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Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Велимир Хлебников (1885-1922)

Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2010-2011,

Prof. Patrick SERIOT / Anastasia FORQUENOT DE LA FORTELLE

Séminaire de licence / Bachelor-3 / Master

(automne 2010, le mardi de 15 h à 17 h, salle 5093)

Forme et contenu dans la culture russe

 

2 novembre 2010 : LE FUTURISME

Compte-rendu par Charline Franz

COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE DU 2 NOVEMBRE 2010: LE FUTURISME

I. Les textes fondateurs

« Садок судей » (« Le vivier des juges », 1910, Saint-Pétersbourg):  

Première manifestation publique du groupe futuriste en littérature. Revue illustrée, imprimée sur du papier-peint, « Le Vivier des Juges » est un recueil collectif qui paraît à Saint-Pétersbourg. Il est signé par plusieurs jeunes poètes et peintres futuristes (D.Burljuk, V. Xlebnikov, E. Guro, V.Kamenskij). Le titre du recueil est emblématique du courant futuriste: il y a un jeu avec les sons, une parenté sonore. Mais il exprime également les ambitions des jeunes futuristes: pour l'instant ils sont comme emprisonnés, mais bientôt, tout le monde les connaîtra et ils deviendront les nouveaux juges de l'esthétique et de l'art.

« Пощечина общественному вкусу » (« Gifle au goût public », 1912, Moscou):

Manifeste futuriste signé D.Burljuk,V. Xlebnikov, V. Majakovskij et  A.Kručenyx. Ils proclament une haine insurmontable contre la vieille langue et la nécessité de liquider le passé. C'est dans ce manifeste qu'ils déclarent qu'il faut « jeter par-dessus bord du Navire de la Modernité Pouchkine, Dostoïevsky, Tolstoï, etc. etc. »!

«Новые пути слова. Язык будущего-смерть символизму » (« Les nouvelles voies du mot. Langue du futur-mort au symbolisme », 1913):

Article de A. Krušenyx publié en français dans V. Šklovskij, Résurrection du mot (1985), juste après celui de Šklovskij. Affirme la nécessité de renoncer à la langue poétique du passé, et donc au symbolisme. Dans cet article Kručenyx s'attaque également au futurisme italien et revendique un futurisme « russe » qui ne se contente pas « d'imiter l'étranger ».

Ces trois manifestes futuristes ont un ennemi commun: le symbolisme.

II. Futurisme vs. symbolisme (rappel)

Symbolistes: débarrasser le mot de son acceptation commune. En plus de son signifié commun, le mot à un autre signifié qui lui est mystérieux et individuel -> il faut le suggérer par le mot poétique.
=> poétique fondée sur le travail sur la langue normative/ordinaire mais qui ne nécessite pas qu'on la détruise. La syntaxe est correcte et les mots utilisés existent; le but est de creuser la langue pour permettre au sens nouveau de jaillir.

- Rapport forme – contenu:
le contenu préexiste, le contenu est mystérieux, indéfini, trouble et doit apparaître à travers la langue. Les contenus conditionnent les mécanismes de structuration de la forme poétique.
=> la forme est là pour faire apparaître le contenu

Futuristes: il faut écraser le modèle symboliste. Pour Kručenyx, les symbolistes ont trop peur de ne pas être compris du public. Ils n'osent rien faire, ne sont pas assez radicaux. Puisque le symbolisme ne produit rien, il faut quelque chose de nouveau: le futurisme!

- Rapport forme – contenu:
Avant les théories futuristes, le mot est soumis au sens. Le mot montre au lecteur quelque chose qui existe, il l'indexe. Les futuristes quant à eux pensent que le mot dépasse le sens. Ainsi, selon l'analyse classique du futurisme:
=> la forme détermine le contenu (comme nous le verrons par la suite dans la partie IV. forme et contenu, cela est discutable).

III. La langue « futuriste »

Nous l'avons vu, avant les futuristes, le mot est soumis au sens; il montre, il indexe aux lecteurs quelque chose qui existe. La doctrine futuriste, quant à elle, se forme sur le présupposé que le mot dépasse le sens -> révolution futuriste du mot. Cette nouvelle approche de la langue a deux implications:

1) Le but de la création poétique n'est plus dans l'évocation d'un monde visible ou invisible, mais dans l'exploration du fonctionnement de la langue elle-même. Le contenu est secondaire, ce qui prime c'est la forme elle-même.

2) La langue est perçue comme une « fin en soi », une suite d'éléments, matériaux bruts à partir desquels le poète travaille et crée librement selon les règles qui ne dépendent que de leurs propriétés spécifiques. Autrement dit, c'est la sonorité (l'agencement des sons) qui prime, le sens quant à lui est secondaire.

La langue «Заумь»

Le « заумь» est « la forme la plus extrême du futurisme et la plus achevée ». C'est une langue « libre, transrationnelle (transmentale) et universelle » qui remplace la langue poétique « traditionnelle » où les mots possèdent une signification définie. Si certain avancent que c'est Elena Gouro qui est à l'origine de ce langage transmental, Kručenyx et Xlebnikov sont incontestablement les maîtres du « заумь ».

L’étymologie du terme nous renseigne bien sur sa signification: « Заумь », « заумный язык »:   - « за » = « trans- »

- «ум » = « raison, intellect » – « au-delà de la raison » 

=> système de signe qui serait appréhendé par d'autres facultés que la raison. 

La création de la langue futuriste passe par l'utilisation du procédé appelé сдвиг (l'incorrection, l'insolite, la dislocation, la discordance, la dissonances, l'alogisme) tant dans la forme sémantique, que dans la syntaxe, la grammaire ou la forme sonore. Le сдвиг s’opère à travers deux procédés:

1. Nouvelle façon d'associer les mots

1.1 Non-concordance des cas, nombres, temps, genre:

 « пробегал озеро белый летучие »: « volants parcourut la lac blanche »

1.2 Comparaison inattendue:

« стучат огнем кочерги »: « ils tapent avec la flamme du tisonnier »

1.3 Fusion sonore, jeux sur les sons:

« сплетяху лу сосанное » (« сплетя хулу с осанною »)

« mêlantsemon cé los » (« mêlant semonce et los »)

2. Néologisme (deux stades)

2.1 Volonté de remotiver la langue. Refus de l'arbitraire du signe, il faut casser le signifiant arbitraire et recréer le mot. (On retrouve ici une certaine similitude avec Potebnja)

a. Гладиaтор — мечарь

b. Морг — тpупарня

c. Университет — всеучьбище

2.2 Création de néologismes purs (innovations verbales arbitraires). La meilleure illustration de ce procédé se trouve dans le célèbre poème de Kručenyx:

« Дыр бул щил

Убещур

Скум

Вы со бу

Р л эз »

 (Алексей Крученых, 1913)

-> logique néo-privitimiste, renvoi à une langue primitive, sorte de cri

-> mélodie/rythme: consonnes rudes, dures: protestation contre la tradition poétique.

Si on en croit les futuristes, il ne faut pas essayer de comprendre ce poème avec la raison mais plutôt écouter l'intuition suprême qui doit amener vers le sens...

IV. Forme et contenu: une relation ambiguë

Une approche « traditionnelle » des futuristes

L'interprétation classique soutient que la poétique futuriste s'organise autour de la matière sonore (appelée forme externe chez Potebnja). Elle considère les formalistes russes comme les fondateurs de la poésie du mot « auto-tressé », « autonome en tant que matériau nu canonisé » (R. Jakobson, « La nouvelle poésie russe »). On constate la mise en valeur d'une fonction spécifiquement poétique du langage (les procédés poétiques ne sont pas justifiés par un « contenu » qui relève de la fonction de communication), qu'on remplit à travers une organisation autonome de la « matière sonore» (forme externe).

La langue ne renvoi qu'à elle-même; on est donc dans une dynamique de la forme vers le contenu.

Une alternative

On peut aussi trouver aussi chez les futuristes d'autres logiques, qui suivent la dynamique inverse, se rapprochant d'une dynamique allant du contenu vers la forme:

« le nouveau contenu ne se manifeste que quand sont obtenus de nouveaux procédés d'expression, une nouvelle forme » (A.Kručenyx, « Les nouvelles voies du mot »).

Le rapport forme–contenu peut donc être interprété comme n'étant pas cloisonné ou séparé. Cela laisse supposer que tout est présent dans l'homme. Le symbole n'est pas alors nécessaire pour nous renvoyer à l' «idée », puisque l'homme l'a déjà en lui. 

« Nous avons commencé à voir ici et là-bas. L'irrationnel (transrationnel) nous est donné de manière aussi immédiate que le rationnel ».

Cela rappelle une différence fondamentale de la représentation (et de la relation forme-contenu) que l'on trouve entre les catholiques et les orthodoxes:
• Pour les catholiques, la statue -> rappel que la sainteté existe « quelque part ».
• Alors que pour les orthodoxes, l'icône est sainte -> présence de la sainteté dans l'icône même.

Chez les futuristes le mot serait comme l'icône orthodoxe; à l'intérieur du mot se trouve la présence irrationnelle. La forme et le contenu fusionnent car le mot est l'émanation tangible de l’irrationnel, au même titre que l'icône.

V. Les débuts du formalisme

L' « ОПОЯЗ»

Šklovskij, l'un des défenseurs de la langue « заумь », cherche à donner au futurisme une justification scientifique. Il veut bâtir une théorie de la critique littéraire, une science de la littérature qui repose sur la forme littéraire et sur ses réflexions sur les propriétés du langage.

En 1916, il fonde avec Ejxenbaum l' ОПОЯЗ (Общество изучения поэтического языка: Société pour l'étude de la langue poétique), très vite ils seront rejoints par Tynjanov et Tomaševskij. Entre 1916 et 1917, ils publient deux Recueils sur la théorie de la langue poétique.

La même année (1916), Šklovskij publie «Potebnja » article dans lequel il propose la création d'une poétique scientifique et la distinction entre la langue poétique (artistique) et prosaïque.

Le « Cercle linguistique de Moscou »

En 1915, à Moscou, un autre groupe est fondé: « Le cercle linguistique de Moscou ». Dirigé par le jeune linguiste Roman Jakobson (amateur éclairé de poésie), Bogatyrev et Vinokur le rejoignent.

Les échanges entre le « Cercle linguistique de Moscou » et l'ОПОЯЗ deviennent rapidement très importants, une véritable osmose se produit!

BIBLIOGRAPHIE

·      FAUCHEREAU S.: Moscou 1900-1930, Fribourg : Office du Livre, 1988.

·      LANNE J-C., «Le futurisme russe», in ETKIND E., NIVAT G., SERMAN I., et STRADA V., (dir.), Histoire de la littérature russe, Paris : Fayard, 1987, p. 562-595.

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