Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
Ce texte de 1937 doit être compris comme une polémique contre les théories nazies sur l'origine génétique, ethnique, du «peuple indo-européen». Mais il prend tout son sens sur le fond d'un débat plus ancien et plus large sur l'évolution des langues. En particulier les théoriciens de l'évolution purement génétique, prisonniers de leur métaphore naturaliste, n'avaient pas vraiment résolu le problème de savoir si les langues sont comme des espèces (qui se transforment l'une en l'autre comme on peut dire du mammouth qu'il est «l'ancêtre» de l'éléphant) ou comme des individus d'une même espèce (qui héritent génétiquement des caractères du parent, comme par enfantement de mère à fille, mais il s'agit alors plutôt d'une parténogénèse).
Le modèle de l'évolution par convergence, tout en se maintenant à l'intérieur de la métaphore biologiste, permet de rendre compte de nombreux phénomènes d'emprunt et de contagion, inaccessibles à l'explication strictement génétique.
5. Conclusion
Même s'il est loin de se réduire à cela, le structuralisme des «Russes de Prague» est fortement marqué par un enjeu épistémologique propre aux sciences de la nature dans le dernier tiers du 19e siècle, introduit métaphoriquement en linguistique.
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On aurait pu citer d'autres thèmes de la controverse biologique qui fournit en références l'étagère de la bibliothèque idéale des Russes de Prague qu'on a explorée ici : la contestation «holistique» du darwinisme en Tchécoslovaquie dans les années vingt et trente (cf. Steiner, 1978), l'opposition entre catastrophisme et unitarisme (Natura non facit saltum selon Darwin, alors que pour Berg comme pour Jakobson, mais aussi Marr il y a «des sauts, des paroxysmes»), ou l'opposition «de gauche» au darwinisme en Russie, récusant la lutte pour l'existence au nom du «principe de coopération» (l'anarchiste Kropotkin, puis Lyssenko).
On a pris le parti ici de prendre au sérieux toutes les allusions de Jakobson ou de Troubetzkoy au monde intellectuel non linguistique de leur époque. Les références à J. de Maistre chez Jakobson ne sont pas une coquetterie intellectuelle. Le fait qu'on les retrouve aussi bien dans les textes des années trente que dans les Dialogues… est le signe d'une continuité dans la pensée de Jakobson, pensée qui a survécu aux déplacements dans le temps et entre les continents.
On a vu que, si le structuralisme des Russes de Prague s'inscrit pleinement dans l'air du temps, il n'est pas indifférent à un air du lieu propre à la Russie. Cette notion fort floue d'air du lieu, d'un lieu à la fois dans et hors de l'Europe permet de s'interroger sur les rapports des parties au tout de la science en Europe. Car le structuralisme pragois n'est pas aux marges de la science européenne, il est au contraire en plein centre.
…Enfin on a pu s'apercevoir que les «paradigmes» de Kuhn sont très difficilement applicables à ce type d'objet, à la fois dépendant de l'espace et du temps. Le structuralisme des Russes de Prague fonctionne en un mouvement de va-et-vient, s'appuyant sur une notion antérieure aux néo-grammairiens (l'organiscisme), tout en le niant (cf. l'affirmation que «la linguistique est une science sociale»), comme un tremplin pour aller vers la notion moderne de structure.
NOTES
1- Dans un chapitre qui, notons-le, s'appelle «philosophie occidentale».
3- Sur ce point, cf. Viel, 1984, p. 51 sq.
4- La lecture proposée ici ne se prétend pas réductionniste : Jakobson et Troubetzkoy ne se résument certes pas à une réaction anti-darwinienne. Il s'agit seulement d'une autre lecture, d'un aspect peu exploré, qui mérite d'être pris en considération, et sans lequel notre réception du structuralisme serait incomplète et donc faussée.
5 - Curieusement, la nomogénèse de L. Berg a été critiquée en Union Soviétique en tant que théorie idéaliste, cf. la Grande Encyclopédie soviétique, 3e éd. (1960). Pourtant Berg fut directeur de l'Institut de géographie de l'Académie des Sciences de 1940 jusqu'à sa mort en1950, ayant traversé sans encombre la terreur stalinienne.
6- A cette époque les formulations de Jakobson présentent de nombreuses variantes qui toutes se ramènent à une idée maîtresse : «Dans l'actuelle hiérarchie des valeurs,la question 'vers où?' (kuda?) reçoit une cotation plus élevée que la question 'd'où?' (otkuda?). A la place d'indices génétiques, c'est l'autodétermination qui devient la caractéristique de l'appartenance nationale, l'idée de caste est remplacée par celle de classe; aussi bien dans la vie sociale que dans les constructions scientifiques la communauté d'origine passe après la communauté de fonctions, s'estompe devant l'unité d'orientation conforme à un but. Le but, cette Cendrillon de l'idéologie d'un passé encore proche, est peu à peu réhabilité de partout.» (K xarakteristike evrazijskogo jazykovogo sojuza (Pour une description de l'alliance eurasienne de langues), SW, t. 1, p. 144, texte de 1931).
7- De nomos : loi. Il parle lui aussi d'orthogénèse, qu'il définit comme une «évolution dans une seule direction, et non dans tous les sens» (ibidem, p. 75), s'opposant, là encore, explicitement à Darwin.
8- C'est la théorie de la «récapitulation» du naturalisme allemand E. Haeckel (1834-1919).
9- «Ne parlons donc jamais de hasard ni de signes arbitraires». Cette citation des Soirées de Saint-Pétersbourg est fréquente dans les textes de Jakobson des années trente, et reprise à la fin de sa vie dans les Dialogues..., 1980, p. 87.
10- Les néo-grammairiens cherchaient une théorie cohérente des changements phonétiques. Selon eux, si la linguistique voulait devenir une science, elle devait découvrir des lois linguistiques, exactement comme les sciences naturelles avaient découvert des lois naturelles. Une loi sans exception, voilà ce qu'ils proposaient comme définition du changement phonétique. Cette définition stricte des lois est incompatible avec l'idée de hasard. Cf. Leskien, 1869 (cité dans Harris et Taylor, 1991, p. 171) : «Admettre des déviations dues au hasard, impossibles à coordonner, reviendrait à affirmer que l'objet de notre science, le langage, est inaccessible à la connaissance».
11- «Baudouin de Courtenay fut amené à rejeter la théorie de l'arbre généalogique de Schleicher et la théorie des ondes de J.Schmidt : les deux doctrines sous-estimaient en effet le caractère social systématique et orienté de la langue, ainsi que l'importance du croisement dans les relations entre les langues. Ces deux théories, malgré leur opposition mutuelle, contenaient un mythe commun sur le langage comme organisme, 'simplement, pour Schleicher, le langage était fait de bois, et pour Schmidt, d'eau» (Jakobson, 1973, p. 209; texte de 1958).
12- Straxov, Chicherin, Rozanov après Danilevskij étaient particulièrement virulents dans leurs attaques contre le darwinisme à cause récisément du caractère aléatoire et multidirectionnel de l'évolution qu'ils attribuaient à ce dernier. Chicherin, plus particulièrement , anticipait sur Bergson quand il parlait d'une force vitale intérieure et orientée vers un but dans l'évolution des organismes. Berg, en revanche, se défend avec insistance de toute accusation de vitalisme. Pour lui l'orientation vers un but est une «propriété du vivant», et non une force mystérieuse. On n'en saura pas plus.
13- Les raisons politiques et idéologiques de cet intérêt nouveau sont très liées à l'exacerbation des nationalismes frustrés et aux différentes façons de définir les entités nationales (cf. le problème de l'appartenance française ou allemande de l'Alsace-Lorraine dans Renan, 1882).
14- Il est à noter que Jakobson se réfère également à Goethe, biologiste méconnu, et traduit Wahlverwansdschaft (affinité élective) par «convergence de développement» («Sur la théorie des affinités...», SW-1,p. 236).
15- Une version allemande abrégée paraît après sa mort dans Acta linguistica, vol. 1, fasc. 2, Copenhague,1939, p. 81-89 : «Gedanken über das Indogermanen Problem», et le texte russe original intégral est disponible dès 1958 (dans Voprosy jazykoznanija, n°1, p. 65-77). Il est cité ici d'après «Mysli ob indoevropejskoj probleme» (Réflexions sur le problème indoeuropéen), in Izbrannye trudy po filologii, Moscou : Izd. Progress, 1987.
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