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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Albert DAUZAT : La philosophie du langage (Nouvelle édition revue et corrigée), Paris : Flammarion, 1929.

Livre I

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INTRODUCTION
Les phénomènes du langage et leur interprétation. Plan général.

Depuis l'époque où Whitney publiait sa Vie du langage, les linguistes ne se sont plus préoccupés de reprendre cette œuvre de synthèse et de vulgarisation, et de dégager, pour le grand public les résultats acquis et les principes directeurs qui dominent aujourd'hui la science du langage. Cependant, en quarante ans, des transformations profondes se sont opérées dans les méthodes et l'orientalion générales, le champ d'exploration s'est considérablement agrandi, des phénomènes jusque-là ignorés ont été mis en lumière, et la linguistique possède à l'heure actuelle une richesse d'information et une rigueur de méthode qui n'ont rien à envier aux autres sciences de la nature. Certes les problèmes irrésolus, faute des matériaux nécessaires, les questions obscures ou sujettes à controverses sont toujours nombreux, et la science, ici comme ailleurs, se heurte plus d'une fois à l'inconnaissable, notamment en ce qui concerne l'origine du langage. Mais le terrain défriché est déjà immense, et le classement, l'interprétation d'innombrables faits sont désormais hors de conteste.
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        Le langage a deux aspects : les sons et les sens. La parole est un ensemble de signes sonores, et elle a pour but l'expression, la transmission de la pensée entre les hommes. De ces deux éléments, c'est le second qui domine dans l'esprit de ceux qui parlent ou qui écoutent : on pense au sens, on ne prête guère attention à la forme des mots. Et néanmoins — sinon pour cette raison — cette forme joue un rôle prépondérant dans les évolutions du langage. Tandis que nous songeons simplement aux idées exprimées ou à émettre, les changements qui affectent la prononciation et la physionomie externe des mots nous échappent à peu près complètement. Presque tous les linguistes reconnaissent aujourd'hui l'inconscience des phénomènes du langage, qu'il s'agisse des transformations subies par les voyelles et les consonnes, ou des analogies qui modifient les termes isolés et les systèmes de flexions grammaticales.
        A un moment quelconque de son histoire, l'édifice complexe que constitue un idiome donné s'explique et ne s'explique qu'historiquement : la raison d'être de ses caractères généraux comme de ses particularités ne doit être cherchée que dans ses antécédents et ne saurait être demandée à la logique, comme s'il s'agissait d'un système rationnel conçu d'avance et réalisé suivant un plan méthodique. Les grammairiens de jadis, en méconnaissant ce principe capital, ont fait fausse route.
        Le langage est transmis oralement d'une génération à l'autre. Le fait capital est l'apprentissage que font les petits dans la famille : l'école, le livre, le
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journal, l'instruction, le travail personnel peuvent contribuer aussi à la formation du langage chez l'individu, mais généralement dans une très faible mesure. De la mère à l'enfant, le langage se modifie : erreurs de transmission, reproductions imparfaites, mais surtout transformations lentes et progressives des habitudes physiologiques et psychologiques — articulation des sons et associations d'idées. Chaque individu contribue pour une part infime à l'évolution du langage, et cette évolution est insensible entre deux générations contiguës : des différences très légères, qui vont en s'accentuant et en s'éloignant toujours du point de départ, suffisent cependant pour effectuer au bout de quelques siècles des changements souvent considérables.
        La science du langage est loin d'être isolée dans l'ensemble de nos connaissances : elle se relie au contraire à diverses autres sciences, avec lesquelles elle entretient d'étroites relations. A la physique (acoustique), elle demande l'analyse des sons ; à l'anatomie et à la physiologie de l'homme, la structure et le fonctionnement des organes de la parole à à la psychologie, le jeu des images auditives et motrices, les lois de l'association des idées; à la sociologie, les caractères sociaux du langage, et les conditions qui président à son développement; à la géographie et à l'histoire, les nombreuses relations qui rattachent les faits linguistiques à la configuration du sol et aux événements du passé. Par de tels liens d'interdépendance s'affirme une fois de plus la solidarité de toutes les connaissances humaines.
        Tout en se cantonnant sur le terrain purement
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spéculatif, arec une objectivité et une impassibilité que d'aucuns ont pu trouver excessives, mais qui sont nécessaires à la recherche scientifique, la linguistique touche nécessairement, par certains côtés, des questions d'ordre pratique, d'importance diverse, telles que le problème de la langue internationale, la réforme de l'orthographe, l'enseignement de la grammaire et des langues vivantes ou mortes. Ces questions, elle n'a pas la prétention de les résoudre — ce n'est point son rôle — en empiétant sur le domaine des spécialistes, mieux placés pour apprécier les nécessités pratiques et les contingences. Mais elle doit dire son mot, et établir les données scientifiques de chacun de ces problèmes, qui ne sauraient être résolus de façon satisfaisante s'ils reposent sur des bases irrationnelles, et si l'on méconnaît des faits ou des principes indiscutablement établis par les savants.
        La science du langage, à l'heure actuelle, a réuni et interprété, tant pour le présent que pour le passé, un nombre considérable de documents. Nul ne peut plus se flatter désormais d'embrasser l'ensemble de connaissances aussi vastes, car, par la force même des choses, la spécialisation, dans ces recherches, s'accentue de jour en jour. Mais si les faits, les milieux diffèrent, les principes ne varient pas d'un langage à l'autre, et ce sont toujours et partout les mêmes lois qui président aux évolutions du langage, — comme de l'intelligence et du corps humain. Ainsi s'explique la prépondérance que nous donnons, dans les exemples, à la langue française entendue au sens large, avec ses patois et ses
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argots, — ainsi qu'aux langues vivantes et mortes les plus familières aux lecteurs : puisque les mêmes phénomènes se retrouvent partout, mieux vaut s'appuyer sur les faits connus, qui seront mieux compris en intéressant davantage. A qui n'est pas spécialiste, l'interprétation d'un seul exemple, pour être bien saisie, demanderait parfois à elle seule plusieurs pages d'explication.

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        Le langage présente un certain nombre de caractères généraux qui demandent à être mis en relief : suivant qu'on le considère comme un ensemble de sons articulés, comme l'instrument de la pensée, comme un fait social, ou dans ses rapports avec l'écriture, il donne lieu à autant de sciences distinctes, quoique souvent connexes, dont deux, la phonétique et la sémantique, sont seules, à l'heure actuelle, définitivement constituées.
        La caractéristique la plus saillante et qui a frappé de tout temps les observateurs, c'est la diversité infinie des langues parlées sur le globe. Cette diversité du langage est le résultat de son évolution, différente suivant les milieux. Le second phénomène a été remarqué beaucoup plus tard que le premier, bien qu'il domine toute la science, et que tous les faits relèvent de son empire et ne s'éclairent qu'à sa seule lumière. Les évolutions du langage doivent donc être classées et analysées avec un soin tout spécial. On envisagera tour à tour l'histoire interne des idiomes, avec les procédés de renouvellement
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spontanés (modifications des sons, changements analogiques), les emprunts étrangers et les formations savantes, — puis l'histoire externe des langues, leur segmentation en dialectes et en langues spéciales, la lutte des idiomes rivaux, le développement, l'extension des langues nationales et littéraires.
        Après avoir examiné les faits tels qu'ils se présentent aujourd'hui pour le linguiste, il n'est pas sans intérêt de faire un bref historique de la science, en montrant par quel processus on est arrivé au système actuel d'interprétation, après les tâtonnements du début, et à la suite de théories souvent opposées, qui se sont disputé successivement la faveur des savants, se contredisant ou s'étayant les unes les autres, tantôt se combattant, tantôt arrivant à réaliser un accord. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une histoire, même résumée, de la science, dans laquelle chacun occuperait la place qu'il mérite suivant l'importance de ses travaux, — mais de l'évolution des idées, en insistant tout particulièrement, sur l'orientation contemporaine, et en signalant toutes les tendances intéressantes, même si leurs représentants ne font pas toujours autorité.
        A travers les recherches, les hypothèses, les controverses, la science du langage est arrivée à se constituer une méthode qui, si elle n'est pas encore parfaite, si elle reste sur plus d'un point sujette à discussion, offre cependant un système cohérent d'une grande précision et parfois d'une extrême rigueur. Cette méthode est demeurée longtemps à l'état latent dans la subconscience des linguistes, et
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ce sont seulement les néo-grammairiens de l'école allemande qui ont contribué à la dégager, voici une trentaine d'années, avec une grande vigueur de dialectique et de synthèse. L'importance que nous avons accordée à la méthode, ou plus exactement aux méthodes de recherches, se justifie donc aisément, d'autant plus que le public les ignore et que les philosophes eux-mêmes en ont à peine connaissance. Par là la linguistique s'apparente à nouveau aux autres sciences expérimentales, et c'est grâce à la sûreté de ses procédés de recherches qu'elle a pu aboutir à des résultats dont la certitude est aujourd'hui indiscutée.