Accueil | Cours| Recherche | Textes | Liens


Section de langues slaves, option linguistique // Кафедра славянских языков, лингвистическое направление


Лев Петрович Якубинский (1892-1945)

Univ. de Lausanne, Faculté des Lettres

Section de langues slaves, Option linguistique

Année 2010-2011,

Prof. Patrick SERIOT / Anastasia FORQUENOT DE LA FORTELLE

Séminaire de licence / Bachelor-3 / Master

(automne 2010, le mardi de 15 h à 17 h, salle 5093)

Forme et contenu dans la culture russe

COMPTE-RENDU DE LA SÉANCE DU 9 NOVEMBRE 2010 par Carlotta Jaquinta:

Langue poétique et langue prosaïque

La polémique entre Šklovskij et Potebnja : contre la fonction cognitive de l’art

Au XIX siècle, l’importance de la notion de héros est conditionnée par la fonction cognitive qu’on attribue à l’art : on considère que la littérature est un instrument de connaissance et qu'à travers la classification des héros on accède à la compréhension de la structure de la société.

La théorie de la poésie en tant que pensée par images

Šklovskij attaque cette fonction cognitive de l’art : il critique Potebnja et sa vision de la poésie. Le formaliste considère que dans sa conception de la poésie Potebnja surestime le rôle de l’image au même temps qu’il sous-estime la forme externe. Potebnja définit la poésie comme une mode de pensée et de connaissance qui se fait par images. Šklovskij objecte que les images qui constituent l’art sont presque immuables car elles sont simplement la reprise d’images utilisées par d’autres auteurs. Donc, si l’art est composé de ces pensées par images, il n’y a ni l'évolution de l’art dans le temps ni la différentiation de l’art selon les diverses cultures puisque les mêmes images traversent toutes les cultures et toutes les époques.

La théorie de l’image poétique

La fonction cognitive et utilitaire de l’image chez Potebnja

D’après Potebnja, les images servent à l’explication de l’inconnu par le connu : l’image est quelque chose de simple qui permet la compréhension de quelque chose de plus compliqué et moins explicite (ex : abat-jour et pastèque).

Šklovskij reproche à Potebnja de ne pas faire la distinction entre langue poétique et langue prosaïque (ou quotidienne). D’après lui, il faut distinguer l’image prosaïque, qui a comme but la connaissance, de l’image poétique qui n’est nullement utile à la connaissance : l’image poétique est une désignation insolite d’un objet connu et n’aide donc pas à la compréhension de ceci mais a uniquement la fonction de le mettre en relief. Si pour Potebnja l’image est l’essence même de l’art, pour le formaliste elle est seulement un moyen de créer l’impression la plus forte, en d’autres mots, elle sert à rendre les choses plus sensibles au lecteur. C’est en effet à travers la perception du lecteur que le texte acquiert son caractère artistique. Sˇklovskij donne en exemple deux types d'images (voir les diapos) où la métonymie construit une image prosaïque, en instaurant un lien direct avec l’objet représenté et en facilitant la reconnaissance de ce dernier. Tandis que la métaphore construit une image poétique: elle représente une perception particulière de l’objet  n’aidant pas à la compréhension de ceci mais, au contraire, le chargeant d’une signification particulière qui permet au lecteur de percevoir la chose de façon inhabituelle.

Selon Šklovskij, Potebnja se trompe doublement : premièrement l’essence de l’art n’est pas l’image et, deuxièmement, la fonction de l’image poétique n’est pas cognitive. D’après lui, la particularité de la poésie ne réside pas dans la création d’images poétiques mais plus généralement dans le traitement de la matière verbale. L’image poétique est juste un moyen technique parmi d’autres qui n’est, donc, pas indispensable à la poéticité du texte.

Principe de l’économie des forces vives comme loi et but de l’art

D’après Potebnja et Ovsjaniko-Kulikovskij, la poésie est un mode de pensée par images qui donne une certaine économie d’énergie intellectuelle. Selon VeselovSKij, cette même économie intellectuelle  permet de « fournir le maximum de pensée dans le minimum des mots ».

Cette idée de l’économie des forces vives est puisée chez Spencer (philosophe du XIX siècle défenseur de la théorie évolutionniste) et Avenarius (philosophe très connu en Russie à partir du XX siècle, fondateur d’une théorie épistémologique qui refuse le dualisme entre psychique et physique) qui ont fait des études sur les notions de langue et d’art.

Les lois de l’automatisation

Šklovskij critique ce principe de l’économie des forces vives en affirmant qu’il est vrai seulement dans la langue prosaïque. Dans le quotidien, l’habitude amène inconsciemment à une automatisation du lien entre la forme et le contenu qui fait que nous ne voyons plus les choses en tant que telles mais que nous les reconnaissons seulement par leur surface: « dans le processus d’automatisation on a une économie maxima des forces des perceptions » qui fait que la chose perd son essence et nous est reconnaissable seulement par son apparence.

Le but de l’art est justement celui de lutter contre cette lois d’automatisation de la vie en retransmettant la sensation de la chose : la perception ne doit pas se limiter à une simple identification comme dans le langage prosaïque mais doit, au contraire, être une vision plus profonde de la chose qui permet de ressentir son essence. L’art a donc comme but la perception elle-même : le langage poétique permet d’effacer l’automatisme du lien entre la forme et le contenu  en redonnant à l’objet sa substance.

Défamiliarisation

Le procédé de défamiliarisation (ostrannenie > stranno, ou ostranenie > storona) est ce qui permet de donner l’impression de la chose comme d’une chose existante et non comme une simple reconnaissance. En sortant de ses associations habituelles, l’objet est extrait de l’automatisme de la perception et acquiert une valeur sémantique plus profonde. Par cette technique le poète donne un sens nouveau à la chose en la transformant en un élément artistique. La défamiliarisation est à la fois le fondement de l’art et du procédé artistique et le procédé lui-même.

L’exemple de Tolstoj : d’après Šklovskij, Tolstoj accomplit la défamiliarisation de la chose avec une technique descriptive particulière. Au lieu de nommer la chose connue, il la décrit comme si on la voyait pour la première fois et lui redonne ainsi son « essence ».

L’exemple de l’art érotique :  l’art érotique (exemples puisés dans des textes littéraires, dans le folklore etc. ) procède de la défamiliarisation (le biais de la métaphore) afin de rendre la réalité plus sensible. 

Discussion autour de la notion de « langue poétique » : Šklovskij et Jakubinskij

À la base de la notion de langue poétique se trouvent l’OPOJAZ (1916-17) et le Cercle linguistique de Moscou (1915).

Les précurseurs des formalistes

Potebnja est l’un des précurseurs des formalistes : il distingue la prose de la poésie qu’il considère  comme une langue à laquelle s’ajoutent des images.

Un autre inspirateur des formalistes est Alexandre Veselovskij (1838-1906), grand intellectuel russe qui s’oppose au romantisme. Il s’intéresse aux sciences exactes auxquelles il s’inspire pour ses recherches dans le domaine de l’art: il veut appliquer aux études littéraires la méthode scientifique. Son procédé consiste dans la recherche des traits formels, du constant, qui permet de comparer les œuvres littéraires d'une façon précise. Dans sa thèse sur les œuvres épiques slaves et occidentales, il compare les œuvres en se basant uniquement sur la matière textuelle: d’après lui, l’étude de la littérature doit se fonder sur des critères objectifs qui laissent de côté tout ce qui est externe à l’œuvre. La notion de littérature recouvre pour lui l’ensemble des œuvres artistiques, qu’elles soient écrites ou orales. Il considère l’œuvre comme un objet autonome qui se trouve hors de la conscience. Il faut donc l’étudier en considérant seulement ses traits formels et en laissant de côté l’idéologie et les analyses phénoménologiques.

D’après Veselovskij, les traits formels qui constituent l’œuvre littéraire sont le schéma et les formules poétiques. Il considère la langue comme un phénomène collectif préexistant à l’individu. Ce dernier se limite, donc, à combiner et manipuler ces formules données pour exprimer un nouveau contenu. La langue poétique est donc pour Vesselovskij un de ces traits constant qui permet la comparaison objective de l’œuvre littéraire.

Au contraire de Potebnja qui considère la littérature comme une activité, Vesselovskij pense qu’elle est un phénomène statique, pétrifié, composé de la somme des ouvrages littéraires.

Une troisième source de l'inspiration des formalistes est la théorie de la langue de Baudoin de Courtenay. Ce linguiste affirme que la langue est une activité langagière, un phénomène psychologique, physiologique et social qui a une finalité précise. Il refuse donc la notion de langue préexistante et introduit l’idée de création qui attire les futuristes. Dans sa réflexion sur le fonctionnement de la langue, il s’intéresse en outre à la question du rapport entre forme et contenu : est-ce la forme qui crée le contenu ou le contenu qui crée la forme?

La théorie de la langue poétique des formalistes est donc nourrie par Potebnja, Vesselovskij et Baudoin de Courtenay qui posent les bases de la discussion autour de cette notion.

La notion de langue poétique dans l’OPOJAZ

Sˇklovksij et Jakubinskij constituent le noyau de l’OPOJAZ.

Jakubinskij reprend la notion de langue comme activité de Baudoin de Courtenay et y ajoute la notion de finalité: la langue pratique a comme but la communication, tandis que la langue poétique a une visée artistique. Cette dernière est à son tour hétérogène et acquiert des formes diverses  en fonction de son objectif: il y a donc une interdépendance entre le contenu sémantique, émotionnel du poème et sa forme sonore. Pour Jakubinskij il n’y a donc pas d’opposition pure entre langue prosaïque et langue poétique : tout dépend de l’usage qu’on fait de la langue, de l’intention, de la finalité qu’on veut atteindre à travers elle (langue scientifique, émotionnelle, pratique, poétique). Dans sa théorie, déjà, on retrouve les débuts du fonctionnalisme.

À un certain moment Šklovksij se détache de Jakubinskij et abandonne l’étude de la langue poétique, tandis que Jakubisnkij va au bout de ses recherches sur cette notion.

Entre 1916 et 1923 la notion de langue poétique se modifie constamment : plusieurs articles consacrés à cette notion constituent un débat autour de ce concept qui est loin d’être un phénomène homogène. À travers les nombreuses publications dédiées à la question de la « langue poétique » on lit l’histoire de la composition d’une notion. La muabilité constante de cette notion mène à une inévitable ambiguïté autour des termes de langue poétique et langue prosaïque qui rend problématique la compréhension des théories formalistes à ce propos.

Retour à la présentation des cours