Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
-- Patrick SERIOT : «Pentecôte scientifique et linguistique spontanée (Un projet soviétique de langue universelle du communisme)», Etudes de Lettres (Lausanne), oct-déc. 1988, p. 21-33.
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Si les projets de langue universelle appartiennent en Occident à une époque révolue, en URSS en revanche la «création de langue» est un projet épistémologiquement licite. On examine ici les fondements philosophiques et idéologiques d'un projet de langue universelle du communisme publié en 1968 à Moscou: l'entreprise n'est possible qu'au prix d'une conception substantialiste du propre de la langue, d'un refus de la définition saussurienne d'une matérialité négative des unités.
«La métaphore aussi mérite qu'on se batte pour elle» (M. Kundera: La Vie est ailleurs).
Lors du IIe Congrès de la Première Internationale, qui se tint à Lausanne du 2 au 8 septembre 1867, fut adoptée une résolution où pour la première fois, semble-t-il, était formulé un rapport explicite entre un programme de luttes sociales à l'échelle mondiale et le problème de la langue parlée par les prolétaires à cette même échelle:
"Le Congrès est d'avis qu'une langue universelle et une réforme de l'orthographe seraient un bienfait général et contribueraient puissamment à l'unité des peuples et à la fraternité des nations" (Procès-verbaux du Congrès de l'Association Internationale des travailleurs réuni à Lausanne du 2 au 8 sept. 1867, La Chaux-de-Fonds, 1867, p. 52).
Ce souhait d'une langue universelle des travailleurs, maintes fois formulé comme un regret que la multiplicité des langues soit une entrave à la communication et à l'union des organisations syndicales ouvrières des différents Etats, n'était alors que la variante «de gauche» d'une problématique fort répandue en Europe à la fin du XIXe siècle: celle qui incitait à penser que bri-
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ser les barrières de langue suffirait à instaurer sur la Terre la paix et la concorde entre les hommes; l'emploi des mêmes mots devait signifier la fin des malentendus. Cet extraordinaire mouvement de «logophilie» (1), marqué par la création de centaines de langues artificielles de 1850 à 1930 environ (2), n'a pas résisté aux bouleversements politiques et militaires du XXe siècle.
Il est néanmoins un pays où le projet de créer une langue universelle a été et est encore à l'heure actuelle épistémologiquement licite: l'URSS.
Dans le cadre de ce qu'on appelle «l'édification linguistique» (jazykovoe stroitel'stvo), une politique volontariste de gestion des langues a été mise en uvre par les dirigeants dès les premières années du nouveau régime (cf. Carrère D'Encausse-87, 1re et 4e parties; Glyn Lewis-72). Le problème national et le débat sur la nature de la nation avaient été au centre des divergences entre les bolcheviks, qui avaient comme acte de foi internationaliste que la révolution socialiste devait entraîner un dépérissement des nations, et les austro-marxistes comme Otto Bauer, qui entendaient conserver les nations et les langues nationales dans le socialisme. Une question, néanmoins, à laquelle les dirigeants bolcheviks n'avaient pas donné de réponse univoque est celle du dépérissement des langues nationales: doit-il aller de pair avec celui des nations? Ce sont deux ouvrages de J. Staline qui contiennent le plus d'indications à ce sujet: Le Marxisme et la question nationale (1913), et surtout La Question nationale et le léninisme (1949). Dans ce dernier ouvrage Staline explique que la victoire mondiale du socialisme (et non l'étape du socialisme dans un seul pays) sera marquée par la fusion de toutes les langues en une langue universelle, qui ne sera pas une des langues existantes (donc pas le russe), mais une langue totalement nouvelle (Staline-49, pp. 348-349; cf. également son discours de clôture au XVI* Congrès du Parti en 1930).
Ainsi, si la victoire du socialisme doit coïncider avec l'instauration d'une langue universelle pour une humanité définitivement débarrassée de ses divisions, il reste à savoir par quelles voies on parviendra à cette langue universelle, à quelle étape de la transformation révolutionnaire du monde.
Au cours de l'histoire de l'Union Soviétique différentes solutions ont été envisagées:
— la guerre des langues: une langue, plus forte que les autres, absorberait les autres plus faibles (c'est la position toute darwiniste de A. A. Bogdanov, le théoricien du Proletkult, par exem-
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ple, qui préconisait que les prolétaires de tous les pays étudient l'anglais);
— le parfait en langue: une langue totalement nouvelle serait créée, que ce soit l'espéranto prolétarien (années 20), un croisement des langues existantes (N. Ja. Marri, ou une synthèse scientifique des langues;
— la meilleure des langues: cette troisième période serait un retour à la première, mais cette fois en s'appuyant sur une argumentation portant sur la valeur hiérarchique de la langue: le russe serait intrinsèquement supérieur aux autres langues (cf. Seriot-83, 84, 86).
Ces différents types de projets sont en rapport étroit avec l'évolution de la théorie de la nation comme avec la gestion politique du problème des nationalités. Néanmoins ils sont loin d'en être le reflet direct: il y a une autonomie certaine des projets de langue planétaire du communisme triomphant.
C'est pourquoi je voudrais examiner ici d'un point de vue linguistique un projet de langue universelle du communisme, paru à Moscou en 1968: E. Svadost: Kak vozniknet vseobschij jazyk? [Comment prendra naissance la Langue universelle?] publié à Moscou par l'Institut de philosophie de l'Académie des Sciences de l'URSS.
Quelles étaient, dans l'URSS de 1968, les conditions de possibilité d'un discours sur la langue universelle? Pourquoi un projet de création de langue y était-il recevable, alors qu'il ne saurait en être question à la même époque en Europe occidentale?
Je voudrais chercher dans l'argumentation interne de l'ouvrage une réponse à la question suivante: qu'est-ce que la langue, pour qu'on puisse former le projet d'en créer une de toutes pièces?
I. Une prise de parti idéologique sur la langue
1.1. Internationalisme vs nationalisme
Bien que publié en 1968, le livre de Svadost n'est certainement pas caractéristique de la période «brejnévienne». Il y est envisagé une langue internationale neutre, une langue «de l'humanité tout entière» (obschechelovecheskij), qui ne soit le bien d'aucun peuple, qui ne donne à aucun peuple une quelconque suprématie sur les autres (p. 166). L'espéranto est explicitement critiqué pour
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son caractère trop délibérément occidental et européocentriste (p. 136), mais on y peut voir également une attaque contre la théorie des «langues zonales» mise en avant par Staline en 1950: à une étape intermédiaire de l'instauration du communisme devrait correspondre un ensemble de langues qui serviraient chacune de moyen international de communication de certaines zones de la planète.
Le livre de Svadost, néanmoins, est en 1968 déjà un combat d'arrière-garde: dans la préface, le philosophe M.D. Kammari prend beaucoup de distance par rapport au projet de Svadost, et n'exclut pas que la future langue mondiale soit une langue nationale déjà existante, qui remplit déjà, sur une échelle plus ou moins vaste, une fonction de communication internationale. Sans jamais nommer explicitement le russe, M.D. Kammari envisage comme «perspective réaliste immédiate la promotion et la diffusion de certaines langues «zonales» des nations socialistes [...] et peut-être le choix de l'une d'entre elles pour jouer le rôle de langue mondiale» (p. 5).
Il semble que le livre de Svadost se situe à une époque-charnière, où une problématique internationaliste cède le pas à une conception plus pragmatique d'une nation supérieure aux autres, dont, par voie de conséquence, la langue est également supérieure. L'enjeu est bien alors une réinterprétation des thèses de Staline et des anti-marristes de la «discussion de 1950», et se pose à nouveau le problème de la place de la nation dans le socialisme.
1.2. Unité vs division
Svadost reprend à son compte un thème récurrent dans les réflexions sur l'histoire des rapports des hommes à leur langue: la multiplicité des langues est un malheur, un fardeau (p. 30), tout en lui donnant une note nettement utilitariste: le multilinguisme (mnogojazycie) est inutile à la société (p. 123), apprendre des langues étrangères représente une perte de temps et d'énergie (p. 178).
Le rejet du multiple, la valorisation de l'unité sont les thèmes principaux lui permettant d'opposer les pays «bourgeois» et les pays «socialistes»: les langues des nations bourgeoises, divisées en classes, ne peuvent pas être unifiées (p. 222). En revanche, la future langue universelle ne pourra pas éclater en dialectes, car rhumanité future sera unie (p. 234) : le morcellement, la désu-
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nion, la séparation, traits caractéristiques de la période capitaliste, n'auront pas d'existence sous le socialisme.
Ce qui frappe ici est que le trait mis en avant pour caractériser le socialisme ne soit ni économique ni politique ni social, mais de nature éthique et psychologique: l'unanimisme. Ainsi, Svadost, passant en revue la grande variété des projets des «interlinguistes bourgeois», écrit que le manque d'unité de ces projets ne fait que refléter l'absence totale d'unité idéologique et politique des pays bourgeois (p. 151).
1.3. Le parfait de langue
Si, pour Svadost, aucune langue nationale ne mérite d'être la langue universelle du communisme, ce n'est pas uniquement par souci de ne pas choquer les susceptibilités nationales. A la base se trouve un jugement sans appel: les langues naturelles sont imparfaites, ambiguës. C'est pourquoi il fait appel aux grammaires générales du 17e s. (celle de Port-Royal en particulier - p. 71) et aux idées de Descartes, Leibniz et Locke (chap. «De l'imperfection des mots», dans An Essay Concerning Human Understanding, 1690) pour apporter un fondement philosophique à l'entreprise de création de langue («jazykotvorcestvo»): si les langues étaient parfaites, c'est-à-dire si elles permettaient un accord sur le sens des mots, la science deviendrait adéquate à son objet: le réel (P. 53).
La litanie des reproches adressés aux langues n'a pas de quoi surprendre, elle ne diffère en rien de celle de l'époque classique: la polysémie (p. 34) et l'homonymie (p. 53) sont les deux maux qui font obstacle à la communication directe. Mais ici l'ascèse verbale est poussée à son paroxysme, puisque Svadost s'en prend non seulement aux redondances (p. 111), mais aussi à tous les outils grammaticaux qui ne sont pas directement référentiels. Il est, ainsi, hostile à l'article des langues analytiques (p. 112), qui «n'exprime rien» (affirmation typique des projets dont les auteurs ont une langue maternelle qui ne connaît pas les articles), comme à l'expression du genre grammatical ou à la triple expression du nombre, à la fois dans l'adjectif, le substantif et le verbe (par exemple en français ou en allemand).
Dans les langues il y a inadéquation entre le nombre de mots et le nombre de concepts. Ainsi, le français a trop de terminaisons verbales, le russe se caractérise par une trop grande richesse synonymique: selon Svadost, il n'y a «aucune différence» entre les verbes «stixnut'», «zatixnut'» et «utixnut'» (p. 176); mais
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l'idéal de Svadost n'est pas seulement une ascèse verbale, puisqu'aussi bien les langues manquent de mots: le russe n'a pas un verbe simple pour signifier «skier» (il utilise une locution: «kata'sja na lyzhax»), il faudrait un participe futur. De même toutes les langues, y compris le russe, ont un système de dérivation insuffisant, qui est «toujours en retard sur le mouvement de la pensée humaine, elle-même à la recherche de formes adéquates d'expression» (p. 45).
Tout comme la création de langue, la perfection en langue est un objectif licite de travail d'une linguistique «progressiste». Svadost repousse l'idée des espérantistes selon lesquels il faut d'abord répandre une langue internationale, et ensuite la perfectionner: pour lui seule la perfection est le garant du succès de la langue universelle (p. 142).
La langue parfaite est donc l'image inversée des défauts des langues: concrète, concise et univoque, elle doit se caractériser par une extrême différenciation lexicale, permettant de dire le tout (cf. plus loin).
1.4. L'intervention consciente
Svadost part du principe qu'il n'existe pas de «langues naturelles»: selon lui toutes les langues sont des productions «artificielles». Certaines d'entre elles ont une «évolution non contrôlée» (stixijno razvivajuschiesja jazyki, p. 39), ou bien encore sont «le résultat d'une évolution» (jazyki èvoljucionnogo proisxozhdenija, p. 213). C'est un des points où dans son livre Svadost reconnaît une parenté de vues avec N. Ja. Marr. Pour ce dernier également «les langues ne sont pas un don de la nature, mais une création artificielle» (Marr, 1933, p. 398).
Mais Svadost aborde là un sujet délicat, dans un domaine qui est en URSS extrêmement contradictoire. Il n'est que d'ouvrir la Grande Encyclopédie Soviétique de 1951 à l'article «langues artificielles (iskusstvennye jazyki, t. 18) pour y trouver une condamnation sans appel:
L'idée de langue universelle, commune à l'humanité tout entière, est en soi utopique et irréalisable. Les langues artificielles ne sont que des succédanés des langues vivantes; leurs projets ont un caractère cosmopolite et sont, de ce fait, viciés dans leur principe.
En 1968 néanmoins, Svadost, et ce n'est pas là un des moindres paradoxes de la réflexion sur la langue en URSS, peut se per-
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mettre de faire appel à des citations de différentes époques historiques pour conforter sa théorie. C'est ainsi qu'il cite Hugo Schuchardt, pour qui il n'y a aucune différence fondamentale entre les langues dites naturelles et les langues artificielles, ces dernières, créées délibérément, offrant souvent de meilleurs moyens d'expression (Schuchardt-1904, p. 380). Mais, et là encore sa réflexion se rapproche de celle de Marr, c'est à Gorki qu'il emprunte une réflexion sur la langue faisant implicitement de celle-ci une superstructure:
II me semble que nous, les hommes, sommes en droit de dire: tout ce que nous appelons «culture», cette «seconde nature» qui est créée par notre science, notre technique et notre art, en un mot tout ce qui nous différencie des animaux, tout cela est «artificiel». Il est naturel à l'homme, pour autant qu'il est un animal, de laper, ou de boire dans le creux de la main, de vivre nu, de pousser des rugissements, mais absolument pas naturel d'inventer Prométhée, Faust ou Don Quichotte. Nous vivons tous dans des maisons, des villes, parmi des objets fabriqués par la force de notre raison, de notre imagination et de notre volonté pour que la vie nous soit plus facile et plus agréable. Si les hommes prennent conscience qu'il leur est nécessaire de parler tous la même langue, cela aussi se fera. [...] Il est temps que l'homme se mette en tête qu'il peut tout (Gorki, 1928).
Svadost propose alors une échelle d'artifïcialité des langues: au 1er degré on aurait les langues non écrites et les dialectes des langues nationales, un 2e degré serait constitué par les langues normatives nationales, un 3e serait celui des projets de langues «construites» sur la base des langues existantes (langues a posteriori), et enfin le dernier degré, supérieur, serait celui des langues «construites» sans aucun lien avec les langues existantes, créées sur la base philosophique du classement des concepts et de la symbolique des lettres (langues a priori) (p. 219).
C'est ce système de valeurs qui fonde la mise en pratique du projet de Svadost. Ce projet repose sur l'idée d'une disparition (izzhivanie) progressive du multilinguisme (p. 147). Mais cette disparition, dans les conditions particulières créées par le socialisme, ne sera pas le fruit d'un volontarisme: la langue internationale ne sera pas imposée d'en haut, la perfection de cette langue entraînera l'adhésion et l'implication des «masses populaires» (p. 147). Il ne faudrait pas voir là néanmoins la trace d'un quelconque spontanéisme: les linguistes sont là pour «changer la langue» (p. 257), ce sont des savants en langue qui créeront la future
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langue du communisme (p. 148). Il existerait ainsi une «linguistique socialiste», ou «linguistique progressiste» (p. 72), caractérisée par l'intervention consciente des savants (soznatel'naja peredelka, p. 166), mais «sous contrôle des peuples» (p. 136). Les modalités pratiques de ce contrôle des peuples, cependant, ne sont guère explicitées. Une chose est sûre, le laissez-faire passif est condamné: l'intervention consciente est le critère d'une attitude scientifique envers la langue (p. 132). Par conséquent, des linguistes comme A. S. Chikobava, qui admettent l'idée d'une langue universelle future mais refusent la moindre intervention dans le processus (Chikobava-50) sont supposés être de mauvais marxistes (p. 193, 196). Pour Svadost, la langue universelle doit être préparée dès avant la victoire mondiale du communisme, et pour ce faire les linguistes doivent chercher dans les langues actuellement existantes la «matière première» (syr'ë) pour une «langue unique de l'humanité unie» (p. 148).
C'est sans doute là que les concordances avec les idées marristes se font le plus sentir: le moteur de l'évolution des langues, selon Svadost, est le fait que la forme, dans chaque langue, est perpétuellement en retard sur le contenu, qui, lui, est toujours en progrès. Le rattrapage partiel de la non-correspondance entre la forme et le contenu est le moteur de révolution des langues. Mais ce décalage est une contradiction, qui ne peut être résolue que par un «saut-révolution», non dans les langues existantes, mais dans le langage en général. Ici les critiques de Svadost s'adressent bien sûr à Saussure en premier lieu, mais, semble-t-il, également aux raisonnements antimarristes du début des années cinquante et à leur «non-interventionnisme». Svadost fait également allusion aux langues «zonales» dont parlait Staline, en indiquant que même dans l'étape intermédiaire du socialisme, l'évolution des langues zonales ne peut se faire sans contrôle et intervention de la société en général et des linguistes en particulier (p. 197).
Le plus paradoxal, néanmoins, à mon sens, est la problématique du sujet parlant qu'implique le projet de Svadost. Une des justifications du projet est le long exposé des désirs frustrés d'expression des poètes, des traducteurs: toujours les mots manquent... Même dans une pratique scientifique «collective» (s'opposant aux tentatives individuelles de création de langues en pays capitalistes), c'est toujours un «moi» qui est source de représentation et de désir d'«expression». Bien loin que, comme chez E. Benveniste, ce soit «dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet» (Benveniste-66, p. 259), on a toujours ici
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une lutte qui met aux prises le sujet parlant et l'objet langue, un sujet parlant qui n'est pas sujet d'énonciation mais sujet-individu libre: dans ce modèle psychologisant, l'activité «créatrice» du sujet individuel est posée comme antérieure au langage. L'idéal affirmé de l'homme «maître de la langue» (xozjain jazyka, p. 117) sous-tend une idéologie de liberté absolue de l'esprit humain et une surdité totale aux mécanismes d'assujettissement idéologique.
2. L'argumentation technico-linguistique
2.1. La synthèse scientifique
Si Svadost se rapproche de certaines idées de Marr, concernant notamment la nécessité d'une intervention volontaire sur la langue, thèse qui prend appui sur une conception superstructurelle du propre de la langue, il s'en écarte résolument quant aux formes que doit prendre la formation de la langue universelle future. Selon Marr cette dernière devait être le produit de la fusion et du croisement de toutes les langues existantes; pour Svadost les langues meurent mais ne se croisent pas (p. 206). Il propose donc un principe: la synthèse scientifique des langues (p. 256). Arguant du fait que les langues sont essentiellement faites d'emprunts (pp. 231 à 233), il estime qu'il est possible de forger une langue nouvelle à partir d'éléments empruntés aux langues existantes. Ces emprunts seraient adaptés pour former «un tout organique». La langue universelle serait alors plus «homogène» que les langues «de type évolutionniste». Or Svadost est à l'évidence plus philosophe que linguiste: le matériau de base de la langue est pour lui essentiellement le lexique, ce qui confère à la fonction de nomination le but premier du langage. C'est pourquoi il s'étend si longuement sur les critères de sélection du lexique. Il faut tenir compte, selon lui, des «qualités de la langue à laquelle on emprunte» (critère de «progrès» en langue), et des «apports d'un peuple au développement de la civilisation mondiale». Mais la tonalité générale reste fort internationaliste: le matériau de base de sa construction est «le maximum de langues» (p. 234), dont on utilise «le meilleur».
Ce type de raisonnement, si courant dans la linguistique pré-saussurienne, n'est possible qu'à condition de s'en tenir à une conception atomiste de la matérialité de la langue, de ne pas reconnaître l'autonomie de chaque système, une matérialité qui
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n'est pas de l'ordre de la substance, mais de la valeur («dans la langue il n'y a que des différences», Saussure, p. 166).
2.2. La remotivation du signe
En opposition explicite à ce qui est, selon nous, la plus grande découverte saussurienne, chez Svadost le concept d'arbitraire du signe est dissocié de celui de valeur: il sert à justifier la possibilité pour le sujet parlant de faire dépendre de sa volonté personnelle le choix de la forme exprimant tel ou tel signifié ou inversement le choix de tel signifié pour telle forme. Ce principe fondant la possibilité d'une activité métalinguiste une fois admis, le reste de l'argumentation consistera à fonder une remotivation du signe: si les langues naturelles sont imparfaites, c'est que leurs éléments, mêlés en un système illogique de dérivation, ne parlent pas d'eux-mêmes. Au contraire, une langue artificielle universelle sera organisée logiquement, et à une classification rigoureusement logique des concepts correspondra une dérivation transparente. Ce mariage des conceptions de Leibniz avec un cratylisme explicite permet à Svadost de justifier son refus systématique de toute métaphore (en particulier de l'emploi dans la langue scientifique de métaphores de la vie quotidienne). Dans cette langue idéale, dont l'ambiguïté éventuelle serait toujours en droit réductible, aucun glissement de sens, aucune polysémie, aucune opacité n'est permise: langue sans reste, sans autonomie, sans frontière, elle ne peut être qu'une taxinomie, une langue adamique, un reflet direct.
2.3. Une langue pour dire le tout
L'idéal de parfaite bi-univocité entre les idées et les phrases, entre les concepts et les mots implique l'existence «réaliste» d'idées claires et complètes. La langue de Svadost est une langue de philosophe: avant tout nomenclature, inventaire, classement, elle doit pouvoir dire le tout. Elle présuppose donc des universaux sémantiques, qui n'ont plus grand rapport avec l'idée de synthèse scientifique des langues existantes. Cet idéal d'une langue congruente, ce rêve d'une écriture adéquate révèle le désir de produire une totalité, un ensemble clos mais exhaustif, sans discordance et sans ambiguïté, sans ratés, sans manques et sans flou.
Svadost appelle de ses vux comme «conquête grandiose de l'humanité progressiste une langue universelle dont le lexique terminologique correspondrait à chaque moment historique à la quantité de concepts ayant des définitions exactes et obligatoires
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pour tous» (p. 54), où l'on pourrait aussi garder une réserve de combinaisons de lettres pour désigner des réalités qui sont encore à découvrir.
Comme toujours dans ce type de réflexion, un des critères de perfection de la langue idéale sera l'expression formelle des deux faces d'une alternative d'ambiguïté. Svadost reprend un exemple classique, celui qu'en termes de constituants immédiats on noterait SN (N1 N2): fr. «le livre du père», russe «kniga otca», espéranto «la libro de la patro». Le rapport de détermination exprimé par le génitif du N3 est ambigu: il peut s'agir du livre écrit par le père, appartenant au père, envoyé par le père, etc. Svadost, dans une réflexion qui annonce celle de Fillmore, propose d'inventer un ensemble de prépositions particulières rendant compte de tous les sens du génitif. On voit combien c'est le système agglutinant qui, implicitement, est l'idéal envisagé: chaque idée, chaque relation doit pouvoir être exprimée par un atome lexical directement lisible. Autrement dit on aurait une langue faite de seuls lexèmes. Les «mots outils», parce que non directement référentiels, sont à éliminer.
Sans insister sur une éventuelle pasigraphie (notation universelle des concepts à l'aide de lettres), Svadost donne pour tâche à la linguistique du socialisme (p. 261) la création d'un alphabet parfait pour une langue parfaite: l'alphabet latin, par exemple, est imparfait car il n'a pas de signe pour différencier a priori les voyelles et les consonnes. Svadost, en un étrange art poétique, propose alors des lettres rondes pour les voyelles et carrées pour les consonnes...
2.4. Logique et esthétique
Fidèle lecteur de Leibniz, Svadost est partisan d'une symbolique des lettres avec une alternance de voyelles et de consonnes, arguant de critères d'esthétisme et de facilité de prononciation. Rappelons que cet idéal de syllabation ouverte (langue qui n'admet pas les séquences de consonnes) était déjà réalisé dans la première langue logique de Leibniz, mais aussi que la tendance à la syllabation ouverte et l'exclusion plus ou moins totale des groupes de consonnes, même initiaux, sont des traits saillants des glossolalies, quelle que soit la langue maternelle des locuteurs. Ils sont également dominants dans le langage enfantin ou dans les régressions pathologiques (cf. sur ce point Yaguello-84, p. 126).
S'il faut chercher une originalité du projet de Svadost, qui doit tant à ses lectures des philosophes rationalistes occidentaux,
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on la trouvera dans ses considérations esthétiques: la langue universelle du communisme doit être non seulement rationnelle (comme dans l'interlinguistique «prémarxiste», p. 71), mais encore expressive, émotionnelle, poétique. Il pourra même y avoir des éléments familiers «illogiques» dans cette langue «rationalo-émotionnelle» (p. 42). Critiquant l'impossibilité d'avoir des rimes masculines dans la poésie en espéranto, il propose l'élaboration d'une nouvelle branche de la linguistique: la «phonologie critique» (p. 261), dont le but est de découvrir, à l'aide de «machines», les «lois de beauté des sons» (blagozvuchnost').
Conclusion
On peut se demander quel est l'univers épistémologique de la linguistique spontanée de ce philosophe. Il nous semble qu'il appartient à la linguistique présaussurienne, au réalisme métaphysique des universaux. Ce projet ne tient qu'au prix de la perte du «réel de la langue» (au sens de J.C. Milner), cet arrière-plan, ce «système», impensable en termes de substance ou d'intuition, qui seul permet de poser le problème de la délimitation des unités.
Quant à la mystique de l'unité retrouvée, de la communion dans la communication, elle ne peut que rappeler les utopies classiques d'arrêt de l'histoire pour une humanité définitivement débarrassée de ses divisions et de ses antagonismes. On ne pourra alors que rappeler qu'«il n'existe pas de thérapeutique du signe qui puisse résoudre un conflit idéologique, tout simplement parce que la confusion des signifiés, le malentendu réciproque entre des discours nés de situations historiques spécifiques ne sauraient être des ratés dans le fonctionnement du langage, mais en sont au contraire une dimension constitutive» (Haroche-Maingueneau-84, p. 285).
NOTES
(1) Au sens que M. Pierssens a donné à ce mot; cf. Pierssens-76. (retour texte)
(2) Cf. Michea-79.(retour texte)
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