Archives :
— 9 h 30 | Claudi STANCATI (Cosenza) |
|
— 11 h 30 | Sébastien MORET (Lausanne) |
Linguistique, darwinisme et nouvel ordre mondial autour de la guerre de 1914 |
— 12 h 30 | repas | |
— 14 h 00 | Constanze FRÖHLICH (Freie Universität Berlin) | Alexandre de Humboldt et les langues du nouveau continent |
— 14 h 30 | Andreja ERŽEN (Ljubljana - Lausanne) | Sclavi, Slaves, Slovènes, Illyriennes ou Vindi, Wenden, Veneti ? Les enjeux de la nomination de la langue et nation slovène |
— 15 h | Viktorija HONCHAROVA-SAÏDI (Lausanne) | Le discours sur la langue ukrainienne au XIXe siècle |
— 15 h 30 | pause |
|
— 16 h | Bilan et perspectives |
La critique de F. de Saussure dans le Marxisme et philosophie du langage de V.N. Vološinov et le contexte de la réception des idées saussuriennes dans les années 1920-30 en Russie
Jusqu’à présent l’ouvrage de Vološinov reste « énigmatique ». Son contenu suscite de nombreuses interprétations. Sa traduction française existante est historiquement motivée par les idées du structuralisme, de la psychanalyse et de la théorie du discours. En travaillant sur la retraduction du livre nous avons comme tâche de présenter le Marxisme et philosophie du langage dans son contexte culturel, dans l’histoire des idées linguistiques en général et de la philosophie du langage en particulier. Nous reconstituons les conceptions de Vološinov, ses notions de signe, d’idéologie, d’individuel, de social, etc. ainsi que le contexte intellectuel de leur élaboration.
Dans le Marxisme et philosophie du langage, la théorie de Saussure est rejetée sans appel. Ce rejet est longuement et fortement motivé. L’analyse des conceptions saussuriennes se limite aux positions de bases exposées dans le Cours de linguistique générale. La critique de la théorie de Saussure s’articule autour de trois axes : 1) l’objet d’études de la linguistique ; 2) l’opposition « langue - parole » et 3) la dichotomie « synchronie - diachronie ». Volosˇinov rejette la notion de langue en tant que système synchronique. Il efface l’opposition « langue – parole » et considère cette dernière comme point de départ de son étude sur la langue. Sa vision de Saussure est réductrice. La réception des idées saussuriennes est de caractère simplifié et simplifiant.
La critique adressée à Saussure par les penseurs russes (Šor, Peterson, Ščerba, Vinokur, Jakubinskij) peut être résumée de façon suivante : 1) manque de nouveauté, 2) anti-historisme et 3) création de la théorie de la langue comme processus indépendant de la volonté des sujets parlants. L’intérêt des linguistes russes est éveillé par 1) l’opposition « synchronie – diachronie », 2) la théorie du signe, ainsi que 3) l’appréhension de la langue en tant que phénomène social. La théorie de Saussure est reçue comme sociologique basée sur le principe de « valeur sociale de la langue ». Ce fait témoigne d’un malentendu causé par le contexte intellectuel des années 1920-30 en Russie. Ce dernier est caractérisé par l’intérêt pour tout ce qui est social et dominé par l’idée de la science sociologique du langage formulée par Baudoin de Courtenay. Les recherches des penseurs russes sont articulées autour de la notion de langue en tant que fait de la vie, de la structure et de l’interaction sociales. La langue est considérée comme un produit et un instrument du processus socio-historique, comme un moyen de communication, étroitement lié et reflétant les structures sociales. Cette différence de nature des objets d’étude explique la critique presque unanime de la théorie saussurienne.
Sa réception représente un reflet des discussions menées par les linguistes russes dans les années 1920-30, ainsi une sorte de réfraction. De ce fait l’analyse de la vision de la théorie de Saussure permet de mettre en relief non seulement le contexte intellectuel général, mais aussi les particularités des conceptions de chaque savant. En retraduisant le Marxisme et philosophie du langage et en reconstituant les notions de Vološinov, nous nous basons, par conséquent, sur l’étude comparative.
L’épistémologie linguistique de Poincaré confronté à une nouvelle faculté saussurienne
Ma recherche est conçue autour du rôle épistémologique de Henri Poincaré qui marque un tournant linguistique à l’intérieur de la construction des théories scientifiques, tout en proposant un ensemble cohérent de réflexions sur le lien qui unit indissolublement langage et construction–invention scientifique. A partir de ce propos principal, je crois qu’il est possible de lire ce que l’on appelle son conventionnalisme comme exclusivement linguistique et non pas concernant la réalité des choses. Deuxièmement, je garde la conviction qu’il est possible de repérer dans le concept d’analogie une clé de lecture linguistique de toute l’œuvre épistémologique de l’auteur. En partant du présupposé que «notre esprit est infirme comme le sont nos sens; il se perdrait dans la complexité du monde si cette complexité n’était harmonieuse, il n’en verrait que les détails à la façon d’un myope et il serait forcé d’oublier chacun de ces détails avant d’examiner le suivant, parce qu’il serait incapable de tout embrasser» (H. Poincaré, 1999, p. 29) Poincaré arrive à la conclusion que «les seuls faits dignes de notre attention sont ceux qui introduisent de l’ordre dans cette complexité et la rendent ainsi accessible» (Ibidem). Notre esprit, notre intelligence se perdrait donc dans la complexité du monde s’il n’y avait pas la faculté d’analogie : une faculté cognito-linguistique, qui opère en vue d’une économie de pensée (expression empruntée à Mach et qui est utilisée aussi par Saussure) et qui est incarnée dans l’esprit mathématique qui seul nous fournit un langage sans lequel «la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues; et nous aurions toujours ignoré l’harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective» (H. Poincaré, 1970, p. 22). La faculté d’analogie est conçue donc par Poincaré comme une faculté nécessaire, et j’ose dire innée, qui apporte de l’ordre, et qui, tout en impliquant la créativité de l’individu, nous emmène à découvrir l’harmonie qui se cache derrière la réalité.
Pour confirmer cette interprétation j’ai trouvé un point de contact avec les réflexions que Saussure développe dans les mêmes années, mais dans le domaine de la linguistique, qui attribuent une position centrale à celle que je crois pouvoir appeler la faculté d’analogie. Ce qui émerge chez Saussure est en effet une vision de l’analogie comme opération intelligente sur laquelle est conçu tout l’édifice de la langue qui, loin d’être un facteur de changement purement mécanique, est un principe de transformation qui met en cause la conscience du parlant et met en jeu sa créativité dans la production des changements et dans l’invention de nouveaux termes : quand l’analogie agit on obtient la construction d’un mot grâce à un «agencement obtenu d’un seul coup, dans un acte de parole, par la réunion d’un certain nombre d’éléments empruntés à diverses séries associatives» (CLG : 244). Il émerge donc un point de vue nouveau et intéressant, capable de rendre actuelles les considérations de Poincaré et celles de Saussure, qui affirme que «l’analogie est un procédé, qui suppose des analyses et des combinaisons, une activité intelligente, une intention» (Ibidem); l’analogie concerne donc la substance même du langage. L’analogie est donc conçue par Poincaré, mais aussi par Saussure, comme une habilité cognitive par excellence humaine, agissant par le biais du langage. En conclusion, à la lumière de cette relecture des textes, on se rend bien compte de la vaste portée des considérations sur le rôle de l’analogie, qui implique la créativité de l’individu, qui constitue un trait définitoire fondamental de l’intelligence humaine et qui contribue à alimenter une tradition qui voit l’homme comme un être typiquement linguistique. Relire Poincaré et Saussure aujourd’hui en révèle toute l’actualité, qui est celle d’avoir repéré dans une habilité linguistique une habilité cognitive par excellence humaine, d’avoir vu dans ce que l’on pourrait appeler une faculté d’analogie un instinct humain intelligent appliqué à la langue, sans lequel il n’y aurait aucune place pour une créativité régulée, qui est la marque de toute la cognitivité humaine.
— Andreja ERŽEN (Ljubljana / Lausanne)
Sclavi, Slaves, Slovènes, Illyriennes ou Vindi, Wenden, Veneti ?
Les enjeux de la nomination de la langue et nation slovène
Jusqu’au XIXème siècle les locuteurs, dans les territoires de la Slovénie actuelle, s’identifiaient avec les dialectes qu’ils parlaient. La situation était semblable chez les philologues ; la plupart d’entre eux écrivaient en latin ou allemand. Quand ils écrivaient en « slovène », c’était souvent le dialecte qu’ils connaissaient. Les hommes de pouvoir nomment la langue avec des appellations diverses qui ont des conséquences sur l’objet nommé. C’était surtout pour marquer le terrain de leur pouvoir et pour se mettre en place de représentants des peuples.
Pendant l’histoire de la langue slovène on a eu beaucoup d’interventions ; chacun à son tour a essayé de donner la meilleure solution, transformant ainsi la forme et le nom de la langue. En liaison avec la nomination on rencontre des démarches qui se réclament d’une science, d’un acte institutionnel, des idéologies et aussi des démarches subjectives. La nomination rend possible une manipulation permanente ; elle donne l’image d’une langue historique, culturelle et continue. Autant de dénominations, autant de partisans et d’arguments pour défendre un point de vue qui, outre le nom d’une langue ou variété de langue, implique un certain classement implicite.
Comme les noms de pays, les noms des langues résultent des circonstances historiques où ils ont été énoncés puis écrits, officiellement reconnus et perpétués ou modifiés selon différents intentions. Et sà ce trouve une des réponses, comment nommer ? Ou mieux, comment traduire, puisque durant l’histoire écrite de la langue slovène, on trouve plutôt des nominations dans les langues étrangères : latin, allemand ou italien (Sclavi, Illyriennes, Slaves, Slovènes ou Vindi, Wenden, Veneti). En raison des complexités historiques une seule et même langue porte des noms qui varient du tout au tout. Les noms de la langue, plus encore que les noms des territoires, des peuples et des États, témoignent de positions concurrentes et incompatibles. En connaissant le contexte historique, idéologique, politique le chemin pour trouver la meilleure traduction possible est un peu plus clair.
Jusqu’au XIXème siècle le nom pour les Slovènes et leur langue variait entre le nom générique Slovenci (les peuples) et slovenski (l’adjectif) et les noms régionaux Kranjci (kranjski), Winden, (windisch – vient du latin – Vindi ou Vendi). Tandis que Kranjski était utilisé aussi à l’extérieur de la Carniole, windisch signifiait seulement les Slovènes en Carinthie et Styrie. Ce sont les linguistes du XIXème siècle (Valentin Vodnik et Jernej Kopitar) qui ont réussi à graduellement abandonner les «régionalismes» et ont commencé à utiliser le nom générique, qui est devenu générique à ce moment là. Le nom de la partie est utilisé pour désigner le tout.
— Constanze FRÖHLICH, Freie Universität Berlin
Alexandre de Humboldt et les langues du nouveau continent
Au cours de son voyage en Amérique entre 1799 et 1804 Alexandre de Humboldt décrit et examine non seulement des phénomènes du monde physique mais, plus il avance à l’intérieur des terres, plus il s’intéresse aux faits anthropologiques, à savoir les circonstance de vie des indigènes, leurs facultés physiques et intellectuelles ainsi que leurs pratiques culturelles et sociales. Ces observations multiples comprennent également des remarques sur les langues indigènes. Partant de sa Relation historique du voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, on se penchera sur trois métaphores que Humboldt a utilisées dans son texte et à l’aide desquelles on peut démontrer comment ses réflexions s’intègrent dans le contexte des débats scientifiques de l’époque.
Face à la multitude de peuplades dispersées vivant apparemment sans cohésion culturelle ou linguistique sur le nouveau continent, Humboldt, qualifiant l’état de la civilisation américaine comme le résultat d’une grande catastrophe ayant détruit une civilisation autrefois plus avancée, regarde les Américains comme «les débris d’un vaste naufrage». L’image du naufrage évoque la théorie des cataclysmes avancée par Cuvier et fait surgir, par cela, l’horizon de la discussion autour de l’émergence des espèces et des races dans laquelle se situe également la question de l’origine de l’homme selon les théories monogéniste ou polygéniste.
Une autre métaphore dont Humboldt se sert dans ce contexte compare les langues aux «monuments historiques». A cause du manque d’autres témoignages culturels dans les sociétés indigènes, les langues acquièrent un statut particulier†: Elles seules peuvent renseigner — et l’intérêt de Humboldt pour l’examen des liens étymologiques entre les langues américaines le montre bien — sur le parcours historique des peuples. Ayant choisi la métaphore du «monument» qui désigne un produit culturel, Humboldt regarde les langues comme des faits culturels qui peuvent renvoyer au passé d’un peuple en permettant en même temps de retracer son parcours dans l’espace.
Ce double déterminant du temps et de l’espace se retrouve également dans l’expression du «voyage dans le temps et dans l’espace» - une expression qui figure aussi dans les écrits des membres de la Société des Observateurs de l’Homme qui, au tournant du siècle, jettent les bases pour une discipline anthropologique. Bien que le voyage de Humboldt ne soit pas prioritairement motivée par l’intérêt anthropologique, il a tout de même participé aux mêmes réflexions que les Observateurs et a intégré, dans la Relation, les écrits d’auteurs prenant part au discours de l’anthropologie au début du 19e siècle. Cette science de l’homme naissante repose sur un champ d’interférences dans lequel se croisent la science naturelle et la science des «objets qui touche de si près à l’histoire du genre humain» et dans lequel il faut également situer les réflexions de Humboldt sur les hommes et leur langues.
— Viktorija HONCHAROVA-SAÏDI (Lausanne) :
Le discours sur la lange ukrainienne au XIXe siècle
L’exposé porte sur le problématique des controverses menées au cours du XIXe siècle autour de la langue ukrainienne. Le sujet proposé est mal connu dans le monde occidental, de plus, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est très peu étudié en Ukraine.
On commencera par analyser le problème de la nomination de la langue ukrainienne dans l’historiographie aussi bien européenne que ukrainienne.
Comme deuxième étape, nous expliquerons la complexité de la question ukrainienne à cette époque. Elle consiste en ce que d’une part, les Ukrainiens, en cherchant à confirmer leur langue et leur identité par rapport aux Polonais et aux Grands Russes, sont arrivés à créer la mythologie nationaliste, au centre de laquelle s’est trouvé leur idiome. Contestée en tant que langue officielle (ou taxée de langue “sans perspective”) considérée par les Polonais comme un dialecte du polonais et par des Grands Russes comme un dialecte du russe, l’ukrainien fut proclamé à la fin du XIXe siècle la langue la plus riche, la plus mélodieuse, la plus ancienne, celle qui a servi de base aux autres langues indoeuropéennes.
D’autre part, comme l’ukrainien n’avait pas de langue «littéraire» (normative) et fut morcelé en plusieurs dialectes, la question de l’élaboration de la langue standard provoqua de fortes polémiques ayant divisé les Ukrainiens en deux partis.
Les Russophiles défendaient l’orthographe étymologique, et, pour enrichir la langue, cherchaient à emprunter les mots et les expressions grands russes. Les Nationaux utilisaient l’orthographe phonétique, s’efforçaient de créer de nouveaux termes à la base des raciness des mots ukrainiens vernaculaires.
Comme résultat, les Russophiles écrivaient en jazyčije ( un mélange de slavon et de la langue vernaculaire). Les Nationaux, ayant pris du principe que la langue littéraire doit être créée à partir de “la parole vivante”, multipliaient les écritures. Tout cela aboutit à un chaos linguistique.
Nous ilustrerons les arguments:
a) des Russes, Ukrainiens et Polonais présentés dans les débats sur l’existence de la langue ukrainienne;
b) des Russophiles et Nationaux dans leur polémiques sur l’orthographe et l’écriture.
On étudiera ici également les influences politiques sur la formation de la langue littéraire en comparant les politiques linguistiques de l’Autiche-Hongrie et de l’Empire Russe.
La conception du dialogue chez Lev Jakubinskij (1892-1945) et ses sources psychologiques
L’article du linguiste russe L. Jakubinskij “ Sur la parole dialogale” (1923) est une œuvre-clé pour la linguistique russe des années 20. Dans cet article, L. Jakubinskij pour la première fois dans la linguistique européenne définit la notion de dialogue et formule les principes de ses études. Cet article a influencé la conception du dialogue présentée dans les travaux de Voloshinov qui sont plus connus en Occident sous le nom de Bakhtine (surtout, “ Marxisme et philosophie du langage ”, 1929) Certaines idées de cet article ont inspiré Vygotskij dans “ La pensée et la parole ” (1934). De plus, une grande partie des idées de Jakubinskij n’a été redécouverte par la linguistique occidentale qu’à partir des années 1960-1970. Cependant, son nom et son œuvre sont très peu connus en Occident, et la plupart des linguistes modernes se réfèrent à M.Bakhtine comme fondateurs de la théorie du dialogue.
Le premier objectif de notre communication est d’analyser la théorie du dialogue de L. Jakubinskij en mettant en relief les aspects qui ont été élaborés plus tard dans la linguistique occidentale.
En même temps, on pose la question de savoir comment un linguiste formé à l’approche historico-comparative est passé à la pragmatique linguistique en établissant certains principes de son analyse. Cette question détermine le deuxième objectif de notre communication, à savoir : quelles sont les sources de la théorie de Lev Jakubinskij.
Notre communication est organisée en deux parties : la première dans laquelle nous présentons les idées principales de Jakubinskij et la seconde où nous tentons de trouver ses filiations dans les sciences sociales.
— Sébastien MORET (Lausanne) :
Linguistique, darwinisme et nouvel ordre mondial autour de la guerre de 1914
Dans un livre récent (Les doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, Paris, 2001), l’historien Thomas Lindemann avait montré que, parmi les causes envisageables de la Première guerre mondiale, il ne fallait pas négliger le rôle joué par les théories darwiniennes et leurs présupposés politiques et conquérants. Selon l’auteur, ces théories se trouvaient enfouies dans l’inconscient de la plupart des dirigeants de l’époque et avaient contribué au déclenchement de la Grande Guerre.
Dans le cadre de cet exposé, nous aimerions montrer que, à la même époque, les théories darwiniennes, via Schleicher, influençaient également, peut-être aussi inconsciemment, la façon dont linguistes et non linguistes considéraient les langues et la linguistique, alors même que certaines avancées contemporaines dans les sciences du langage auraient dû remettre en cause le lien qui avait uni pendant de nombreuses années linguistique et darwinisme.
En conclusion, nous proposerons deux tentatives d’explication : 1) la façon de considérer les langues et la linguistique mise en avant par Schleicher et ses disciples était encore relativement bien ancrée parmi les linguistes et les non linguistes, peut-être à la faveur de son approche concrète ; 2) le fait de continuer de considérer les langues et la linguistique à la lumière des doctrines de Darwin et de Schleicher répondait aux besoins d’une époque.
— Margarita SCHOENENBERGER (Lausanne)
La linguistique soviétique après le marrisme: quel structuralisme remportera la victoire ?
Les années 1950-60 dans l’histoire de la linguistique soviétique sont marquées par ce que l’on appellerait aujourd’hui un changement de paradigme scientifique : après la célèbre intervention de Staline en 1950 contre l’approche marriste dans les sciences du langage, la place de la doctrine officielle était désormais inoccupée. A la fin des années 1960, c’est le structuralisme fonctionnel d’inspirations aussi bien thcèque que russe qui devient un courant dominant (nombre de publications, de chaires universitaires, impact dans l’enseignement secondaire, etc.). Cependant, le chemin du fonctionnalisme vers la victoire a rencontré quelques embûches : le structuralisme d’inspirations anglo-saxonnes avait plusieurs adeptes en URSS à l’époque en question pour des raisons scientifiques, mais aussi sociologiques. En effet, le structuralisme paraissait très prometteur pour offrir des avancées technologiques à sa patrie, notamment dans le domaine de la traduction par les machines à calculer. Dans les années 1960, le structuralisme est sujet à des critiques de plus en plus virulentes de la part des fonctionnalistes et finit par devenir une des branches appliquées de la linguistique générale (fonctionnelle) à la périphérie du système académique soviétique.
Première partie :
Sciences du langage et histoire
La plupart des domaines concernant l'étude du langage se prétendent aujourd'hui soumis à une science ou à des pratiques scientifiques et beaucoup de leurs adeptes pensent qu'on ne peut y faire un travail scientifique qu'à partir d'un choix de naturalisation et donc de description physicaliste et/ou causaliste si l'on ne veut pas que l'étude du langage reste figé à l'aporie qui marquait déjà le Cratyle platonicien. Mais si l'étude du langage se rapproche de si près aux sciences il faudra se demander quel rôle faut-il accorder aux notions qui marquent profondément l'histoire des sciences telles que celles de 'paradigme', de 'progrès' et de 'révolution'?
Une réponse à cette question a été donné par Sylvain Auroux[1].qui, en abordant le problème du point de vue de l'objet de ces sciences, conçu en tant que 'langue' ou 'parole', envisage trois grandes révolutions: celle de l'avènement des écritures, celle de la gramatisation et celle de l'informatisation. Ces trois révolutions techno-linguistiques concernent non seulement le savoir théorique autour de la langue mais elles ont changé les pratiques plus ou moins coscientes concernant le langage et la communication. Elles sont, pour Sylvain Auroux, révelatives, cumulatives et innovatives, c'est à dire qu'elles explicitent, manifestent et developpent des cararactères implicites dans les activités langagières, que chacune est le point de départ pour celle qui suit et que chacune a produit de nouveaux outils et de nouvelles connaissances, des inventions qui ont parfois les traits d'une véritable découverte.
Mais si l'on regarde à l'histoire des idées linguistiques l'on verra que cette histoire n'a pas du tout l'allure de celle des sciences révelatives, cumulatives et innovatives, cette histoire porte trop souvent la marque des différentes philosophies du langage et des différentes idées de scientificité.
L'application des méthodes propres à la philosophie et à l'histoires des sciences à l'étude historique des sciences du langage est d'ailleurs très récente, et en dehors de nombres de recherches historiques particulières (de plus en plus nombreuses à partir de 1970), ou des ouvrages historiques qui suivent de près une activité scientifique précise (la philologie ou la grammaire par exemple), les ouvrages qui ont un intérêt épistémologique ont souvent le défaut de légitimer une pratique courante, ou de fonder dans l'histoire la force d'une théorie: plusieurs 'discours de la méthode' s'étalent, souvent opposés les uns aux autres.
Le domaine des sciences (et des philosophies) du langage semble donner lieu récursivement plutôt à des antinomies de la "raison linguistique" qu'à un véritable progrès conquis grâce à une révolution scientifique et/ou épistémologique (que l'on pense aux différences qui passent entre Chomsky et Whorf ou entre Churchland et Saussure ou à l'opposition entre ermeneutique et philosophie analytique du langage).
Il me paraît donc que l'état actuel de la réflexion et de l'étude du langage ne profite pas du débat epistémologique plus général et plus vaste sur les sciences de la nature, comme il est demontré par le fait que, dans la culture anglosaxone, mais de plus en plus aussi dans celles italienne et française, le champ se partage assez souvent entre les naturalisateurs plus acharnés et leurs adversaires.
Deuxième partie
Pour un nouveau cadre épistémologique
À la fin du XIXème siècle la linguistique a désormais défini son partage disciplinare et elle a quitté l’horizon philosophique général dans le quel c’était souvent développée la réflexion sur le langage entre l’âge classique et le XVIII siècle, lorsque Saussure (et avant lui Bréal) s’opposent au naturalisme linguistique au nom de deux sciences nouvelles: la sémantique et la linguistique générale.
La recherche que je conduit a son point de départ dans l’épistémologie de la linguistique et porte sur une question théorique.
La question théorique est celle du sujet et surtout de la façon dont on traite les rapports entre les dimensions individuelles et collectives de la langue et du langage.
En analysant ce problème depuis la constitution académique des disciplines linguistiques, jusqu’aux sciences plurielles du langage dont on parle aujourd’hui, on peut réfléchir sur le statut épistémologique de ces mêmes sciences et on s’aperçoit que trop souvent l’histoire des idées linguistiques nous montre que ces sciences sont marquées par un paradigme pourrait appeler avec Thomas Kuhn un "paradigme duel". Or ce type de paradigme qui oppose des concepts comme s’ils étaient l’un l’opposé logique de l’autre, me semble encore une fois une porte étroite pour les sciences du langage qui ne peuvent tirer parti de ce cette situation épistémologique.
Certaine entre ces oppositions (comme celles de synchronie/diachronie et de langue/parole) ont été établies à partir de Saussure
Je m’occuperai ici d’une de cette couple c’est à dire celle qui oppose l’individuel et le collectif dans le langage. Bien que ces deux dimensions aient reçu une grande attention ce qui manque est une tentative de discuter de façon ample, articulée et persuasive ces deux dimensions.
Mon exposé va donc concerner l’épistémologie de la linguistique par rapport à celle des autres sciences sociales où la nature de la rationalité et les rapports entre l’individuel et le social ont été discutés et souvent élucidés. . Pour bâtir une nouvelle épistémologie des sciences du langage il me semble que: "la meilleure théorie épistémologique est celle qui permet de conserver le maximum d'acquis cognitifs produits par le développement historique de la connaissance d'un certain ordre de phénomènes et de faire place au maximum d'approches méthodologiquement différents"[2] aujourd’hui que même les sciences cognitive s’occupent de ce problème à la recherche de l’intention collective et de ce qu’on appelle les we-modes.
— Jürgen TRABANT (Berlin Freie Universität) :
Paroles sauvages en forêts et déserts
La question de l'origine du langage, grand sujet de la philosophie du 18e siècle, connaît actuellement un intérêt extraordinaire. Toutes les sciences qui s'occupent de l'histoire naturelle de l'homo sapiens contribuent aujourd'hui très activement à la discussion: biologie évolutive, psychologie, génétique, paléologie, génétique etc. Mais, ce qui est plus étonnant, la linguistique aussi participe à ces recherches. Ceci est étonnant parce que la linguistique a exclu elle-même, en 1866, l'origine du langage de ses objets de recherche. La présence de la linguistique dans ces discussions montre qu'elle est devenue, au moins dans certaines tendances mondialement dominantes, une autre discipline, une science naturelle. La question que pose ma contribution est de savoir ce que pourra contribuer une réflexion historique à la recherche actuelle. Dans une première partie je donnerai donc un panorama des recherches actuelles sur l'origine du langage. Dans la partie centrale j'exposerai les quatre positions les plus importantes de la théorie de l'origine du langage au 18e siècle: Vico, Condillac, Rousseau et Herder. Je m'occuperai tout particulièrement des enjeux philosophiques de ces quatre scénarios. Dans une dernière partie je montrerai quelques analogies avec la recherche actuelle, finissant avec une série de questions sur ces recherches à la lumière de l'histoire des idées linguistiques et sur le rôle d'une réflexion historique dans les sciences.
Les contraintes linguistiques dans la circulation interculturelle des discours philosophiques
Quand il s’agit de la philosophie et des problèmes de sa compréhension, la première et parfois la seule chose qui vient à l’esprit est la difficulté du langage philosophique. Mais on ne se pose pas la question de savoir s’il existe des problèmes de transfert des idées philosophiques d’une culture à une autre. Il n’est pas évident qu’il y a des problèmes de compréhension culturelle des théories philosophiques.
Pendant la préparation en Russie de ma thèse en philosophie (consacrée à la philosophie francophone de la fin du XXe siècle) j’ai pu constater la non-compréhension et des fois même la non-perception des idées philosophiques et des courants de pensée venant de France en Russie
Cette découverte me fait poser la question du statut même de la philosophie, car, pour la plupart des gens, la philosophie est un phénomène universel, domaine de connaissance fermé. L’interprétation du statut de la philosophie est important, car certaines représentations excluent les problèmes mêmes de compréhension philosophique interculturelle, d’autres les pensent insolubles a priori.
1. Le premier point de vue suppose que la philosophie a un statut universel (idéalisme platonicien). Cette vision exclut les problèmes de compréhension interculturelle. Car la philosophie est au-delà de la diversité langagière. La philosophie en tant qu’universalité englobe et absorbe la diversité et la multiplicité langagière.
2. Le deuxième point de vue affirme au contraire l’existence des philosophies nationales. Ce point de vue est partagé par beaucoup de philosophes et linguistes en Russie, en France, et dans d’autres pays (M.Heidegger, N.Berdiaev, G.Mounin, J.-C.Milner et d’autres). Ces philosophies nationales sont basées sur l’affirmation de l’irréductible différence des langues formant des mentalités et des visions du monde et par conséquent des philosophies. Cette prise de position ne fait que tracer les frontières entre les cultures et les langues. Ce qui fait que le problème d’existence des contraintes dans la circulation des discours philosophiques ne peut pas apparaître dans ce genre de théories
3. Un troisième point de vue ne parle pas de philosophies nationales mais de différentes façons de penser. Ces façons de penser ne sont définies ni par la langue, ni par la mentalité, mais par l’histoire différente des idées. Sous cet angle de vue on doit parler de différentes philosophies qui ne sont pas réduites à des cultures ou langues nationales. Cette optique fait tout dialogue possible. Mais comme il n’y pas d’échange avec la compréhension absolue, comme il existe le différent, on peut admettre l’existence des obstacles à la compréhension interculturelle des discours philosophiques.
Quelles sont les contraintes de la circulation interculturelle des idées philosophiques ? Après avoir analysé de multiples théories, on peut citer des contraintes linguistiques, culturelles, épistémologiques et ontologiques. Je voudrais me concentrer sur des obstacles linguistiques et répondre à la question si les problèmes de compréhension interculturelles dans le domaine de philosophie sont les problèmes de langue ou de discours.
[1]Sylvain Auroux, La révolution technologique de la gramaticalisation. Introduction à l'histoire des sciences du langage, Liège, Mardaga, 1994.
[2] Sylvain Auroux, "Lois, normes et règles”, HEL, t. 13, fac. 1, 1991, pp. 77-107, p. 81.