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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick SERIOT: «La langue du peuple», in F. Gadet (éd.) : Ces langues que l'on dit simples, LINX (Univ. de Paris-X), n° 25, 1991, p. 121-140.





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        Jamais on n'avait autant parlé de simplicité de la langue que dans l'URSS des années 20 et 30. Hommes politiques, mais aussi écrivains, journalistes, essayistes, enseignants, puis, plus tard, partisans et adversaires du pouvoir soviétique s'engageaient tour à tour dans une bataille à l'enjeu incertain, dans un affrontement dont les termes essentiels étaient simplicité et accessibilité au peuple (prostota, dostupnost' narodu), sans que l'on sache toujours très bien lequel des deux était la cause ou la conséquence de l'autre.
        II faut dire que le programme des Bolcheviks en matière de langue était... simple: «Le maximum de marxisme = le maximum de simplicité et d'accessibilité au peuple (1)» écrivait Lénine dans ses notes lors d'une conférence le 8 mai 1917.
        Mettre en pratique une telle formule nécessitait cependant de s'entendre sur les mots, pour pouvoir répondre à une question qui, elle, était autrement complexe : les gens simples parlent-ils une langue simple?
        Il me semble particulièrement éclairant de relire actuellement le grand débat sur le rapport langue / société qui parcourait l'URSS des années 20 et 30, en ce qu'il n'est pas sans faire écho aux préoccupations de cette fin de siècle en Occident : qu'il s'agisse du «parler ordinaire» (Goffman), du «code restreint» (Bernstein) ou du «franc parler» (Bourdieu), de nombreux courants issus de la sociolinguistique en Occident réutilisent souvent sans le savoir les termes d'une polémique qui a fait couler énormément d'encre — mais aussi de sang — en URSS il y a soixante ans.
        Le thème de la simplicité en langue peut s'ordonner à première vue, dans l'URSS des années 20 et 30, autour de trois grands paradigmes :
        — il y a des langues qui sont, en soi, simples ou complexes;
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        — il y a, à l'intérieur d'une même langue, des sous-langues elles mêmes simples ou complexes;
        — il y a des façons simples ou complexes d'utiliser les langues (que celles-ci soient elles-mêmes simples ou complexes).

        Historiquement il y a bien, quelque part entre les années 20 et 30, un changement de paradigme : dans les premières années qui ont suivi la Révolution il faut parler simple comme et pour le peuple; à la fin des années 30, c'est la langue du peuple tout entier qui, en elle-même, est dite simple (tout en étant, d'ailleurs, riche, cf. infra). Mais comment s'effectue ce changement de paradigme ? Comment la notion de «simplicité» s'ordonne-telle par rapport à un autre maître-mot : le peuple?
        Partons de l'idée qu'il y a un passage, plutôt, entre deux pôles :
— la théorie des deux langues : langue simple et langue compliquée (avec ses variantes : la langue simple est la langue du peuple-prolétariat ou bien celle de l'adversaire bolchevik)
— la théorie de la langue unique du peuple-nation (avec utilisation simple ou compliquée de la langue unique)
        Peut-on assimiler ces deux pôles à des paradigmes successifs? Mais comment se marquent leurs frontières? Si on fait une simple analyse thématique, on trouvera une sorte de sempiternelle répétition du rapport peuple / langue simple. Si les mêmes mots circulent, si les discours s'interpénètrent, peut-on encore parler d'une échelle chronologique linéaire, ponctuée de seuils?

1. La théorie des deux langues : langue simple et langue compliquée (ou : la langue du peuple-prolétariat)

        Depuis l'échec de 1905 et la longue période de répression qui a suivi, non seulement les Bolcheviks, mais encore tous ceux qui luttaient pour une transformation révolutionnaire de la société, théorisaient leur pratique langagière : fallait-il parler comme le peuple pour être compris du peuple? Mais encore fallait-il savoir comment parle le peuple.
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        Pourtant, que la réponse ait été positive ou négative, aux alentours de 1917 un même présupposé fonctionnait massivement dans le discours révolutionnaire sur la langue, jamais remis en cause :
— le peuple a une certaine façon de parler, voire une «langue», différente de celle de la partie de la population qui n'est pas «le peuple».
        De là découlent deux assertions, apparemment contradictoires, qui ne sont que les deux avatars d'un même thème :
— cette «langue» est hiérarchiquement inférieure / hiérarchiquement supérieure à celle de l'élite lettrée qui va parler au peuple.

1.1. Parler à la place du peuple (donner une langue au peuple)

        La Russie des premières années de la Révolution vit dans une fébrile atmosphère d'expérimentation : tout est à inventer, des nouvelles relations entre les hommes jusqu'à un nouveau type de communication : une nouvelle langue.

1.1.1. Changer la langue

        C'est d'abord dans le domaine littéraire qu'apparaît l'idée de transformation radicale de la langue. Les poètes futuristes, loin de rechercher la simplicité, travaillent à la création d'une nouvelle langue pour la littérature. C'est la difficulté délibérée (zatrudnennost') de l'écriture et de la lecture qui est visée, provoquée par exemple par des enchaînements quasiment imprononçables de consonnes.
        Quant à leurs adversaires, les théoriciens du Proletkult, ils entrevoient bien le problème de la simplicité, mais surtout en tant qu'accessibilité, à travers le prisme d'une idée fondamentale : le prolétariat a une culture propre, qu'il s'agit de préserver des influences bourgeoises et d'aider à se développer. Mais là également le thème de la simplicité n'est évoqué que marginalement.
        Enfin les membres du Jazykfront (2) à leur tour se lancent dans l'étude de la «langue» du prolétariat et de la paysannerie, qu'ils considèrent comme «forces motrices du processus langagier en train de se dérouler». Pour Gus (1931, p. 41-42) l'«édification linguistique» est une véritable construction de langue, et non un «abaissement» vers la langue du peuple :

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«Notre rationalisation de la langue n'est pas du suivisme [xvostizm] : cette rationalisation ne peut pas être une pure et simple adaptation de la langue au niveau des couches de travailleurs arriérés dans leur développement culturel. La tâche de transformer la langue (par exemple celle de la littérature de masse) est souvent comprise exclusivement comme consistant à la rendre totalement compréhensible pour une certaine catégorie de lecteurs : et quand, dit-on, ils se seront développés, on pourra écrire pour eux dans une langue plus complexe. Or cette conception est erronée. [...] La langue est ravalée à un niveau particulièrement bas, on crée une langue de seconde ou même troisième catégorie. Il ne peut y avoir là aucun mouvement linguistique des masses, car les tenants de cette théorie considèrent la langue littéraire d'avant la révolution comme immuable. Le suivisme est une manifestation typique de la politique linguistique «populiste» petite-bourgeoise et de la méthodologie linguistique formaliste et métaphysique.»

1.1.2. Inventer une langue

        C'est dans le domaine de la création ex-nihilo d'une langue artificielle que l'argument de la simplicité apparaît le plus nettement.
        Dans l'utopie littéraire, d'abord : dans le roman de science-fiction Krasnaja zvezda (L'étoile rouge), publié en 1904, A. A. Bogdanov, l'un des fondateurs du mouvement Proletkult, décrit un voyage sur la planète Mars, où les habitants ont déjà réalisé leur révolution socialiste. La langue des Martiens, en plus de ses autres qualités hors du commun, a ceci de particulier d'être unique pour toute la planète, et surtout d'être simple, parce que régulière dans sa grammaire et facile dans sa prononciation : le héros terrien l'apprend sans efforts en quelques jours. La simplicité de cette langue, qui ne se fait pas au détriment de sa beauté, favorise une compréhension parfaite entre les locuteurs.
        Mais c'est surtout la création d'une langue universelle qui mobilise les esprits, avec une place fondamentale accordée à l'espéranto, dans sa variante «prolétarienne».(3)
        L'argumentation repose sur l'axiome suivant : l'espéranto est simple, donc populaire, donc révolutionnaire.
        L'espéranto est simple en soi, et s'oppose en cela aux langues indo-européennes flexionnelles, compliquées par nature, grâce à sa structure rigoureusement agglutinante. Cette particularité typologique est utilisée dans une double série argumentative. Une perspective pratique d'abord : la simplicité rend l'apprentissage facile. Et une autre, idéologique : la simplicité du système agglutinant rend l'espéranto accessible non seulement aux prolétaires européens, mais également «dans une plus grande mesure encore
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aux peuples turkophones et de l'Extrême-Orient, dont les langues sont très différentes des langues flexionnelles européennes» (Drezen, 1933, p. 48).
        Le but de la simplicité [prostota] et de la simplification [uproščenie, oproščenie] est la «démocratisation de la langue» : d'après les «espérantistes prolétariens» tels que E. Drezen, les projets comme l'ido sont anti-démocratiques parce qu'ils se rapprochent trop de la typologie flexionnelle des langues indo-européennes (langue des colonisateurs), au détriment du système agglutinant de nombreux peuples colonisés.
        On voit ainsi se dégager l'idée d'un rapport de causalité entre simplicité et universalité : la typologie agglutinante est simple, car les racines s'y trouvent à l'état pur, sans altération. La flexion, en revanche, pour des raisons inverses, n'est pas simple. Pourtant les espérantistes prolétariens sont confrontés aux mêmes paradoxes que les marristes : les dialectes russes et la langue populaire en Russie, par exemple, sont rigoureusement flexionnels. Il va falloir admettre que, dans la création d'une langue artificielle, on peut faire plus simple que les gens simples (puisque les gens simples peuvent avoir système compliqué). C'est la théorie que soutient l'espérantiste Žirkov, dont la conception stadiale de l'évolution des langues admet une typologie dans l'échelle de complexité. La fascination pour l'agglutination et pour la grande simplicité des «mots séparés» va devoir alors s'accommoder du «processus glottogonique unique», où la flexion est censée être un stade nécessairement postérieur à l'agglutination :

«Bien que la flexion, chronologiquement, vienne toujours après l'agglutination. cela ne veut pas dire qu'une langue flexionnelle soit toujours structurellement plus complexe qu'une langue agglutinante. On peut trouver des cas inverses. Les trois stades sont liés pour l'essentiel à la sécabilité (členimost'), qui suit la ligne générale de l'évolution du langage du cri animal inarticulé jusqu'aux langues hautement articulées des peuples cultivés actuels. L'augmentation de la sécabilité est conditionnée par la multiplication et la différenciation des besoins de communication langagière, qui eux-mêmes reposent sur le progrès économique et, à notre époque, spécialement sur l'aspect de plus en plus collectif de l'économie, en voie de transformation révolutionnaire. [...] Au stade agglutinant le changement de sens s'obtient par la combinaison d'éléments qui se présentent comme des affixes globaux (bien que pouvant consister en un seul son), ayant un sens constant. En système flexionnel l'enveloppe des affixes globaux se déchire et dans la majorité des cas on perd le caractère constant de leur sens. Apparaît la diversité des types et la complexité dans la déclinaison. Mais à l'heure actuelle on commence à observer un processus de dépérissement d'une partie de ces affixes dégénérés et cela, surtout quand vient s'y ajouter l'hybridation linguistique (l'anglais, le persan), peut provoquer la perte de la plupart des flexions du système, et une nouvelle simplification de la grammaire. L'anglais reste flexionnel, il est sécable en sons séparés, il conserve des traces de paradigmes multiples de déclinaisons et
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conjugaisons, mais il est déjà simple par sa structure grammaticale et plus simple que de nombreuses langues agglutinantes». (Žirkov, 1933, p. 51-52)

        C'est précisément autour du thème de la simplicité que s'engage au début des années trente une très âpre polémique entre marristes et espérantistes (4): pour les uns la simplicité est un faux problème, pour les autres elle est le secret de la perfection. Se référant à un pamphlet marriste hostile à l'espéranto (Gorbačenko et al), Spiridovič (1933, p. 83) écrit, à propos de la langue universelle de la future société communiste :

«Les auteurs prétendent que la question de la facilité de la langue, à cause du très haut niveau de développement culturel de la société communiste, n'aura pas une importance décisive. Mais c'est une absurdité, qui ne tient pas compte de la question du perfectionnement de la langue. Les auteurs s'appuient sur la très juste thèse de l'académicien Marr [...] selon lequel la langue universelle du futur se caractérisera par une fusion totale avec la pensée. Or en quoi consiste donc la difficulté des langues actuelles, sinon dans le fait que leur enveloppe technique ne correspond pas à la pensée? L'extrême facilité et simplicité de la langue universelle consistera précisément dans la parfaite adéquation de la langue et de la pensée» (Spiridovič, p. 33:83)

1.2. Parler comme le peuple

        Au début des années 20 la langue des bas-fonds, l'argot de la pègre (blatnaja muzyka) sont souvent érigés en norme nouvelle et adoptés, par exemple, dans les milieux des komsomols, où l'on affecte rudesse et grossièreté dans les manières et dans la langue, pour bien se différencier de l'ancienne classe dominante et affirmer une solidarité interne.
        A. M. Seliščev (1928) rapporte de nombreux faits de simplification, qui allaient jusqu'au slogan de simplification délibérée (uprostitel'stvo), mais il s'agit pour lui essentiellement de l'emploi de mots grossiers et «populaires» (au sens de «vulgaires»). Rares sont les exemples de description concrète de la simplicité en langue, expression qui fonctionne plutôt comme une sorte de litanie. En voici un, cependant, touchant de près à la syntaxe. Des journalistes appelaient à abandonner la «langue littéraire, créée par les classes hostiles du passé» et à adopter la langue authentiquement populaire de «l'homme simple», l'ouvrier et le paysan, qui «dans la conversation n'utilise pas de propositions subordonnées» (cité par Desnickaja, 1974, p. 400). Dès 1924 apparaissent les premières réactions contre la simplification. Le linguiste O. Vinokur. revenant sur les positions qu'il avait lui-même précédemment adoptées, écrit :

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«Il semblerait que l'éducation linguistique, le fait pour la paysannerie d'assimiler la langue grâce à laquelle elle pourrait se familiariser avec les sources [...] de la culture scientifique, artistique, politique, soit une tâche fondamentale. Or, au lieu d'enseigner à la paysannerie, ignare et inculte tant sur le plan scientifique que politique, notre langue cultivée, on nous exhorte à nous rééduquer, à cesser de comprendre la langue de la société cultivée, à oublier l'électricité pour allumer la chandelle populaire... sans propositions subordonnées» (Vinokur, 1924, p. 128).

        Dans le discours soviétique sur la langue se forge ainsi une image du peuple et de sa langue, «l'authentique langue populaire», dont on peut construire le modèle, qui semble se profiler à travers l'histoire de la linguistique soviétique, en se superposant à la fracture supposée des paradigmes tels qu'on les a définis plus haut. II s'agit d'un ensemble d'énoncés licites, qui réapparaissent à différentes époques. Leur point commun est que la «langue du peuple» est un système particulier. Mais la pérennité de ce thème se soutient de l'ambiguïté fondamentale du mot «peuple».

1.2.1. le peuple parle libre

        En 1945 Vinogradov (p. 96) cite un auteur du XIXe siècle, G. I. Uspenskij (sans indication de source) :

«L'originalité du parler du peuple fait de ce parler et de la parole populaire quelque chose de totalement libre, ne connaissant aucune contrainte, surtout quand il s'agit de parler «entre soi».(5)

1.2.2. le peuple parle authentique

        Žirmunskij (1952, p. 21) cite Luther, appelé à témoigner aussi bien en tant que faiseur de langue que de connaisseur de la langue du peuple :

«Ce n'est pas aux lettres latines qu'il faut demander comment on doit parler allemand. Il faut le demander à la mère de famille, aux enfants dans la rue, à I'homme simple sur le marché, et regarder leur bouche pour voir comment ils parlent.»

1.2.3. le peuple parle simple

        M. Gorki écrit en 1900, dans un texte souvent réimprimé (cité d'après Iskusstvo i žizn', 1940, n° 3, p. 14):

«Pour apprendre à bien connaître le russe, je recommande fortement de lire les contes russes, les épopées populaires, les recueils de chansons [...] Soyez attentifs au charme de la parole du simple peuple, à la construction de la phrase dans la chanson populaire.
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[...] Vous y verrez l'extraordinaire richesse des images, la justesse des comparaisons, la simplicité, la saisissante beauté des épithètes. [...] Soyez au plus près de la langue du peuple, cherchez la simplicité, la concision, la force saine qui crée une image en deux ou trois mots.»

        Mais la théorie des deux langues, pour être conséquente, se soutient de l'existence de l'autre langue, celle de la classe aux intérêts antagonistes : la bourgeoisie. Si la langue du peuple est simple, celle de la bourgeoisie est donc complexe.
Zolotov, dans un recueil marriste au ton extrêmement vindicatif, écrit en 1932 (p. 24):

«…La bourgeoisie utilise la langue, l'écriture, l'imprimerie exclusivement dans ses intérêts de classe. Marx et Engels ont montré sur une série d'exemples la politique de la bourgeoisie et des autres classes réactionnaires dans le domaine de la langue. Parlant des raisons qui font que la classe ouvrière anglaise est maintenue dans l'ignorance, Engels écrit : «Si l'on prend en considération l'extrême complexité de l'orthographe anglaise, qui fait de la lecture un véritable exploit et qui ne peut être maîtrisée qu'après de longs efforts, l'ignorance de la classe ouvrière sera parfaitement compréhensible. Peu nombreux sont ceux qui savent écrire, et même de nombreuses personnes cultivées ne savent pas écrire correctement» (Œuvres complètes, éd. russe de 1929, t. 3, p. 403).

        Zolotov ajoute (p. 25) :

«II fut un temps où les classes dominantes faisaient tout leur possible pour imposer à tous les peuples de l'ancien Empire russe l'écriture et l'orthographe grand-russe, qui étaient étrangères aux peuple de Russie et, en plus du reste, de par leur confusion et leur complexité, étaient inaccessibles non seulement aux travailleurs des autres nationalités, mais encore aux masses laborieuses du peuple grand-russe. Seule la Révolution d'Octobre a anéanti les règles draconiennes de l'écriture, de l'orthographe et de la terminologie russes, implantées selon les intérêts des classes dirigeantes, et les a simplifiées de façon à ce que les masses puissent plus rapidement et plus facilement acquérir des connaissances.»

        La réforme (simplification) de l'orthographe russe en 1918 est partout présentée comme une «démocratisation» de la langue, alors que selon Jarceva (1949, p. 21, en plein déclenchement de la guerre froide) les essais de simplification de l'orthographe anglaise n'ont pas pour but une quelconque démocratisation de l'enseignement, mais visent à faciliter l'expansion de l'anglais vers les autres peuples.
Enfin, la lutte de classes dans la langue peut aller jusqu'à la plus grave des accusations : celle de «sabotage linguistique». Que l'on songe à cet aveu effrayant, dans cet affrontement politique dont la simplicité est l'enjeu :

«Le bureaucratisme dans la langue peut facilement mener en pratique à un véritable sabotage linguistique, sabotage au moyen de la langue. Le saboteur Ser a avoué, au procès des mencheviks, qu'il avait intentionnellement rédigé des instructions concernant la réforme du crédit dans une langue telle que personne ne puisse la comprendre» (Gus, 1931, p. 43).

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1.3. Parler au peuple

«Plus simple! plus court! Ce sera fort, ce sera beau» (Gorki, 1936, p. 334)

        La théorie des deux langues admet implicitement que le peuple a une langue qui n'est pas la même que celle des révolutionnaires qui vont lui parler. Vont alors se poser des problèmes classiques de technique de communication : comment être compris de son destinataire? L'autre langue, celle qui n'est pas du peuple, ne sera alors plus la langue de la bourgeoisie, mais celle de l'avant garde politique : les militants et propagandistes du parti. Pourtant, dans les deux cas, une même opposition est à l'?uvre : la langue du peuple est simple, l'autre langue est compliquée.
        En voici un exemple chez Gorki (1933, cité dans Russkie pisateli, 1955, p. 34l) :

«Comment doit être la langue des journaux des sections politiques? — Comment ? Le plus simple sera le mieux, camarades. [...] Plus votre langue sera simple et imagée, et mieux vous serez compris. Vous allez travailler parmi des gens peu instruits, des gens dont l'horizon de pensées est encore tout à fait étroit [...]. Mais ces gens ont un avantage — et non des moindres — sur vous : ils pensent de façon concrète, réaliste [...] et ils parlent entre eux une langue imagée, qui sonne fort et juste. Vous disposez d'un grand nombre de concepts philosophiques, vous savez considérer minutieusement tous les événements de la vie, [...] mais votre langue est livresque, et la langue des journaux est difficile à comprendre pour les paysans. C'est pourquoi, en ayant affaire à des gens qui parlent une langue imagée, vous devez apprendre à utiliser cette langue. »

        La langue pour parler au peuple doit être une «langue révolutionnaire», ce qui n'est déjà plus tout à fait la même chose que la «langue du peuple». Ainsi Lénine écrit:

«Nous devons mettre au point des projets de lois socio-démocrates qui soient écrits non dans une langue bureaucratique mais dans une langue révolutionnaire». Cette langue révolutionnaire s'oppose à «la langue de la bureaucratie des chancelleries, cette langue de la chicane, véritable cryptographie, qui admet diverses interprétations. La langue révolutionnaire doit reposer sur une base scientifique, sur des idées d'avant-garde, avoir des formules claires et compréhensibles». (O.C., t. 32:442, cité par Beloded, 1978, p. 4).

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1.3.1. Eliminer le superflu

        On trouve, parfois, des définitions techniques de la simplicité : en particulier l'idée qu'il faut éliminer le superflu, idée de complétude et de suffisance de l'expression, où l'idéal d'ajustement, d'adéquation quantitative du nombre de mots aux choses à dire s'enveloppe d'un discours moral sur les vertus de la concision : pour Lénine «les mots superflus ne font qu'affaiblir l'expression tout à fait suffisante de la pensée» (cité dans Kondakov, 1941, p. 77).

1.3.2. Il est difficile de faire simple

        Pour parler au peuple, il suffirait donc de parler simplement et clairement. Or, vers 1940, les choses semblent avoir changé : faire simple n'est plus un point de départ mais plutôt l'aboutissement d'un travail long et difficile : c'est un processus non naturel.

«La simplicité et la clarté, la concision et la hardiesse ne peuvent être atteintes qu'après un long travail créateur» (Kondakov, 1941, p. 72)

1.3.3. Parler au peuple comme on parle aux enfants

        A lire ces incessants appels à la simplicité, aux efforts pour être compris, on imagine combien la communication devait aller s'obscurcissant. A la fin des années trente, c'est à l'épistémé populiste du XIXe siècle qu'on a recours pour étayer un discours où l'obsession de la simplicité est omniprésente.
        1939: Polonskij (poète du XIXe s.) est cité dans le recueil Russkie pisateli o literature, (t. 1, M., 1939, p. 463):

«Dans l'art tout doit être simple et clair. Pour moi il n'y a rien de plus élevé que les poèmes de Lermontov, qui sont également compréhensibles pour tous : vieillards et enfants, savants et gens incultes»
«Pour moi le sommet de l'art poétique c'est une simplicité et une clarté telles que n'importe quelle fillette illettrée puisse le comprendre» (ib.)


        1941: Gogol est cité dans Kondakov (1941, p. 426) :

«Ne pas prendre la plume avant que tout, dans la tête, ne se soit établi de façon si claire et ordonnée que même un enfant puisse le comprendre et le garder en mémoire»

        La simplicité, élément naturel à la langue du peuple, mais élément façonné dans la langue pour le peuple, répond à quatre objectifs différents :

— une justification esthétique : «simple is beauliful».

«Il faut apprendre à écrire simplement, avec exactitude et précision, c'est alors qu'apparaîtra d'elle-même la véritable beauté artistique» (Gorki, 1929)

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— l'efficacité de la représentation

«La phrase doit être aisée [plavnoj], construite économiquement avec des mots simples, si soigneusement imbriqués les uns dans les autres que chacun d'entre eux donne au lecteur une représentation claire de ce qu'il décrit.» (Gorki, 1933a) (6)

— un but épistémique : la simplicité est une condition de reflet véridique des faits:

«Tous les mots naissent de l'action et du travail, c'est pourquoi la langue est l'os, le muscle, le nerf, la peau des faits, et c'est pourquoi l'exactitude, la clarté, la simplicité de la langue sont absolument indispensables pour représenter de façon correcte et pénétrante la façon dont l'homme crée les faits et dont les faits exercent une influence sur l'homme». (Gorki, 1935 : «Literatumye zabavy», O.C., t. 27, p. 271)
«La vérité exige la simplicité, le mensonge la complexité» (Gorki, 1930, cité dans Kondakov, 1941, p. 72).

— un but idéologique : la simplicité est une condition de correction idéologique:

«Il faut une lutte acharnée pour débarrasser la littérature de la pacotille verbale, une lutte pour la simplicité et la clarté de notre langue, [...] sans laquelle on ne peut avoir de justesse idéologique» (Gorki, 1934, p. 152). (7)

2. La langue unique du peuple-nation

        A l'autre extrémité de cette chaîne thématique sur la simplicité dans le discours soviétique sur la langue on trouve l'idée d'une utilisation simple ou compliquée d'une langue unique. Mais là encore les limites sont floues.

2.1. La langue de l'autre : simple ou complexe ?

2.1.1. Une complexité délibérée.

        De nombreuses voix s'élèvent parmi la dissidence pour dénoncer dans ce qui s'appellera bientôt «langue de bois» une expression obscure et compliquée.
        A. et T. Fesenko, des linguistes soviétiques émigrés aux Etats-Unis au début des années cinquante, donnent une première description technique de la «bureaucratisation du pays» et «la complication et l'alourdissement de la syntaxe» (Fesenko, 1955, p. 187), ils notent par exemple l'abondance des prédicats analytiques remplaçant des verbes simples (lutter -> mener une / la lutte), ou remarquent que «la phrase est compliquée par des mots qui ne
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font que l'alourdir : «dans la ligne de», «en ce qui concerne» au lieu de simplement «pour» (p. 188).
        Comme chez Gus ils affirment qu'il y a bien, dans les textes qu'ils commentent, intention délibérée de nuire au moyen de la complexité. Pourtant il ne s'agit pas ici de l'utilisation d'une autre langue ou de la sous-langue d'une classe antagoniste, mais de l'obscurcissement volontaire de ce qui est naturellement simple:

«La tendance à alourdir le style [reč'] n'est pas générale, elle est introduite dans la langue principalement à travers les rapports, par les innombrables bureaucrates du parti et de l'Etat, qui utilisent cette façon de parler pour obscurcir le contenu» (p. 188).

2.1.2. Traduire du simple en compliqué

        Nous sommes encore dans une sorte de théorie des deux langues, mais déjà beaucoup plus métaphorique : la «langue ordinaire» s'oppose à la «langue bureaucratique» comme deux utilisations d'une même langue unique (et non plus comme deux essences définies ontologiquement, comme pour le Proletkult). Il est alors possible de passer, par traduction, de la langue simple à la langue compliquée, et inversement :

«Dans certaines administrations il est convenu de considérer qu'il existe comme deux langues : une langue ordinaire, de la conversation courante, et une autre spéciale, bureaucratique, dans laquelle seule il est possible d'exposer les résolutions et décisions. On peut dire 'le combinat produit des chaussures qui ne valent rien'. Mais Dieu nous garde de l'écrire ainsi dans un texte de résolution. Sous la plume d'un bureaucrate cette pensée simple et claire devient à peu près ceci : 'en ce qui concerne le port, les chaussures ne correspondent pas aux conditions et standards réglementaires établis par le Département du contrôle technique'». Safonov, 1945 (cité dans Fesenko, 1955, p. 188)

2.1.3. La langue de la résistance

        On est passé à une vision de la société où les conflits n'opposent plus le parler de catégories sociales différentes, mais favorisent la résistance des gens «normaux» à un style anormal. Là encore, ça et là apparaissent des descriptions de phénomènes syntaxiques de la langue simple, telle cette étonnante préférence pour les propositions à expansions:

«Si l'emprise du bureaucratisme et une attitude irresponsable envers la pureté de la langue maternelle en Union Soviétique créent un terrain favorable à la propagation de construction syntaxiques lourdes et compliquées, en revanche la langue vivante et certaines tendances de la langue contemporaine fournissent des éléments positifs, tels que le passage d'une lourde hypotaxe à des propositions simples mais comportant des expansions de participes et de gérondifs.» (Fesenko, 1955, p. 190 )

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2.1.4. Le simplisme et la pauvreté

        II arrive enfin, rarement il est vrai, qu'à l'inverse, la langue russe des Soviets soit décrite comme exagérément simple et pauvre :

«La langue russe en URSS est appauvrie par la liquidation de nombreuses strates sociales avec leurs habitudes linguistiques, ainsi que par la pauvreté matérielle de la vie en général. Le vocabulaire courant est réduit à quelques mots simples et nécessaires, à quoi viennent s'ajouter quelques termes techniques et idéologiques». (Venclova, 1980, p. 252)

        Mais, dans ce cas, simple ne s'oppose pas à compliqué mais à riche.

2.2. Gens incultes et gens instruits

        Si le peuple est Un, il n'y a aucune raison de valoriser l'expression de ses couches les plus basses. Une question se pose alors : le russe vulgaire est-il du russe? La conception unanimiste du peuple renvoie la langue vulgaire dans le même extérieur que les langues étrangères:

«Nous devons tout faire pour que la langue russe ne soit pas souillée par des jargonismes, des mots étrangers superflus et des vulgarismes». (Šermuxamedov, 1980, p. 205)

        Mais là encore se pose un problème de date, de limite de paradigmes. Est-il important, par exemple, que Lénine ait tenu vers 1920 des propos hostiles à l'imitationde la langue populaire, ou bien que vers 1940 on sélectionne ces mêmes propos à l'appui d'une thèse unanimiste? Quand la langue du peuple (jazyk naroda, narodnyj jazyk) a-t-elle cessé de s'identifier à la langue populaire (prostonarodnyj jazyk : «langue du simple peuple»)?

«Mais, tout en exigeant accessibilité et simplicité dans l'expression, [...], Lénine s'opposait fermement au style populacier (populjarničanie), [...] à la contrefaçon et au primitivisme linguistique». (Beloded, 1978, p. 4)
«Entre la simplification et la simplicité il y a une différence essentielle, qu'on peut exprimer ainsi : la simplification, c'est artificiel, et donc faux, alors que la simplicité est de l'art véritable. La vérité du futur est simple et claire. L'écrivain prolétarien doit se donner pour but précisément la simplicité, la clarté, la lisibilité». Gorki, 1937 (cité dans Kondakov, 1941, p. 416).
«La propagande bolchevique doit être populaire, au sens d'accessible à des millions de personnes, mais ne doit en aucun cas tomber dans le simplisme. Il ne faut pas s'abaisser au niveau du lecteur inculte, mais prudemment, pas à pas mais fermement, élever son développement". (Lenine, 1920, cité dans Kondakov, 1941, p. 88)

[134]
2.3. la langue du peuple tout entier

        C'est principalement au cours des années trente que se manifeste la «reprise en mains» du discours sur la langue par le pouvoir, ce que P. Champarnaud appelle la «réaction bureaucratique», à mesure que se met en place l'implacable système stalinien.
        Vinokur, après s'être enthousiasmé pour «l'ingénierie linguistique» des futuristes et l'idée de «révolution dans la langue» (Vinokur, 1923, p. 207), en vient très rapidement, dès 1924, à défendre des positions fort traditionalistes sur les normes de la «langue russe littéraire» (c'est à dire normative) (8) . Il entame une polémique contre les «vulgarisateurs», pour qui cette langue était un «argot mystérieux pour le peuple», «élaboré par une minorité privilégiée : l'intelligentsia noble». La position unanimiste de Vinokur est alors clairement établie : «Le rejet de la langue littéraire est en même temps le rejet de toute la culture russe» (Vinokur, 1924, p. 177). En 1926 déjà on commence à rapporter que le pouvoir politique s'intéresse de plus en plus à une normalisation de la langue. Pour Markovskij (1926, p. 73) «la langue des komsomols est de plus en plus incompréhensible». Et Seliščev, qui en 1928 cite ce texte (9) , ajoute cet intéressant commentaire : «l'imitation du parler de la pègre suscite ces derniers temps une réprobation sans équivoques de la part des dirigeants du parti» (Seliščev, 1928, p. 80).
        Certes, toute mutation politique a besoin d'une justification rationnelle. C'est une explication de type historique qui est donnée par Gorki sur ce qui pourrait bien être, dans ce cas précis, un véritable «changement de paradigme» : c'est parce que la société soviétique a changé qu'il n'y a plus deux langues mais une seule, la langue russe, mais une langue qui non seulement transcende les clivages sociaux (qui sont censés avoir disparu, malgré le discours sur «l'aggravation de la lutte des classes»), mais encore est bien la même que celle d'avant la révolution. C'est en tout cas la position, mainte fois répétée, de Gorki, dans sa lutte contre les marristes :

«... nos lecteurs deviennent de plus en plus homogènes du point de vue de leur appartenance de classe. Ils sont en droit d'exiger que l'écrivain leur parle avec les simples mots de cette langue richissime et souple qui a créé dans l'Europe du XIXe siècle, sans doute, la plus puissante des littératures» (Gorki, 1933b, cité dans Russkie pisateli, 1955, p. 334).

[135]
        On sait qu'il faudra, pour des raisons qui ne sont pas encore vraiment élucidées, attendre 1950, avec la disparition du rôle institutionnel du marrisme, pour que s'affirme dans le domaine de la langue la théorie stalinienne du «peuple tout entier»:

«Pour que la langue nationale puisse remplir son rôle avec succès, en tant qu'instrument de communication de tous les membres de la nation (indépendamment de leur appartenance de classe), elle doit être compréhensible et accessible à la nation toute entière». (Sanžeev, 1950, p. 113)

        Le discours unanimiste, pourtant, radicalement incompatible avec la thèse marriste des «langues de classes», circulait bien avant 1950, aussi bien chez les écrivains que chez les linguistes, et restera dominant bien après la déstalinisation. Les énoncés de base en sont, en gros, les suivants :

2.3.1.
        La langue du peuple tout entier est simple, accessible et riche en soi :

«Pour Lénine la grandeur et la richesse de la langue russe étaient comme synonymes de sa clarté, de son exactitude et de son accessibililé aux larges masses» (Vinogradov, 1945, p. 5)
«La richesse naturelle de la langue russe est si grande que, [...] en étant à l'écoute des gens simples et avec un volume de Pouchkine à la main, on peut devenir un excellent écrivain». (Prišvin (10), cité dans Kozyreva, 1976, p. 97)

2.3.2.
        Il y a une spécificité intrinsèque de la langue russe normative : elle est plus proche de la langue du peuple que les autres langues européennes.

«La langue russe littéraire est plus proche de la langue populaire [razgovornaja narodnaja reč'] que toutes les autres langues européennes». (Tolstoj, 1943 (11) , dans Russkie pisateli, 1955, 375)

2.3.4.
        La langue du peuple est un produit brut / la langue «littéraire» est un produit élaboré.
        Vinogradov (1945:107) cite A. I. Ertel', dans une lettre adressée à Léon Tolstoï en 1885, à propos du style qu'il convient d'employer pour parler au peuple :

«Quels sont les moyens que j'ai à ma disposition pour écrire pour le peuple? Je pense ne pas me tromper au sujet de sa langue, d'autant plus que, selon moi, sa langue n'est pas un 'parler' ou un quelconque 'argot', mais simplement la langue de la Russie toute entière, prise dans ses fondements, débarrassée de tout vernis littéraire».

        Si l'on peut parler de stalinisme en linguistique, il me semble qu'on peut y voir l'avancée extrême de la théorie unanimiste de la langue unique. On assiste alors à un retour à l'épistémè romantique, la boucle est bouclée qui fait revenir à l'équation humboldtienne
[136]
langue = société = peuple. Toutes les réinterprétations et réécritures, passages d'une formation discursive à une autre sont alors permis :

«... quant à la première thèse de Meillet («la langue est un phénomène de nature avant tout sociale»), elle n'était pas, en soi, originale, puisqu'elle se rencontrait déjà au siècle dernier, et principalement chez les savants russes. En 1849, en particulier, I. I. Sreznevskij, dans ses Pensées sur l'histoire du russe, soulignait : «C'est dans sa langue que le peuple s'exprime avec le plus de plénitude et de vérité. Le peuple et la langue, l'un sans l'autre ne peuvent être imaginés. [...] L'esprit et l'activité du peuple se reflètent dans sa langue». (Budagov, 1975, p. 5)

3. Pour conclure : qu'est-ce que la simplicité?

        Rares sont ceux qui ont ramé à contre-courant et revendiqué explicitement la complexité. On trouvera quelques passages chez Solzhenitsyne, avec l'ingénieur Sologdin, qui, dans Le premier cercle, s'efforce de parler la «langue de l'ultime clarté», étrange sabir censé refléter fidèlement la langue authentiquement russe en évitant à tout prix les mots d'origine étrangère, et formé en fait presque exclusivement de racines et suffixes slavons. Chez les «écrivains paysans», également, qui semblent jouer à introduire dans leurs textes des mots qui ne figurent pas dans les dictionnaires. Ce qui est cherché là, dans l'opposition à la simplicité, est moins la complexité que la richesse ou «l'authenticité russe».
        Le thème de la simplicité, dans ce qui fut l'URSS, a fait recette. Mais a-t-on appris quelque chose de ce qu'est une langue simple?
        Chacun semble avoir ses bêtes noires syntaxiques, désignées comme responsables de la complexité, à opposer aux constructions de la simplicité : parfois l'hypotaxe est mise en avant, qui laisse apparaître en creux un système sans propositions subordonnées (la langue des gens simples ) ou un système à propositions simples comportant des expansions participiales (la langue de la résistance à la bureaucratie). Mais le plus souvent c'est l'idée de transparence (une langue qu'on ne voit plus) qui est mise en avant comme parangon de la simplicité : le modèle télégraphique, cf. Pisarev, cet écrivain réaliste du XIXe siècle (encore un!), cité en 1941 :

«II est maintenant reconnu que la beauté de la langue réside uniquement dans sa clarté et son expressivité, c'est à dire exclusivement dans les qualités qui accélèrent et facilitent le passage de la pensée de la tête de l'écrivain dans celle du lecteur. L'intérêt du télégraphe est qu'il transmet les nouvelles vite et bien, et non que le fil du télégraphe dessine diverses courbes et arabesques. Cette vérité toute simple, notre siècle pratique l'a, sans s'en rendre compte, appliquée à la création poétique. La langue est devenue ce qu'elle devait être : un moyen pour transmettre les idées» (Pisarev : Literaturno-kritičeskie stat'i, cité dans Kondakov, 1941, p. 427).

[137]
        Il est difficile d'apprécier le degré de métaphorisation du mot «langue» dans «langue du peuple» ou dans «langue simple». Parfois il s'agit de la langue au sens des linguistes, parfois c'est un sous-système rigide, parfois enfin un style, ou une vague manière de parler. Drezen et les stylisticiens staliniens ne parlent pas de la même chose quand ils parlent de langue.
        La théorie stadiale et la théorie unanimiste sont certes contradictoires et incompatibles. Elles ont néanmoins en commun d'être des avatars de la grande métaphore organiciste qui a dominé le XIXe siècle. Mais, en rendant compatibles les notions de simplicité et de richesse, l'une comme l'autre ont favorisé l'émergcncc du discours moral sur la langue si prégnant à l'époque stalinienne : la nouvelle équation s'écrirait plutôt :
simplicité + richesse = perfection (12)
        La simplicité comme condition du vrai, voilà qui permet d'annihiler toute étude historique de la production du sens.
        Or, c'est moins la simplicité qui va faire ici problème que le «peuple». Ou plutôt ce thème de la simplicité est un symptôme de quelque chose de plus important: un lieu idéal, mythique, imaginaire, une donnée de base, jamais explicitée, un maître-mot : le «peuple», ou plus exactement la «langue du peuple», de celui dont on parle tant et qui, dans tous ces textes, dit si peu.
        Les données du grand malentendu sont bien connues : c'est qu'il y a peuple et peuple : le peuple russe (au sens socialiste) parle une langue simple, mais le peuple russe (au sens romantique) parle une langue riche. Le peuple-nation a un folklore et une «expression populaire», mais le peuple-prolétaire est passé d'une culture propre (cf. le Proletkult) à un jargon de gens peu instruits.
        Pourtant marrisme et stalinisme, conception de classe ou conception unanimiste, tous ces types de discours sur la langue ont un point commun : un même aveuglement au propre de la langue, au principe saussurien de la valeur. Si l'on n'a rien appris sur la notion de simplicité, d'autant moins explicitée qu'elle fonctionnait au ressassement, c'est
[138]
qu'on est passé avec les mêmes mots (l'opposition simplicité / complexité) d'un ensemble discursif à un autre.
        Mais ce passage n'est qu'à première vue strictement chronologique. L'extraordinaire polyvalence du terme de peuple permet de tenir des discours qui peuvent être réinterpretés dans un sens inverse plus tard, ou à partir d'une position différente.
        Il est d'autant plus intéressant de relire la sociolinguistique occidentale d'aujourd'hui à la lumière de ces textes soviétiques des années 20 et 30.

NOTES

(1) «Maksimum marksizma = maksimum prostoty i populjarnosti» (cité dans Kondakov, 1941, p. 87). L'adjectif «populjarnyj» signifie, d'après le dictionnaire d'Ožegov : «accessible à tous, totalement compréhensible grâce à la simplicité et à la clarté de l'expression». (retour texte)
(2) Organisation créée à la fin des années vingt, comme dernière tentative pour promouvoir une linguistique marxiste en réaction contre les aberrations marristes.(retour texte)
(3) Sur la différence entre l'espéranto prolétarien et l'espéranto bourgeois, cf. Sériot, 1988, p. 134. (retour texte)
(4) polémique qui enverra tous les dirigeants espérantistes devant le peloton d'exécution au moment des grandes purges de 1936-37...(retour texte)
(5) cf. cet étonnant écho en France, bien plus tard : (a propos de l'auto-censure langagière dans les classes dominantes) : «Cela se voit dans la manière de s'habiller ou de manger, mais aussi dans la manière de parler qui tend à exclure le laisser-aller, le relâchement ou la licence que l'on s'accorde ailleurs lorsqu'on est entre soi» (Bourdieu, p. 82:87).(retour texte)
(6) F. Gadet et M. Pêcheux (1981, p. 97) ont déjà noté les étonnantes convergences entre le stalinisme et le «cartésianisme trivialisé» du classicisme français, tout comme les «principes de coopération» de Grice : «soyez clair... soyez brefs...».(retour texte)
(7) Ces très nombreuses références à Gorki se justifient par le fait que c'est dans ses écrits de la période soviétique qu'on trouve l'exposé le plus explicite sur le thème de la simplicité en langue dans ses rapports avec l'enjeu politique et idéologique d'une écriture pour le peuple.(retour texte)
(8) Sur «langue littéraire», «langue standard» et «langue normative» dans la linguistique soviétique, cf. SERIOT, 1982.(retour texte)
(9) dans un livre qui pourtant lui valut un long emprisonnement...(retour texte)
(10) écrivain soviétique, 1873-1954.(retour texte)
(11) il s'agit de l'écrivain soviétique Alexis N. Tolstoï.(retour texte)
(12) Ces deux «qualités» appartenant intrinsèquement à la langue russe en tant que telle, on voit qu'aucune autre langue ne peut prétendre au statut de langue universelle.(retour texte)



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