur le principe d'identité que nous voulons mettre en cause; nous pensons que l'identité d'un signifiant à lui-même au cours d'un texte suivi doit être construite, démontrée, et non postulée au départ.
                  Si rien ne prouve que deux occurrences du même mot ont la même référence, désignent la même chose, on ne peut pas, par conséquent, construire de classes d'équivalence reposant sur le critère d' invariance du mot-pivot.
                  Nous proposons donc de déplacer la notion de classe
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d'équivalence par une réflexion sur le rapport signifiant/ signifié dans un corpus clos.
                  Il faut remarquer, tout d'abord, que les mots-pivots étudiés en analyse de discours sont bien souvent des noms propres, ou des sortes de «notions premières» : c'est précisément le cas de Algérie ou socialisme.
                  Dès qu'on arrive à des notions plus générales, cependant, un problème de détermination des noms entre en jeu, et il est clair, alors, qu'il est de peu d'utilité de faire entrer dans une même classe строительство (construction) à partir des syntagmes:
                  - коммунистическое строительство
                  ‘[la construction du communisme’]
et
                  - строительство жилищ
                  [‘la construction de logements’]

(II n'y a pas d'«indépendance» du substantif formant la tête d'un SN de type (N1N2). Nous y reviendrons au chapitre III).
                  Cet exemple est relativement banal. Il est des cas, toutefois, où une même unité lexicale, même lorsqu'il s'agit d'un quasi-nom propre, aura des fonctionnements fort différents selon les contextes dans un même texte, sans que cela apparaisse de façon évidente à la première lecture.
C'est un exemple de ces cas que nous allons étudier maintenant.

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C-2/ Effets de sens de la coordination et construction de paradigmes discursifs.

                  Nous envisagerons, à titre d'hypothèse, le fonctionnement de deux unités lexicales dans le corpus KB:
партия et народ
[‘parti’ et ‘peuple’, désormais en abrégé respectivement P et N, mis pour partija et narod) .
                  Il s'agit ici de comparer les occurrences de P et N, et d'étudier leurs rapports de co-occurrence, compatibilité en fonction des contextes. Mais au lieu de partir de ces P et N comme «invariants», nous nous fixons comme objectif d'étudier les conditions dans lesquelles cette invariance peut être démontrée ou au contraire infirmée. Ces deux unités: P et N n'ont pas été choisies de façon fortuite, mais en fonction d'hypothèses à la fois discursives et extra-linguistiques.
                  Nous voulions savoir si P et N se comportaient de façon semblable ou différente dans les deux textes qui composent notre corpus. Il doit donc être bien clair que ce ne sont pas les relations du «parti» et du «peuple» dans la formation sociale soviétique que nous cherchons à mettre en évidence, mais le fonctionnement en discours de deux unités dans un corpus donné.
                  En opposant K et B sur ce point précis, nous faisons l'hypothèse que le fonctionnement discursif de P et N est la trace de relations de pouvoir dans la vie politique soviétique.
                  Nous pensons que cette procédure n'est pas artefactuelle, dans la mesure où les rapports d'occurrence de P et N ne sont postulés au départ ni comme signifiants, ni
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comme représentatifs de la thématique des deux textes, mais sont, précisément, interrogés.
                  Il est vite apparu, cependant, que le projet se heurtait à des obstacles imprévus, dus à certaines particularités récurrentes du texte.
                  En effet, dans certains cas, P et N se trouvent aux deux extrémités (point de départ et point d'arrivée) d'une relation dans un même énoncé.

Ex: B369-10 Наша партия безмерно горда тем, что такой великий героический народ, как советский народ, вот уже полвека доверяет ей свою судьбу, свое будущее.
[‘Notre parti est infiniment fier qu'un grand et héroïque peuple comme le peuple soviétique lui confie depuis déjà un demi-siècle son destin, son avenir’]


K114-42 Как передовой отряд народа, строящего коммунистическое общество, партия должна идти впереди.
[‘En tant que détachement d'avant-garde du peuple, qui construit la société communiste, le parti doit marcher en avant...’]

Dans d'autres cas, cependant, P et N occupent la même position syntaxique, au cours d'une énumération, et sont donc non plus dans une relation de l'un à l'autre, ils «font la même chose».

Ex: B300-34 Коммунистическая партия, весь советский народ имеют основания быть довольными итогами развития Советского Союза за истекший период.
[‘Le parti communiste, le peuple soviétique tout entier, ont des raisons d'être satisfaits du bilan du développement de l'Union Soviétique pendant la période écoulée’]

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B321-07 Подъем колхозного и совхозного производства является задачей всей нашей партии и народа.
[‘L'essor de la production des kolkhozes et des sovkhozes est la tâche primordiale de tout notre parti et de notre peuple’]

K15-33 Партия, весь советский народ разоблачали козни врагов и с честью выходили из всех испытаний.
[Le parti, le peuple soviétique tout entier, ont démasqué les intrigues de nos ennemis, et se sont sortis avec honneur de toutes les épreuves’]
K15-09 Для нашей партии, для советского народа, для всего человечества минувшие годы имели исключительное, можно сказать, всемирно-историческое значение.
[‘Pour notre parti, pour le peuple soviétique, pour l'humanité tout entière, les années qui viennent de s'écouler ont eu une signification exceptionnelle, on peut dire une signification historique de portée mondiale’]

                  Si une caractérisation «textuelle», au niveau de l'écriture, peut être donnée de notre corpus, c'est la présence récurrente de ces séries coordonnées.
Nous avons vu quelques exemples de séries où deux substantifs (ici P et N) sont coordonnés, mais des syntagmes nominaux entiers, de longueur relativement importante, sont également dans cette situation.

Ex: Kl 6-26 Курс нашей партии имел огромное значение для укрепления единства социалистических стран, единства международного коммунистического и рабочего движения, сохранения всеобщего мира и предотвращения новой мировой войны.
[‘Les orientations de notre parti ont eu une impontance considérable pour la consolidation de l'unité des pays socialistes, de l'unité du mouvement ouvrier et communiste international, pour le maintien général de la paix et la prévention d'une nouvelle guerre mondiale’]

Dans un énoncé de ce type on a plusieurs séries de coordination, «emboîtées» les unes dans les autres, ce que l'on peut représenter de la façon suivante, en projetant sur un axe
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vertical les éléments coordonnés:

укрепление единства социалистических стран
укрепление единства международного коммунистического и рабочего движения
сохранение всеобщего мира
предотвращение новой мировой войны
la consolidation de l'unité des pays socialistes
la consolidation de l'unité du mouvement ouvrier et communiste international
le maintien général de la paix
la prévention d'une nouvelle guerre mondiale


                  II faut noter que, si les séries de coordination peuvent concerner tous les niveaux de constituants : des N, des SN, des SP, des V, des SV, les séries du type
N1, N2, N3... + V
sont beaucoup plus nombreuses que celles du type
N + V1, V2, V3...

                  Exemple de N1, N2, N3... + V:

B309-01 Мы уверены, что партийные организации, руководящие хозяйственные кадры, обладающие большим опытом социалистического строительства и политической зрелостьбю, директора заводов и фабрик, начальники цехов и участков в тесном сотрудничестве с учеными, инженерно-техническими работниками успешно справятся с поставленными партией задачами.
[‘Nous sommes sûrs que les organisations du parti, les cadres dirigeants de 1'économie, qui possèdent une grande expérience de la construction du socialisme et une grande maturité politique, les directeurs d'usine et de fabrique, les responsables d'a-telier en étroite collaboration avec les scientifiques, les ingénieurs et les techniciens, s'acquitteront avec succès des tâches fixées par le parti’]

Variante: ex. de N + V1, V2, V3 :
B302-37 Разрешите от имени съезда горячо поздравить передовиков и новаторов производства, весь рабочий класс, колхозное крестьянство, нашу интеллигенцию, весь советский народ с замечательными трудовыми успехами!
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                  [‘Permettez-moi au nom du congrès de féliciter chaleureusement les ouvriers d'avant-garde et les novateurs de la production, toute la classe ouvrière, la paysannerie kolkhozienne, notre intelligentsia, le peuple soviétique tout entier, pour leurs remarquables exploits dans le travail!’]

                  Exemple de N + V1, V2, V3...

         K125-12 Партия будет и впредь высоко держать и хранить в чистоте всепобеждающее хнамя марксизма-ленинизма, решительно сметать со своего пути ревизионистов и других ренегатов, пытающичся под маркой ‘обновления’  коммунистической теории извратить ее, выхолостив из нее революционные принципы.
                  [‘Le parti, à l'avenir, tiendra haut et gardera dans sa pureté l'étendard victorieux du marxime-léninisme, écartera résolument de son chemin les révisionnistes et autres renégats, qui tentent, sous le signe du ‘renouvellement’ de la théorie communiste, de la dénaturer, en en extirpant les principes révolutionnaires’]

                  La coordination semble ainsi affecter plus les noms que les verbes, plus les actants (au sens de Tesnière ) que les procès, plus les arguments que les prédicats.
                  J. Veyrenc (1968, p. 124-125) a attiré l'attention sur la «syntaxe des éléments de même rang» dans la caractérisation d'un texte donné. Pour lui, la répartition et la fréquence des éléments de même rang dans un texte est un trait spécifique de récriture (d'un genre, d'un auteur) et peut être utilisé, par exemple, pour des recherches d'attribution de paternité à un texte.
                  On pourrait sans doute comparer B et K de ce point de vue, pour tenter de déterminer si ces deux textes sont l'«œuvre» de la même équipe ou non.
                  Nous pensons, pour notre part, que la présence récurrente de séries d'éléments de même rang  dans un texte
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peut apporter un éclairage nouveau non seulement sur des considérations d'ordre philologique ou stylistique (particularités d'«écriture»), mais également sur des problèmes de sémantique, en permettant de poser que celle-ci n'est pas strictement et uniquement du domaine de la langue.
                  Nous poserons que des éléments de même rang entretiennent entre eux, à l'intérieur d'un texte suivi, un rapport privilégié de substituabilité, commutabilité, compatibilité, à plus forte raison lorsque cette substituabilité concerne des arguments de même rang pour un même prédicat.
                  L'intérêt de ce fait d'écriture que semble être la coordination d'éléments de même rang, par son importance numérique, sa répétitivité dans le corpus, est de permettre une neutralisation, ou du moins un déplacement de l'opposition entre l'axe syntagmatique (où les termes sont, dans la linguistique structurale, «en contraste») et l'axe paradigmatique (où les termes sont en «opposition»).
                  Ainsi une série de type

         x, y, z… + V

présente ses éléments x, y, z... dans une séquentialité, en concaténation, et en même temps ces x, y, z... forment un paradigme d'éléments substituables dans une même position syntaxique et/ou un même entourage syntagmatique.
On pourra donc donner une représentation graphique du paradigme à partir de la chaîne:

x, y, z... + V      → x
y
z

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              Ce paradigme d'éléments substituables a ceci de tout à fait particulier, et qui va être d'une importance considérable en analyse de discours, que ces éléments sont «in praesentia» et non «in abstentia» comme Saussure a défini les rapports «associatifs» (Saussure, 1979, p. 171), appelés rapports paradigmatiques dans la linguistique post-saussurienne.
                  Notons en outre que la suite coordonnée x, y, z... est loin d'être un exemple typique de rapports syntagmatiques tels qu'ils sont étudiés dans la linguistique structurale, puisqu'on général les rapports syntagmatiques y concernent des catégories grammaticales différentes entre elles, donc non substituables, et non des éléments de même rang (de même catégorie grammaticale, ou, dans une autre terminologie, de même niveau de constituants).
                  Nous proposerons donc de repenser la notion de paradigme à l'intérieur d'une problématique de sémantique discursive: les membres d'une série paradigmatique ne seront plus définis comme association virtuelle de termes en nombre quasiment infini, mais auront une définition syntaxique de substituabilité effective dans un corpus réel, ce qui aura d'autant plus de poids dans un texte suivi long.
                  On sait le lien entre paradigme et valeur dans la linguistique structurale: un mot ne possède pas un sens propre, positif, plein, mais reçoit une valeur qui est entièrement négative, distinctive:

                  «Sa plus exacte caractéristique est d'être ce que les autres ne sont pas». (Saussure, 1979, p. 162)

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              Une unité ne reçoit donc son sens que de l'existence d'autres termes de la langue, qui la délimitent.
                  Mais, dans cette problématique de la langue, un seul terme d'une série associative (paradigmatique) pourra être réalisé dans l'énoncé produit, et entrera alors en combinaison avec les autres unités de la chaîne:

         «Parler implique la sélection de certaines unités linguistiques et leur combinaison en unités linguistiques d'un plus haut degré de complexité. Cela apparaît tout de suite au niveau lexical: le locuteur choisit les mots et les combine en phrases conformément au système syntaxique de la langue qu'il utilise.» (Jakobson, 1963, p. 46)

                  Notons que lorsqu'on «choisit» un mot, on semble exclure le choix d'autres mots: un seul mot convient à l'expression de la pensée.
                  Cette définition situe dans le système de la langue les séries paradigmatiques: ainsi le sens (défini comme valeur) est dans la langue, en tant que système virtuel qui serait le propre d'une communauté linguistique homogène.
                  Une sémantique discursive, au contraire, devrait pouvoir intégrer l'agencement spécifique des termes dans un discours donné.
                  Le phénomène de la coordination d'éléments de même rang dans notre corpus permet alors de repenser la notion de paradigme discursif.
                  En effet P. Henry (1974, p. 2-15) exposait déjà un programme consistant à
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