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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


-- Ekaterina Velmezova (Institut de slavistique (Moscou) / Université de Lausanne) : Les structures impersonnelles dans les théories de N. Marr et I. Meschaninov : de l'évolutionnisme à la typologie, in Patrick Sériot et Alain Berrendonnner (eds.) : Le paradoxe du sujet. Les propositions impersonnelles dans les langues slaves et romanes, Cahiers de l'ILSL, 12, Univ. de Lausanne, p. .




«On n'entame jamais de discussion sur les faits eux-mêmes, mais sur leurs différentes interprétations ...» (Zhirmunskij 1940, p. 28)

L'histoire de la linguistique nous permet de voir les mêmes phenomènes à partir de points de vue différents — en ce sens, on peut étudier chaque fragment de la langue non seulement à travers le prisme de ses nombreuses interprétations particuliüres, mais aussi bien dans le cadre de ce qui, de plus en plus souvent maintenant, s'appelle «le paradigme» dans la linquistique . Il est encore plus intéressant d'étudier l'histoire de la linguistique dans les périodes de changement de paradigmes scientifiques, quand dans les travaux d’un même auteur on peut trouver des interprétations tout à fait différentes des phénomènes de la langue. Dans l'histoire de la linguistique soviétique, les ouvrages de I. Meschaninov (1883-1967) sont très significatifs de ce point de vue.
A l’heure actuelle, l'autorité de ce savant dans la linguistique est incontestable — tandis que pendant de nombreuses années il restait dans l'ombre de son maître N. Marr (1864/1865-1934) qui est considéré aujourd'hui comme un personnage extrêmement négatif par la plupart des historiens des sciences humaines . Toutefois, même les meilleurs ouvrages linguistiques de Meschaninov proviennent du marrisme, de la «nouvelle théorie du langage» («novoe uchenie o jazyke»).
Les historiens de la linguistique notaient déjà que les travaux principaux de Marr peuvent être considérés comme «un essai original de trouver une issue à la crise de la science linguistique» au début du siècle, alors que le comparatisme commencait a céder peu à peu la palme linguistique aux autres courants. En refusant de suivre les idées principales des comparatistes de son temps , Marr gardait néanmoins dans ses œuvres cette «tendance générale historique» caractéristique pour la plupart des linguistes de l'époque .
Il faut préciser ici que «Marr n'a laissé aucun travail spécialisé concernants les problèmes de syntaxe» . En effet, dans ses livres on ne peut trouver que de très rares exemples d'analyse des constructions syntaxiques. De plus, même ces exemples sont étudiés du point de vue morphologique ou sémantique. Dans les deux cas, Marr s'intéresse à la «pré-histoire» de la langue, aux problèmes du développement des langues dans leurs liens indissolubles avec la pensée humaine, par le biais d’une comparaison de la pensée moderne avec la mentalité archaïque. En 1932, Marr écrit l'ouvrage «Des verbes dits impersonnels, ‘insuffisants’, substantifs et auxiliaires» , où il analyse le système verbal en géorgien moderne. En particulier, il parle de certains «verbes impersonnels» géorgiens comme des «descendants» de «constructions personnelles» anciennes. C'était le totem, le génie, qui figurait comme «la personne», comme «le sujet sémantique» dans ces propositions. Selon Marr, à l'époque «pré-historique» il ne manquait pas de «sens personnel» dans les constructions qui correspondaient, par exemple, aux propositions francaises il fait froid, il fait chaud : c'était «une personne générale ou collective», la personne du totem, «celle qui n'était pas encore différenciée». Donc à la construction française j'ai froid correspond en géorgien littéralement il me fait froid, où il est «un totem, ou un génie sous-entendu» .
Dans le même style, Marr parle de certaines constructions dites impersonnelles dans son article de 1931 «La langue et la pensée» . Il précise que dans les propositions il fait chaud ou es ist warm, il s'agit du «dieu du soleil» (comme sujet), dans les structures il pleut ou es regnet — du «dieu du ciel», et dans la construction russe menja lixoradit [«j'ai de la fièvre»] — du «dieu de la maladie». Bien qu'il ne se réfère pas ici à la notion d'animisme, cette hypothèse qui, selon L. Lévy-Bruhl était très chère aux représentants de l'école anthropologique anglaise (E. Tylor, D. Frazer) à la fin du 19ème siècle, en fait il en parle. La théorie animiste présupposait que les hommes primitifs voyaient des «âmes», des «génies» dans tous les phénomènes de la nature . Marr reste ainsi fidèle à lui-même en analysant même des faits des langues modernes du point de vue «pré-historique.»
Avec le temps, selon Marr, nous avons une évolution sémantique dans les langues : le sujet ancien de l'action (par exemple, le froid, dans le cas de la structure francaise il fait froid) avec le temps devient l'objet de l'action, tandis que l'objet ancien (moi) assume le role du sujet. Au lieu de le froid (il) me fait froid on a j'ai froid, au niveau sémantique. En même temps, la construction verbale — probablement en raison du conservatisme dans la langue et de «l'évolution arrêtée» — reste inchangée.
Selon Marr, les verbes impersonnels dans les langues modernes sont issus des «verbes d'action» , tandis que les propositions impersonnelles peuvent être considérées comme des archaïsmes, des «vestiges», des «restes du passé» dans les langues — parmi beaucoup d'autres archaïsmes, caractéristiques de chaque langue moderne.
Ces explications mettent en évidence que Marr s'intéressait essentiellement aux problèmes de l'évolution de la langue en rapport avec le développement de la pensée humaine. Quant aux stades de l'évolution de la langue, il les distinguait avant tout dans la sémantique . A cette époque, Marr était une haute autorité scientifique en Union Soviétique et son point de vue était en même temps «la conception officielle» en linguistique.
Or le vent tourne après sa mort en 1934. Bien que déjà pendant sa vie Marr ait eu bien des adversaires en tant que théoricien, ses élèves — et Meschaninov avant tout — s'acharnaient à developper sa doctrine linguistique, c'est-a-dire à chercher les preuves de l'existence des différents stades dans la langue, les preuves de leur manifestation formelle. L'absence de preuves concrètes et formelles rendait très difficile la recherche des stades dans la sémantique; quant à la morphologie, des théories analogues (c'est-à-dire, le passage de chaque langue par des stades à l’ordre de successivité obligatoire : phase amorphe, puis agglutinante, et enfin flexionnelle) avaient été avancées dès le début du 19ème siècle, et dans les années trente de notre siècle il était déjà difficile de les prouver par des faits concrets. C'est pourquoi, «il n'y avait qu'une seule direction attrayante pour les linguistes de cette époque — la recherche des stades de développement des langues dans la syntaxe, domaine linguistique qui n'était pas encore bien étudié» .
«Je vise maintenant à développer les idées de l'académicien Marr, dans la direction scientifique où les chercheurs de l'Institut linguistique Marr travaillent pour le moment », — écrit Meschaninov en 1945, en soulignant en même temps qu'au début, les chercheurs de cet institut avaient étudié des problèmes sémantiques, tandis qu'après ils abordèrent l'analyse des phénomènes syntaxiques. Disciple fidèle de Marr, Meschaninov notait avec regret que c’était seulement dans les dernières années de sa vie que Marr avait proposé à ses élèves d'étudier les problèmes syntaxiques .
Pourtant, en visant à prouver les théories évolutionnistes de son maître linguistique par la syntaxe, Meschaninov arrive peu a peu à une toute autre chose : la typologie syntaxique . Avec le temps, il reste dans ses ouvrages de moins en moins d’affirmations sans preuves à l'appui de l'«archaïsme» de telle ou telle construction syntaxique — y compris de propositions impersonnelles, — de leur rapport avec des «formes archaïques de la pensée».
C'est ainsi que dans son ouvrage «Processus glottogénique et stadialité» , les propositions impersonnelles sont interprétées encore dans le style des idées évolutionnistes de Marr, c'est-à-dire dans le cadre du problème du développement de la langue dans ses liens indissoluble avec la pensée.
En comparant la construction francaise il fait froid avec la proposition de même sens dans la langue nemepou (une langue des indiens de l'Amérique du Nord) hi-yawtsana [litt. il fait froid]), Meschaninov considère la structure française comme un «vestige» qui devait jadis être la norme pour toute la langue — à l'époque «pré-historique», quand «le froid» (dans ce cas) était encore pensé comme le sujet . En même temps, le nemepou est considéré par Meschaninov comme une langue dont le «système» est plus archaïque que celui du français, parce que dans le nemepou «cette construction verbale ne diffère ni dans sa forme, ni dans son sens de toutes les autres structures. Il n'y a pas de propositions impersonnelles abstraites dans cette langue» (ibid.). Bien que Meschaninov n'emploie pas ici le terme «totem» (apprécié beaucoup par Marr) quand il parle du «froid» en fonction de sujet, son travail revient en fait à reprendre les conceptions de ce dernier. En revanche, quatre ans plus tard, dans son ouvrage Membres de la proposition et parties du discours (Chleny predlozhenia i chasti rechi) (Meschaninov, 1945), il évite de constater sans preuves la nature «plus ancienne» ou «plus archaïque» des propositions impersonnelles par rapport aux constructions personnelles. Il précise : «Certains linguistes préfèrent parler de l'‘origine personnelle’ de la plupart des constructions impersonnelles dans les langues modernes», en ajoutant que «la forme verbale impersonnelle est un phénomène récent» (ibid.). Ici il ne cite plus son maître Marr, mais il se réfère à A. Meillet… A la différence de Marr, ce dernier inclinait peu à chercher les preuves des phénomènes linguistiques dans la sémantique, à la lumière de la problématique «langue et pensée». Il citait seulement une phrase prise de Homère : zeus uei [«Zeus pleuvait»], en disant qu'il n'y avait pas de constructions impersonnelles (comme il pleut, par exemple) dans ses livres . Si, au début des années quarante, Meschaninov parlait avec certitude des constructions impersonnelles comme issues des structures personnelles, avec le temps, il commence à préférer des expressions beaucoup plus mesurées. Il écrit : «Il est possible, même probable que les constructions impersonnelles (comme il pleut en francais) sont des phénomènes récents .
A vrai dire, Meschaninov ne s'intéresse plus au problème de l'origine plus ou moins archaïque des constructions impersonnelles par rapport aux structures personnelles : il prefère s'occuper de l'analyse typologique des constructions syntaxiques dans les différentes langues. En 1945, par exemple, en ce qui concerne le russe, Meschaninov n'analyse les structures impersonnelles qu'en considérant le problème des parties du discours : doit-on distinguer les «adverbes dits d'état» (qui sont prédicats dans certaines propositions impersonnelles, comme Mne nuzhno pojti tuda [«Je dois y aller»], Mne stydno [«J'ai honte»] comme une partie du discours à part entière en russe moderne? D'une part, Meschaninov écrit que, en tant que prédicats, ces adverbes ont les mêmes fonctions que les verbes. D'autre part, ils sont invariables comme les adverbes russes «ordinaires», qui assument d'habitude la fonction syntaxique de compléments circonstanciels. Il laisse cette question sans réponse définitive : «Soit les formes prédicatives impersonnelles (‘bezlichno-predikativnye formy’) sont très archaïques (c'est-à-dire qu’elles ont perdu leurs propres catégories grammaticales et que maintenant elles ont des catégories communes avec les adverbes); soit c'est un nouveau phénomène qui n'a pas encore ses propres formes grammaticales. Dans ces conditions, ce type de la catégorie d'état se distingue du point de vue syntaxique; néanmoins, selon des critères purement morphologiques, ce même type ne se distingue pas en une partie de discours particulière. C'est pourquoi ce problème reste toujours discutable : doit-on en ce cas parler d'une partie du discours particulière? A. Shaxmatov laisse ces formes parmi les adverbes, tandis que V. Vinogradov les traite comme ‘catégorie d'état’» . En général, dans ce livre il s'agit d'une analyse typiquement synchronique.
Enfin, dans son ouvrage Structure de la proposition il ne parle presque pas des propositions impersonnelles : maintenant «l'évolutionnisme syntaxique» semble avoir disparu de ses centres d’intérêt, tandis que les constructions à deux termes, les constructions en sujet / prédicat lui semblent beaucoup plus intriguantes : «Je ne m’intéresse pas aux propositions à un terme (comme les constructions russes xolodno, xolod [«il fait froid»] — E.V.). Les relations prédicatives y sont représentées par une seule unité syntaxique... Dans les propositions à un terme, il n'y a pas de constructions syntaxiques différentes, qui sont nécessaires pour classifier les systèmes syntaxiques dans les langues... Pour obtenir cette classification, nous avons besoin des propositions développées... qui sont comparables du point de vue typologique» .
Il ne s'agit plus d'évolutionnisme, ni d'histoire de la langue. De plus, ce qui a été jadis considéré comme une des preuves de l'existence des stades dans le développment de la langue et de la pensée, est désormais exclu de l'analyse : les propositions impersonnelles ne semblent plus intéressantes a Meschaninov, au vu de ses recherches typologiques.
Ainsi, en commençant par l'évolutionnisme dans ses recherches syntaxiques, Meschaninov arrive peu à peu à la typologie, ce qui est tout à fait «à la mode linguistique», dans l'air du temps de l'époque — c'est le synchronisme qui attire maintenant l'attention principale des chercheurs. En décrivant la situation dans la linquistique soviétique quinze ans après la mort de Marr, V. Mixankova souligne en particulier un progrès incontestable «dans l’études des problèmes syntaxiques». En même temps, écrit-elle : «Les linguistes soviétiques n'accordent plus d'attention aux problèmes linguistiques importants, tels que la paléontologie... et la genèse de la langue» . Rien d'étonnant — la période de crise en linguistique est passée, le paradigme ancien cède place au paradigme nouveau, à l'évolutionnisme et à la diachronie succèdent le synchronisme, la typologie, le structuralisme...

© Ekaterina Vel’mezova

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