Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- August SCHLEICHER : Les langues dans l'Europe moderne, Paris : Ladrange & Garnier, 1852 (traduit de l'allemand par H. Ewerbeck)

-- Les langues de l'Europe moderne, par A. SCHLEICHER, Agrégé à l'Université Frédéric-Guillaume de la ville de Bonn-sur-le-Rhin (Prusse rhénane), traduit de l'allemand par Hermann Ewerbeck, Auteur de : Qu'est-ce que la religion d'après la nouvelle philosophie allemande, de Qu'est-ce que la Bible d'après la nouvelle philosophie allemande, de L'Allemagne et les Allemands, et de la traduction allemande du Voyage en Icarie.
Paris : Ladrange et Garnier, 1852.


[247]
6. — Famille slave.

Le savant Schafarik, dans sa Geschichte der slawischen Sprache und Litteratur nach allen Mundarten (1826, Ofen), dans ses Antiquités slaves et dans son Ethnographie slave a donné à la science un travail excellent. Son Ethnographie, qui traite surtout de la langue slave, aurait déjà dû être traduite en allemand; cet ouvrage porte le titre tchèque suivant : Slowansky narodopis, Sestawil P. J. Safarik. S mappau, Treti vyd. w Praze,
[248]
1849. C'est donc lui que je vais ici prendre pour base.
Les idiomes slaves occupent en Europe un espace plus étendu que toute autre langue. Depuis le fleuve Duna (Dwina) à l'est, jusqu'aux Monts-des-Métaux (Bohême et Saxe) à l'ouest, et dans les anciens temps encore bien plus loin vers le cœur même de l'Allemagne; depuis la rive de la mer Glaciale jusqu'à celle des mers Adriatique et Noire, et jusqu'à l'archipel grec, voilà l'énorme domaine des Slaves d'Europe. Leur langue s'est aussi propagée à travers l'Asie septentrionale ou la Sibérie, jusqu'au nord de l'Amérique.
Le nom de slave vient d'un mot radical très usité dans les langues indo-germaniques : sanskrit çru, grec klu (kluo), lettique klu (lithuanien klausau j'obéis, klausytojis un auditeur, prisiklausau j'écoute, je fais attention, lettique klausiht, j'écoute, j'obéis) ; gothique kliuma ou kliusma, l'ouïe, dans l'ancien haut-allemand hlôsên, alémanien losen, c'est-à-dire écouter. Tous ces mots sont identiques par le sens comme par la forme.
Ce mot primitif slu se retrouve dans le vieux slave, dit slave ecclésiastique : slysza, j'écoute (1)
[249]
et sluch, la réputation, le on dit, en latin fama, chez les Russes slyszat', sluszat', sluch; chez les Tchèques slyseti, po-slouch-ati ; chez les Polonais sluchac', slyszic, etc., etc. En outre : dans le vieux slave ecclésiastique, sluga le serviteur, sluzba le service, et également dans les idiomes modernes, tchèque sluha le serviteur, slouziti servir, etc.
Une modification de cette signification primitive est se faire appeler, s'appeler, se nommer : en russe slyt', en tchèque slouti ou sluju, slovo le mot, la parole (ceci est commun à tous les dialectes) ; en polonais slowit' (c'est-à-dire parler, proclamer, comme le causatif en sanskrit çrâva jâmi). En troisième lieu, il prend la signification du latin bene audire, être célèbre; ainsi le mot slava, gloire, honneur (commun à tous les dialectes).
Les nombreux dérivés gardent tous au fond le sens fondamental : russe slavjanin (2), slavjanskij, polonais slowianin, slowianski, tchèque slovan, slovansky : c'est le nom que les Slaves se donnent eux-mêmes. Slovak a cette signification un peu méprisante, qui s'attache à la syllabe dérivative -ak,
[250]
comme Prusak, tandis que Slovau et Prusan ont une signification noble. Voilà donc les deux idées qui servent de base au nom slave : la Gloire et la Parole. Cette race s'appelle en même temps les Glorieux (de slawa), et Ceux qui parlent (de slovo) tandis que les étrangers sont qualifiés de nemec, nemy, c'est-à-dire les Muets, qui ne parlent pas slave. Le mot nemec est spécialement attribué aux voisins occidentaux des Slaves : un Allemand s'appelle chez les Slaves un nemec. Il en est de même du mot slave pour rossignol; cet oiseau s'appelle slawik en tchèque, slowik en polonais, solowey en russe, ce qui peut se traduire et par oiseau glorieux, et par oiseau parlant, c'est-à-dire oiseau qui chante avec tant d'expression qu'il semble parler.
Abstraction faite de l'idiome boulgare, qui se trouve aujourd'hui dans un grand désordre, tous les idiomes slaves sont beaucoup moins différents entre eux que le sont les idiomes de race germanique, ceux des Anglais, des Nordlandais (Scandinaves) et des Allemands. Un voyageur qui connaît à fond une seule langue slave peut se faire comprendre dans chaque endroit slave, depuis les péninsules Ounalachka et Camtchatka jusqu'aux Monts Noirs (Monténégro) près la mer Adriatique, et depuis
[251]
le Caucase jusqu'aux frontières de Bavière et de Saxe. Des dialectes allemands, par exemple le bas-allemand du Holstein et l'allemand helvétique, différent entre eux davantage que le polonais, le tchèque, le lusacien et d'autres dialectes slaves.
La vieille forme slave connue sous le nom de slave ecclésiastique ne diffère point énormément de la forme moderne ; il en est de même du grec ancien et du grec moderne. Les changements principaux de la langue slave se sont faits sous l'influence destructive exercée sur les consonnes précédentes par les i et les j. C'est ainsi que beaucoup de muettes furent déprimées au point de devenir de simples sibilantes et assibilantes; delà, enfin, cette sibilation imprimant à la langue slave un cachet si particulier qui, toutefois, ne se rencontre pas également répandu dans tous ces idiomes.
Du reste, on a tort de leur reprocher une trop grande abondance en consonnes accumulées, des voyelles très pures et très sonores sont toujours là pour adoucir les âpretés qui en pourraient naître. Ce préjugé défavorable est nourri par l'orthographe peu commode dont se servent les Polonais, qui expriment souvent un seul son par deux, même par quatre consonnes : ils ont, par exemple, leur sz, leur cz, leur szcz, tandis que les Russes l'expriment
[252]
par un seul signe. Il faut toutefois avouer que parmi les idiomes slaves la langue polonaise possède la plus forte quantité de consonnes sibilantes.
A l'égard de la grammaire, les dialectes slaves sont infiniment supérieurs à tous les idiomes germaniques et romanisés, ils se rapprochent beaucoup des langues synthétiques. Le substantif n'a pas d'article, et le verbe se conjugue presque partout sans pronom personnel.
Semblable au lithuanien, le slave a gardé les sept formes de la déclinaison ; le placement des mots est par là moins embarrassé, et l'emploi des prépositions est restreint. Semblable à l'allemand et au lithuanien, le slave a conservé la forme double de l'adjectif, la forme déterminée et la forme indéterminée : celle-là, composée du pronom démonstratif; en tchèque, zdravy clovek l'homme sain, et clovek jest zdrav l'homme est sain. Le substantif a les trois genres, mais au pluriel surtout, le féminin et le neutre sont souvent confondus, le masculin des objets animés se sert du génitif au lieu de l'accusatif pour se distinguer du masculin inanimé.
Quelque chose de singulier se montre dans la conjugaison slave qui, n'ayant que peu de temps
[253]
simples chez les Slaves modernes, aime à se servir du participe. Des verbes exprimant une action momentanée sont appelés chez les Slaves ceux composés de prépositions, chez lesquels la relation n'est pas modifiée par une forme dérivée; ils n'ont pas de temps présent quant à leur signification et emploient la forme du temps présent dans le sens du temps futur. Cette manière slave de voir a quelque chose de profondément vrai, car une action momentanée ne saurait jamais être réellement dans le présent, elle est comme le point géométrique sans dimension et appartient soit au passé soit au futur.
Les verbes slaves, ayant beaucoup de formes dérivées (par exemple des causatives, des itératives, des combinaisons avec des prépositions), offrent une grande difficulté à celui qui, sans être Slave de nation, veut apprendre à se servir de cette langue. Il lui faut une étude spéciale pour bien saisir la différence qui existe entre les formes perfectives (momentanées) et les formes duratives; par exemple, en tchèque, mreti mourir, est duratif, c'est-à-dire a la signification d'une durée dans la phrase suivante : «Jean se meurt de (par l'instrumental) ennui» Jan mre dlouhou chwili, avec le temps présent mre, tandis qu'on ne peut pas former un présent dans le verbe compose umreti, qui signifie
[254]
« mourir subitement, rapidement; » ainsi Jan umre doit se traduirepar «Jean va mourir.» Quand on veut former le présent d'un verbe composé d'une préposition, il faut amplifier le radical de ce verbe : Jan umira.
Ces verbes signifiant une durée, on exprime le futur en paraphrase avec le verbe budu, budes (je serai) : budu umirati, je serai mourant. La même séparation est rigoureusement observée dans le temps passé : les verbes perfectifs ou momentanés ont de véritables parfaits, et les verbes duratifs ont des parfaits qui expriment une durée dans le passé. Par exemple, l'imparfait on sil kdyz jsem prisel, il cousait (duratif) lorsque je vins chez lui ; mais avec le perfectif on usil kabat, pak mi ho poslal, il cousit l'habit (jusqu'à la fin), puis il me l'envoya.
A l'aide de ces formes distinctes, on détermine les significations avec plus de précision que dans d'autres langues : ten pan nese kabat, ce monsieur porte un habit, ce qui signilie qu'il le porte une fois sur le bras, en l'apportant ; mais ten pan nosi kabat ce monsieur porte (comme vêtement) cet habit; ten pan nosiwa kabat, signifie : ce monsieur à l'habitude de s'habiller de cet habit. Voilà donc trois expressions pour notre «il porte».
[255]
Cette richesse formelle et flexive est tout à fait une richesse antique ; elle contribue beaucoup à la lucidité de la construction grammaticale. Chaque mot radical devient ainsi le germe d'un arbre largement ramifié de formes dérivatives, dont chacune à son tour, facilement reconnaissable, exprime un sens différent.
Félicitons donc les idiomes slaves de leur puissante vitalité, dans le verbe et dans le substantif, de cette force productive qui est infiniment supérieure à celle de nos idiomes occidentaux décrépits. En revanche, les idiomes slaves ont bien moins que l'allemand et le grec la faculté de former des composés.
L'étrange participe du prétérit de l'actif en double l, qui revient si souvent dans la langue slave, est une de ses propriétés particulières, et la distingue même de la langue lithuanienne, sa sœur jumelle.
Parmi les dialectes slaves, il faut d'abord séparer ceux de l'ouest et ceux du sud-est. Mais il est difficile de réduire cette différence à des lois phonétiques bien déterminées. Quoi qu'il en soit, le savant Schaffarik (Slov. narodop. 3ti vyd. str., 8 ff 74) en cite les suivantes :
Premièrement : d se rencontre intercalé devant l dans les idiomes slaves de l'ouest : salo, sadlo (la
[256]
graisse, le suif de voiture) ; mylo, mydlo (le savon); kadilo, en tchèque kadidlo, en polonais kadzidlo (l'encens); molitisja, modliti se (prier).
Deuxièmement : d et t dans les idiomes slaves de l'est s'effacent devant le n, mais elles y restent dans les idiomes slaves de l'ouest : jal, jadl (mangea) ; pal, padl (tomba), vjanu, vadnu (je me fane) ; svenu, svetnu, svitnu (je m'éclaircis).
Troisièmement : les labiales v, b, p, m, quand elles sont suivies d'un j ou d'un son ayant une influence analogue à celle du j, se font suivre d'un l dans les idiomes slaves du sud-est : zemlja, zeme, zemja (terre); toplen, topen (chauffé); korabl, korab' (navire) ; zeravl, zerab' (la grue).
Quatrièmement : les Slaves du sud-est disent : motriti (avec m initial), et dans les dérivés smotriti, smotreti, smotrati; mais les Slaves de l'ouest prononcent patriti, patrzyc (regarder, contempler), etc. (avec p initial). N'oublions pas toutefois que ces marques ne sont que superficielles,
Voici les subdivisions en détail.

(à suivre)



NOTES
(1) Je me sers ici de l'orthographe des Polonais, excepté les mots bohèmes (tchèques). (retour)
(2) Inutile de dire que l (ce l avec un trait) en polonais et en russe signifie un l semblable au double ll des Espagnols. (retour)




Retour à la table des matières