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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Cl. KARNOOUH : c-r. de SÉRIOT Patrick, Structure et totalité : les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, Presses universitaires de France (Linguistique nouvelle), 1999, X-353 pages, bibliographie. ISBN 2-13-050297-0. Revue des Études slaves, Paris, LXXIII/1, 2001, p. 213-258.

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        Dans l’un des plus célèbres chapitres de l'Anthropologie structurale1 intitulé « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », Claude Lévi-Strauss écrivait :

La naissance de la phonologie a bouleversé cette situation. Elle n’a pas seulement renouvelé les perspectives linguistiques : une transformation de cette ampleur n’est pas limitée à une discipline particulière. La phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué pour l’ensemble des sciences exactes.2

        Une telle remarque ne relève pas uniquement de la dette que Lévi-Strauss rendait à Troubetzkoy et surtout à Jakobson qui, lors de son séjour new-yorkais, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’avait initié à la méthode structurale3, mais plus encore du constat objectif d’un véritable bouleversement dans l’appréhension des faits humains.
        Quelques années plus tard, une énorme publication américaine en administrait la preuve à l’ensemble de la communauté universitaire. Dell Hymes publiait une somme intitulée Language in linguistics and anthropology4 dont les titres des parties mesurent l’ambition :
                   1. The scope of linguitic anthropology ;
                   2. Equality, diversity, relativity ;
                   3. World view and grammatical categories ;
                   4. Cultural focus and semantic field ;
                   5. Rôle, socialisation and expressive speech ;
                   6. Speech play and verbal act ;
                   7. Social structure and speech community ;
                   8. Processes and problem of change ;
                   9. Relationship of time and space ;
                   10. Toward historial perspective.
                   La conclusion du livre que Patrick Sériot a consacré à la préhistoire et à l’histoire de l’école structuraliste des Russes émigrés à Prague nous confirme cette révolution,
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ainsi que les paradoxes, les tensions contradictoires et les impasses sur lesquelles cette théorie s’est bâtie :
                  
 Ce qui s’est effectivement passé en linguistique diffère fortement de ce que Jakobson et Troubetzkoy avaient eu l’intention de faire à l’origine. Ce qu’ils présentaient comme une avancée épistémologique reposait sur un refus de la modernité. Pourtant, cette avancée est réelle, elle s’est faite, peut-on dire, malgré eux. [p. 313]

        En effet, ce n’est pas la quête des fondements ontologiques de l’Eurasie qui a ouvert la voie à l’œuvre novatrice de Claude Lévi-Strauss et au rôle cardinal de la phonologie structurale dans le renouvellement de l’analyse des systèmes de parenté, du système des attitudes, des aspects cognitifs, des mythologies des sociétés primitives. Mais n’est-ce pas le sort de toute innovation dans le déroulement de l’histoire de la pensée ? Ni Descartes ni Leibniz ni Kant n’eussent imaginé le renversement immanentiste de leur pensée scientifique et la totale autonomie qu’elle a acquise aujourd’hui. N’est-ce pas enfin le sort moderne de toutes les méthodologies efficaces, empruntées à la pensée de la science par les humanités, que de les inscrire dans leurs propres fondements métaphysiques ? Ne pourrait-on pas dire la même chose de l’acuponcture pratiquée par les médecins européens, qui en ont délaissé le fond spirituel, pour n’en retenir que l’efficacité pratique sans autre fondement que ses effets pragmatiques, positifs ou négatifs ?
        Patrick Sériot met en perspective ces contradictions. Si Saussure et le couple Troubetzkoy et Jakobson travaillent avec les concepts de structure, de système et de totalité, le premier vise la constitution d’un modèle grâce à la construction d’un objet analytique, la langue, tandis que les seconds, avec un vocabulaire semblable, conçoivent la langue comme une donnée immédiate derrière laquelle se dissimule une vérité ontologique, la culture eurasienne comme système de relations entre langues grammaticalement et phonétiquement différentes (Sprachbund), une présence immédiate et polymorphe, incarnée par diverses isolignes (géographiques, climatiques, végétale, folklorique, ethnographique, etc.) dont il suffirait de révéler les liaisons pour en saisir la vérité. Dans cette différence, il y a, comme le souligne Patrick Sériot, la manifestation moderne d’un très vieux débat conflictuel entre les réalistes et les nominalistes, où il faudrait peut-être voir le paradigme le plus tenace de l’histoire de la pensée occidentale par sa capacité de renouveler sans cesse les thèmes nourrissant ses contrastes et ses diatribes. Depuis la naissance de la philosophie (Platon et les sophistes), puis de la théologie (l’augustinisme politique, puis le thomisme et les « avéroïstes »), jusqu’au conflit entre les néo-kantiens, ou les néo-hégéliens, et Heidegger et ses divers commentateurs, la pensée occidentale a toujours oscillé entre ces deux modes d’interprétation, entre ces deux modalités de donation de sens. C’est pourquoi, si, comme le démontre dans un premier temps Sériot, Jakobson et Troubetzkoy peuvent être classés parmi les réalistes, leur méthode de phénoménologie structurale a pu être utilisée en anthropologie pour alimenter la visée nominaliste de Lévi-Strauss explicitée dans le célèbre paradigme nature/culture5 et grâce auquel il pensait pouvoir établir les bases d’une comparaison des systèmes de parenté de toutes les cultures humaines6, et au- delà, fonder une théorie diachronique et synchronique de l’évolution des cultures interprétée dans les termes de la théorie des jeux7.
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        Un tel glissement pourrait paraître surprenant si, aujourd’hui, le remarquable travail de généalogie des idées et des théories accompli par Patrick Sériot ne nous en avait pas fourni les clefs. En effet, jamais, à ma connaissance, les anthropologues qui adoptèrent, développèrent, critiquèrent le structuralisme, n’ont fait mention ni de l’amphibologie des origines philosophiques et scientifiques du structuralisme linguistique pragois ni de ses visées ontologiques afin de refonder une métaphysique de l’histoire des civilisations.
        Livre extrêmement complexe parce que, pour saisir la généalogie de la phonologie structurale, Patrick Sériot a recours aux multiples et disparates sources explicites et implicites qui fondent la somme des présupposés auxquels les Russes firent appel pour créer ce que l’A. nomme avec bonheur un «structuralisme ontologique». Grâce à ce livre qui j’espère fera époque, on redécouvre une évidence (à tout le moins elle l’était pour Nietzsche) que les «spécialistes» des sciences sociales oublient et occultent, à savoir qu’il n’y a pas de «science de l’esprit» (Geistwissenschaft) qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, l’expression d’une époque, c’est-à-dire d’une lecture du passé à l’aune du présent, en d’autres termes d’une lecture commandée par les dédales souvent énigmatiques de la pensée et de l’agir humain, de l’idéal d’un télos et des aléas d’une pratique incarnée dans les effets toujours imprévisibles du devenir.
        Regardé comme appartenant à la tradition nominaliste, Patrick Sériot s’attache aux textes publiés par les Pragois, des textes que les structuralistes occidentaux ne connaissent point ou mal parce qu’ils furent publiés en russe, langue malheureusement peu connue des linguistes, des anthropologues et des sociologues occidentaux. Car, si les Pragois affirment avoir mis en œuvre une nouveauté instaurant une coupure épistémologique radicale, encore faut-il en saisir les lieux. C’est ce à quoi s’attache le livre de Patrick Sériot en posant les questions essentielles qu’on adresse à toute théorie qui affirme sa nouveauté :
        1. Est-ce vraiment nouveau ?
        2. Est-ce une rupture et y a-t-il une « discontinuité dans le discours scientifique » ?
        3. « Ou bien faut-il apprécier la nouveauté de ce discours à la distance spatiale et culturelle qui sépare la Russie de l’Europe occidentale, ou encore le rôle spécifique de Prague ? » (p. 1).
        4. Il s’agit pour l’A. d’une problématique centrale, celle « de la limite des objets que l’on construit » (p. 2). Ce à quoi l’Auteur aurait dû adjoindre que l’objet suppose toujours un sujet, l'ego cogitans dans sa certitude (Descartes), qui construit l’objet ou qui l’assume comme présence immémoriale d’une réalité. En effet, il n’est pas de théorie moderne de l’objet, nominaliste ou réaliste, qui ne présuppose pas un sujet. En d’autres mots, il faut une philosophie du sujet pour élaborer un discours de l’objectivité de la science.
        Toutefois, s’il est question de coupure entre la Russie et l’Europe occidentale, il convient de saisir où elle se situe. S’agit-il d’une coupure liée à l’«esprit du lieu», c’est-à-dire à une symbiose entre un espace — avec toutes ses caractéristiques « naturelles » — et une Weltanschauung commune à tous les peuples qui l’occupent ? Si tel était le cas, la science subirait d’autres déterminations que sa propre rationalité qu’elle a toujours présupposée universelle dès ses premiers fondements métaphysiques. Mais, la rupture peut être aussi pensée dans la temporalité. Dans l’histoire des idées scientifiques et philosophiques européennes (Ouest et Est confondus), ce thème spatial s’énonce aussi en termes temporels lorsque l’on parle de zones retardées... Comme l’avait déjà remarqué Kant, le temps se pense dans le champ de l’espace. Cependant, aborder la synchronie par le biais des limites spatiales d’une théorie scientifique (ou se prétendant telle) met immédiatement en lumière l’enjeu essentiel de l’analyse de
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Patrick Sériot : déterminer chez les Russes de Prague la césure Occident / Orient, Europe occidentale et le reste du monde, et retrouver la projection de cette césure dans la pensée russe.8 Avant Jakobson et Troubetzkoy, cette césure s’énonçait sous le vocable de la slavophilie. Avec eux, la césure se tiendra au-delà et en deçà de l’aire des langues slaves, déterminant un espace plus vaste, l’Eurasie, où l’on voit poindre à nouveau une métaphysique du politique. Car la césure implique simultanément la critique de la démocratie libérale, de l’individualisme, de l’État fondé sur le contrat social, au profit de la positivité de l’État de l’« harmonie organique » entre l’ensemble des parties terrestres, elles-mêmes incluses dans une harmonie supérieure, la totalité d’une relation entre le terrestre et le cosmos de la théologie orthodoxe. Or, pour Jakobson, l’harmonie est bel et bien « présente » dans le jeu des symétries de la structure phonologique des langues de l’Eurasie.
        L’originalité du travail très complexe de Sériot, c’est d’avoir cherché les linéaments de ce questionnement lancinant que s’adressent les Russes depuis qu’ils sont entrés dans la modernité avec Pierre le Grand, dans la constitution d’une science pour laquelle il fallait inventer une nouvelle méthodologie. C’est pourquoi on rencontrera dans cet ouvrage de véritables découvertes, par exemple, et malgré les différences, la proximité entre les Russes de Prague, Meillet (linguiste occidental) et la linguistique stalinienne au point que l’A. écrit : « [...] tous les trois œuvraient à leur façon à la recomposition du paradigme néogrammairien entré en crise vers les années 1880, crise dont les échos n’étaient pas affaiblis en 1950 en U.R.S.S. » (p. 126). Cette critique des néogrammairiens n’est que l’une des manifestations de la crise du positivisme et de l’historicisme qui, à la même époque, traversait toutes les activités de la pensée et des arts européens, et qui, philosophiquement, culminera, d’une part, dans la conférence de Husserl prononcée en 1935 à Vienne, intitulée, la Crise de la conscience européenne, et, d’autre part, dans les cours de Heidegger sur Nietzsche après l’échec du Rectorat. Une fois encore les Russes de Prague rencontrent l’esprit de leur temps, justifiant parfaitement l’une des thèses de l’A. : « Le structuralisme russe ne s’explique, ne prend tout son sens qu’à la lumière des débats idéologiques de son temps, il s’inscrit dans une histoire culturelle qui en dépasse largement les cadres [...] » (p. 29).
        Plus marquante encore, est l’identification de la quête linguistique mettant en évidence l’isométrie générale de l’unité de l’entité eurasiste, qui se confond avec l’empire russe ou soviétique dans sa plus grande extension. Ne s’agit-il pas, conformément à l’esprit du temps, de l’une des défenses positives de la souveraineté d’un empire, où le politique se dissimule sous le linguistique, l’ethnographique, le philosophique, voire le scientifique..., schéma bien connu dans toute l’Europe de l’Est. Car pour l’Eurasie, comme pour la slavophilie, mais aussi pour la linguistique stalinienne, c’est toujours le russe qui est central.
        Pour lors, quelle que soit l’efficacité de la méthode structuraliste, l’analyse de Sériot explicite parfaitement le cheminement métaphysique des Russes de Prague dans l’élaboration des paradigmes de la linguistique structurale : il s’agissait d’ontologiser le système des catégories phonologiques et grammaticales du russe étendu à l’entité eurasiste et exclure simultanément des langues par ailleurs apparentées au russe, mais trop occidentalisées.
        Au fil des chapitres, le lecteur est ainsi conduit à saisir les influences qui ont pesé sur le Cercle de Prague. On rencontre ainsi la conception hégélienne du processus historique où l’esprit du monde est remplacé par l’accomplissement de l’être national
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authentique ; le néo-platonisme d’inspiration orthodoxe en ce que la somme des parties de l’entité est harmonieusement organisée dans un tout cosmique où l’accomplissement de l’histoire n’est pas sans rappeler l’advenue du salut. Mais encore, et l’A. y insiste à plusieurs reprises, le recours à la Naturphilosophie romantique comme moyen de lutter contre l’analytique mécaniste des Lumières, au profit d’une totalité où le physique et le métaphysique s’unissent en Tout cohérent.
        En conclusion, l’A. explicite l’aspect d’une pensée de la révélation, qui inspire la méthodologie de la phonologie structurale en vue de justifier et de légitimer la vérité de l’Eurasie.
        On ne peut résumer en un seul compte rendu la multiplicité des thèmes abordés par Patrick Sériot. C’est toute l’histoire de la linguistique qui est repensée, ainsi que les théories philosophiques qui la forgent. Par-delà ces généalogies, la recherche de Sériot sur le Cercle de Prague reproblématise l’enjeu des limites posées à la détermination des entités culturalo-linguistiques, qui est celui de toutes les sciences sociales dès lors qu’il est question d’une culture-langue, puisqu’il n’y pas de culture qui ne s’énonce...
        On retrouve ainsi les grandes questions soulevées dès la naissance de l’anthropologie, de la linguistique, de la psychologie sociale et de la sociologie, un peu plus tardivement, par l’histoire des mentalités.
        Non seulement la question de savoir ce qu’est une culture et quelles en sont les limites ? Mais encore, comment les cultures évoluent-elles ? Comment innovent-elles ? C’est-à-dire comment se différencient-elles : évolutionnisme contre diffusionnisme, et quels types de solutions comparatistes exigent-elles ? Comment sont déterminés les traits pertinents et contrastés élaborant les systèmes structuraux discrets ?
        Or les Russes de Prague qui se croyaient solitaires dans le milieu des sciences humaines européennes, de fait, ne l’étaient guère. Ils participaient pleinement aux débats de l’Entre-deux-guerres, et ce d’autant plus que l’effondrement d’empires multiethniques, immédiatement remplacés par des États-nations où cohabitaient plusieurs minorités nationales, avait rendu le problème de l’identité culturelle (et donc celui de la langue) encore plus aigu qu’auparavant.
        Grâce à cet ouvrage on mesure l’ampleur du projet du Cercle de Prague où se brassait une très grande partie de l’histoire des idées européennes (mécanisme, analyse et synthèse, métaphore biologique, darwinisme, antidarwinisme, positivisme, organicisme, néopositivisme, empirisme, philosophie des Lumières et philosophie de la nature) pour reconstruire une philosophie de l’histoire qui donne à la Russie une place centrale dans une compétition où il n’y a pas que les armées qui comptent, mais aussi la science, c’est-à-dire le pouvoir de donner sens au jeu du monde.
        À travers ces généalogies multiples qui nourrirent la création structurale du Cercle de Prague, le livre de Patrick Sériot apporte une contribution importante à l’histoire des sciences et de la philosophie de l’Entre-deux-guerres (mais encore des années 1950 en U.R.S.S.), et à la manière dont les théories occidentales furent reçues en Russie pour être ensuite reformulées en termes de ruptures inédites. C’est pourquoi l’A. ne peut avancer ses interprétations avec l’état d’esprit de la césure de type althussérien ou du premier Foucault, celle de la coupure épistémologique. Au contraire, il cherche à démêler un écheveau embrouillé de dits et de non-dits à travers des filiations enchevêtrées : « On insistera ici, au contraire, sur l’intrication inextricable entre science et idéologie. » (p. 28).
        Enfin, et ce n’est pas là le moindre des thèmes discutés dans ce livre, celui de la relativité culturelle soulève de redoutables questions tout à fait actuelles à l’heure de la mondialisation, de l’uniformisation, de ce que certains appellent le «nouvel ordre mondial». Car celui qui s’est frotté aux monographies produites à la grande époque de l’anthropologie ne peut rester insensible aux thématiques de clôtures et de limites
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avancées avec force par les Russes de Prague, par les plus célèbres, Jakobson et Trou-betzkoy, mais aussi par le géo-ethnologue, P. N. Savickij, ou par un autre membre oublié de Sériot, P. Bogatyrev, le premier à avoir appliqué la méthode structurale à l’ethnographique9. Cependant, si la relativité culturelle fonctionnait d’elle-même lorsque l’Occident était confronté à l’altérité radicale, aux Trobriandais pour Malinowski, aux sorciers de Dobu pour Fortune, aux Tikopia pour Firth, aux Nambikwara pour Lévi-Strauss, aux Dogons pour Griaule et Leiris, il en va toujours autrement avec les peuples européens marqués depuis plusieurs siècles par le néoplatonisme populaire chrétien, y compris chez les plus archaïques d’entre eux, fussent-ils les moujiks perdus aux tréfonds de la Toundra, ou les paysans isolés au milieu des Carpates orientales. Ils gardent, ne serait-ce que dans la structure des contes populaires, des rites de passage, des affinités évidentes avec l’ensemble des peuples européens les plus occidentaux, par exemple, avec les Irlandais.
        Mais plus encore, nolens volens, ce qui rapproche ou éloigne les peuples les uns des autres (non point les intellectuels, mais les hommes ordinaires, la majorité), c’est après l’intercompréhension linguistique, la similitude des rites, des cultes, des valeurs transcendantes, dans la proximité des gestes, des vêtements, des nourritures, des travaux agricoles et de leurs techniques, et des jeux symboliques qu’ils mettent en œuvre.
        Depuis les années 1950, pour de nombreux commentateurs et non des moindres tel Lévi-Strauss, il semblait assuré que la linguistique avait acquis le statut d’une science exacte, identique à celui des sciences de la nature :«[...] la seule, sans doute, qui puisse revendiquer le nom de science et qui soit parvenue à la fois, à formuler une méthode positive et à connaître la nature des faits soumis à son analyse10. » Or, le livre que Patrick Sériot consacre au Cercle de Prague, nous montre l’inverse, à savoir que si la méthode peut, en effet, mettre au jour des phénomènes demeurés jusque-là inconnus, il n’empêche que l’ensemble théorique dans lequel elle s’inscrit, à la fois les présupposés, l’axiomatique, l’axiologie, et les conclusions sous forme de loi qu’elle en tire, demeurent dans le champ d’une construction métaphysique du monde, c’est-à-dire dans une donation de sens transcendantale. Car, en ultime instance, ce qui fait l’humain de l’homme, n’est-ce point cet échange de phrases avec des mots qui porte sens, c’est-à-dire qui donne sens au monde ? À formaliser et à étendre cette forme à des sujets qui ne se comprennent point immédiatement, n’est-ce pas le meilleur moyen de neutraliser le sens et par-là même le sujet en tant que sujet individuel et collectif dans sa langue. Ici, comme ailleurs en Occident, la science réduit l’homme, en ses multiples guises, à l’homme unique abstrait, ce que Derrida avait admirablement relevé lorsqu’il écrivait : « Ainsi, le relief et le dessin des structures apparaissent mieux quand le contenu, qui est l’énergie vivante du sens, est neutralisé11. » C’est en formalisant que Jakobson et Troubetzkoy peuvent démontrer la validité d’une Eurasie ontologisée a priori, et donc dessaisir les sujets de leurs propres paroles. Du point de vue d’une herméneutique, les membres du Cercle de Prague appartiennent à leur temps ; à leur manière ils instruisent la langue de la technique (comme le fait aussi Saussure), une langue « qui diffère en effet radicalement de la langue <de tradition> par quoi il faut
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entendre la langue maternelle, transmise (überliefert)12 de bouche à oreille, et non pas une langue cultivée, littéraire ou savante — de même que la technique moderne diffère radicalement de la technique artisanale13 ». Léo Strauss n’écrivait pas autre chose lorsqu’il nous engageait à entendre la philosophie grecque comme l’homme grec la pensait lui-même. C’est pourquoi, malgré les critiques de Sériot à l’égard des innovations linguistiques des Russes de Prague, il ne me semble pas qu’on puisse les regarder comme des réalistes, ils ne le sont qu’en apparence. En proposant une «nouvelle» interprétation métaphysique du monde, ils ne font que bâtir une nouvelle version du nominalisme, une version occultée.
        Au bout du compte, à la lecture du livre de Patrick Sériot nous retrouvons cette fulgurante intuition de Nietzsche qui, s’insurgeant contre l’« idéalisme de rêve » des constructions théoriques globales, des systèmes philosophiques généraux et intemporels, « l’empire de l’esprit », écrivait-il dans Aurore à l’encontre de Hegel, suggérait qu’il faut toujours se défier d’attribuer un sens au monde, ou au jeu du monde, en conformité avec nos souhaits, car il s’agit toujours des soucis du présent. N’est-ce pas une autre manière de nous mettre en garde contre l’idéologie et, plus encore, contre l’arrogance de la subjectivité contemporaine ?
                   Claude KARNOOUH

1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, chap. II.

2 Ibid., p. 39.

3 Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 2e éd., Paris - La Haye, Mouton, 1967, « Préface de la première édition », p. XIII : « Qu’ils soient tous remerciés, et, très singulièrement Roman Jakobson, dont l’amicale insistance nous a presque contraint à mener jusqu’à son terme un effort dont l’inspiration théorique lui doit encore bien davantage.»

4 Dell Hymes, dir., Language in linguistics and anthropology, New York - Evanston - London, Harper & Row, 1964, 764 p.

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Claude Lévi-Strauss, les Structures élémentaires de la parenté, 2e éd., op. cil., chap. I : «Nature et culture».

6 Cf. La sévère critique de Rodney Needham élaborée sur les bases des jeux de langage de Wittgenstein, dans : Rodney Needham, Belief language and experience, Oxford, 1972, chap. 3 : « Comparison », p. 38.

7 Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », in le Racisme devant la science, Paris, Unesco, 1960, p. 241-282.

8 Une telle démarche se rencontre dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est sous la forme de philosophie de l’être national. Elle a été particulièrement développée en Roumanie depuis le début des années trente, jusqu’aux derniers moments du communisme national des années quatre-vingt. Il y a là un phénomène qui confirme les analyses de Patrick Sériot sur les thèmes de l’« air du temps ».

9 P. Bogatyrev, « Prispěvek k strukturální etnografii » (Towards the structural ethnography), Slovenská miscellanea, Bratislava, 1931 ; « Funkčno-strukturálna metoda a iné metody etnografie a folklorisiky » (Functional and structural method and other methods in ethnography and folklore), Slovenské pohl'ady, t. 51, 1935 ; The Functions offolk costume in Moravian Slovakia, Paris - La Haye, Mouton, 1971 (éd. originale : Turčiansky-sv-Martin, 1937), et l’introduction, « P. Bogatyrev and structural ethnography », par Boris L. Ogibenin, p. 9, n. 1.

10 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 37.

11 Jacques Derrida, l’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 13.

12 Souligné par l’auteur.

13 Michel Haar, Postface à l’édition française de Martin Heidegger, Langue de tradition et langue technique, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990, p. 50. Le texte de Heidegger a été publié pour la première fois sous le titre, Überlieferte Sprache und technische Sprache, Saint-Gall, Erker, 1989.