Dauzat-29-I

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Albert DAUZAT : La philosophie du langage (Nouvelle édition revue et corrigée), Paris : Flammarion, 1929.

Introduction

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LIVRE PREMIER : Les caractères généraux du langage

CHAPITRE 1 : Qu'est-ce que le langage?

        Le langage est l'instrument de la pensée. L'évocation des idées; psychologie et logique; instabilité et variations de la valeur du mot. — Le langage est un fait social, Les conditions de sa formation; l'état social des Aryens primitifs reconstitué par la grammaire comparée. – Le langag est un ensemble de sons articulés. Les rapports avec la biologie et la physique. — Le langage est susceptible d'être transmis par l'écriture. Écritures idéologiques et alphabétiques ; représentation du langage parlé; réaction de l'écriture. — Divisions de la science du langage.

        Le langage est l'instrument de la pensée.
        Il a pour but de traduire les idées — par des mots, les jugements et les raisonnements — par des phrases.
        Mais il n'est pas une expression adéquate, ni même logique de la pensée. Le langage est un système de signes, comme la mimique, - le plus souple, le plus complexe et le moins imparfait, pour objectiver les faits psychologiques.
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La formation et le développement du langage sont donc associés intimement à la formation et au développement de la pensée humaine. Les lois psychiques de l'intelligence sont en rapports étroits avec celles de la parole; l'élaboration et la conservation de la connaissance ne peuvent guère se concevoir, abstraction faite des signes qui fixent les idées.
        Le mot n'exprime pas I'idée: il l’évoque imparfaitement et en général par l'intermédiaire d'une image. « Comprendre un mot, une phrase, ce n'est pas avoir l'image des objets réels que représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un faible réveil des tendances de toute nature qu'éveillerait la perception des objets représentés par le mot»[1].
        L'analyse de la formation spontanée et même artificielle des mots montre — conformément aux théories des psychologues anglais et contrairement à celles des anciens Iogiciens — quelle part prépondérante est réservée à I'imagination dans les opérations intellectuelles, et quel rôle minime a Joué, en revanche, l'abstraction, même pour la formation primitive des idées générales. Les objets sont désignés à l'aide d'images qui évoquent I'un de leurs aspects les plus frappants : et l'inventeur féru d'hellénisme qui a baptisé la bicyclette ou la glycérine — à la différence près qu'il a parlé en français, grec et latin, — a procédé exactement comme les Gallo-Romains qui ont dénommé la berouette[2], et comme
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la langue populaire moderne qui a appelé doucette une salade douce.
        Un objet est souvent désigné par un mot qui était affecté auparavant à un objet voisin: c'est la métaphore, qui repose essentiellement sur I'association des idées, comme les autres figures de grammaire. Cette opération est provoquée par la faculté qu'a toute représentation psychologique d'éveiller dans l'esprit une image ou une idée apparentée par un rapport quelconque. Qualité commune, qui a étendu à la feuille de papier le nom de la feuille d'arbre, ou qui a fait comparer par le peuple les yeux à des quinquets; évocation, par l'objet, de son pays d'origine ou de son inventeur, qu'il s'agisse du latin persica (pêche = fruit de Perse), du français d'inde (poule d'Inde), ou de l'argot eustache (couteau [fabriqué par Eustache Dubois]).
        Les noms propres viennent de métaphores, d'une particularité d'un individu, ou de son origine: Cicero, de cicer (pois chiche); en français, Leloup, Legrand, Picard, etc.; en allemand, Wolf (loup), Rothschild (bouclier rouge), etc. Les noms de Iieux eux-mêmes sont dus à des formations analogues : circonstance de la fondation (Villefranche), particularité naturelle et fortuite (Le Havre, Rochefort, Provence = province [la première province romaine de Gaule]), extension du nom de la ville au nom du pays (Beauvaisis); restriction du nom du peuple au nom de la ville (Paris signifie proprement « chez les Parisiens» = Parisiis).
        C'est par le procédé métaphorique qu'on a exprimé, au début, les idées abstraites. Penser à
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l'origine, c'est peser (ses idées) ; la « colère», en grec, a désigné d'abord la bile (χολή); on a parlé de goûter un mets savoureux avant de goûter une œuvre d'art.
        Ces quelques exemples montrent I'importance de l'association des idées dans la formation des mots.
        Le langage n'a pas moins de rapports avec la mémoire, dont I'assoclation des idées est le principe directeur. Qu’elle soit auditrice, motrice ou visuelle, la mémoire est facilitée par le langage, puisque la parole est, suivant le point de vue, un ensemble de sons entendus ou de sons proférés, et qu'elle peut se traduire en signes visibles. De même qu'il est plus aisé d'éveiller des images que des idées abstraites, de même des signes sonores au visuels arrivent à être évoqués plus facilement par le cerveau que les images dont ils sont la représentation. La mémoire des mots, qui peut se substituer à la mémoire des idées, et qui Iui est, en tout cas, d'un grand secours, procède des mêmes Iois : elle varie en raison de Ia vivacité et de la répétition de l'expression première, comme en raison de la possibilité d’association. La mnémotechnie n'est qu'une application particulière de I'association des idées.
        Mais si le langage est en relation directe avec les lois psychologlques de Ia pensée, il n'a guère de points de contact avec la logique. Il ignore l’opération de la généralisation comme celle de I'abstraction. Le logicien nous enseigne que l'idée d'oiseau dérive d'une comparaison entre les diverses espèces d'oiseaux dont on abstrait Ies caractères généraux,
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Le langage procède par une toute autre voie. Quand le latin a appelé l'oiseau volatilis on songeant au vol de ces animaux, il ne faisait pas une généralisation à proprement parler, puisque Ies oiseaux ont entre eux bien d'autres caractères communs en dehors du vol, et que le vol caractérise en outre les insectes, par exemple, qui ne sont pas désignés par ce mot. Aucune langue n'a un mot populaire pour désigner les mammifères ou les insectes. L'image, comme le mot, est susceptible d'éveiller un groupe d'êtres plus ou moins restreint, suivant les cas ou suivant les peuples : une population de pêcheurs distinguera divers poissons, tandis que des «terriens» se contenteront souvent d'un seul terme. Mais aucune idée de classification rationnelle ne préside à ces dénominations.
        Comme les jugements et les raisonnements s'expriment à l'aide de phrases, on en a conclu longtemps que la « grammaire générale» était la logique du langage, et que Ie Iangage obéissait et devait obéir aux lois de la raison. Rien n'est moins exact. Les formes et la syntaxe s'expliquent historiquement par des évolutions dans Iesquelles la psychologie seule joue son rôle — par Ia voie analogique; et c'est au contraire la pensée qui doit se couler dans le moulede la phrase et se plier à l'ordre des mots. Même les esprits les plus vigoureux, s'ils arrivent à imprimer à leur style le cachet de leur pensée, sont impuissants à transformer la syntaxe d'une langue. Il n'y a pas plus de logique dans la construction française courante qui place le verbe entre le sujet et le complément, que dans les constructions alle-
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mandes qui rejettent le verbe à la fin de la phrase, ou dans les tournures interrogatives qui mettent le sujet après le verbe, ou dans la phrase turque qui met le complément avant le verbe. Tout n'est qu'une question d'usage, d'association d'idées.

        Le langage est devenu à peu près inséparable de la pensée. Penser, n'est-ce pas, en général, se parler à soi-même? Parole intérieure, si finement analysée par Victor Egger. Le langage, qui a pour but de communiquer la pensée, contribue à la former, en la fixant par des signes sonores, précis et objectifs, qui permettent une analyse plus rigoureuse, à la simplifier aussi, parce qu'elle substitue des formules aux images et aux idées. Le signe, créé pour le service de la pensée, réagit à son tour sur elle, et facilite le travail intellectuel en permettant de penser des mots, substituts des idées : il tend à avoir une valeur propre.-
        Le mot — théoriquement et à l'origine — est bien un signe arbitraire et conventionnel, comme le disait Whitney; mais pour un individu donné, il se présente sous un aspect différent, comme un signe évocateur d'une ou de plusieurs idées auxquelles il est lié pour une association habituelle et, qui plus est, héréditaire. Le langage de chaque individu, a dit Meillet, est « un système complexe d'associations inconscientes, de mouvements et de sensations au moyen desquelles il peut parler et comprendre les paroles émises par d'autres. »
        Le mot est évocateur en bloc et non en détails. La linguistique assurait jadis que chaque partie du
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mot a sa signification propre : aux yeux du savant, sans doute, qui, par une analyse minutieuse, retrouve dans les flexions, suffixes et radicaux, les résidus des étapes antérieures et les témoins des filiations historiques; mais pour celui qui parle, le mot forme un tout, et si sa décomposition est un procédé de critique scientifique, elle ne correspond pas à la vie subjective ou objective du langage.
        Le mot forme un tout. Encore son individualité est elle souvent bien imparfaite. L'indépendance du mot par rapport à la phrase, est toute relative. La décomposition du discours en ses différents termes par la grammaire suppose déjà un état intellectuel avancé, une force de réflexion et d'analyse qui est étrangère à la plupart des individus qui parlent une langue. Essayez de faire séparer les mots d'une phrase à quiconque n'a pas étudié la grammaire, et vous serez frappé par les erreurs commises, plus encore par les hésitations et les incertitudes.
        M. Bréai a rappelé à ce sujet les observations très curieuses qui ont été faites dans les bureaux télégraphiques pour la rédaction des dépêches. Quelle peut être, pour un cerveau fruste, l'individualité d'une particule réduite à une seule consonne (l’, d’, qu’, j', t’, s')y et faut-il s'étonner qu'il la soude au 
mot suivant — avec lequel elle s'agglutine parfois pour former un conglomérat durable ?[3] Les mots 
atones, qui s'appuient toujours sur un terme voisin,
 enclitique ou oclitique, comme le grec τε, le latin
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que,
la plupart de nos articles et de nos pronoms n'ont pas un relief sonore suffisant pour se détacher nettement dans l'esprit. Le verbe est souvent atone en français moderne (est-t-il? vient-il ?).
        Parfois certains mots de la phrase, dans des combinaisons spéciales, arrivent à s'amalgamer de telle sorte que le philologue le plus expert ne sait plus où pratiquer la coupure: comment les paysans pourraient-ils se reconnaître là où les Iinguistes ne voient plus clair? Dans certains patois de Savoie, le groupe st, à une époque assez récente, est devenu à peu près le th anglais de thank) : Ie phénomène a affecté des combinaisons syntaxiques comme I'interrogation as-tu ? (où l’on prononçait l’s) devenue aujourd'hui' athu? – expression dans Iaquelle il est absolument impossible de séparer le verbe du pronom. Dans divers parlers du nord de la France «garde-champêtre» se dit garchompêtre, sous I'influence évidente de garchon (garçon): faut-il couper gar chompêtre d'après l’étymologie, garchon pêtre d'après I'analogie, ou écrire en un seul mot ? Il n'y a aucune raison pour préférer une notation à I'autre.
        La pluralité des aspects que peut revêtir un mot fait obstacle à son individualité. La multiplicité des formes verbales est la principale raison, pour laquelle l'unité du verbe est très imparfaitement perçue par l’esprit populaire. Là encore, les analystes du langage n'ont pas toujours été d'accord entre eux devant la complexité de certains faits. La grammaire didactique nous enseigne que le verbe aller se conjugue je vais à l'indicatif présent et j'irai au futur ; l'histoire de la langue nous apprend qu'en réalité il
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s'agit de trois verbes différents[4] juxtaposés et combinés peu à peur : c'est le même phénomène qu'on observe pour les futurs anglais, où shall alterne avec will.
        L'adjectif, le substantif surtout a une individualité plus marquée, parce que ce dernier désigne en général, dans la langue populaire, un objet bien précis. Mais là encore, la flexion — qui se traduit pour l'oreille par une différence d'images auditives — vient jeter un certain trouble. Comment, sans l'école, des formes aussi éloignées l’une de l'autre que œil et yeux pourraient-elles être perçues par le vulgaire comme un même mot ?. Les mots invariables étant en nombre restreint dans une Iangue — surtout dans les langues anciennes[5] — ce n'est pas, en réalité, un terme fixe, un ensemble de sons précis qui correspond à une idée, mais un groupe d'images auditives apparentées qui ne se superposent pas exactement. L'idée de «cheval» n'est pas représentée, en français par le mot cheval, mais par le couple cheval-chevaux, comme elle l'était en latin, non par equus, mais par le groupe complexe equus, eque; equi (gén. s., nom. pl.), equo, (dat. abl. s.), equum, equorum, equis (dat. abl. pl.), equos. Cela
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simplement pour l'idée générale : mais si l'on précise le sexe, il faudra ajouter « jument» au groupe français, equa (et ses cas) au groupe latin; l'âge, « poulain» et « pouliche ); la fonction reproductive, « hongre », etc.
        Il n'y a donc pas équivalence exacte entre le mot et l'idée, puisque le mot n'a pas, en général, une forme fixe, et que, pour chaque forme spéciale, une notion de nombre, de sexe, de personne, de temps,de mode, etc., s'ajoute parfois en double, en triple ou en quadruple à l'idée représentée. Mais, pour un mot donné, cette idée même est susceptible de variation suivant la phrase, le lieu et le moment, le milieu social, les dispositions de l'individu ou l'individu lui-même.
        Dans aucune langue, un seul mot ne correspond à une idée et à une seule. Chaque mot a eu, en général, plusieurs significations, de même qu'une idée peut être exprimée par un certain nombre de synonymes.
        Tel mot prend un sens différent suivant le contexte ou les circonstances dans lesquelles il est prononcé. Examinez, le mot « ascension» in abstracto et en grammairien : vous reconnaîtrez qu'il est susceptible de désigner, dans la langue actuelle, une fête religieuse, une ascension de montagne ou l'ascension symbolique vers les honneurs. Prêtera-t-il à amphibologie dans le langage? Nullement, car la phrase suffira souvent, à elle seule à l'éclairer; et il n'aura aucune hésitation quand on demandera : «Quelle est la date de I'Ascenslon cette année? » ou
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« Combien d'heures faut-il pour faire l'ascension du Mont-Blanc ? » Mais la phrase elle-même est enveloppée dans une ambiance qui précise encore le sens des termes : sujet de la conversation pour les interlocuteurs, milieu naturel ou social qui suffit à fixer les idées, à défaut de la phrase, pour le début de la conversation ou pour le nouvel auditeur qui surgit. Le mot «ascension», affiché à la porte d'une église, évoque une idée aussi précise, quoique différente, que le même. terme entendu à la montagne dans un groupe d'alpinistes.
        De là vient que les mots ont une tendance à se spécialiser en raison du milieu social, car, suivant la profession, le genre de vie, les habitudes, un vocable doué de plusieurs significations dans la langue générale, s'associe plus étroitement à I'une d'entre elles, pour tels individus ou tels groupes. Le mot reprise, lancé à brûle-pourpoint, évoquera une idée toute différente chez un auteur dramatique, un pianiste, un escrimeur, un notaire, un tacticien, un agent de change ou une femme de chambre. C'est le germe des langues spéciales. Pour des hommes du XVIIe siècle, des termes comme enfer, royauté, par l'ensemble des idées associées qu'ils éveillaient, avaient une tout autre valeur que pour nous.
        La valeur du mot est susceptible de varier suivant le moment et selon les dispositions de l'individu. Sous I'influence de la colère, les termes prennent une signication tout autre, les images jallissent, les métaphores se précipitent, dans la recherche de l'expression forte, violente, susceptible de frap-
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per l'adversaire : hommes ou femmes du peuple qui se querellent, se jettent à la tête des noms d'animaux, des mots désignant des individus tarés ou des professions infâmes, violemment détournés, pour les besoins de la cause, de leur signification: ainsi s'explique la formation des termes injurieux. Comparez, à l'autre pôle, la prudence et la réserve des diplomates en conférence, pesant la valeur des mots, et jaugeant les termes sous toutes leurs faces. Les expressions « un bon lit », « une source fraîche », ont-elles la même valeur en temps normal, en hiver, et au retour d'une ascension estivale?
        On dit parfois que dans aucune langue il n'y a de synonymes parfaits. Pareille affirmation n'est exacte — approximativement — que pour le langage d'un individu déterminé: car si chacun, lorsqu'il est de sang-froid, donne un sens assez précis à chaque mot, en revanche la valeur des synonymes est essentiellement variable d'un individu à l'autre, et les différences assignées entre eux par les grammairiens sont souvent artiflcielles, surtout dans les langues littéraires où divers mots, issus de sources différentes, sont tombés pêle-mêle et au hasard dans un déversoir commun. Péninsule et presqu'île, celui-là savant, celui-ci populaire, ont exactement le même sens étymologique : l'usage décide de leur emploi et il varie suivant les habitudes, la culture intellectuelle, a recherche ou l’aversion du terme technique.
        Ailleurs la signification originaire, l'histoire des mots est différente, comme pour parler (dire une
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parabole)[6] et causer (alléguer), visage (sens conservé) et figure (sens géométrique), lorgnon (objet pour lorgner) et binocle (objet pour deux yeux): néanmoins, la synonymie est aujourd'hui complète dans des expressions comme « parler à quelqu'un» et «causer avec (pop. à) quelqu'un» ; «se laver la figure » ou « le visage », porter un lorgnon ou un binocle. II n'existe guère que des préférences personnelles ou sociales, des extensions ou restrictions d'usage : visage tend à devenir archaïque ; causer l'emporte de plus en plus dans le langage du peuple; binocle semble faire reculer lorgnon ; mais les expressions toutes faites, telles que « visage de bois», n'admettent pas de substitut.
        Si les divergences sont aussi sensibles chez un même individu ou chez deux individus voisins, l'écart est bien plus grand entre des peuples éloignés, surtout lorsqu'ils parlent des idiomes différents. D'une langue à l'autre; il n'y a pas d'équivalence entre les moyens d'expression, et une traduction rigoureusement exacte d'une conversation aussi bien que d'une œuvre littéraire, ne saurait se concevoir. Le faisceau d'idées multiples susceptibles d'être exprimées par un mot varie d'une langue à l'autre, et les associations formées entre elles à l'aide du terme commun sont trop étroites pour que l'évocation de l'une d'elles n'entraîne pas peu ou prou celle de sa voisine qui est différente suivant l'idiome: il en résultera une altération, insensible
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peut-être, mais certaine du concept. Quand le Latin employait sapere au sens abstrait de «savoir», pouvait-il faire complètement abstraction des significations «avoir de la saveur», «percevoir une saveur», que possédait aussi ce verbe, et lui donner un sens aussi purement abstrait que le Français se servant de savoir? L’anglais to spend the holiday est-il bien l’équivalent précis de « passer les vacances» ? et quoique spend n'ait plus dans cette expression le même sens que dans to spend money (et qu’il y possédait autrefois), ne reste-t-il plus de trace de cette origine, et la valeur de I'expression actuelle n'en est-elle pas impondérablement modifiée?
        Le langage ne saurait donc prétendre à réaliser la transmission exacte de la pensée. Il est seulement l'instrument le moins imparfait qui permette la transmission des idées.

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        Le langage est un fait social.
        Il a pour but l’échange des pensées entre les hommes. Bien que le système d'associations, de mouvements et de sensations qu'il suppose chez les individus soit propre à chacun d'eux et ne soit jamais rigoureusement identique chez deux sujets, il doit cependant être, et il est en fait sensiblement le même chez les hommes d'un même groupe social : condition nécessaire de l'intercompréhension. «Immanente aux individus, la langue s'im-
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pose à eux»[7], comme toute autre institution sociale[8].
        Pris en bloc, le langage est incontestablement une formation collective, au même titre que la religion ou les institutions sociales. Tous collaborent et ont collaboré à sa constitution, à son évolution, à son renouvellement, bien que la part de chacun soit en fait impossible à préciser. Il importera d'examiner — et c'est là une question assez controversée — quelle est la part des phénomènes d'origine individuelle propagés par voie d'imitation plus ou moins consciente - et des phénomènes qui se sont produits simultanément et indépendamment chez un grand nombre d'individus sous l'influence d'une même cause.

        La sociologie contemporaine, qui apporté à la linguistique un précieux contingent d'idées plus encore que de faits, nous montre que la formation du langage chez les peuples primitifs a été soumise à des conditions sociales importantes qu'on ne saurait négliger:
        « L'activité mentale des primitifs, déclare M. Lévy-Bruhl[9], est trop peu différenciée pour qu'il soit pos-
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sible d'y considérer à part les idées ou les images des objets, indépendamment des sentiments, des émotions, des passions qui évoquent ces idées ou ces images, ou qui sont évoqués par elles». Les représentations cellectives des primitifs ne sont pas ajoute-t-il, de pures représentations; il s’y associe constamment la notion d'une influence, d'une vertu, d'une puissance occulte, variable selon les objets et les circonstances, mais toujours réelle pour le primitif, et faisant partie intégrante de sa représentation».
        «On voit, a fait remarquer M. Meillet en commentant cet ouvrage[10], que Ia phrase exprime quelque chose de très différent de ce qui apparaît au grammairien rationaliste comme l'idée à exprimer, et l'on voit combien la valeur du mot est chose complexe.»
        Les représentations collectives du primitif sont réglées par la loi de participation, à savoir par des Iiaisons entre les représentations, liaisons tout-à-fait distinctes de notre principe de causalité et qui ne sont pas soumises au principe de contradiction. Même chez l'Européen d'aujourd'hui, il subsiste encore plus qu'on ne croit de cette mentalité.
        On sait quelle importance jouent les notions de tabou et de totem dans les civilisations primitives. Les langues anciennes avaient beaucoup de termes sacrés qui ne devaient pas être prononcés, en dehors de rites solennels (infandum). Les historiens nous ont appris que Rome avait ainsi un nom
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mystérieux que la religion défendait de dire ou d’écrire (on a conjoncturé quiris, d'où serait dérivé quirites). Des mots et formules auxquels est attribué un pouvoir de conjuration ou d'exorcisme existent ou ont existé dans tous les idiomes populaires. Même dans les langues des peuples les plus civilisés, il existe des mots spécialement frappés d'ostracisme ou de déchéance (jurons, blasphèmes, termes désignant des objets répugnants ou jugés peu convenables), tandis que d'autres sont dotés d’un brevet de distinction; ceux-ci sont tour à tour flattés ou proscrits par la mode; ceux-là sont réservés pour Ies circonstances solennelles, tandis que d’autres sont propres au langage familier; les mots rares, vieillis, sont recherchés par Ies esprits qui ont horreur de la banalité, par certains écrivains, par les poètes. On voit quelles influences les conceptions sociales d'une époque peuvent exercer sur le langage.

        A un point de vue plus concret, chaque langage, à toute période de son histoire, exprime Ies conceptions intellectuelles correspondant à un état social donné, et constitue l'inventaire des connaissances — idées et objets — des hommes qui l'ont parlé.
        L'examen d'une langue ancienne permettra donc d'inférer, pour une époque donnée, le genre de vie, les occupations et les pensées dominantes des individus qui l'employaient. Même lorsque la connaissance de cette langue est imparfaite, fragmentaire, voire conjecturale, la présence ou l'absence de tel ou tel mot dans des conditions déterminées suffira
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souvent pour reconstituer tel aspect ou tel détail d'un état social. Il suffit, par exemple, de savoir que blat signifie seigle dans les patois landais[11] pour affirmer que dans cette région le seigle fut pendant longtemps la seule céréale cultivée.
        Mais l'exemple le plus frappant nous est fourni par l'examen des racines inde-européennes[12]. La grammaire comparée qui, par le rapprochement critique des diverses branches de la famille aryenne (ou indo-européenne) a pu établir un système précis de concordances, et reconstituer en partie, tout au moins dans ses radicaux, l'idiome primitif commun, nous permet en outre, avec toute la prudence apportée par la science en pareille matière, d'entrevoir quelle pouvait être la vie de nos lointains ancêtres à l'époque, antérieure de plus de mille ans à l'ère chrétienne, où Germains, Latins, Grecs, Slaves, Hindous, etc., ne formaient qu'un même groupe social parlant une même langue.
        Le principe de la méthode est simple: chaque fois qu'une même racine se retrouve, indépendamment, avec un même sens ou des sens très voisins, dans la majorité des langues indo-européennes (qui ont vécu une vie à-part dès la séparation des groupes respectifs)[13], il faut en conclure que ce mot existait dans l'idiome primitif avant la scission, et que, par
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suite, il désignait une idée ou un objet familier à la population d'alors.
        On arrive ainsi à plus d'une constatation curieuse. Les degrés de parenté dans la famille de l'homme sont exprimés par des termes identiques et très précis, tandis que pour la famille de la femme on se trouve en présence de mots vagues et divergents. II faut donc en conclure que dans l'état social des Aryens antérieur à la scission des groupes, la famille était déjà solidement constituée et que la femme entrait dans la famille du mari, l'homme au contraire n'ayant avec la famille de sa femme que des rapports assez imprécis.
        Les Aryens n'habitaient pas de villes, car le mot manque; ils avaient au contraire des termes pour village, maison, chef de village, chef de maison.
        Ils devaient s'occuper plus d'élevage et de chasse que de culture, car les noms relatifs aux animaux, sauvages et domestiques, sont nombreux dans le fonds commun. Les Aryens avaient domestiqué les chiens, les bœufs, les chevaux, les chèvres, les moutons, les porcs; ils chassaient les cerfs, les loups, les aigles et les oiseaux auxquels ils avaient donné un nom générique. Par contre ils ne devaient pas être pêcheurs; car le nom du poisson diffère dans plusieurs groupes, et aucun nom d'espèce de poisson n'est indo-européen.
        Plusieurs noms d'arbres sont aryens : le bouleau, le chêne, le hêtre, le saule. Il est remarquable que ce sont, comme pour les animaux, des espèces du Nord, tandis qu'aucune espèce spéciale au Midi n'est représentée. Ce qui confirme encore l'hypothèse his-
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torique actuellement en faveur, d'après laquelle les Indo-Européens auraient eu leur berceau d'origine dans le nord de I'Europe d'où ils sont descendus tour à tour vers le midi; et non dans la région de l’Iran comme on l'avait cru autrefois.
        Les Indo-Européens cultivaient des céréales (sans doute l'orge). Ils savaient labourer, forger et fabriquaient des objets. A l'égard de ceux-ci. règne une grande incertitude; car rien n'est pIus changeant que le nom des objets fabriqués, influencés par leur lieu d'origine ou leur mode de fabrication. On sait par ailleurs qu'ils connaissaient la hache, bien que, pour la désigner, il n'y ait aucun vestige d'un mot commun dans les langues filiales. La roue existait aussi, quoique le mot varie, mais l'existence d'un seul type verbal pour l'essieu suffit à le prouver.
        Aucun nom de Dieu n'est indo-européen : les diverses mythologies hindoue, grecque, germanique, etc., se sont donc formées et développées indépendamment à une époque postérieure, Toutefois, il appert que les Aryens avaient déjà une certaine conception de la divinité : le nom de «Dieu», que l'on retrouve dans toutes les langues dérivées, signifiait d'abord le «brillant», et a pour origine la divinisation du ciel lumineux.
        Les noms de nombre sont également remarquables. Le système indo-européen de numération est décimal. Il y a un terme spécial pour chaque nombre de un à dix; les nombres sont ensuite groupés par dizaines, dont chacune porte un nom spécial, ainsi que cent; il n'y a pas de mot origi-
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naire pour mille : sans doute les Aryens n'avaient-ils pas compté jusqu'à ce chiffre. Il est très caractéristique que Ies quatre premiers noms de nombre se déclinaient à l'origine: ce qui confirme l'assertion des sociologues modernes. (Lévy-Bruhl) d’après laquelle la numération, chez les peuples primitifs, fut faite à l'aide d'objets concrets. Le groupement des nombres par cinq puis par dix s’explique par les cinq doigts de la main et les dix doigts des deux mains. pris comme unité de second rang.
        On voit que la linguistique, si intimement reliée par certains côtés à la science sociale, peut à son tour apporter plus d'une contribution précieuse à la sociologie, tout. en s'instruisant à son école.

      ***

        Le langage est un ensemble de sons articulés.Cet aspect, qui est à certains égards le plus important, puisqu'Il conditionne les autres, n'a pas toujours été suffisamment pris en considération. Car, lorsqu'on parle, on ne réfléchit pas au moyen de l'expression, mais au but poursuivi; on pense au sens et non aux sons proférés. L’étude de la signification des mots et de leurs rapports grammaticau a, de tout temps, bien plus attiré les chercheurs que le mécanisme de la prononciation. La phonétique, ou science des sons, date à peine d'un siècle, tandis que la grammaire descriptive avait été poussée très loin bien auparavant, Jusqu'à l'époque toute récente où la phonétique expérimentale a usé d'instruments pour l'analyse de la parole, nul ne savait avec préci-
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sion quels organes entraient en jeu et quels étaient les mouvements de ces organes pour émettre des sons aussi simples qu'un u ou un d : et la preuve c'est qu'on n'avait jamais pu apprendre, par exemple, la prononciation correcte de l'u aux Anglo-Saxons.
        Comme instrument de la pensée, la linguistique relève de la psychologie; le langage se rattache à la sociologie en tant que fait social: groupement de sons articulés, il dépend de l'anatomie, de la physiologie et de la physique, bien que les linguistes n'aient guère songé à interroger ces sciences que depuis une vingtaine d’années.
        L'étude rationnelle des sons du langage doit remonter en effet aux sources de la parole : connaître d'abord la structure des organes appelés à concourir à l'émission des sons articulés, ensuite leur fonctionnement. Le poumon envoie le souffle; les cordes vocales du larynx, en vibrant, émettent un son qui est ensuite modifié par les diverses positions de la bouche : écartement des dents et des lèvres, articulation de la langue, abaissement ou relèvement du voile du palais, etc. A son tour le son doit être analysé en lui-même, en dehors des circonstances dans lesquelles il s'est produit: à ce titre les sons du larynx relèvent de l'acoustique, c'est-à-dire de la physique. C'est cette dernière science qui permettra d'étudier les vibrations des sons, et leurs diverses qualités — durée, hauteur, Intensité et timbre, — qui nous montrera, par exemple, comment le larynx produit le son fondamental, tandis que la bouche joue le rôle de résonnateur en mettant en valeur, suivant le cas, tel ou tel harmonique.
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        Mais la parole n'est pas seulement proférée : elle est entendue, et Ia manière dont elle est perçue ne saurait être indifférents et peut avoir une influence importante pour certaines évolutions du Iangage. Avec I'ouïe et l'appareil auditif, I'anatomie et la physiologie rentrent en scène.
        La psychologie a aussi ses rapports — quoique plus lointains — avec la phonétique. Car tout mouvement organique dépendant de la volonté, comme la parole, résulte, en dernière analyse, d'une impulsion cérébrale, de même que toute sensation se traduit par une impression psychique. L'état mental, ordinaire ou passager, n'est pas sans répercussion sur Ia prononciation, qui varie, par exemple, suivant la nervosité du sujet et peut aller jusqu'au bredouillement ou au bégaiement; de même que I'imperfection des images auditives — on le verra plus loin — exerce certaine influence sur la transmission de la parole d'une génération à l'autre ou sur l’altération des mots empruntés à une langue étrangère.
        Mais en somme, le langage, en tant que réunion de signes sonores, dépend étroitement et rigoureusement de la forme de nos organes vocaux et de leurs habitudes acquises, fortifiées par l'hérédité. La prononciation, qui est, chez I'enfant un phénomène d'acquisition et qui s'élabore lentement dans le jeune âge, devient rapidement inconsciente et machinale, et il est extrêmement difficile pour un adulte, sinon impossible, d'en changter. Précisément parce qu'elle n'est pas I'objet de nos pensées quand nous parlons, la forme des mots, leur physionomie tant verbale qu'auditive joue un rôle prépondérant
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dans l'histoire du langage, comme on le verra à maintes reprises. Combien de fois, contrairement à l'opinion courante, Ia forme influe-t-elle sur le fond, le son sur le sens ! Par le langage, notre pensée est l'esclave du larynx et de la langue, comme aussi de l'oreille.

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        Le langage est susceptible d'être transcrit par des signes visuels: l'écriture.
        Ce n'est point là un caractère essentiel comme les précédents. La grande majorité des parlers humains qui ont existé ont été purement oraux. Par contre, aucun langage ne peut vivre sans être parlé. Pas d'écriture sans parole: les langues artificielles elles-mêmes, comme l'espéranto, établissent d'abord un système de sons dont la graphie n'est que l'interprétation.
        Un certain nombre de langues mortes — sanscrit, grec ancien, latin, gothique, etc., — ont survécu grâce à l'écriture qui nous a transmis des œuvres littéraires, des inscriptions et des textes. De même que le langage permet de préciser la pensée et de faciliter la mémoire, l'écriture, à son tour, fixe et conserve le langage.
        L'humanité a essayé successivement de l'écriture idéologique, puis alphabétique. Le premier système, qui est, par exemple, celui des Chinois, consiste à transcrire chaque mot par un signe spécial: le mot représentant une idée en dernière analyse, chaque idée se trouve ainsi exprimée par un signe visuel, comme elle l'est déjà par un signe sonore. Mais on perçut rapidement les inconvénients de ce système
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qui, très logique, avait justement le tort de s'appliquer à un ensemble de phénomènes qui ne le sont pas: dans le cas spécial, on sait qu'un mot désign souvent plusieurs idées différentes, et qu'une idée est représentée maintes fois par plusieurs mots dans une même langue. A l'origine, l'écriture idéologique devait être très imagée, véritable dessin stylisé des objets et des symboles : caractère encore très frappant dans les hiéroglyphes égyptiens.
        L'écriture idéologique a donc fait place, chez la plupart des peuples, à l'écriture alphabétique :chaque caractère représente désormais, en principe, non une idée, mais un son. Les populations sémitiques se sont servies les premières des alphabets: les Phéniciens ont enseigné l'écriture aux Grecs; du grec sont issus l'alphabet latin, d'un usage aujourd'hui presque universel, et l'alphabet russe. L'écriture alphabétique, chez les Phéniciens, dérivait d'ailleurs d'une écriture idéologique : chaque caractère désignait à l'origine un objet dont il rappelait parfois la forme (l'A une tente, etc.), avant de représenter l'équivalence d'un son.
        L'écriture alphabétique s' efforce toujours, à l'origine, d'être phonétique, c'est-à-dire d'établir avec le plus d'exactitude possible un système graphique de correspondance avec les sons de la langue, chaque lettre devant représenter un son et un seul. C'est l'alphabet sanscrit qui a poussé le plus loin ce souci ; il compte en effet quarante-six lettres (33 consonnes et 13 voyelles, avec trois signes diacritiques). Mais il est facile de concevoir qu'aucune écriture s'appliquant à un langage d'une certaine extension, ne
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peut être rigoureusement phonétique. Il est à peu près impossible à l'écriture de représenter, avec leurs nuances, l'infinie variété des sons du langage, et surtout, pour un même groupe social, les divergences individuelles de prononciation. L'écriture a, avant tout, un intérêt social: pour atteindre ce but, I'alphabet d'une Iangue doit être simple, composé d'un nombre restreint de signes; la représentation des sons doit correspondre à la moyenne de la prononclation; enfin la fixité de l'orthographe, à une époque donnée, pour tous les individus lisant une même langue, est d'une incontestabie utilité. En revanche, l'écriture ordinaire, par son manque de précision, est un instrument insuffisant pour le savant qui doit noter toutes les variétés des sons et toutes les nuances de prononciation individuelles ou collectives: aussi les linguistes ont-ils dû créer un certain nombre de systèmes de graphies, rigoureusement phonétiques, qu'il est difficile de réduire à l'unité, parce que tel ou tel s'adapte mieux à un groupe de langues, ou répond mieux à un certain ordre de nécessités pratiques[14].
        Les signes de l'écriture sont évocateurs des mots parlés, qui à leur tour éveillent les images et les
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idées; c'est une représentation au deuxième degré[15]. Mais l'intermédiaire est susceptible de disparaître dans les opérations de l'esprit: le signe tend une fois de plus à se substituer à la chose signifiée; par le jeu de I'association, le mot écrit arrive à évoquer directement l'idée, et on parvient à penser directement par images visuelles aussi bien, que par images sonores.
        Représentation conventionnelle, comme la parole, de nos états psychiques, l'écriture acquiert à son tour une valeur propre aux yeux des écrivains, des visueIs, qui se servent constamment de son intermédiaire pour exprimer leur propre pensée ou pour connaître les pensées d'autrui. L'habitude fait acquérir une physionomie spéciale à la forme graphique des inots, qui devient évocatrice par elle-même. Lorsqu'on écrivait un hermite et qu'il fut question de supprimer l'h, certains protestèrent en déclarant que cette lettre munie d'une hampe, à l'initiale du mot, éveillait en leur esprit l'image du grand baton de l'ermite. Il se forme parfois ainsi des associations d'idées très curieuses, au point que l'on a pu parler de la couleur des voyelles. Ceci explique pourquoi les écrivains éprouvent généralement une véritable souffrance lorsqu'on veut changer la forme visuelle des mots, et protestent instinctivement contre les réformes de l'orthographe, même les mieux justifiées.
        De même que le système des sons, dans une
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langue, exerce une influence sur l'expression des idées, que la forme détermine ou modifie parfois le sens, — l’écriture, à son tour, peut réagir sur le langage parlé, lorsqu'elle aboutit, par exemple, à faire modifier la prononciation sur le modèle de l’orthographe. Quand il agit ainsi, le peuple comme le lettré s'avère inconsciemment partisan d'une orthographe plus phonétique, car s'il adapte sa prononciation à la graphie; c'est qu'il estime que l'écriture doit correspondre le plus exactement possible à la pronociation. Ces phénomènes sont, d'ailleurs, de date récente : ils supposent, en effet, une grande diffusion du livre et du journal. Même à notre époque, ils sont en nombre restreint: la prééminence de la langue parlée sur la langue écrite reste incontestable, et le Iinguiste ne doit jamais perdre de vue que l'écriture est simplement le vêtement du langage.

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        Des pages qui précèdent ressortent les divisions de la science du langage.
        L'étude des sons doit primer toutes les autres: la parole, en tant que phénomène sonore, est la première réalité qui frappe Ie linguiste. L'étude des sons du langage constitue la phonétique.
        Le langage doit être envisagé ensuite comme instrument de la pensée. C'est l’objet de la sémantique qui compread l'analyse des rapports grammaticaux (morphologie et syntaxe), la signification et la vie des mots lexicologie).
        Ces deux branches de la linguistique ont acquis
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à l'heure actuelle un très grand développement. Au contraire, l'étude des phénomènes sociaux, qui est fort importante, et celle des phénomènes littéraires, beaucoup plus restreinte, ont été assez négligées et amalgamées plus ou moins avec les autres disciplines. Ce n'est que depuis peu qu'elles commencent à être isolées et groupées, pour constituer, comme elles le méritent, un nouvel ordre de recherches.

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CHAPITRE Il
La diversité du Langage et le problème de la Langue internationale.

        La diversité du langage, résultat de son évolution; la parenté des langues, groupes et familles. — Causes d'unification et de différenciation; les raisons profondes des variétés linguistiques. — Les essais de langue universelle; comment se pose aujourd'hui le problème de la langue internationale ; les constatations et les objections de la science.
        Si, après avoir envisagé le langage en lui-même, on le considère du point de vue externe, deux aspects primordiaux se dégagent: la diversité des langues parlées à la surface du globe, et leur incessante mobilité qui entraîne le langage dans une évolution perpétuelle. Les idiomes humains offrent donc, à cet égard, les mêmes caractères que les espèces animales et végétales : cette simple constatation a été Ie point de départ de nombreuses comparaisons biologiques entre la vie des êtres animés et la vie du langage, la vie des mots (Whitney, A. Darmesteter), dont on a parfois abusé en voulant pousser trop avant des rapprochements entre deux séries de réalités fort différentes.
        De ces deux caractères, le premier a de tout temps frappé les observateurs, tandis que le second,
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à peine entrevu auparavant par quelques esprits, n'a été nettement mis en lumière qu'au XIXe siècle. Il ne faut pas s'en étonner, car si la diversité du langage tombe sous le sens, son évolution, qui est lente, échappe au contraire à peu près complètement à l'observation directe, et la reconstitution de ce phénomène à l'aide des anciens textes, de la méthode historique et comparative, suppose un esprit critique, une investigation scientifique et méthodique qui étaient inconnus aux époques antérieures dans le domaine des sciences inductives.
        Ceci est pourtant la cause de cela. La multiplicité des langues, qui étonnait tant les Anciens et passait volontiers pour un phénomène d'ordre surnaturel destiné à confondre l'orgueil humain — voyez l'allégorie de la tour de Babel[16] — s'explique rationnellement et de la façon la plus simple, par la tendance du iangage à se transformer incessamment. Le langage est diversifié parce qu'il change et parce que ses évolutions sont divergentes en raison des milieux.
        La raison de la différenciation linguistique doit donc être recherchée dans l'histoire. Une longue expérience des phénomènes a permis de poser en principe la singularité des faits linguistiques. Les idées n'ont, avec les expressions, que des relations de fait; par suite, si deux langues offrent un ensemble de concordances définies dans leur vocabulaire et leur
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grammaire, ce n'est pas un hasard, c'est une preuve de leur parenté[17].
        Il a été facile, à l'aide des anciens textes, d'établir la parenté de toutes les langues et patois romans, — portugais, espagnoI, provençal, français, rhéto-roman, italien, roumain — et leur filiation commune qui les rattache à une même souche originaire : le latin. Plus étroite encore est l'affinité entre les divers idiomes des groupes germaniques: haut et bas allemand, anglais, scandinave. On a procédé avec encore plus de facilité pour les groupes celtique, grec, slave, etc.
        Grâce à l'existence de nombreux documents relatifs aux langues anciennes, on a pu opérer une synthèse au second degré en constituant la famille indoeuropéenne (ou aryenne) par la réunion des huit groupes celtique, germanique, latin, grec, albanais, letto-slave, arménien et indo-iranien[18]. Ici nous ne possédons pas l’ancêtre commun — comme le latin pour les langues romanes, — mais la parenté des idiomes, de plus en plus étroite à mesure qu'on remonte le cours des âges, permet à la linguistique de reconstituer le point de convergence avec une certitude, une rigueur presque égale à celle de la géométrie, qui construit le sommet d'un triangle en
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connaissant le côté opposé et les deux angles adjacents.
        Un travail analogue a été effectué pour beaucoup d'autres groupes linguistiques. On a ainsi reconstitué, avec plus ou moins de lacunes, les familles sémitique (hébreu, arabe, syriaque, assyrien, éthiopien), bantoue (langages nègres de l'Afrique centrale et méridionale, Hottentots exeptés), finno-ougrienne, malaise, etc. La synthèse se poursuit, à l'heure actuelle, dans chacun de ces domaines, et il est probable, avec les matériaux dont on dispose, qu’elle ne pourra pas aller plus Ioin — tout au moins de longtemps — et effectuer un groupement général des langues parlées sur Ie globe.
        La question de l'unité ou de la pluralité des types linguistiques rejoint ici Ie problème de l'unité des races humaines qui n'est plus de Ia compétence du linguiste, si elles ont été réunies à l'origine en une souche commune, ce qui semble tout au moins probable pour les hommes de race blanche comme les Sémites et les Aryens (Indo-Européens), — les familles linguistiques ont été séparées socialement, elles ont vécu à part d'une vie indépendante depuis une antiqulté trop lointaine pour que le philologue, avec les matériaux dont il dispose, puisse retrouver et reconstituer Ies tronçons épars (et transformés) de la souche originaire. Mais n'est-ce pas déjà un résultat considérable que d'avoir pu ramener à l'unité la multiplicité infinie des langues et dialectes indo-européens qui occupent à l’heure actuelle la pIus grande partie de l'Europe et des deux Amériques, et commencent à s'implanter en Afrique et en Asie?
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Après avoir reconstitué les unités linguistiques à l'aide de la méthode régressive, le savant doit se demander ensuite quels principes ont présidé à la diversification progressive du langage et dans quelle condition elle s'est opérée.
        Dans toute langue, dans tout groupe linguistique, au début de la différenciation se manifestent deux forces opposées que l'on peut comparer aux forces centripètes et centrifuges[19] de la mécanique. L'une tend à conserver l'unité du langage, en vertu de la loi générale, plus ou moins inconsciente, qui entraîne les membres d'un même ensemble social à se conformer les uns aux autres en tout ce qui est utile à l'exercice de leurs fonctions communes. Toute déviation de l'usage provoque une réaction dont la sanction est le ridicule[20]. L'autre force tend à scinder la langue — par évolutions divergentes suivant les régions ou milieux sociaux, — en langues spéciales et en dialectes, dont la formation sera analysée plus loin.
        Tant que l'unité du groupe social est fortement constituée sur un espace restreint, la première force l'emporte sur la seconde : les dialectes spécialement restent à l'état embryonnaire. A mesure que la langue s'étend sur un plus vaste espace, l'unité du langage devient de plus en plus difficile à conserver, et il
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faut, pour arriver à ce but, l'action énergique du pouvoir central (création d'écoles, examens, conditions d'admission aux emplois publics), l'influence d'une littérature commune et d'une grande métropole, centre d'attraction et de régularisation. Mais dès que l'action du pouvoir central s'affaiblit ou disparaît, dès que le Iien social se relâche, les groupes se disloquent, et chacun d'eux, en reprenant son autonomie, arrive rapidement et inconsciemment à se constituer un langage indépendant : c’est ce qui s'est produit, par exemple, après la chute de l’empire romain.
        On envisagera plus loin les causes des évolutions linguistiques. Ce qu'il convient seulement de faire ressortir ici, ce sont les rapports qu'on peut observer à une époque donnée entre la diversité du langage et la différence des milieux ethniques, géographiques et sociaux.
        Que la cause originelle soit ethniqne, sociale, climatérique ou mixte, les divergences de prononciation sont frappantes — et irréductibles — entre Ies divers peuples: pour prendre seulement des groupes voisins, les Français et les Allemands ou les Français et les Anglais ont chacun respectivement un système de sons — voyelles et consonnes — complètement différent, créé par les dispositions héréditaires des organes et qui ne coïncide à peu près sur aucun point.
        Pour être moins apparentes, les différences, dans la traduction de Ia pensée, dans Ies rapports entre les idées et les mots, les raisonnements et les phrases, sont aussi profondes. Chaque peuple s'est
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constitué peu à peu une véritable mentalité collective; il a un ensemble d'associations coutumières, une vision particulière de choses, des habitudes sociales, qui se traduisent dans les formes grammaticales, la syntaxe, la valeur. des mots, le caractère des métaphores. Les mots «sont la représentation subjective des objets; ils traduisent l'idée que nous nous faisons de ceux-ci et qui varie d'un peuple à l'autre; la langue est le miroir des pensées d'un peuple; la mentalité de chaque race est stéréotypée dans sa langue, frappée comme sur une médaille »[21].
        Il n'y a guère de mots qui se correspondent exactement dans deux ou plusieurs langues d'une même époque. Comparez le français raison, l'anglais reason, l'italien ragione et l'allemand Vernunft : que les mots aient une étymologie commune comme les trois premiers, ou divergente comme le troisième, chacun d'eux possède en propre des acceptions que ne connaît pas tel ou tel de ses voisins, et vice versa. Plus différents encore sont les mots qui chevauchent les uns sur les autres ou qui ont seulement entre eux quelques points de contact, comma l'italien bollo, le français timbre, l'allemand schelle — les deux premiers se rencontrant seuls s'il s'agit du timbre-poste, et les deux derniers pour le timbre-sonnette. — Les nuances de pensées exprimées par certains agencements de mots sont intraduisibles dans les qui possèdent pas la même construction.
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        De la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, de purs utopistes d'abord, des esprits plus positifs ensuite, ont cherché les moyens de remédier à la diversité des langues humaines, qui crée — cela est incontestable — de nombreux obstacles et difflcultés dans les rapports internationaux — commerciaux, scientifiques, touristiques, etc.
        Comment le problème de la langue internationale se pose-t-iI par rapport à la science du langage?
        Il est incontestable que l'ancienne idée d'une langue universelle commune à tous les hommes est une pure chimère, et que les projets a priori présentés jadis n'étaient pas viables[22]. Depuis une trentaine d'années, les créateurs et les propagandistes de diverses langues artificielles qui ont eu quelques, succès, et d'autres non moins ingénieuses, se sont placés sur un terrain plus réaliste, timidement encore avec le volapük de Mgr Schleyer, plus, nettement avec l'esperanto du Dr Zamenhof, avec l'Universal du Dr Molenaar et l'ido de MM. de Beaufront et Couturat.
        « La langue universelle, écrit M. Couturat[23], n'a pas à être inventée ; elle existe déjà en puissance dans les langues européennes par le fait même qu'elles ont une origine commune et qu'elles reflètent la même science et la même civilisation. II suffit, pour la faire apparaître; de dégager les éléments
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grammaticaux et lexicographiques communs à ces langues, éléments dont Ie nombre et l'importance vont augmentant sans cesse par suite du développement des relations internationales.»
        Les auteurs des nouvelles langues Internationales entendent donc procéder a posteriori, dégager les éléments semblables des principales langues actuelles (romanes, germaniques et slaves) pour constituer une tangue commune — comme la κοινή de l'ancienne Grèce — mais suivant un plan précis, un ordre déterminé, en mettant sur pied un langage conforme aux lois de la logique, dans lequel, suivant la définition de M. Ostwald, serait établie «une correspondance numérique et réciproque entre les idées et les morphèmes[24] qui les expriment».
        Une langue ainst constituée peut-elle atteindre le but qu'elle se propose, et en se juxtaposant aux langues nationales qu'elle n'a plus désormais l'intention d'éliminer tout au moins dans leur propre domaine[25], un tel langage auxiliaire est-il susceptible de servir un jour de truchement entre la majorité des hommes — suivant les uns, — parmi une vaste élite internationale, suivant les autres?
        Posé ainsi, le problème mérite la discussion.
        La prudence est ici de rigueur : en face d'un phénomène nouveau, la science doit observer une atti-
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tude expectante et dubitative, — sans affirmation tranchante. Quelques linguistes, assez rares, sont favorables à l'idée, comme M. Jespersen, ou curieusement sympathiques comme M. Schuchardt; d'autres lui sont hostiles; la grande majorité est totalement indifférente à une question qui ne l'intéresse pas. La science du langage peut cependant, grâce à sa connaissance des faits linguistiques et son expérience des évolutions passées; formuler des remarques et en déduire des probabilités — à défaut de certitudes.
        Est-il exact d'abord, comme le prétendent ses partisans, que la langue internationale existe déjà à l'état de tendance au sein des principales langues vivantes, et que, par suite du jeu naturel de l'évolution linguistique, ces langues tendent à se rapprocher de plus en plus ?
        Oui et non.
        Jusqu'à nos jours, nous l'avons vu, le résultat de l'évolution linguistique a abouti à une différenciation de plus en plus grande de la famille indo-européenne. A l'heure actuelle, par suite de la prééminence littéraire et sociale qu'elles ont acquise, un certain nombre de langues — on le verra plus loin — tendent à annihiler autour d'elles les patois apparentés, et, par suite de l'expansion coloniale, commencent à refouler hors d'Europe de nombreux idiomes indigènes, dont quelques-uns (en Amérique) ont déjà disparu. Mais ce travail, qui vise évidemment à l’unification, demande encore des siècles, il se heurtera d'ailleurs à des groupes irréductibles, et il aura pour contre-partie la segmentation, qui
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s'annonce déjà[26], de langues à trop grande extension.
        Mais les Iangues européennes prééminentes se rapprochent-elles les unes des autres ? Par une partie de Ieur vocabulaire, c'est incontestable, grâce au grand nombre d'emprunts réciproques et de néologismes savants, littéraires ou commerciaux, de formation en grande partie gréco-latine, qui s'imposent aujourd'hui à toutes les langues. Pour la grammaire au contraire, la divergence s'accentue: comparez à cet égard d'abord le latin et le gothique, qui avaient des flexions parallèles, puis le vieux français déjà désorganisé et l'ancien haut-allemand encore peu altéré à cet égard, enfin le français moderne qui a perdu la plupart de ses flexions nominales (surtout vocaliques) et l'allemand actuel qui a conservé non seulement ses pluriels et ses féminins à voyelles finales différenciées, mais encore ses cas. Quant à la prononciation, elle diverge de plus en plus d'un peuple à l'autre.
        Les partisans des langues artificielles veulent créer un idiome rationnellement parfait et conforme aux lois de la logique. Ils n'y parviennent d'ailleurs pas complètement malgré leurs efforts[27]. Mais la perfection logique est-elle une perfection linguistique ? Toujours est-il qu'elle ne se rencontre dans aucune langue naturelle. On peut se demander, par exemple, s'il est bien utile de distinguer par une désinence spéciale le nom et l’adjectif, que le langage normal n'a eu nul besoin de différencier à l'œil et à l'oreille,
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pour la raison qu'il les change souvent de catégorie. Et en allant au fond des choses, à mesure que la science progresse, on reconnaît que les prétendues irrégularités des langues naturelles ont leurs raisons d'être. Le langage est un instrument complexe, adapté à la diversité infinie de la pensée humaine, dont un outil trop simple et trop rudimentaire sera puissant à exprimer les nuances. On peut regretter qne tous les cerveaux humains, comme les larynx et les bouches, ne soient pas taillés sur le même patron, et que le langage, dans ses transformations phonétiques et sémantiques, obéisse à des contingences physiologiques et aux rapports analogiques, créés par l'association des idées: ce sont des faits devant lesquels il faut s'incliner et avec lesquels on doit compter.
        Dès qu'elle sera parlée couramment par un grand nombre d'individus, dès qu'elle cessera d'être l'organe d'un groupe[28], la langue internationale artificielle subira fatalement la loi des évolutions divergentes, à laquelle elle sera d'autant plus exposée que son
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succès sera plus grand, et en raison même de son extension. Une langue ne peut conserver son unité qu'en étant l'organe d'un groupe social, en possédant une puissante capitale qui joue le rôle de régulateur: le français de Paris sert de modèle, conscient ou non, direct ou par intermédiaire, à tous les individus qui parlent français, — ce qui permet à la langue française, tout en évoluant, de conserver son unité. Une langue artificielle, au contraire, ne possédera aucun pouvoir social régulateur, aucune métropole, aucun groupe n'aura une prééminence lui permettant de faire triompher les évolutions qui se sont produites dans son sein sur celles du groupe voisin.
        La nécessité de I'évolution, les auteurs des langues artificielles ont cru longtemps pouvoir s'y soustraire: quelques espérantistes ont fini par l'admettre, un peu à regret; les idistes l'acceptent plus franchement, en espérant la réglementer — ce qui semble fort problématique.
        La langue internationale se heurte en effet, dès le début, à des différences de prononciation irréductibles, et qui iront en s'accentuant à mesure que la langue se vulgarisera et s'étendra hors des milieux intellectuels où la pratique des langues étrangères est répandue. Il suffit de rappeler l'exemple des langues mortes qui, comme le latin, ont acquis une certaine diffusion, limitée cependant à une élite : il s'est constitué; sous l'influence des diverses langues vivantes, autant de types de prononciation différents: Cicero est prononcé Siséro par les Français, Tchitchéro par les Italiens, Tsitséro par les Alle-
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mands[29] ; en Angleterre, l'écart est encore plus grand: les tirades classiques de l'Enéide récitées par un étudiant de Cambridge deviennent incompréhensibles pour un étudiant français. — Ces divergences se sont manifestées déjà au sein des langues artificielles et peuvent nuire à leur compréhension internationale, en dépit des précautions qui ont été prises[30] ; sur le terrain du vocabulaire et de la grammaire, les germes de différenciation qui commencent à se produire ont provoqué déjà un certain malaise[31].
        Il faut signaler d'autre part, avec M. Vincent Muselli[32], l'internationalisme croissant des divers langages. professionnels, chacun sur un terrain différent et dans une direction déterminée. L'italien prédomine depuis longtemps dans la langue musicale, l'anglais dans le langage sportif, le français dans la langue du tourisme et des hôtels. Et on peut se demander si, au lieu d'une langue internationale, il ne s'en créera pas plusieurs à la longue, répondant chacune à des besoins sociaux bien distincts et internationalisés peu à peu. L'anglais, langue du commerce et des sports; le français, langue de la diplomatie et du tourisme, etc.[33]. Des accords internationaux et des mesures gouvernementales réciproques pourraient évidemment aider à cette spécialisation.
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A un point de vue tout différent, certains sociologues et linguistes ont combattu l'idée même de langue internationale. C'est là, déclare ainsi M. Van Gennep[34], une conception rétrograde dont l'exécution n'est pas souhaitable; il faut au contraire se féliciter, dit-il, de la variété d'expression toujours plus grande de la pensée humaine, qui enrichit le patrimoine intellectuel général, et qui s'affirme par la multiplication actuelle, dans des langues diverses, de productions scientifiques et littéraires, ayant leur cachet, leur valeur, leur charme propres. Dans l'histoire de l'humanité, et même dans l'histoire générale des êtres, le progrès s'est toujours effectué par une différenciation progressive, par une évolution constante de l'homogène à l'hétérogène. M. Van Gennep estime que les difflcultés croissantes d'intercompréhension seront résolues par une adaptation de l'humanité à des conditions nouvelles, et que l'apprentissage des principaux types de langues étrangères se généralisera et prendra une grande extension dans I'humanité future, chez les individus cultivés de tous les peuples.

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CHAPITRE III
Le renouvellement du Langage

Les évolutions du Langage : comment elles s'opèrent, leur rapidité. — lmpossibilité de fixer une langue; l’écriture doit suivre la parole: les réformes orthographiques. — Classification et caractères des évolutions; le rôle de la volonté.

        Le langage change et se renouvelle constamment à travers les générations successives.
        Un état quelconque d'une langue ne s'analyse pas logiquement, mais historiquement. Ni le français, par exemple, ni même le latin ne peuvent rendre raison de l'hétérogénéité des deux formes verbales est-sont, est-sunt: il faut remonter à l'indo-européen pour avoir l'explication de ce phénomène qui dérive d'une ancienne alternance vocalique jadis constante, puis éliminée peu à peu dans la plupart des verbes sous des influencee analogiques[35].
        Les évolutions du langage sont lentes et progressives : le développement de chaque langue s'opère avec une continuité et une régularité remarquables.
        En serrant de près les phénomènes, on constate que la plupart des changements s'opèrent au moment
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de la transmission et de l'apprentissage du langage d'une génération à I'autre. Le langage n'est appris à l'enfant ni rationnellement, ni en entier: avec les mots et les phrases qu'il entend, l'enfant, aidé par l'hérédité, doit se recréer le système d'associations psychiques, auditives et motrices, que possèdent ses parents et qui constitue le langage, indépendamment de la connaissance plus ou moins complète du vocabulaire. L'enfant, par exemple, « ne reçoit pas des paradigmes grammaticaux; il recrée chaque forme sur le modèle de celles qu'on emploie autour de lui»[36] : d'après mangent, mangez, il refera chantez s'il a entendu chantent. Il formera même boivez d'après boivent. Les formes en contradiction avec l'usage des adultes ne persistent pas quand la réaction sociale est suffisamment puissante, comme dans les langues littéraires, les milieux cultivés, où elles restent spéciales au langage enfantin. Au contraire, si le milieu réagit peu, si l'enfant n'est pas corrigé où tourné en ridicule, — à plus forte raison, si les transformations qu'il a opérées passent inaperçues (par exemple dans le domaine de la prononciation), celles-ci pourront s'implanter dans la langue si elles sont communes à la majorité des individus composant la génération nouvelle.
        Avec chaque enfant qui parle surgissent des innovations: les unes disparaissent avec lui, soit qu’elles aient été rectifiées dans le jeune âge, soit qu’elles constituent des accidents individuels (défauts de prononciation ou anomalies diverses). D'autres
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s'imposent, parce qu'elles ont des causes profondes et qu'elles apparaissent chez tous les individus d'une même génération. Ce sont les conditions de ces changements qu’il importera de déterminer.
        Loin d'être voulus, ces changements s'opèrent, au contraire, «malgré l'effort fait pour reproduire exactement le langage des adultes»[37].
        Il en est de même — pas toujours, cependant — des transformations effectuées après I'enfance. Le langage des adultes n'a pas la fixité rigoureuse qu'on lui a attribuée parfois. D'abord, dans l'adolescence, la période de formation n'est pas terminée: les sons se tassent, entrent en contact plus étroit; les sens se précisent ou changent. L'adulte est susceptible ensuite de subir diverses influences qui, toutes, agiront plus ou moins sur son Iangage ; influence du métier ; influence de la famille qui varie Iorsqu'à celle des père et mère s'ajoute ou se substitue celle du conjoint, appartenant souvent à un autre milieu, puis celle des enfants, faible sans doute, mais jamais tout à fait nulle; influence enfin des déplacements, des changements de résidence, définitifs ou temporaires : le passage des jeunes gens à la caserne exerce ainsi une action profonde sur la langue populaire de nos campagnes, en hâtant la « francisation» et la disparition des patois, et en favorisant la diffusion de l'argot.
        La rapidité des évolutions varie, pour une même langue, dans des proportions considérables suivant les phénomènes; quel que soit le domaine envisagé,
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phonétique ou sémantique. Ainsi, en France, la prononciation du p initial n'a pas changé depuis l'époque romaine, tandis que le c placé devant e (par exemple dans CENTUM, cent) a suivi l'évolution k-ky-ty~tsy-ts-s (que l'écriture ne nous révèle pas). Au point de vue des sons, le français lime est encore très voisin du latin lima, tandis que le français eau est extrêmement éloigné du latin aqua auquel il se rattache, cependant, par une série d'intermédiaires (agwa, aiwa, aive, ève, eave, eaue, eau, jusqu'à la prononciation actuelle ô). Au point de vue des sens, père a la même signification que le latin pater (tout au moins au sens propre), tandis qu'il y a un écart très grand entre librare ( équilibrer) et livrer (un ennemi), canicula (petite chienne) et chenille de velours.
        Pour l'ensemble des sons ou des formes grammaticales, l'évolution est plus ou moins rapide, suivant la langue envisagée, Dans le groupe germanique, l'allemand d'une part, l'anglais de l'autre, offrent chacun une évolution phonétique beaucoup plus rapide que le suédois, demeuré très archaïque; dans le groupe roman, l'écart atteint le maximum entre l'italien, très voisin encore du système phonique latin, et le français moderne, qui en est fort distant. Au point de vue des flexions, le lithuanien a conservé sept cas sur les huit de l'indo-européen parlé il y a une trentaine de siècles, tandis que le français et l'anglais ne connaissent qu'un cas depuis le moyen-âge, et ont réduit au minimum les flexions des noms jadis si complexes.

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        Quelle que soit sa rapidité, l'évolution se manifeste partout, et il n'est au pouvoir d'aucune volonté individuelle ou collective de l'enrayer. On avait cru jadis qu'une langue, comme l'orthographe qui la transcrit, pouvait se fixer par la littérature. Il n'y a pas longtemps encore que grammairiens et critiques s'accordaient pour déclarer que la langue française avait été fixée au XVIle siècle par lés écrivains classiques. Rien n'est plus faux, comme l'a montré M. Meillet, à la suite de M. Ferdinand Brunot: « Dans quelle mesure parlait-on, hors la Cour et hors Paris, la langue qui se fixait ainsi? il n'y a guère eu de réaction expresse, mais quelle était la réaction passive? — Les formes, en apparence, ne changeaient pas; en réalité il s'opérait alors une transformation radicale : c'est le moment où les désinences s'amuïssent ou se réduisent à très peu de chose, où les pronoms, les articles, les particules font de plus en plus corps avec le verbe, où, en un mot, le français cesse tout à fait d'être une langue du type latin, à suffixation, pour devenir la langue à préfixation qu'il est aujourd'hui dans la réalité.
        C'est au moment où la langue écrite change le moins et se fixe le plus que se réalise la plus grave des révolutions»[38].
        On avait confondu, en réalité, la fixité de la langue avec son unité, et on avait cru qu'il était impossible
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d'assurer celle-ci sans opérer celle-là: deux questions, cependant, complètement distinctes.
        Tandis que les puristes protestent sans cesse contre les évolutions, qu'ils considèrent comme une corruption, une déformation de la langue, les linguistes se bornent à constater et à analyser les faits. Cette attitude purement scientifique, qui n'a pas toujours été comprise, a été parfois critiquée. Peu de temps avant sa mort, Emile Deschanel écrivait: « Les philologues acceptent tout sans protester; ils sont comme les naturalistes, aux yeux de qui les produits hybrides ont leur intérêt au même titre que les formations régulières». La comparaison est juste : mais les évolutions que certains critiquent sont tout aussi régulières que celles qui les ont précédées.
        Toute la grammaire classique et la plus grande partie du vocabulaire français reposent sur des solécismes et des barbarismes commis depuis le latin jusqu'à la Renaissance. La construction « le livre de Pierre» se forma dès le latin vulgaire qui substitua à liber Petri, liber de Petro, par extension des emplois de la proposition de. Quand je m'en rappelle tend à se substituer à je me le rappelle, la transformation n'est pas plus extraordinaire, elle est même moins brutale que celle qui substitua jadis je m'en souviens à il m'en souvient, et lorsque le peuple, d'après malre, dit mairerie, il opère exactement à l'instar de la langue classique qui tira de gendarme, non pas gendarmie, comme on l'eût fait quelques siècles plus tôt, mais gendarmerie.
        Tout n'est en somme qu'une question d'usage.
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Certes, on conçoit qu'il y ait un intérêt social et littéraire à ne pas admettre d'emblée dans la langue du bon ton et des écrivains toutes les innovations du langage populaire. Que cette langue ait des tendances conservatrices et archaïques, qu'elle s'efforce par les salons, par le livre, par l'école, d'enseigner aux générations nouvelles la langue d'hier, de leur faire goûter et comprendre les auteurs des siècles précédents, de sauvegarder et de fortifier ainsi la tradition, rien de mieux, d'autant plus que ces tendances modératrices ne sont pas sans effet et parviennent, dans une certaine mesure, nous aurons l'occasion de le voir, à ralentir certaines transformations.
        Mais, dans son ensemble, l'évolution du langage ne peut être arrêtée. Et si la langue littéraire se fixe, ce qui est possible, elle s'isole rapidement de la langue vivante et parlée; elle se dessèche, prlvée de la sève qui renouvelait sa vigueur et ne donneplus naissance qu'à des œuvres falotes et artificielles. Pour avoir écouté les grammairiens et s'être figée dans la langue de Virgile et de Cicéron, la littérature latine s'est stérilisée au bout d'un siècle: Claudien écrit dans une langue morte tout comme, onze siècles plus tard, le cardinal Bembo. La Iittérature byzantine, de son côté, a payé cher l'obéissance à de tels préceptes et n'a enrichi d'aucun chef-d'œuvre le patrimoine de l'humanité. Un phénomène analogue se produisit en France au XVIIIe siècIe, pour la langue poétique : le romantisme fut principalement une révolution linguistique, et il a été surtout fécond pour avoir définitivement renié Ie
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« style noble et puisé à pleines mains dans les richesses de la langue parlée contemporaine. Pour rester vivante, la Iittérature ne doit pas perdre contact avec la langue populaire[39].
        L'orthographe doit suivre l'évolution de la langue et plus spécialement de la prononciation dont elle n'est que la transcription. Là encore, les tendances conservatrices se sont toujours manifestées avec d'autant pIus d'énergie que l'usage du livre et de l’écriture est plus répandu. Sans parler d'une forme graphique chère aux visuels, les générations actuelles font bon marché des inconvénients que le statu quo réserve aux générations futures, et qui vont en s'aggravant à mesure que la langue, en se transformant, s'éloigne d'une orthographe figée : elles n'envisagent que l'ennui immédiat résultant d'un changement d'habitudes visuelles. Plus on attend, plus laréforme devient urgente et aussi plus elle est difficile à faire accepter parce qu'elle modifiera plus profondément l'aspect des mots.
        Si l'orthographe purement phonétique d'une langue est une chimère, comme nous l'avons montré, en revanche les inconvénients d'une discordance trop grande entre la langue parlée et la langue écrite sont indiscutables, surtout s'il s'y ajoute, comme dans l'orthographe française actuelle, une foule d'irrégularités injustifiées : perte de temps pour les
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enfants, qui, par l'abus des dictées, apprennent l'orthographe bien plus que la Iangue ; obstacle à l'expansion de la langue, dont les difficultés pour les étrangers sont, de ce fait, singulièrement augmentées.
        La question de la réforme orthographique, qui fut déjà soulevée dans l'antiquité, se pose à l'heure actuelle, avec plus ou moins d'acuité, dans la plupart des nations. L'Allemagne a effectué une réforme, voici un quart de siècle, et, plus récemment, la Norvège et le Brésil. Le Parlement hollandais a été saisi de Ia question, qui a été agitée aussi en Angleterre et plus encore aux États-Unis : M. Roosevelt avait défendu un projet de réforme qui n'a pas abouti. En France, la simplification orthographique a soulevé de vives polémiques pendant ces dernières années[40].
        Pour heurter le moins possible les habitudes, pour apporter chaque fois peu de changements et ne pas rompre la tradition, la réforme orthographique doit s'opérer périodiquement, à intervalles plus ou moins éloignés, suivant la rapidité d'évolution que présente la langue — plus souvent, par exemple, pour le français que pour l'italien dont le développement phonétique est très lent. C'est le principe dont s'est inspirée l'Académie française, en apportant des changements orthographiques très Importants1 à chaque édition de son Dictionnaire, et, depuis 1878, en appneuvanr le principe du projet Gréard et
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en acceptant un certain nombre de modifications en 1906. C'est une question de degré et de mesure.

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        Dans l'évolution du langage, qui fera l'objet du livre suivant, il faut envisager tour à tour l'histoire interne et l'histoire externe des langues.
        La première a paru jusqu'à ce jour la plus importante. C'est ici que s'encadrent les phénomènes les plus nombreux et les plus précis, susceptibles d'une connaissance rigoureusement scientifique. Plusieurs classifications sont possibles. Celle qui est préconisée par M. Meillet et qui semble préférable, distingue deux grandes catégories : les évolutions spontanées et les formations externes. Dans la première rentrent les changements phonétiques et sémantiques; dans la seconde, les emprunts aux langues étrangères et les créations savantes.
        On pourrait aussi étudier successivement et isolément les évolutions des sons, et des sens puis des mots, enfin des phrases (combinaisons syntaxiques).
        Il est utile de distinguer, parmi les évolutions, les formations purement collectives et celles d'origine individuelle. Dans la classiflcation proposée, on va du général au particulier — l'initiative individuelle étant nulle pour les transformations des sons, et atteignant son maximum avec la création des mots savants.
        La même progression conduit des phénomènes les plus inconscients à ceux qui offrent le maximum
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de conscience. Ceux-là se produisent simultanément chez les individus d'une génération donnée dans un même groupe social; peux-ci se propagent par voie de rayonnement et d'imitation: entre les deux types extrêmes, les intermédiaires sont en nombre infime.
        La continuité des évolutions n'est jamais parfaite, théoriquement surtout, puisque le langage est transmis à travers les générations successives. Cependant elle peut, en fait, être considérée comme à peu près complète pour la majorité des changements phonétiques[41]; la discontinuité s'accentue à mesure qu'on descend l'échelle des phénomènes.
        La régularité et la nécessité des évolutions du langage vont également en s'atténuant de façon parallèle. La rigueur des changements phonétiques, qui se formulent en lois très précises, est particuIièrement remarquable. Les transformations des flexions offrent encore une grande régularité, mais elles laissent toujours quelques résidus: aussi, au sens étroit du mot, n'y a-t-il pas de lois morphologiques. Les phénomènes lexicologiques spontanés, tout en obéissant aux mêmes causes analogiques, présentent déjà plus d'hétérogénéité; les emprunts étrangers sont encore plus difficiles à classer. Quant aux créations savantes, bien qu'elles dépendent de certaines conditions générales, elles ne sont soumises à aucun déterminisme.
        Dans quelle mesure les évolutions du langage s'imposent-elles à I'individu ? La volonté peut-elle
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réagir ? Permet-elle — et jusqu'à quel point — de s'y soustraire? Il y a, dans l'histoire du langage, des phénomènes conscients, spécialement dans le domaine lexicologique : très rares autrefois, ils deviennent aujourd'hui un peu plus fréquents au fur et à mesure que la civilisation s'affine et qu'une plus grande quantité d'individus s'intéresse aux moyens d'expression, écrits ou oraux, de la pensée humaine.
        La volonté, en règle générale, n'exerce pas et surtout n'exerçait jadis aucune action sur la langue, parce que la forme du langage est indifférente à l'immense majorité des hommes qui ne voient que le but, et qui, dans la parole, ne songent qu'à l'échange des pensées. Mais si l'attention est attirée sur les signes, le jour où on s'occupe de la physionomie, orale ou écrite, des mots, la volonté peut évidemment altérer les phénomènes, avec plus oumoins d'efforts suivant qu'il s'agit de la prononciation, des formes grammaticales ou du vocabulaire. Les difficultés qu'on éprouve à modifier ses habitudes de langage sont d'ailleurs telles qu'elles suffiraient à elles seules à arrêter, en général, de telles velléités.
        D'ailleurs l'individu n'a, le plus souvent, aucun intérêt à modifier son langage, si ce n'est pour se rapprocher de l'élocution en faveur dans une autre classe sociale, ou dans une région différente de la sienne. C'est ce désir de «mieux parler» qui est la cause de la plupart des changements conscients : encore s'il peut substituer l'un à l'autre, dans les mots, des sons familiers — si le Méridional peut
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dire jone au lieu de jône (jaune); parce qu'il possède par ailleurs l'o fermé, — il est plus ou moins impuissant à faire acquérir des articulations nouvelles. Si l'on songe aux efforts persévérants qui sont nécessaires pour arriver à prononcer — généralement très mal — une Iangue étrangère, on conçoit qu'il soit à peu près impossible, surtout pour des adultes, d’enrayer les évolutions phonétiques de leur propre langue. Toutes les exhortations des grammairiens au XIXe siècle n'ont pu faire rapprendre aux Parisiens l'l mouillé qu'ils avaient transformé en y (travailler -> travayé) : il aurait fallu, pour arriver à ce résultat, que toute la population se soumît à des exercices de phonétique expérimentale — ce qui rentrait évidemment dans le domaine de l'utopie même si le palais artificiel avait été inventé du temps de Littré.
        Tout concourt donc à rendre rares les actions et réactions de la volonté à l'égard des évolutions du langage. Encore celles qui ont lieu ne s'exercent-eIles que pour l'assimilation de la langue d'un individu à celle du milieu ambiant, et jamais en sens contraire : car la moindre altération du langage risque de diminuer la compréhension. Les initiatives individuelles sont plus nombreuses, il est vrai, sur le terrain lexicologique : mais ici encore lesmétaphores comme les néologismes doivent se modeler sur des phénomènes et des mots analogues, obéir aux tendances générales et actuelles de la langue, sous peine de ne pas être saisis à première audition par l'interlocuteur.
        De toute façon l'action de la volonté, lorsqu'elle
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se produit, ne saurait être alléguée pour mettre en doute le déterminisme linguistique — pas plus que le fait de détacher avec la main la boule de liège qui a été attirée par un conducteur électrique ne porte atteinte aux lois de l'attraction:
        « Les faits de déformation volontaire — a dit très justement M.Vendryès à propos des lois phonétiques[42] — ne compromettent pas plus le principe de l'évolution phonétique, que les mutilations voulues de certaines peuplades océaniennes ne compromettent le principe de l'évolution physiologique.»



[1] LEROY, Le Langage, p. 97.
[2] Aujourd'hui brouette. Le mot désignait à l'origine une chaise à porteur (à deux roues).
[3] Comme endemain devenu lendemain (ci-dessous p. 222).
[4] Les deux verbes latins vadere et ire, et un troisième dont l’origine est inconnue.
[5] Car en fait, en français par exemple, la plupart des substantifs sont aujourd'hui invariables pour l'oreille; en revanche il y a des formes doubles pour diverses conjonctions et prépositions (que et qu', de et d’); certains patois vont plus loin, et ont parfois jusqu'à trois formes pour en, suivant la position syntaxique (en, nen et n'). On voit combien est artificielle la différence classique entre les mots variables et invariables.
[6] Le latin vulgaire tira du grec le verbe *parabolare (le christianisme ayant vulgarisé l'idée de la parabole), qui le contracta en *paraulare.
[7] A. MEILLET, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, p. 5.
[8] D'après M. DÜRKHEIM, (Cf. Année sociologique, IX, 1), une langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent, et, bien qu'elle n'ait aucune réalité en dehors des individus en question, elle est cependant, outre sa généralité, extérieure à chacun d'eux. La preuve, c'est que toute déviation de l’usage provoque une réaction, et qu'il ne dépend pas d'aucun des individus de changer la langue.
[9] Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 1910 (Travaux de l'Année sociologique).
[10] Bulletin de la société de linguistique, 1910, pp. 243 et suiv.
[11] MILLARDET, Petit Atlas linguistique d'une région des Landes (1916).
[12] Cf. A. MEILLET, Introduction, pp. 343-71.
[13] La présence d'un même radical dans deux ou trois familles n'est pas toujours probante, surtout s'il s'agit de deux groupes comme le celtique et le germanique qui ne se sont différenciés qu'assez tard.
[14] Ainsi, en utilisant dans I'alphabet romain les lettres retournées, en donnant une valeur spéciale aux italiques et aux capitales et en y adjoignant des caractères grecs etc., le systeme de M. Paul Passy (Association phonétique internationale) évite la création d'innombrables caractères typographiques; celui de Gilliéron et Rousselot, qui encourt ce dernier reproche, a, par contre, une grande souplesse par la multiplicité des signes diacritiques; il est plus commode pour l'enquête dialectologique et offre plus d'homogénéité.
[15] Et même au troisième degré si l'on songe que l'image est à son tour et généralement l'intermédiaire entre le mot et l’idée.
[16] Ce mythe lui-même montre quelle idée fausse se faisaient les Anciens de la diversificatlon du langage en supposant que la divergence des langues avait pu se produire au sein d'un même groupe social, travaillant — qui plus est — à une œuvre commune.
[17] Cf. MEILLET : Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, pp. 2-4.
[18] Ce sont les seuls groupes qui aient actuellement des représentants; beaucoup d'autres ont disparu, qui apparteIIaient plus ou moins probablement à la même famille (phrygien, lycien, .meaeaplen, ligure; etc.). Le basque, résidu de l'ancien ibère, est la seule langue de l'Europe occidentale qui ne se rattache pas à l'indo-européen. Le hongrois, comme le turc, appartient à la famille finno-ougrienne.
[19] Cf. A. DAUZAT, Essai de méthodologie linguistique, pp. 170-175.
[20] Année sociologique, t. IX, 4.
[21] Julio Cejador.
[22] On en trouvera l'historique dans l'Histoire de la langue internationale de MM. Leau et Couturat.
[23] Histoire de la Langue internationale, Conclusion.
[24] Ce mot, employé par les linguistes au sens de «forme grammaticale», paraît englober ici les formes et les mots.
[25] Car la langue internationale aurait pour résultat de supprimer l’expansion des langues naturelles hors de leurs frontières linguistiques : elle présente donc de ce chef des dangers que nous n’avons pas à envisager, — la questlon devant être traitée au point de vue purement scientifique.
[26] Ci-dessous, pp. 119-120.
[27] Cf. Revue pédagogique, 1910, II, 134-135 (et n. 3).
[28] «Les efforts accomplis en commun par les partisans de la L. I. [langue internationale] confèrent à leur groupement une sorte d'existence professiennelle, susceptible de fournir à leur langue commençante un véritable lien linguistique. Mais ce caractère professionnel et scientifique de toute L. I. commençante, et qui explique son succès, ne peut lui-être conservé qu'autant qu'elle n'est point encore formée et qu’elle sert à se discuter elle-même. Or les partisans de la L. I. ne peuvent fonder une L. I. pour servir uniquement aux discussions sur la L. I. A mesure que leur langue se fonde, à mesure qu'elle se répand, elIe perd nécessairement ce caractère professionnel et scientifique et trouve ainsi dans son triomphe même les causes de sa ruine. » (V. MUSELLI, Le Spectateur, avril 19l0, p. 174-175.)[29] Les Latins prononçaient Kikéro.
[30] Revue pédagogique, 1910, II, 139.
[31] Cf. mon article de la Grande Revue (10 nov. 1909), La crise de la langue internationale (notamment pp. 130-134).
[32] Bulletin de la logique du langage (Le Spectateur, juin 1909, pp. 138-139).
[33] Cf. Revue péd., loc. cit., 142-144.
[34] Religion, mœurs et légendes, La langue internationale.
[35] Cf. MEILLET, Introduction... , p. 15.
[36] A. MEILLET, L'état actuel des études de linguistique générale.
[37] Id. ibid., p. 7-8.
[38] Bulletin de la Société de linguistigue, 1910, p. 334.
[39] C'est pour cette raison que la poésie est plus populaire, par exemple, en Allemagne qu'en France, car chez nous, sous une forme ou une autre, le «style noble» tend toujours à se reconstituer sous la plume de nos poètes, amoureux des mots et des formes rares.
[40] Pour l'historique de la question en France, on pourra se reporter à mon volume La langue française d'aujourd’hui (2e partie, chap. Il).
[41] C'est-à-dire en mettant à part les évolutions spéciales telles que dissimilation, métathèse, etc. (Ci-dessous pp. 70-72).
[42] Mélanges Meillet.