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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- BUSLAEV F. : «O russkix glagolax K. Aksakova», Otečestvennye zapiski, 1855, t. 101, n. 8, otd. III, SPb, str. 23-46. [Sur les verbes russes de K. Aksakov]


Tout en faisant une critique acerbe de la brochure de K.Aksakov, Buslaev en partage les présupposés de base, sur le mode de l'évidence : toute imitation est un phénomène négatif, il existe une frontière nette qui passe entre soi et les autres (svoe / čužoe), et enfin il existe une science nationale, émanation d'un «esprit du peuple» (narodnost'). Il adhère à la même théorie implicite de la connaissance : on ne connaît bien que soi-même (p. 24 : «qui aime ce qui est à soi éprouve envers lui une vive sympathie, et imprime sans le vouloir cette sympathie dans l'étude scientifique des matières qui sont en contact, d'une façon ou d'une autre, avec les sentiments nationaux du chercheur». Et dans son échelle de valeurs, c'est la langue maternelle qui occupe la première place : «De toutes les matières du savoir, c'est la langue maternelle qui suscite avec le plus de force chez le chercheur la sympathie envers ce qui est à soi, ce qui est le pays natal (rodnoe)» (ib.). Enfin, il adhère aux préjugés de son temps sur la hiérarchie des langues et des familles de langues : les langues «sans étymologie» (= sans morphologie) comme les langues romanes sont inférieures aux langues slaves, riches en morphologie (p. 25).
Mais à l'intérieur de ce cadre de présupposés partagés, Buslaev fait à Aksakov une critique féroce à partir de principes de travail forts différents. En premier lieu, il part d'un programme positiviste, et non spéculatif : «Tous les raisonnements sur ce qui peut et doit se trouver dans telle ou telle science, c'est-à-dire toutes les conjectures et rêveries ne peuvent mener qu'à des bavardages s'ils ne sont pas fondés sur une étude positive des faits» (p. 24).
Buslaev admet qu'il existe une façon nationale particulière d'étudier une matière, et il en cherche la raison. Il admet parfaitement la psychologie des peuples («la méthode d'étude peut être déterminée par le caractère d'un peuple», p. 27), mais il pense surtout que c'est le matériau étudié lui-même qui fait la méthode : dans cette théorie implicite de la connaissance, c'est l'objet qui fait le point de vue. «Dans les langues pauvres en formes grammaticales, la grammaire se développe avec difficultés. Ainsi les Français et les Anglais, malgré les brillants succès de leur littérature, ont jusqu'à présent négligé la grammaire de leur langue maternelle, ce dont témoigne l'effarante pauvreté de l'étude de cette matière chez eux, si on la compare avec la grande activité intellectuelle consacrée à d'autres branches du savoir.» (p. 27. Ce sont bien sûr les Allemands, dont la langue est si riche en formes «étymologiques», qui ont, à partir de Grimm, produit la réflexion grammaticale la plus riche. Malheureusement, la funeste habitude de l'abstraction chez les Allemands leur fait négliger ces résultats positifs, dans leurs grammaires philosophiques (ib.).
Le malheur des Russes et d'être trop influencés par les étrangers : s'ils suivent les Français, dont la langue est «pauvre en formes étymologiques», ils «ne voient pas la nécessité d'étudier de façon strictement scientifique les formes de la langue russe» (p. 28). Quant à ceux qui imitent les Allemands, ils veulent transformer l'étude de la langue russe en une philosophie de la terminologie grammaticale (ib.).
Mais une fois ces concessions faites à Aksakov, Buslaev se lance dans une critique sans pitié.
Aksakov, à cause de ses a-priori philosophiques, est empêtré dans une série de contradictions. En particulier, voulant faire du russe une langue totalement isolée des autres langues, il met en avant une «supériorité intrinsèque» du russe : la présence des aspects, qui compensent «l'absence de temps». Aksakov en tire argument pour écrire : «Je n'envie pas du tout les autres langues, et je ne veux pas imposer au russe leurs formes superficielles» (p. 29). Il est facile à Buslaev d'ironiser sur le fait que le vieux-slave, mère nourricière du russe, était une langue à très forte morphologie temporelle. De plus il s'interroge pour savoir pourquoi l'expression du temps serait moins importante que celle de l'aspect, et il rappelle que le russe a perdu la morphologie temporelle, qu'il possédait autrefois. Aksakov pêche ainsi autant par ignorance de l'histoire du russe que par celle des autres langues slaves. Un des enjeux de la discussion est donc la limite de l'identité des Russes : sont-ils avant tout des Russes, ou bien aussi des Slaves? Buslaev insiste, à propos de la comparaison avec l'aspect en lituanien : «Si nous voulons nous faire une claire idée de ce qui est à nous (svoe), nous devons en connaître précisément ses frontières» (p. 34).
Enfin, Buslaev est tout à fait alergique à l'idée d'imposer à une langue des catégories philosophiques a priori, obéissant aux «lois de la nécessité» (p. 36), comme le font les Allemands (p. 45) et il propose de s'en tenir aux seuls faits de langue, les «faits vivants» (ib.). Ainsi, pour Aksakov, «L'action, en tant que moment ne peut pas avoir de durée. Elle ne peut donc pas être exprimée au présent, [?] elle est employée au futur, ex. dvignu» (p. 34). Buslaev rétorque par des exemples tirés des autres langues slaves. Il réprouve également la fascination d'Aksakov pour l'idée d'une rationalité des formes de la langue, pour un raisonnement fondé sur ce qu'on appellerait de nos jours l'iconicité des formes grammaticales, et fournit bon nombre d'exemples qui ne rentrent pas dans les schémas a priori d'Aksakov.





© Patrick SERIOT

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