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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- [...itch.] Les Slaves d'Autriche et les Magyars. Études ethnographiques, politiques et littéraires sur les Polono-Galliciens, Ruthènes, Tchèques ou Bohèmes, Moraves, Slovaques, Sloventzis ou Wendes méridionaux, Croates, Slavons, Dalmates, Serbes, etc. Et les Hongrois proprement dits ou Magyars, Paris : Passard, 1861.

Avant-propos

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Les Slaves d'Autriche

3
I. Situation actuelle de l'Autriche

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II. Constitution de l'Autriche

31
III. Nationalités

49
IV. Nationalités politiques de l'Autriche au point de vue politique et historique

67
V. Nationalités des États de l'Autriche au point de vue des races et de l'idiome

91
VI.- Les Magyars et leurs rapports avec les autres nationalités historiques et ethnologique des pays hongrois

121
VII. Luttes des nationalités d'Autriche en 1848

141
Conclusion

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1. Situation actuelle de l'Autriche

Par cette esquisse nous n'avons pas la prétention d'exposer à fond la situation de l'Autriche et d'en donner un tableau exact sous tous les rapports. Pour faire cela, il nous faudrait copier une masse de chiffres de statistique qu'on trouve dans les ouvrages volumineux que publie continuellement le bureau impérial-royal de statistique administrative sous la direction de M. le baron Czörnig; mais il nous faudrait aussi avoir sous la main une autre série de faits et de chiffres, qu'il n'est pas malheureusement donné à M. le baron Czörnig de connaître et de publier d'une manière aussi exacte, et qui n'arrivent à la connaissance du public qu'isolément et par hasard, ou pour mieux dire forcément, tels que naguère l'affaire des 111 millions, et actuellement l'affaire Eynatten.
Un séjour prolongé dans les principales capitales
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des différents Etats de ce singulier pays, où nos affaires nous ont conduit, des entretiens avec des personnages éminents de chaque nation et de tous les partis, une lecture attentive de leurs publications, un examen sérieux des besoins de ces populations, des causes de leurs luttes entre elles et de leurs griefs réciproques, ainsi que de leurs luttes et de leurs griefs contre le gouvernement, nous ont mis à même de bien connaître la situation. Nous tâcherons de rendre fidèlement nos impressions et de présenter à nos lecteurs un tableau des nationalités dont se compose l'empire d'Antriche, et des rapports qu'elles ont eus entre elles et qu'elles ont actuellement.
A nos yeux les symptômes les plus graves de la maladie de l'Autriche sont :
1° Le mécontentement général occasionné par la privation d'une vie constitutionnelle;
2° Le mécontentement que cause aux nationalités opprimées la tendance à les germaniser;
3° La détresse financière.
En outre, le manque de bon vouloir de la part du gouvernement pour avancer d'un pas vers la voie des reformes, et sauver l'Etat en sacrifiant ses chères réminiscences de l'ancien régime. Joignez-y l'in-
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capacité des hommes d'Etat actuels à trouver et à employer des moyens énergiques et propres à amener une réorganisation complète, le voisinage de peuples remuants, le découragement de l'armée et une guerre imminente, et vous aurez une foule de symptômes qui vous feront douter de la guérison radicale, sinon de Inexistence du malade.
La situation financière de l'Autriche est connue de tout le monde. Dans toutes les bourses de l'Europe les cotes de la rente autrichienne sont les plus basses, parce qu'il n'y a pas de pays dont les finances inspirent aux hommes d'affaires moins de confiance. Les billets de la banque autrichienne, qui sont actuellement la seule monnaie courante de l'Empire, perdent au change contre l'argent monnoyé, un tiers et même davantage. Les rentes 5 p. % varient de 60 à 70 fl.; la dette nationale 5 p. %, dont les intérêts sont payables en argent, ne dépasse pas 70 à 80 fl. Les titres industriels ne sont guère mieux cotés. Le crédit de l'Etat est tel qu'il est impossible de recourir à un nouvel emprunt, sans accepter les conditions les plus ruineuses. Les capitalistes ne se décident à risquer leurs fonds que par l'appât d'intérêts exorbitants et vraiment usuraires, qui les mettent à
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même, en quelques années, de se rembourser de leurs capitaux.
Serait-il possible de tirer les finances d'une pareille détresse en demandant aux contribuables de plus grands sacrifices? Aux yeux de quiconque connaît le chiffre des populations de l'Autriche, leurs ressources, le degré de leur développement industriel, enfin leur civilisation en général, cela est absolument impossible, à moins qu'on ne voulût réduire les contribuables à la misère en frappant d'un impôt évidemment ruineux non-seulement les revenus, mais encore les capitaux productifs. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à comparer les charges qui pèsent sur le contribuable autrichien à celles de tous les autres pays ; et cependant l'Autrichien, eu égard à ses forces productives et à son revenu imposable, ne saurait être comparé à l'Anglais, au Français, pas même au Prussien ou au Sarde. Il n'y aurait guère que les provinces allemandes et bohèmes qui pourraient soutenir la comparaison sous le rapport des richesses de l'industrie et de la production en général. Quoique la Vénétie, sous ce même rapport, pût être ajoutée aux provinces cî-dessus indiquées, elle est pourtant passive pour l'Etat à cause des dépenses extraordinaires de toute sorte
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qu'elle nécessite, et principalement par le déploiement de forces militaires immenses qu'il faut y maintenir pour la conserver. J'ai dit qu'il est impossible de demander aux contribuables de plus grands sacrifices, car le taux des impôts a déjà atteint un degré insupportable. En effet, si vous interrogez quelques grands propriétaires, dont le dévouement au gouvernement nt peut être suspect, ils vous répondront que ce qu'ils retirent de leurs terres, n'égale pas la portion qu'ils doivent payer à l'Etat, à la province et à la commune. On a beau dire que le peu de revenu est dû à une mauvaise gestion et surtout à une exploitation des terres qui ne répond nullement aux progrès que l'agriculture et l'industrie agricole ont faits de nos jours. En Autriche, pour mettre l'griculture, dont les produits seront encore pendant longtemps la principale source de richesse, au niveau de l'agriculture étrangère, il faudrait y introduire de grandes améliorations. Outre les capitaux, il faudrait des hommes capables de les employer avantageusement, et surtout des hommes probes, qui ont manqué de tout temps : car on ne saurait avoir des hommes capables dans un pays où il n'y a pas d'écoles spéciales et pratiques pour les former, et des hommes probes
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sans la liberté. Le citoyen libre seul tient à sauvegarder sa dignité ; celui dont la position sociale n'est guère au-dessus de celle d'un serf est peu sensible au mépris et au dédain auxquels l'expose la corruption ou toute autre cause. De plus, les propriétés de la haute noblesse autrichienne ont parfois une étendue telle qu'on n'en trouve nulle part, dans le monde, de pareilles, si ce n'est en Russie. Tel seigneur possède à lui seul un territoire plus vaste que celui des petits Etats allemands et compte par milliers les hommes employés à l'exploitation et à la garde de ses terres et de ses forêts. Une semblable exploitation, dépassant toutes les proportions d'une propriété privée, prend tous les défauts d'une exploitation faite par l'Etat. Elle devient très-coûteuse et peu productive. Pour remédier à ces inconvénients désastreux, il faudrait diviser la grande propriété et abolir les fidéi-commis, qu'on regarde pourtant comme une des bases fondamentales.de la monarchie. On ne trouve'en Autriche ni colons ni farmers, et il n'y a que fort peu de personnes dont les connaissances agricoles, la probité et le bien-être inspirent aux grands seigneurs assez de confiance pour que ceux-ci se décident à leur affermer même une partie de leurs immenses domaines. Comme la
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grande propriété embrasse à elle seule environ les deux cinquièmes de tout le territoire, il faudrait, pour augmenter les revenus imposables, reconstruire de fond en comble tout l'édifice social. Au reste, la petite propriété, elle aussi, se trouve déjà tellement grevée, que très-souvent on ne parvient à faire rentrer les impôts que moyennant la contrainte ou l'expropriation, à moins que le paysan ne préfère avoir recours au prêt usuraire et ruineux des juifs. Les maisons sontgrevées d'impôtsqui s'élèvent à 35 % du revenu net. La petite industrie, depuis longtemps en souffrance, ne peut plus suffire à remplir ses obligations. Le commerce et la grande industrie sont dans la gêne par le manque de crédit et de capitaux, par le taux élevé de l'intérêt, par les variations continuelles dans la valeur du numéraire, et par une imposition mal entendue qui a réduit considérablement deux industries du pays indispensables à l'agriulture : la fabrication du sucre de betteraves et celle de l'eau-de-vie. La fabrication de l'eau-de-vie surtout a été si rudement atteinte par cette imposition, que le port le plus important de ce pays éminemment agricole et fertile, Trieste, trouve son avantage à exporter de préférence Fl'sprit de vin de Prusse, qu'on y transporte à travers l'Autriche.
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C'est bien autre chose dans la partie Est de l'Empire. Nous ne voulons blesser l'amour-propre de personne. La noblesse de la Pologne, de la Hongrie et de la Croatie est sans doute bien civilisée ; on trouve des populations fort instruites dans les grandes villes clairsemées de ces pays. Mais, malgré cela, on ne peut appeler civilisés (dans l'acception commune de ce mot) des pays où, comme cela se voit encore aujourd'hui en Hongrie, l'agriculture en grande partie se trouve au même point que dans les temps bibliques. On y bat le blé en le faisant fouler par les bêtes de somme; un simple trou tient lieu de grenier: une grande partie d'un terrain fertile est destinée au bétail, qu'on élève à la manière des nomades; le commerce, entre les mains des juifs, des étrangers et des colporteurs, s'occupe presque exclusivement des produits bruts, ou tout au plus des objets indispensables à la vie; l'industrie y est presque inconnue, excepté de nombreuses fabriques d'eau-de-vie qui servent à exploiter et à abrutir le pauvre peuple, quelques fabriques de sucre de betteraves, les mines et les établissements métallurgiques. La production industrielle ne va pas au-delà de la consommation locale et du strict nécessaire ; il y a là des millions d'hommes qui n'ont d'autre
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objet de luxe que leurs habillements, faits avec les étoffes de lin et de laine, que fabriquent les femmes dans leurs heures de loisir, et les pelisses de peaux de mouton dont ils se couvrent. Dans ce pays on peut faire quelquefois des journées entières à pied ou en voiture, toujours dans le sable, et sans y trouver une route battue, une ville ni même un bourg. On a commencé à doter ce pays de voies ferrées, mais on aurait bien mieux fait de commencer par lui donner des voitures ferrées; car au sud de la Hongrie on rencontre des voitures de paysan dans la construction desquelles le fer, ce métal précieux, n'entre pas pour un once pesant. De là aux mille machines ingénieuses à l'aide desquelles l'Anglais décuple le produit de ses terres, il y a bien loin encore.
De tels pays, sous le rapport de la production et du revenu imposable, peuvent-ils être comparés aux provinces dont nous avons parlé plus haut? Or, il est évident que la plus grande partie de l'Empire ne pouvant être imposée dans la même proportion. que les pays allemands et bohèmes, et surtout que la Basse-Autriche, la Bohème proprement dite, et la Moravie, il s'ensuit que les charges qui pèsent sur ces provinces sont dans une proportion d'autant
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plus forte. La presse autrichienne s'égosille à vanter les ressources inépuisables de l'Autriche et surtout de la Hongrie; ceci nous rappelle la phrase officielle turque : Le sultan a donné à un tel de son trésor inépuisable, etc. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur ce trésor inépuisable de Sa Hau-tesse. Les ressources de la Hongrie sont inépuisables, c'est-à-dire le pays est riche en terres et en mines; les produits actuels pourront être doublés, quadruplés même, lorsqu^on en aura développé les forces, amélioré l'agriculture, augmenté la consommation, créé l'industrie, etc., etc. Mais pour obtenir tout cela, il faut des capitaux, des hommes industrieux, une population plus compacte, des écoles, des routes, des fabriques, des chemins de fer, des canaux, et surtout le souffle fécond de la liberté, Ia civilisation enfin. On n'arrive pas d'un trait à un tel résultat : une cinquantaine, une centaine d'années doivent s'écouler avant qu'on n'atteigne au niveau de l'Allemagne ou de la France. Ce serait une erreur bien étrange, que de croire qu'on peut grever un pays de dettes et d'impôts proportionnés aux ressources naturelles qu'il peut fournir à l'avenir. Ces ressources inépuisables sont les revenus que. le pays donnera plus tard, ou plutôt qu'il pour-
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rait donner par une exploitation intelligente. Mais un proverbe allemand nous enseigne que le juif ne donne rien en échange de ce qui pourrait être. La Russie possède aussi un territoire d'une étendue égale à celle de l'Autriche et situé dans un beau climat, le pays de l'Amour, dont le sol est vierge, fertile à ce qu'on dit, plein de filons d'argent, de houillères, de mines de fer, parsemé de belles forêts, de ports magnifiques et entrecoupé de rivières navigables, enfin dote de tout ce qu'il faut pour en faire un pays riche. Mais l'empereur de Russie pourrait-il imposer ce pays plein de ressources inépuisables et le grever proportionnellement au revenu qu'il donnera dans cent ans d'ici?
En attendant le produit en expectative de ces ressources immenses, l'Autriche a soigneusement imposé tous les revenus actuels; il n'y a pas de revenu, quelque mince qu'il soit, qui ne soit frappé d'un impôt. Depuis 1848 la contribution foncière et celles qui en découlent ont triplé, tous les autres, tous les autres impôts ont quintuplé, quelques uns même décuplé, et, chose étonnante, dans cette même période de temps, la dette de l'Etat a presque triplé. Le montant de la dette actuelle, avoué et non avoué, s'élève à peu près à 3 milliards de florins, c'est-à-dire à 7
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milliards et demi de francs. Des anciens Etats de l'Autriche on a voulu former un empire puissant et fort au moyen de l'unité, de la centralisation et du pouvoir absolu. C'est pourquoi, imitant la manière de procéder de la révolution française, mais au profit de l'absolutisme, on a renversé les anciennes institutions historiques. Pour réprimer toute résistance et laisser le champ libre à la politique impériale, il a fallu élever l'armée au chiffre de six cents, de huit cents mille hommes. Si nous devons ajouter foi aux journaux officiels, pendant la dernière guerre le nombre des soldats autrichiens approchait du million, de sorte que de nos jours, où malheureusement tous les gouvernements s'efforcent à l'envi de se surpasser par le nombre des soldats, l'Autriche possède, relativement à sa population, et même absolument, l'armée la plus nombreuse, sinon la plus forte. Pendant des années entières cette armée a absorbé tous les revenus de l'Etat. Afin de pourvoir aux autres dépenses et au payement de la dette, il a fallu recourir à l'emprunt, Ainsi il est arrivé que le montant de la somme nécessaire au payement des intérêts de la dette publique égale à peu près le total du revenu que l'Etat encaissait au commencement du règne de l'empe-
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reur Ferdinand, de sorte que tout sujet autrichien, en venant an monde, se trouve chargé d'une dette de plus de 200 francs.
Cet état de choses peut-il durer? Peut-il être changé par des réformes? Faites toutes les réformes que vous voudrez ; pour les activer il faudra de l'argent, c'est-à-dire contracter de nouvelles dettes. Le crédit ne parviendra pas à se relever d'une manière efficace, sans la garantie d'une représentation nationale, à moins qu'on ne veuille encore emprunter à un taux d'intérêt exagéré et augmenter les charges qui déjà écrasent les populations, et grever à l'avenir le contribuable d'un poids tout-à-fait disproportionné à ses forces. Quand bien même on arriverait par des réformes à simplifier les rouages de l'administration, à réduire tous les chapitres du budget dans une proportion raisonnable et à balancer l'actif et le passif, encore aurait-on à tout jamais à supporter le poids d'une dette énorme! Et puis comment amortir les anciennes dettes?
Loin de nous la prétention de vouloir former des projets pour le rétablissement des finances autrichiennes! Ce soin incombe au ministre des finances, et nous sommes persuadé qu'il en a plein son portefeuille. Toutefois, quelque capable que soit ce mi-
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nistre, on voit que les affaires ne marchent pas, que le crédit de l'Etat ne se relève pas; que les revenus sont insuffisants, que la Banque ne reprend pas ses payements en espèces métalliques, tant de fois promis, et que dans toute la monarchie, la Vénétie exceptée, on ne voit pas en circulation une monnaie de la valeur de 5 sous.
Tous les hommes sensés s'accordent à dire que pour remédier à cet état de choses il faudrait : 1° céder la Vénétie contre une forte indemnité; 2° octroyer des institutions constitutionnelles appropriées à l'histoire, et surtout à la nationalité de chaque Etat de l'Empire; 3° réduire la rente à 3 %; 4° réduire l'armée au tiers de son état actuel.
Quand on parle de réduire l'armée, les partisans du gouvernement vous répondent tout de suite : toute réduction est impossible; attendu le mécontentement des peuples; il faut être à même de faire face aux événements qui pourraient s'ensuivre. Mais on ne considère pas que le maintien de l'armée nécessite une augmentation d'impôt; que cette augmentation d'impôt augmentera le mécontentement général, et qu'il faudra encore augmenter l'armée, pour parer aux éventualités, etc. Ce cercle vicieux
[29] où mènera-t-il? Il faut enfin en sortir, et commencer par donner une constitution qui satisfasse aux besoins et aux désirs des populations. Alors plus de soulèvements à craindre; on pourra, sans danger pour l'Etat, diminuer l'armée, alléger d'autant les impôts au grand contentement général, et la confiance dans la durée du gouvernement relèvera le crédit.




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