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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguisti d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-иссдедовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


— Ecole doctorale lémanique en histoire des théories linguistiques.
Univ. de Lausanne, 25-27 septembre 2008
Organisation :
CRECLECO / Section de langues slaves  (Université de Lausanne)
Lieu : Crêt-Bérard (VD) (arrêt CFF : Puidoux-Chexbres)


Les travaux du module 5 cette année auront pour thème général :

«Les méthodes d'analyse du discours appliquées à l'histoire des théories linguistiques»
Promenons-nous dans le bois Les grands esprits… sagesse
au travail et après
 

Programme

Jeudi 25 septembre 2008

— 9 h 00 Accueil des participants

— 9 h 15 Patrick SERIOT (Lausanne)

Présentation de l'école doctorale et du CRECLECO (Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale)
Présentation du site web du CRECLECO

— 9 h 30 Prof. Gabriel BERGOUNIOUX (Orléans)

Une pratique réflexive de la linguistique

— 12 h 00
Sébastien MORET (Lausanne)
Le triomphe des langues démocratiques : Antoine Meillet et l’Europe nouvelle

— 12 h 30 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 14 h 00
Ekaterina VELMEZOVA (Lausanne)

 Onomatopées, exclamations, interjections… : innovations théoriques et problèmes terminologiques dans les discussions autour de la réception de F. de Saussure en URSS

— 14 h 30
Alessandro CHIDICHIMO (Cosenza)

Saussure et le sentiment: la forme du sentiment linguistique

— 15 h 00
Yana GRINSHPUN (Paris III - Syled -Res)

Discours constituants et discours sur la langue

— 15 h 30 pause

— 16 h 00  
Elena SIMONATO-KOKOCHKINA (Lausanne)

La phonologie soviétique devant le « Rubicon alphabétique »

— 16 h 30
Irina IVANOVA (Lausanne)

La phonétique expérimentale russe : entre la science et les arts (premier tiers du XXème siècle)


Vendredi 26 septembre 2008

— 9 h 00
Prof. Eni ORLANDI (Univ. de Campinas, Brésil)

Aux prémisses de l´événement linguistique de la colonisation: car les mots naissent des choses et non les choses des mots.

— 11 h 30
Mladen UHLIK (Lausanne-Ljubljana)

L'individuel et le collectif dans la philosophie du langage de Baudouin de Courtenay

— 12 h 30 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 14 h 00  Ljudmila FIRSAVA (Lausanne)

La langue biélorusse dans le discours des musiciens

— 14 h 30
Olivier MOLINER (Berlin)

Trois savants au secours des langues provinciales - ou les origines des revendications des défenseurs des langues régionales au sein du Parlement de la Troisième République (1870-1903).

— 15 h
Margarita SCHOENENBERGER (Lausanne)

Les années 1920-1930 : le règne du «social» dans les sciences du langage en Union soviétique

— 15 h 30 pause

— 16 h
Tatiana ZARUBINA (Lausanne)
Le filtre de réfraction : horizons d’attente intellectuelle et résistances

— 16 h 30
Alice TOMA (Genève)
La généralisation - une des relations sémantiques dans les textes scientifiques


Samedi 27 septembre 2008

— 9 h 00
Prof. John JOSEPH (Univ. d'Edinbourg Ecosse)

Les grands récits et la biographie dans l’histoire des idées linguistiques

— 11 h 30
Emilie BRUNET (Paris-III)

Les carnets d’enquête inédits d’Emile Benveniste

— 12 h 30 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 14 h 00 Daniel BIRD (Sheffield)

Primitive Thought in Bakhtin, Vygotskii and Eisenstein (1928 ? 1948)

— 14 h 30
Inna AGEEVA (Lausanne)

Marxisme et philosophie du langage de V.N. Vološinov et les discussions scientifiques au début du XXe siècle

— 15 h

pause

— 15 h 30
Mélanie GOMES (Neuchâtel)

Entre Piaget et Vygotsky : un modèle logique d'analyse du discours
— 16 h Bilan et perspectives




Résumés

 

Inna AGEEVA (Lausanne) : « Marxisme et philosophie du langage » de V.N. Vološinov et les discussions scientifiques au début du XXe siècle.

 « La pensée humaine ne se borne jamais à refléter la réalité [bytie] de l’objet qu’elle cherche à connaître ; elle reflète toujours aussi la réalité du sujet connaissant, sa réalité sociale concrète. La pensée est un double miroir dont les deux faces peuvent et doivent atteindre à une limpidité sans mélange », écrit Valentin Volosˇinov en 1927 dans le Freudisme en mettant l’accent sur l’importance du contexte intellectuel et l’influence qu’il exerce sur un chercheur et ses conceptions scientifiques. De même, pour être exhaustive, l’analyse des théories scientifiques doit combiner non seulement l’examen des idées, mais aussi l’étude de l’ « air du temps » et « du lieu », autrement dit, l’analyse des discussions scientifiques de l’époque où les théories en question sont élaborées. Ainsi, en partant de ce principe, nous essayerons d’analyser les idées de Vološinov exposées dans le Marxisme et philosophie du langage (1929) (par la suite MPL), plus précisément, sa notion d’« idéologie ».


Prof. Gabriel BERGOUNIOUX (Univ. d'Orléans) : Une pratique réflexive de la linguistique 

 L’histoire de la linguistique apparaît souvent comme un domaine en marge, secondaire et spécialisé, en dépit du programme saussurien qui insistait sur la nécessité de l’inscrire au cœur de la construction scientifique de la discipline, c’est-à-dire comme l’un des éléments de son développement.

Sans entrer en contradiction avec une généalogie des questions traitant du langage ou avec l’heuristique des méthodes et des représentations, l’épistémologie doit pouvoir évaluer la validité des propositions et des hypothèses actives pour un état donné du champ scientifique. Ainsi la reconstruction (avec un exemple entre parenthèses) :

-       de présupposés (quel lien établir avec la génétique ?),
-       d’attentes (que peut-il être dit concernant l’origine du langage ?),
-       de hiérarchies (la syntaxe est-elle la discipline cardinale à partir de laquelle doivent s’organiser les autres branches ?),
-       d’approches (le corpus constitue-t-il un outil privilégié, voire exclusif ?),
-       de sollicitations (l’analyse linguistique doit-elle être compatible avec le TAL ?)
-       de connexions (quels rapports s’établissent entre langue et société ?)…

permet de contextualiser une activité de recherche qui ne s’accorde pas sur la cumulativité de ses doctrines. La diversité des motivations et des procédures constituerait une explication au fait qu’une découverte en linguistique a un statut particulier, ce que confirmeraient le temps que requiert sa diffusion, la pérennité des traditions nationales ou la pluralité des écoles.

La question se pose aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité qu’un bouleversement majeur est intervenu. L’algébrisation, inscrite en perspective dans le devenir de la linguistique, s’est actualisée à partir d’un recours extensif aux formalismes. L’histoire de la linguistique est sommée de faire retour sur la production d’un codage des opérations qui, de la logique aristotélicienne aux notations linéaires de la phonologie, supporte d’être confronté autant à la différence des langues qu’à leur variation interne. Le relativisme culturel ou vernaculaire n’est plus appréhendé comme une limitation de la vérité des propositions de la linguistique mais comme l’épreuve dernière de leur pertinence.

Entre la compréhension des circonstances contribuant à la production du savoir et l’examen de nouvelles écritures symboliques, l’histoire de la linguistique est à même de contribuer directement aux processus de la recherche. Au-delà de l’a posteriori d’un bilan dans laquelle on la cantonnerait volontiers, elle intervient dans la définition des a priori de la science qui se fait, contrôlant des hypothèses dont elle connaît le passé et critiquant des résultats dont elle peut expliciter les conditions d’obtention.

Cette réflexion sera illustrée par la façon dont est conduite aujourd’hui, à l’intérieur de l’Enquête Socio-Linguistique à Orléans (ESLO), une analyse sur la reconnaissance verbale et la transcription, à l’intersection de la sociolinguistique, de la phonétique, de la phonologie, de la morphologie et de l’histoire de la linguistique, bien sûr.

Daniel BIRD (Sheffield) : Primitive Thought in Bakhtin, Vygotskii and Eisenstein (1928 ? 1948)

After 1928, the philosopher Mikhail Bakhtin, the psychologist Lev Vygotskii and the filmmaker and theorist Sergei Eisenstein all turned to questions concerning the historical dimensions of cultural development: Bakhtin's writings about heteroglossia and the novel, Vygotskii's research into the history of the development of higher mental functions, and Eisenstein's ideas about the correlation of the rational-logical and the sensuous in art. In developing their ideas, each of the three thinkers appealed to various notions of primitive thought: Lucien Lévy-Bruhl's «prelogical thought», Ernst Cassirer?s «mythical thought» and Nikolai Marr's «primordial thought». The respective foci of these three thinkers may have been divergent, but in each case they were striving for theories of emergent structures in culture. In doing so they drew on the same pool of thinkers with similar concerns. This paper argues that shift in the focus of their research was facilitated by the rise in stature of Marr.

Emilie BRUNET (Paris-III) : Les carnets d’enquête inédits d’Emile Benveniste

Les travaux d’Emile Benveniste (1902-1976) restent, encore à l’heure actuelle, unanimement reconnus comme novateurs : ils ont ouvert de vastes champs de réflexions tant en grammaire comparée de l’indo-européen qu’en linguistique générale. Nous proposons ici de présenter un aspect moins connu de la pensée de cet éminent savant : ses enquêtes de terrain. Nous nous appuierons sur un certain nombre de matériaux manuscrits jusqu’ici peu exploités : ses carnets de notes consignant les données linguistiques recueillies lors de trois voyages. Pour le premier, Benveniste s’est rendu, de février à octobre 1947, en Iran et en Afghanistan où il a étudié plusieurs dialectes iraniens. Il est ensuite parti à deux reprises pour le Nord-Ouest du continent américain de juin à septembre 1952 et 1953, s’intéressant alors aux langues amérindiennes. Si le premier de ces voyages n’apparaît pas étonnant pour un spécialiste du groupe indo-iranien, son intérêt pour les langues non indo-européennes d’Alaska demeure un aspect moins connu de son œuvre.

En prenant appui sur ses carnets conservés et dispersés dans plusieurs institutions comme l’ensemble des papiers du linguiste (Bibliothèque nationale de France, Collège de France, IMEC et Université de Fairbanks) ainsi que sur d’autres documents inédits (correspondance, rapports), nous voudrions souligner que les enquêtes de terrain de Benveniste – comme l’ensemble de ses travaux comparatistes – ne constituent pas une activité parallèle à sa réflexion théorique, comme cela est généralement admis. Interdépendantes et complémentaires, ses analyses linguistiques et philologiques apparaissent comme les sources de ses théorisations sur le langage, convergeant toutes dans une même direction : l’élaboration d’une théorie de la signification, véritable anthropologie linguistique.

Alessandro CHIDICHIMO (Cosenza) : Saussure et le sentiment: la forme du sentiment linguistique

Perché i parlanti sentono che le parole che utilizzano per parlare sono giuste rispetto a ciò che dicono? Il nostro intervento cerca di rispondere a questa domanda utilizzando solamente uno degli aspetti, il sentiment, che Saussure considera riguardo dei rapporti e le interazioni del soggetto parlante con la langue. Durante i tre corsi di linguistica generale, ma anche ne L’essence double, Saussure parla del sentimento dei soggetti parlanti e del sentimento della lingua. In particolare sentiment assume una considerazione epistemologica in relazione al cambiamento linguistico – in particolare quello analogico - che è il momento critico in cui il soggetto trovandosi di fronte ad una nuova forma sente la giustezza dell’uso di questa forma rispetto al sistema linguistico. Il sentiment del parlante corrisponde ad una continua valutazione, una continua comparazione implicita, della condizione della lingua attraverso l’uso della parole in rapporto a se stesso e agli altri parlanti coinvolti nelle situazioni di discorso.

Se, però, tutti i cambiamenti per Saussure hanno luogo nella parole e sono improvvisati, allora vedremo che il sentire la giustezza di una nuova forma accade subito dopo che questa forma è arrivata sulla scena del discorso. Il sentimento della lingua appare al soggetto durante l’atto enunciativo e dipende dagli slittamenti dei rapporti tra forme. Il sentire la lingua del soggetto parlante è urtare contro il continuo jeu des signes delle forme linguistiche.

Per Saussure, inoltre, la realtà della lingua è legata proprio al sentimento del soggetto parlante, a ciò che attraversa la coscienza del soggetto parlante e trova sanzione nell’uso collettivo della lingua che è per essenza sociale. Vedremo allora che la realtà della lingua e il panorama interiore del soggetto che prende la parola si articola rispetto alle forme sempre pubbliche utilizzate per parlare. Allo stesso modo la forma del sentimento linguistico del soggetto parlante saussuriano sarà sempre costruita a partire dalla essenziale socialità delle lingue.

Ljudmila FIRSAVA (Lausanne) : La langue biélorusse dans le discours des musiciens

La langue biélorusse qui n`est parlée que par une partie minoritaire du peuple biélorusse fait l'objet de vives discussions non seulement dans les organisations spécialisées, créées pour développer la langue et élargir le cercle de ces locuteurs, non seulement par les écrivains et poètes nationaux, les étudiants s`intéressant à la culture et aux traditions de leur pays, non seulement pas les opposants  au pouvoir qui ne s`occupent que formellement des problèmes liés à l`emploi très restreint de la langue biélorusse, non seulement par ceux pour qui cette langue est simplement la langue maternelle et qui s`en servent naturellement, mais aussi ce problème intéresse les chanteurs, les musiciens de différents genres.

Dans le pays où le problème de la langue est posé d`une manière très aiguë, plusieurs artistes se sentent obligés non seulement de se prononcer à ce sujet, mais souvent d`en faire leur objectif : chanter seulement en biélorusse, pensé comme la seule langue « dans laquelle » est possible la musique véritablement biélorusse. Mais il y en a d`autres qui ne chantent qu`en russe et, à tous les reproches de manque de patriotisme, ils répondent qu`il y a deux langues d`Etat en Biélorussie et qu'eux, il choisissent le russe. Et les troisièmes, qui créent de la musique faisant abstraction de toutes ces disputes linguistiques.

Est-ce que ce sont leur propre persuasion, un engagement politique, le désir de prouver quelque chose, est-ce que c`est sincère ou une poursuite du profit ? Pourquoi la sphère de la musique est-elle devenue un champ de bataille entre adversaires idéologiques ?

Dans mon exposé, je vais essayer d`analyser la situation donnée, de présenter et de comparer le discours de différents représentants de la scène biélorusse et de proposer sinon des solutions, du moins quelques considérations à ce propos.

Mélanie GOMES (Neuchâtel) : Entre Piaget et Vygotsky : un modèle logique d’analyse du discours

A maintes reprises les divergences entre les approches de Piaget et celles de Vygotsky ont été analysées. Cette communication se propose d’aborder cette opposition par l’étude d’un autre modèle : celui de la logique naturelle.

Conçue par Jean-Blaise Grize, alors qu’il occupait la fonction de logicien auprès de Jean Piaget, la logique naturelle est une remise en question du modèle piagétien de la logique opératoire. Elle se situe à l’intersection des préoccupations des psychologues de saisir les mécanismes de la pensée et de celle des logiciens de les formaliser et se présente comme un modèle d’analyse des discours.

La focalisation de l’analyse est faite non plus sur la forme, mais sur les contenus et plus spécifiquement sur l’élaboration des contenus dans et par le langage.

Ainsi l’analyse du discours à l’aide du modèle de logique naturelle ne se concentre pas sur les propositions et les connecteurs qui les relient ; pas spécifiquement non plus sur les enchaînements argumentatifs ; ni même sur les structures linguistiques du texte. Elle est un outil d’analyse des objets discursifs élaborés dans les discours, sans pour autant relever de la simple analyse thématique. En reprenant une formule de Grize qui illustre succinctement cela, je dirais que « la logique naturelle n’est plus l’analyse de la forme ni même celle des contenus, mais celle de la formation des contenus ».

Je présenterai brièvement quelques concepts de base de la logique naturelle, tel que le schéma de communication, la notion de schématisation, celle d’objet discursif ainsi que quelques opérations logico-discursives en mettant en rapport ces éléments avec les conceptions de Piaget et de Vygotsky.

Yana GRINSHPUN (Paris III - Syled -Res) : Discours constituants et discours sur la langue

Dans cette communication, nous allons nous intéresser sur la problématique des discours constituants initiée par D. Maingueneau et F. Cossutta dans un article fondateur (« L’analyse des discours constituants »  publié en 1995 dans la revue Langages), puis développée par la suite par D. Maingueneau.

Après avoir rappelé quelques traits essentiels de cette problématique, on s’efforcera de voir en quoi elle intéresse l’étude des discours sur la langue. On distinguera ainsi deux aspects majeurs :

1)    Les discours sur la langue sont inévitablement amenés à s’appuyer sur un ou plusieurs discours constituants pour se légitimer.
2)    L’énonciation des discours constituants eux-mêmes implique une réflexion sur ses propres ressources linguistiques ; c’est ce qui est théorisé sous le nom de « code langagier ».

L’exposé sera illustré par quelques exemples :

 - le statut de la langue pour le discours religieux au XVII° siècle (la traduction de la Bible en français) ;
- la langue de la philosophie au XVII° siècle (Descartes) ;
- le statut du discours littéraire comme caution du discours politique (l’Ecole Romane et l’Action française).

Irina IVANOVA (Lausanne) : La constitution de la phonétique expérimentale russe (le premier tiers du XXème siècle).

En Russie  la constitution de la phonétique expérimentale  a été déterminée d’une part par le développement des sciences naturelles et physiques, d’autre part, par l’intérêt des linguistes pour les langues vivantes. Les études des dialectes russes ont joué un rôle considérable dans ce processus. Dans les années 1880,  l’appareil de Rosapelly a été utilisé par V. Bogorodickij  à Kazan’ pour l’analyse des sons des parlers. Plus tard, en 1895, il a organisé un laboratoire de  phonétique expérimentale à l’Université de Kazan’. Dans les années 1890, des laboratoires similaires  ont été  ouverts à l’Université d’Odessa  (professeur A. Tomson) et à l’Université de Saint-Pétersbourg (professeur S.Bulich).

Bien que ces laboratoires aient affichés des objectifs très restreints, à savoir, l’analyse du coté sonore de la parole et la vérification des données établies par l’approche historique et comparée, leurs contributions pour le développement de la linguistique ont été très importantes. Il s’agit, tout d’abord, du fait que les recherches dans la phonétique expérimentale  ont crée une base pour le passage de la phonétique  à la phonologie (les travaux de Lev Ščerba et des ses disciples). Puis, la phonétique expérimentale a stimulé  les études de la parole (Les Jakubinskij). Enfin, selon la proposition de Lev Ščerba, la méthode d’expérimentations a été appliquée aux autres domaines de la linguistique. De plus, la possibilité d’expérimenter avec l’aspect sonore de la langue a inspiré aussi bien les formalistes russes que le mouvement d’avant-garde.


Prof. John JOSEPH (Univ. d'Edinbourg Ecosse): Les grands récits et la biographie dans l’histoire des idées linguistiques

I. La linguistique a besoin des grands récits informés par l’histoire des idées linguistiques. Immanuel Wallerstein a proposé une reconfiguration des frontières disciplinaires des sciences sociales contemporaines. Il y aurait trois départements, chacun habité par des savants appartenant à diverses disciplines traditionnelles, divisés selon leurs approches méthodologiques: un départment d’observation empirique, un département de spéculation théorique, et un département de grands récits. La linguistique serait bien représentée dans les deux premiers, mais pour le département de grands récits, on trouverait peu de gens qualifiés ou désireux d’en faire partie. Ce n’est pas parce que les linguistes ne s’y intéressent pas, mais parce qu’ils ont été contents de reproduire incessamment un seul récit, pratiquement incontesté. Ceci est déconcertant, parce que c’est le grand récit qui prête une signification aussi bien aux investigations empiriques des sociolinguistes et des analystes du discours qu’aux spéculations théoriques des générativistes.
            L’enseignement de la linguistique exige la transmission d’au moins un grand récit pour fournir le cadre dans lequel on met toutes les pièces du puzzle, pour créer le tableau d’une « science » qui mérite d’être étudiée. Cela nous donne l’occasion de présenter plusieurs grands récits concurrents — et pour ce faire, il faut connaître l’histoire des idées linguistiques. Le résultat sera d’exposer les hypothèses cachées et les contingences historiques des doctrines qu’on croyait être des faits incontestables, même « naturels ». Peu accoutumés à mettre en question leur grand récit unique, les linguistes sont souvent surpris de recontrer une autre version. Parfois ils la rejettent d’emblée, mais la plupart du temps ils sont fascinés par un grand récit qui situe leur travail dans une problématique inattendue.
            En même temps, le fait de trouver deux individus dans le même grand récit ne suffit pas pour établir que l’un était le « précurseur »  de l’autre. Les récits que nous habitons seront écrits dans un avenir lointain. C’est le jeu des grands récits qui crée l’illusion des influences là où elles n’ont pas existé directement. L’important pour l’historien est de savoir manipuler soigneusement les liens indirects qui constituent les grands récits, sans poser, même implicitement, des liens directs dont l’existence n’a pas de soutien documentaire.

II. L’histoire des idées linguistiques a besoin de la biographie, fondée sur les documents ; l’interprétation de ces documents dépendront de la biographie. Comme bien des linguistes, Noam Chomsky croit que l’histoire de la discipline doit exclure la biographie: « Je m’intéresse aux idées, non pas à celui que avait l’idée et ce qu’il a pris pour le petit déjeûner ce matin, ce qu’il a lu hier, etc. ». Mais les idées n’existent pas in vacuo, indépendamment des gens qui les « possèdent ». Elles s’inscrivent dans les textes ; et les textes ne s’interprètent pas d’eux-mêmes. Comprendre le sens d’un texte implique un effort utopique pour reconstruire l’intention de celui que l’a émis. Ne pas utiliser tout le contexte disponsible pour faire une telle reconstruction serait une folie. Voilà pourquoi la biographie a un rôle important dans l’histoire des idées linguistiques : elle est nécessaire à l’interprétation solide des documents dont dépend l’histoire. La biographie exige des recherches dans les archives ; car ici encore, il ne suffit pas de prendre la version « reçue » comme si c’était la vérité, plutôt qu’une des vérités possibles. Toute biographie contient des jugements de valeur, encore plus que dans les autres genres de l’historiographie.

Ces jugements implicites, et la nécessité de faire vivre un personnage dans toute son humanité, font de la biographie le plus complexe de ces genres. La biographie reçue du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (1857–1913) dépend en partie des articles nécrologiques, mais surtout des « souvenirs » écrits par Saussure en 1903 et publiés en 1960 par Robert Godel. De nouveaux manuscrits saussuriens découverts en 1996 nous obligent à réévaluer ces souvenirs. On y trouve des versions différentes, même contradictoires, des évènements. Le moindre détail peut révéler que le compte rendu apparemment objectif d’un évènement est en fait un souvenir déterminé en partie par les émotions de celui qui l’a vécu. Parfois, une telle révélation provoque la réécriture du grand récit du développement de la linguistique moderne.

Olivier MOLINER (Freie Universität Berlin) : Trois savants au secours des langues provinciales - ou les origines des revendications des défenseurs des langues régionales au sein du Parlement de la Troisième République (1870-1903).

 « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cette phrase est inscrite depuis le 21 juillet 2008 dans la constitution de la République Française. Ce changement par rapport au statut des langues régionales décidé par une majorité au Congrès du Parlement à Versailles marque, au moins pour le moment, le point culminant d’un processus centenaire de revendications et de débats parlementaires. La reconnaissance officielle des langues régionales, jadis traitées de « langues barbares » ou de « langues d’esclaves » par les révolutionnaires de la Convention, représente non seulement une certaine rupture symbolique sur le plan idéologique mais elle soulève aussi la question de l’histoire elle-même de ces revendications au sein du Parlement français. Jusqu’à nos jours la connaissance sur les précurseurs et les défenseurs de la diversité linguistique, mais aussi celle de ses adversaires, reste lacunaire. La question que pose ma contribution est celle des origines de ces débats linguistiques au Parlement. Pourquoi peut-on dire que c’est la Pétition pour les langues provinciales au Corps Législatif de 1870 qui donne le signal de départ de ces débats qui perdurent jusque dans l’époque contemporaine? Quel rôle ont joué les trois linguistes et philologues dans le débat public de l’époque ?

Dans une première partie je donnerai un compte rendu très serré des arguments principaux de la Pétition tout en montrant les circonstances de sa première publication dans les environs de 1870. Dans la deuxième partie j’exposerai les trois auteurs de la Pétition: le bascologue Hyacinthe de Charencey, le celtophile Charles de Gaulle et le celtologue Henri Gaidoz. Quels étaient les motifs politiques et les pensées linguistiques de ces trois savants ? S’agit-il d’une démarche réactionnaire et conservatrice ? Dans une dernière partie je tenterai d’éclaircir le rôle majeur d’Henri Gaidoz et le contexte historique de la deuxième publication de la Pétition qui se situe dans les années 1902/1903 au moment de la crise de la séparation de l’Église et de l’État en France.

Sébastien MORET (Lausanne) : Le triomphe des langues démocratiques : Antoine Meillet et l’Europe nouvelle

 Au sortir de la Première guerre mondiale, Vienne, Constantinople et Budapest sont devenues des capitales comme les autres. C’est la fin de l’Europe impériale. Sur les ruines d’un continent anéanti par quatre années de combats, c’est une Europe nouvelle qu’on tentera de redessiner, à Versailles ou ailleurs, lors des différentes conférences de paix. Cette Europe nouvelle devra aussi être celle des idées nouvelles. A l’asservissement des nations répondra désormais le principe wilsonien de l’autodétermination des peuples. Dans le cadre de ces propos, nous aimerions mettre en avant les idées d’Antoine Meillet (1866-1936) quant à ce que nous avons appelé les langues démocratiques. A travers certains de ses textes écrits autour de la Première guerre mondiale semble poindre en effet l’idée que cette Europe nouvelle, cette Europe démocratique, ne pourra se faire que sous la direction de certaines nations, parlant des langues bien précises, comme si ces dernières pouvaient, plus que d’autres, faire résonner l’écho du changement. On retrouvera alors ici une conviction qui a traversé l’histoire de la linguistique, une conviction qui veut qu’une langue influe sur le peuple ou la nation qui la parle, et inversement.

 

Prof. Eni ORLANDI (Univ. de Campinas, Brésil) : Aux prémisses de l´événement linguistique de la colonisation: car les mots naissent des choses et non les choses des mots.

C´est une analyse de la première grammaire de la langue portugaise, de Fernão de Oliveira (1536). Moment où l´Europe construit un discours sur la langue très particulier, celui des grammaires, dans la conjoncture où s´institue le processus de colonisation dont nous, de l´autre côté de l´Atlantique, serons l´objet. En termes linguistiques il s´agit de comprendre le rapport langue/pensée/monde. Face à cette nécéssité de penser la langue dans son rapport aux nouveaux mondes, les "choses" acquièrent une importance incontestable: il faut les nommer. En termes d´analyse de discours je pourrais afirmer que l´auteur reconnaît dans son oeuvre la matérialité du monde, en cherchant `a travailler la matérialité de la langue. Et les gens, tout comme leurs états et leurs métiers, ne peuvent non plus être ignorés. En d´autres termes, dans sa grammaire est pressentie la matérialité de l´histoire. Il ne pourrait en être autrement, car l´auteur se trouve sous la pression de la conjoncture de son époque dans laquelle l´événement fondamental est celui des découvertes et, concernant la langue, l´événement linguistique de la colonisation où nommer est gouverner."

Margarita SCHOENENBERGER (Lausanne) : Les années 1920-1930 : le règne du «social» dans les sciences du langage en Union soviétique.

Les sciences du langage en Russie ont une longue histoire d’intérêt pour les facteurs sociaux dans le fonctionnement du langage. De nombreux linguistes russes d’aujourd’hui revendiquent «l’ancienneté» dans le domaine de l’étude sociale du langage bien avant l’apparition de la sociolinguistique anglo-américaine dans les années 1950 et insistent sur une continuité dans leurs recherches avec l’apport des linguistes comme E.D. Polivanov, R.O. Sˇor, V.M. Zˇirmunskij, L.P. Jakubinskij, B.A.Larin. En effet, les travaux des linguistes soviétiques des années 1920-1930 ont une orientation sociologisante prononcée. Cependant, ces chercheurs ne constituent pas un groupe homogène ni du point de vue théorique ni du point de vue méthodologique. Je m’intéresserai surtout à dégager et à comparer la place, le contenu et des pratiques d’investigation qui concernent deux notions essentielles pour mon travail de thèse, à savoir la notion de variation linguistique due aux facteurs sociaux et la notion de norme linguistique. Je m’arrêterai plus particulièrement sur l’apport de B.A. Larin pour l’étude d’usages linguistiques urbains.

Elena SIMONATO-KOKOCHKINA (Lausanne) : La phonologie soviétique devant le « Rubicon alphabétique »

Dans ma communication, je m’intéresserai à un épisode mal connu de l’histoire de la phonologie. Au centre de mon analyse se trouve la conception phonologique développée par les linguistes impliqués dans l’« édification des alphabets », notamment de Nikolaj Jakovlev (1895-1974). Son approche intègre les points forts de la doctrine phonologique de l’école de Pétersbourg-Leningrad, c’est-à-dire les idées de Baudouin de Courtenay et, surtout, de Lev Ščerba. Mais, à la différence de ses illustres prédécesseurs, la réflexion de Jakovlev se distingue par son caractère pratique et se transforme en une « phonologie appliquée », d’après sa propre expression.

En effet, Jakovlev est un des leaders de l’édification linguistique et s’occupe notamment d’élaborer les alphabets pour les cent cinquante langues autochtones de l’URSS. Un de ses contemporains appellera cette tâche de mise à l’écriture « le Rubicon alphabétique ». Ce Rubicon est, pour la phonologie soviétique, dans le Caucase, puisque les recherches pionnières en dialectologie et phonétique expérimentale ont comme objet les langues caucasiennes du Nord-Ouest (le kabarde, l’abkhaze, l’oubykh).

Je vais suivre pas à pas l’évolution de la réflexion phonologique de Jakovlev à partir de quelques textes clés. Je m’appuierai notamment sur l’essai que je considère comme l’acte fondateur de sa théorie, les Tables de la phonétique du kabarde (1923). Jakovlev s’intéresse avant tout à la relation entre le graphème et le phonème et entre le phonème et ses variantes, mais aborde également le rapport entre individuel et collectif, entre psychisme et langage, entre langue et dialecte.

Cette étude de cas nous fournira un matériau précieux pour des considérations épistémologiques sur la naissance de la phonologie, au sujet de laquelle il reste encore bien des points à éclaircir. L’un des aspects les plus intéressants de l’histoire de la phonologie en URSS est l’interaction entre la théorie et la pratique. J’essaierai de comprendre comment le travail sur les alphabets des langues caucasiennes a fait progresser la phonologie soviétique, et, plus globalement, la phonologie tout court.

Alice TOMA (Genève) : La généralisation - une des relations sémantiques dans les textes scientifiques

 Un des sujets préférés par l’analyse du discours est l’étude des relations sémantiques – en tant que moyen de la cohésion textuel. Celles-ci vivent principalement par leurs marques, les connecteurs. La bibliographie de spécialité enregistre parfois des ‘monographies’ de certains connecteurs. Notre analyse ne vas pas dans cette direction. Suivant le modèle des recherches d’Emilio Manzotti, nous essayons de caractériser un des types de relations sémantiques – la généralisation. Dans une perspective globalisant, on peut distinguer cinq grands types de relations : les relations de type généralisant; les relations de type conditionnel ; les relations de type oppositif, le cumul et la reformulation. Notre but est de définir la généralisation d’une manière aussi précise que possible et de saisir son spécifique dans le texte scientifique. Pour ce faire nous regardons en même temps, les marques de cette relation, mais aussi les partie gauche et droite, le (généralisé), respectivement, le Gnt (généralisant).

Mladen UHLIK (Lausanne / Ljubljana) : L'individuel et le collectif dans la philosophie du langage de Baudouin de Courtenay
 

Une des caractéristiques des idées de Baudouin de Courtenay est sa tentative d’assimiler la linguistique à une philosophie du langage – une science qui serait la description et l’explication généralisante du langage humain. En dépit de cette ambition, comme il l’a reconnu lui-même, il n’est jamais arrivé à écrire une œuvre synthétisante et il ne nous a laissé que des textes éparpillés et des notes de ses cours. C’est pour cela qu’il paraît souvent difficile d’en extraire une théorie cohérente.  Cependant, l’un des fils rouges de ses études est l’interprétation psychologisante des activités langagières. Celle-ci se manifeste dans une problématique complexe qui recouvre le rapport entre l’aspect individuel et celui collectif de l’activité mentionnée. Comme nous le verrons dans cet exposé, chez Baudouin de Courtenay cette question s’entrelace aussi avec ses interprétations de l’histoire et de l’évolution des langues et du langage.
 
L’analyse des positions de Baudouin de Courtenay nous permettra de le situer dans l’histoire des idées linguistiques comme quelqu’un qui était influencé à la fois par deux courants adversaires : le mouvement néogrammairien et la tradition néo-humboldtienne, incarnée par Heymann Steinthal.
Cette analyse nous permettra de voir que la méthodologie de Baudouin de Courtenay diffère largement de celle de Ferdinand de Saussure avec lequel il est souvent comparé pour ses points de vue.

Ekaterina VELMEZOVA (Université de Lausanne) : Onomatopées, exclamations, interjections… : innovations théoriques et problèmes terminologiques dans les discussions autour de la réception de F. de Saussure en URSS

Dans la partie du Cours de linguistique générale sur l’arbitraire du signe, F. de Saussure considère les onomatopées et les exclamations comme « deux objections » potentielles qui « pourraient être faites » à l’établissement du principe de l’arbitraire du signe [CLG, 1983, p. 101]. Or, le linguiste genevois considère les onomatopées et les exclamations « d’importance secondaire » pour ce principe, et cela pour plusieurs raisons : les onomatopées ne seraient jamais « des éléments organiques d’un système linguistique » [ibid.] ; leur nombre est « bien moins grand qu’on ne le croit » [ibid., pp. 101-102] ; même les « onomatopées authentiques » ne représenteraient « que l’imitation […] déjà à demi conventionnelle de certains bruits » [ibid., p. 102] ; enfin, avec le temps, les onomatopées et les exclamations perdent « quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé » [ibid.]. 

Ces réflexions de Saussure ont provoqué de nombreux commentaires, y compris en Russie. Leur analyse et comparaison avec les théories des interjections répandues avant la publication du CLG et dont la plupart avaient une orientation diachronique, permettent de comprendre en quoi consistait le caractère novateur des thèses saussuriennes correspondantes, qui n’ont pas été tout de suite estimées à leur juste valeur. Les études des interjections entreprises après Saussure (entre autres par R.O. Šor et S. Karcevski) se basaient dans une grande mesure sur les principes des recherches linguistiques formulées dans le CLG. En répétant les thèses de Saussure sur les onomatopées et les exclamations, Šor en même temps recourt dans son analyse de ces mots à certaines idées-maîtresses du CLG (comme la thèse sur le caractère social de la langue, ou la notion de langue en tant que système), tandis que dans les recherches de Karcevski consacrées aux interjections, l’application même de la description systémique à l’étude de ces mots « problématiques » (expression de Karcevski) est encore plus apparente. D’autre part, les réflexions saussuriennes au sujet des onomatopées et des exclamations ont été souvent discutées en URSS à la lumière du problème de l’arbitraire du signe. 

Les problèmes terminologiques ne doivent pas être ignorés non plus. Si dans l’édition du CLG en russe qui date de 1933 on étudie les « onomatopées » [onomatopeja, javlenie zvukopisi] et les « exclamations » [vosklicanija] [Sossjur 1933, p. 80], dans l’édition de 1977 sont discutées sous ce rapport les « onomatopées » [zvukopodražanija] et les « interjections » [meždometija] [Sossjur 1977, p. 102]. Dans l’exposé, nous analyserons les raisons de ce changement terminologique, ainsi que ses conséquences pour les réflexions théoriques autour de l’héritage saussurien en URSS.

 Références bibliographiques

 - CLG – Saussure, F. de. Cours de linguistique générale. Paris, Payot, 1983 [1916].
- Sossjur 1933 – Sossjur [Saussure], F. de. Kurs obščej lingvistiki. Moskva, Socèkgiz, 1933. [Cours de linguistique générale]
- Sossjur 1977 – Sossjur [Saussure], F. de. « Kurs obščej lingvistiki », in Sossjur [Saussure], F. de. Trudy po jazykoznaniju. Moskva, Progress, 1977, pp. 31-273. [Cours de linguistique générale]

Tatiana ZARUBINA (Lausanne) : Le filtre de réfraction : horizons d’attente intellectuelle et résistances

 Mon intervention est consacrée à un problème à la fois immense et singulier, car dans la plupart des cas il reste invisible. Il s’agit de la déformation / mutation des idées ou des théories lors du passage d’un pays à un autre. On peut exemplifier cette affirmation par le fait que le Nietzsche « français » et « allemand » ce sont deux choses différentes (il faut ajouter que suivant l’institution et même l’époque le Nietzsche « français » change), tout comme le Bakhtine « français » et « russe » ou le Deleuze.

Il existe jusqu'à présent deux types d’explication de ce phénomène.

1.                 Il s’agit d'un problème de langue, ce qui implique l’idée que la traduction ne transmet pas  (ou transmet de façon infidèle) ce que l’auteur dit, d’où vient cette fameuse expression qui est « traduire c’est trahir ». Cette prise de position nous amène à l'acceptation fataliste et relativiste des intraduisibles en philosophie.

2.                 La cause est enracinée dans la nature même du discours philosophique et de sa constitution. Mais cette prise de position n’est pas claire. D’un côté les analystes du discours philosophique (F.Cossutta et D.Maingueneau, M.Ali Bouacha, F.Cicurel, F.Bordron, G.Philippe) ne le discutent pas dans une perspective comparative, interlangagière et interculturelle. On parle du discours philosophique tout court, ce qui présuppose une certaine universalité de ce dernier (curieusement, le tableau est différent quand il s’agit des textes littéraires). De l’autre côté, le fait que l’analyse du discours philosophique soit faite tacitement pour le monde francophone ou pour le discours philosophique français (comme s’il était possible de créer une telle entité) amène à la conclusion que la structure et l’organisation du discours philosophique français sont (radicalement) différentes de celles qu'on trouve en Russie ou dans un autre pays. Ainsi, cette « explication » pose beaucoup plus de questions qu’elle apporte de solutions ou de réponses.

Rejetant tout type de déterminisme et acceptant le fait que le problème de transformation et de mutation des idées traversant les frontières existe bel et bien, on fait ici l'hypothèse qu’à l’origine de cette transformation se trouvent des horizons d’attente intellectuelle différents, avec leurs filtres réfracteurs qui leur servent de mécanisme. Le concept de filtre réfracteur repose sur la notion d’horizon d’attente intellectuelle et de résistance à certaines idées venant en Russie de l’« Occident » et vice versa.

L’horizon d’attente intellectuelle s'est formé en Russie au cours de l’histoire des idées de telle façon que cet horizon y est plutôt ouvert, d’un côté, aux idées d’ordre platonicien et néoplatonicien, humboldtien et romantique, quand tout ce qui est divisé et morcelé devient négatif alors que le total et l’universel sont a priori positifs ; de l’autre côté, le critère ontologique est déterminant dans le transfert interculturel des idées philosophiques, autrement dit, il s’agit de l’intérêt pour l’ontologie en tant que condition de la réception sélective des théories et idées philosophiques[1]. La même chose concerne les représentations du Sujet qui ne peut pas être divisé ou décentré.

Le filtre réfracteur ou la grille de lecture et de réception est un phénomène plus étroit, qui joue le rôle du premier obstacle et du mécanisme de transformation primaire des idées « transférées » d’un autre contexte intellectuel et culturel. Les textes venant de l’« Occident » subissent leurs premières transformations en passant à travers ce filtre, ce qui peut être remarqué déjà au niveau des traductions et ensuite des réceptions et des résistances à certaines idées.

On peut essayer de reconstruire le schéma de transformation/mutations des idées au cours du transfert culturel. On prendra ici en considération uniquement le cas de la non-réception des idées, et non celui de l’acceptation des théories dans le champ philosophique en Russie, bien que, même dans la réception positive, on ne puisse pas parler d’équivalence de la théorie originale avec cette même théorie mais déjà dans un autre contexte intellectuel. Même dans le cas de la réception positive, telle ou telle théorie ou idée sera adaptée suivant les centres de gravitation de l’horizon d’attente intellectuelle dans tel ou tel pays.

1.     A ce stade c’est le filtre réfracteur qui se met en route pour faire passer via les traductions et ensuite les réceptions les théories venant d’un autre contexte intellectuel.
2.     A ce stade il s’agit de l’assimilation des théories, des idées et des textes dans le champ philosophique russe : ici c’est l’horizon d’attente intellectuelle qui joue un rôle important : se met alors en place une résistance à certaines idées,  à cause de leur incompatibilité avec les concepts formant cet horizon d’attente intellectuelle.
3.     A cette étape on peut voir le rejet de certaines idées ou même courants de la pensée se transformer en adaptation pour fabriquer une autre version (dans notre cas « russe ») de tel ou tel penseur (par exemple, Deleuze ou Lacan « russes ») ou de telle ou telle théorie (par exemple, l’histoire de la psychanalyse en Russie).

Notre intervention va se concentrer sur deux questions :

1. quels sont les centres de gravité, les nœuds principaux de ce filtre réfracteur, comment il forme ou influence les résistances à certaines idées venant de l’Occident en Russie?
2. quand ce filtre réfracteur se met en place et pourquoi?

 

 

 



[1] Sur l’ontologisme de la philosophie en Russie cf. Dennes, 1991; Kurennoj, 2007 ; Zen’kovskij, t.I, 1955. [donner les références exactes!]