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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick Sériot : «La langue, le pouvoir et le corps», in P. Sériot & A. Tabouret-Keller (éd.) : Le discours sur la langue sous les pouvoirs autoritaires, Cahiers de l'ILSL, n° 17, 2004, (Univ. de Lausanne), p. 231-259.


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On peut résumer la question des rapports entre l'individu et la société de la façon suivante : ‘Comment un homme est-il à la fois différent de tous les autres hommes, semblable à certains hommes et semblable à tous les hommes?’

(Encyclopedia Universalis, art. «Individu et société»)

 

La linguistique soviétique des années 1920-1930 n'est pas un discours autiste, figé, monocorde, mais au contraire un vaste champ d'investigations et d'expérimentations, bigarré, contradictoire et paradoxal. Loin de se contenter de baliser les voies d'une politique, elle a, entre autres buts, celui de repenser les rapports entre l'individu et la collectivité. Certes, ses objectifs sont souvent pratiques : œuvrer à «liquider l'analphabétisme» (likbez), à créer des alphabets, à normaliser des langues de littérisation récente. Mais derrière ces tâches à la fois grandioses et terre à terre se profile une réflexion de caractère anthropologique de première importance, qui n'a sans doute pas été envisagée dans toutes ses dimensions.

Au nom du dépassement de la «crise de la linguistique bourgeoise», de nombreuses tentatives sont faites pour passer de la psychologie individuelle à une «psychologie sociale», sur une échelle de valeurs parfaitement explicite : tout ce qui est collectif est valorisé, au détriment de ce qui est individuel. Or il y a plusieurs façons de construire la collectivité comme objet de discours. Bien vite des tensions très fortes apparaissent autour de la définition des groupes, de leur degré de détermination par rapport à l'individu, mais aussi des limites latérales. Le groupe peut être vertical : la nation toute entière, avec ses différentes classes, parlant de différentes façons la même langue, ou bien horizontal : une immense classe sociale (par
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exemple les prolétaires du monde entier, sans référence à l'appartenance nationale, qui expriment un même contenu, indépendamment de leur mode d'expression). Une troisième solution est l'émiettement extrême des groupes. On étudie alors la langue des paysans de tel village, la langue des ouvriers de telle ville, voire de telle usine ou atelier, etc.

De Marr à Staline, de Vološinov à Danilov, plusieurs conceptions du rapport langagier de l'individu au groupe s'affrontent, parfois dans des débats violents, parfois dans le silence. Mais cette période cruciale du discours sur la langue en URSS présente l'intérêt de poser des questions fondamentales sur le rapport langue / société, langue / espace politique, pouvoir / institutions linguistiques, et de déboucher ainsi sur une interrogation anthropologique : tout groupe ne peut être groupe (et pas collection d'individus) que par le lien — ténu ou dense, souvent plus hétérogène qu'homogène — d'une pratique singulière : la langue.

Or, quelque chose de l'ordre d'un renversement radical a eu lieu à l'époque stalinienne. Ce phénomène, que L. Trotsky appelait le «Thermidor stalinien»[1], a été étudié dans l'histoire de la philosophie[2], mais, à ma connaissance, pas dans le domaine du discours sur la langue[3]. La thèse que je voudrais soutenir ici est que le «retour au bon sens» de l'intervention de Staline en linguistique en 1950 a certainement beaucoup plus à voir avec une vision totalitaire de la société que les théories hyper-sociologistes de la période précédente, aussi bien du côté marriste que de celui du Jazykfront ou de leurs épigones.

C'est par opposition à cette période de tensions extrêmes des années 1920-30 qu'on va tenter, enfin, d'établir que le «totalitarisme mou» de la
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période brejnévienne est sans doute le plus pernicieux, et de mettre ainsi à mal des représentations forgées a posteriori.

 

Les années 1920 avaient commencé en URSS par une crispation entre deux modèles antithétiques et réducteurs : le psychologisme (pour Baudouin de Courtenay et Šaxmatov, la langue n'existe que dans la parole des individus, et l'idée de langue nationale n'est qu'une abstraction sans aucun fondement dans la réalité[4]) et le sociologisme (pour Vološinov la structure de la parole est elle-même posée comme intégralement et exclusivement d'ordre social). Très vite, cependant, un consensus se dégage autour de l'idée que l'individu n'existe qu'en tant qu'être social. Mais c'est la définition même du groupe qui faisait alors problème. Entre la limite haute (l'humanité, terme trop généralisant, trop abstrait, anti-historique) et la limite basse (l'individu, autre abstraction désincarnée, détachée de ses conditions socio-historiques d'existence), le seul mode réel d'être des humains est déclaré être le groupe.

 

 

 

Le problème des limites ne concerne pas seulement les contours extérieurs, mais également la constitution interne de la collectivité. On aimerait
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étudier ici le passage entre deux représentations de l'identité collective dans le discours sur la langue en URSS : de la division à l'unité monolithique, de l'hétérogénéité à l'homogénéité, de la lutte de classes à l'unanimité angélique. Autrement dit, lire les linguistes pour y déchiffrer une société se pensant elle-même. Dans les 2 cas, c'est l'image du groupe comme corps qui est en jeu.

Mais le passage entre les 2 pôles de l'opposition n'est pas une stricte chronologie, comme l'affirme la critique trotskyste, tout au plus peut-on dégager des dominantes à différentes époques, en une chronologie non-linéaire.

1. La langue multiple, ou la societe divisée

1.1. Evolutionnisme et théorie des survivances

Dès le début des années 1920 commencent à apparaître des travaux en linguistique portant des titres tels que «La composition sociale de la langue russe contemporaine»[5]. Cela n'empêche pas des ouvrages traditionalistes de continuer de paraître (le livre Questions fondamentales de la linguistique, de P. Buzuk, paru en 1924, est un exemple d'approche psychologique la plus traditionnelle, dans la lignée de Potebnja)[6]. Mais de plus en plus nombreux sont les articles qui ont pour but de montrer comment la langue russe, en cette «période de transition vers le socialisme», est traversée par la lutte des classes. Le discours sur la langue colle de près à l'approche différentielle, «marxiste»,  de la société : si la société russe soviétique est encore divisée en classes antagonistes, il est normal de chercher des traces et des conséquences de cette division dans la langue elle-même.

Dans ce genre de travaux, la société soviétique russophone est tout sauf homogène. Mais un point particulier est à dégager : la cohabitation de classes diverses n'est autre que la coexistence de couches temporelles différentes. En dehors de la classe dominante il y a survivance d'anciennes classes correspondant à d'anciens modes de production, en même temps
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qu'un embryon de nouvelles forces productives. C'est ainsi que la division, vestige d'un état ancien de la société, est considérée comme une anomalie, appelée à disparaître lors de l'inéluctable passage au socialisme, et jamais une condition nécessaire de la socialité.

Ainsi, pour Jakubinskij la paysannerie russe au début du XXème siècle est une classe-survivance, qui cherche à s'adapter à un mode de production nouveau. Elle est isolée, éclatée. Mais le mode de production capitaliste arrive à la campagne, détruisant le vecteur superstructurel traditionnel de communication (la «langue de la paysannerie») et apporte sa propre superstructure : la langue des relations du marché capitaliste.

L'histoire de la langue de la paysannerie sous le capitalisme est l'histoire de l'adaptation linguistique active de la paysannerie aux relations langagières du capitalisme. (Jakubinskij, 1930, p. 85)

 Si la langue est une superstructure, il est normal que cette superstructure se modifie à mesure que se modifie la base économique. Mais le «Grand Tournant» de 1929 est aussi un glissement terminologique important. A partir des années trente, on s'emploie moins à décrire  les usages de parties de la population qu'à élaborer un objet encore à construire : la nouvelle «langue littéraire», qui, de langue des travailleurs, ou langue du prolétariat, va bientôt devenir la langue du peuple russe tout entier, puis celle de la nation russe.

En changeant notre milieu, nous nous changeons nous-mêmes. L'ouvrier et le kolkhozien de notre Union [Soviétique, P.S.], en abattant les anciennes formes de vie, en construisant l'Etat socialiste, en même temps se transforment eux-mêmes. Les formes de la vie quotidienne et de la langue se modifient, la vision du monde se transforme. […]

De nos jours, la langue de la culture ancienne, appelée langue littéraire, est entrée dans une telle décrépitude, est devenue si insuffisante, qu'elle ne peut plus répondre à toutes les demandes des masses ouvrières et paysannes en matière de langue.

L'étude et la collecte de la langue ouvrière et paysanne donnera à nos écrivains, dramaturges, enseignants et travailleurs sociaux de toutes sortes de grandes possibilités pour utiliser de la façon la plus large la langue authentique des travailleurs.

Bien sûr, il y a dans cette langue beaucoup de choses superflues, malades, contre lesquelles il faut lutter.

Tout cela rend indispensable de constituer des dictionnaires de la langue ouvrière et paysanne vivante. (Mirtov, 1931, p. 191)

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1.2. La dialectologie sociale

On assiste à Moscou à la fin de 1930 au dernier sursaut d'une opposition au marrisme au nom du marxisme et de la «méthodologie correcte» : il s'agit du groupe de linguistes appelé le Jazykfront («Front linguistique», sur le modèle du Litfront, ou «Front littéraire»). Ses membres, tous jeunes[7], partageaient avec les marristes un certain nombre de positions sur la nature du langage : la langue est une superstructure, elle a un caractère de classe. Leur argument principal consiste à considérer la parole contemporaine comme seul objet légitime de l'analyse linguistique (c'est pour cela qu'ils rejetaient les recherches «paléontologiques» des marristes). Ils insistaient sur les faits empiriques comme point de départ de toute analyse, dans une perspective qu'on appellerait aujourd'hui «sociolinguistique», mais avec une orientation pratique, revendiquant un rôle actif et pratique des linguistes dans la construction du socialisme. Ainsi G. Danilov cherche-t-il à tout prix à mettre au jour des particularités de la langue des prolétaires qui soient absentes dans celle des autres classes, tout particulièrement celle des ouvriers de choc (rabočie-udarniki). Il est évident pour lui qu'à la division de la société correspond la division de la langue. Revendiquant explicitement une rupture avec le travail traditionnel des linguistes, qui ne cherchaient qu'à reconstituer l'état le plus ancien d'une langue, il consacre son travail à étudier la division sociale en synchronie. Pendant l'été 1927 il effectue une enquête dans le bourg de Beliki, région de Poltava en Ukraine[8].

Son but est d'«appliquer, en analysant l'un des nombreux parlers ukrainiens, la méthode d'étude marxiste des processus langagiers, […] de fixer les processus langagiers caractéristiques de l'époque où nous vivons, celle de la Révolution d'Octobre» (p. 163). Mais il ne se contente pas d'un simple enregistrement empirique des faits :

nous nous étions fixé pour tâche de donner à ces faits une explication scientifique (montrer, avant tout, comment parfois la langue sert de porte-voix à la classe sociale et d'instrument dans la lutte de classe, pour, en fin de compte, indiquer les perspectives générales d'évolution de chaque parler (ib.).

Danilov reçoit l'appui des fonctionnaires locaux du Parti et des instituteurs du village, qui l'aident à trouver des «représentants typiques» de chaque classe sociale représentée dans le village : essentiellement des paysans pauvres (bednota) et des paysans riches (kulaki), classés en fonction de leur rapport au travail (les uns sont exploités, les autres exploitent le travail d'autrui). On notera la définition a priori des «représentants typiques» (que Danilov appelle les «clients» de son enquête : klienty). Il pratique deux séances de deux heures d'entretien pour chaque «représentant typique», informé des buts de l'enquête, et prié de raconter sa biographie. Danilov note le degré d'instruction de ses «clients», leur situation sociale, leurs biens, leurs éventuels défauts de prononciation, leur façon de s'habiller, etc. Il note «auprès des représentants de quel groupe social est en usage tel ou tel fait de langue». Il utilise également les documents écrits qui se rapprochent de l'oralité : autobiographies des candidats à l'entrée au Parti, originaux des articles destinés aux journaux muraux. Ces 25 entretiens ont été vérifiés par «les membres de l'intelligentsia locale, vivement intéressés par la culture de la langue» (p. 165). Au bout de deux mois d'enquête Danilov a rassemblé un matériau lui permettant de mettre en évidence les «divisions de classe dans le parler étudié» dans le domaine du lexique, de la syntaxe et du style.

On se heurte bien sûr aux limites classiques de ce genre d'enquête : il n'y a aucune possibilité de prouver que les listes de mots et d'expressions rencontrées sont typiques des groupes sociaux qu'il a définis a priori : même si ses «clients» ne sont pas considérés comme des individus, mais des «représentants typiques», il n'a devant lui que des unités, sans la moindre enquête statistique. La typicité est donnée à l'avance, elle n'est pas le produit d'une investigation.

Cet article rencontra immédiatement après sa parution une opposition virulente[9]. Or ce ne sont pas des considérations de méthode qui la motivent, mais toujours cette même interrogation sur les limites du groupe. Il est reproché à Danilov son «fatalisme» lorsqu'il ne fait qu'«enregistrer» le fait que le prolétariat et l'appareil du Parti en Ukraine utilisent le russe et non l'ukrainien. Pour Vol’fson, Danilov, sous ses allures «radicales», ne fait qu'encourager une politique de russification, donc chauvine, à l'égard du prolétariat ukrainien, alors qu'une position authentiquement marxiste est de faire tomber les barrières entre le prolétariat ouvrier et les masses paysannes, entre les villes et la campagne : il faut que les ouvriers et l'appareil du Parti «assimilent la langue de la campagne» (en Ukraine, en Biélorussie), qu'ils «apprennent la langue natale
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(rodnoj jazyk) de la paysannerie»[10]. C'est la politique de «l'alliance» (smyčka) dans le domaine linguistique.

Mais, comme souvent, les adversaires partagent les mêmes présupposés. S. Vol'fson, membre de l'académie de Biélorussie, attaque Danilov sur la question des langues des minorités, en l'occurence le biélorussien. Dans la première partie de l'article il tient une position violemment anti-puriste : la langue nationale est une fiction (cf. N. Marr), dans chaque langue il y a deux langues, tout comme dans chaque nation il y a deux nations (Lénine), et la langue est le reflet de la structure de la société :

Les changements dans la langue pendant les périodes révolutionnaires reflètent la nouvelle répartition des rapports de force entre les classes et le passage de l'hégémonie sociale d'une classe à une autre. (Vol'fson, 1930, p. 10)

Un des aspects les plus intéressants de l'article est l'insistance sur le fait que la sémantique n'est pas uniforme dans la langue : les mots changent de sens en fonction de l'idéologie de ceux qui les emploient[11].

Les lignes de fracture linguistique à l'intérieur d'une société de classes ne disparaissent jamais. Aux époques où ‘la taupe de la lutte de classes’ sape les tréfonds de la société, ces lignes de fracture sont l'une des nombreuses barrières permettant aux classes dominantes de s'isoler des couches sociales inférieures. Les mêmes mots acquièrent dans la langue nationale un sens différent en fonction de la domination dans cette nationalité d'un groupe social ou d'un autre. (Vol’fson, 1930, p. 10)

Ainsi, pendant la Révolution française, le mot «patriote» signifiait «sujet du Roi» pour les aristocrates, mais «ami du peuple» pour les révolutionnaires. Pendant la guerre civile en Russie, les Blancs emploient le mot «tovarišči» (‘camarades’) de façon méprisante pour désigner les communistes, lesquels emploient au contraire ce même mot de façon laudative pour désigner les membres de leur parti. On reconnaît la perspective de P. Lafargue, dont la brochure «La langue française pendant et après la Révolution» (1894) est traduite en URSS en 1930.

Le tournant des années 1920-1930 est fait de coups de boutoir et de va-et-vient dans la construction des objets du discours sur la langue. Mais la direction d'ensemble se précise dans la première moitié des années 30 :
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le passage de la division à l'indivision, de l'hétérogénéité à l'homogénéité se manifeste tout particulièrement dans le thème du «peuple» (narod), qui, de partie, devient Tout, dans le glissement d'une définition sociale à une définition nationale.

Ainsi, Žirmunskij étudie les problèmes de langue dans les sociétés capitalistes[12], il ne se risque pas, comme Jakubinskij ou Vol’fson, à aborder le problème épineux de la société soviétique elle-même. Pour lui il semble clair qu'une société sans classes ne peut plus avoir de division linguistique. Mais ce groupe serait-il le prolétariat mondial, une nation socialiste, ou bien la nation toute entière, en tant que telle?

La société capitaliste, de par sa division essentielle en deux classes antagonistes, ne peut être que bilingue :

L'observation directe de la société capitaliste contemporaine nous montre de façon patente qu'y est présente une différenciation conditionnée par les rapports de classe. A côté de la langue des classes dominantes, qui est la langue dominante de cette société, on trouve d'autres dialectes sociaux : les divers parlers paysans, le langage populaire (prostorečie) des petits bourgeois des villes, la langue dialectalement marquée des ouvriers. En fait, le trait caractéristique de l'évolution langagière de la société capitaliste est son bilinguisme fondamental : à la langue unie de la classe dominante (langue «commune», «nationale», «littéraire», selon une terminologie qui n'est pas encore suffisamment établie) s'opposent les dialectes territorialement divisés (razdroblennye) des groupes sociaux en situation de subordination (la paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine, en partie le prolétariat, surtout à l'aube de son développement,  quand il n'a pas encore perdu ses liens de mode de vie avec la paysannerie et la petite bourgeoisie). (Žirmunskij, 1936, p. 6)

Si tous les auteurs de l'époque sont d'accord sur le fait qu'à société divisée correspond nécessairement une division de la langue, ce qui rend inutilisable par principe la notion de langue nationale, en revanche, le problème n'est pas simple de savoir si la société soviétique (et la nation russe) est déjà une société sans classe, donc avec une langue littéraire unique, ou encore une société de classes antagonistes. Dans ce dernier cas, il faut à la fois étudier les différentes langues dans la même langue, et œuvrer à construire la nouvelle langue littéraire de la nouvelle classe hégémonique. Là encore, deux options : deux langues différentes, ou deux variantes de la même langue? Pour Vol’fson ou Jakubinskij, il est clair qu'il
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s'agit bien de langues et non de variantes : les paysans biélorusses parlent une autre langue que les prolétaires, il va donc falloir construire une langue nouvelle pour lui donner un contenu nouveau, prolétarien, soviétique.

‘Envisager la langue d'une culture nationale comme la pratique langagière maternelle de masse de toute la population, affirme N. Marr, est non scientifique et irréaliste. La langue nationale en dehors de son appartenance sociale, de classe, est à l'heure actuelle une fiction’[13]. Si, selon Lénine, ‘dans chaque nation il y a deux nations’, nous avons toutes les raisons de dire que dans chaque langue il y a deux langues. (Vol’fson, 1930, p. 12-13)[14]

L'identité de langue des différentes classes sociales d'une même nation ne pourrait être réalisée qu'à condition que ces classes soient anéanties, ce qui est impossible sous le capitalisme. La différence dans la psychologie et l'idéologie de classe de la société de classe ne peut que déterminer les langues des différentes classes en tant que langues différentes, parce que la langue n'est pas seulement un moyen technique d'expression et de transmission des idées et des sentiments, mais avant tout un fait appartenant à la psychologie et à l'idéologie. (Ivanov et Jakubinskij, 1920, p. 62)

Au fur et à mesure qu'on avance dans les années trente se manifeste une confusion constante entre langue de classe et langue littéraire de la classe hégémonique, bientôt appelée le «peuple tout entier».

Nos écrivains débutants ne pourront être des participants conscients de l'histoire contemporaine de la langue russe ni la diriger (or c'est précisément ce qu'ils doivent faire) sans se faire une idée claire du fondement de classe des processus qui se font jour actuellement dans la langue russe, et en particulier de la composition de classe du russe contemporain. (Jakubinskij, 1930, p. 80)

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2. la langue-une : le retour à l'ordre (du corps)

Peu à peu la division (interne) est évacuée dans l'altérité (externe), au profit d'un discours unanimiste : le «peuple tout entier» parle une langue unique : la langue nationale, qui va bientôt devenir la langue littéraire nationale. Les cloisons horizontales sont abolies au profit des limites verticales.

Ce passage de la classe à la nation en tant qu'objet privilégié du discours sur la langue est celui de la division à l'union, ou plutôt à une totalité indivise[15].

La nation, à l'époque stalinienne, puis brejnévienne, est constituée comme un espace politique homogène, non-contradictoire, non scindé en groupes antagonistes, non clivé, en parfaite coïncidence avec lui-même, où les individus sont en fusion totale avec le groupe, sans regroupements internes, sans intermédiaires, et en division absolue avec un Autre pensé comme parfaitement extérieur. C'est une nouvelle topologie qui se crée : un prolétaire russe est ainsi russe avant d'être prolétaire, alors que dans les années 1920 c'était l'inverse.

Cette nouvelle période du discours sur la langue en URSS conserve bien des similitudes avec la précédente, en particulier la survalorisation du collectif au détriment de l'individuel. Ce sont les limites extérieures de la collectivité qui vont changer, mais pas la fascination pour le collectif. Ainsi, en 1929, Meščaninov inscrit l'ordre d'apparition des pronoms personnels dans l'histoire du passage de la propriété collective à la propriété privée :

Les pronoms personnels et la notion de singulier sont liés à la perception individuelle de la personne, c'est-à-dire à un phénomène tardif de la vie sociale. Les pronoms personnels ont été précédés par des pronoms possessifs indiquant non pas l'appartenance à des personnes individuelles, mais à une collectivité dans sa totalité. Du reste, ces pronoms, les premiers à être apparus, ne sont nullement initiaux, ils sont étroitement liés à la prise de conscience de la représentation du droit de propriété. (Meščaninov, 1929, p. 87)

Mais le plus étonnant est sans doute maintenant le discours continuiste, qui va chercher dans la linguistique russe de l'époque romantique la caution de cette survalorisation du principe collectif. Ainsi Gorki, dont un texte de 1909 est constamment cité à partir de la fin des années 30 :

Le peuple n'est pas seulement la force qui crée toutes les valeurs matérielles, il est la source unique et inépuisable des valeurs spirituelles. […]

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Dans le mythe et dans l'épopée, tout comme dans la langue, le moteur principal de notre époque, se manifeste de façon nette la création collective du peuple tout entier, et non pas l'opinion individuelle d'un seul individu. ‘La langue, dit Buslaev[16], était une partie intégrante, essentielle, de cette activité indivise dans laquelle chaque personne prend une part vivante, mais sans se distinguer encore de la masse compacte du peuple tout entier’.

Que la formation et la construction de la langue soit un processus collectif, cela est établi de façon irréfutable et par la linguistique, et par l'histoire de la culture. (M. Gorki : «Razrušenie ličnosti» (1909), p. 26-27, repris dans Sobr. soč. v 30 t., t. 24, M. : Goslitizdat, 1953, p. 26-27)

Ce peuple tout entier, à partir de la fin des années 30, puis à l'époque brejnévienne, va être supposé parler la langue unique de la nation : la «langue littéraire russe». Toute division est évacuée dans l'altérité, au profit d'un discours unanimiste.

2.1. L'amour

Que la «grande langue russe», dans les écrits para-linguistiques soviétiques de l'époque brejnévienne, soit un objet d'amour, innombrables sont les citations qui le peuvent attester. Mais l'URSS n'est pas composée des seuls russophones, et cet amour peut recouvrir des attitudes qu'il n'est pas indifférent d'opposer.

2.1.1. Le russe, langue maternelle des russophones

L'amour de la langue maternelle peut naître de la lecture d'un livre de grammaire, qui conjoint alors dans un même mouvement l'amour et la connaissance de l'objet étudié :

Ce livre suscite l'intérêt envers la langue russe, l'amour de la langue russe. (Prokopovič et al., 1972, p. 6)
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Mais, aboutissement de l'étude, l'amour de la langue est en même temps une condition d'accès à l'objet :

Pour assimiler ces ressources linguistiques, pour savoir utiliser ces possibilités du russe, il faut étudier sans relâche la langue russe, s'efforcer de pénétrer l'essence de ses lois, d'en prendre pleinement conscience, et, cela est l'essentiel, aimer cette langue. (Šermuxamedov, 1980, p. 210)

Enfin, cause et conséquence du savoir, l'amour se nourrit, se soutient de l'étude de l'objet-langue :

Souvenez-vous que le véritable amour de la langue russe est impossible sans de profondes et vastes connaissances de cette langue, sans une acquisition constante et persévérante de ses richesses de sens et d'expression. (Ljustrova, 1982, p. 154)

La «langue maternelle» en russe se dit rodnoj jazyk, qu'on pourrait traduire littéralement par «langue natale». Rodnoj, en effet, est lié à rod, «lignée», «race», «tribu», «clan», «souche» (cf. latin gens, grec genos), base de dérivation commune à un grand nombre de vocables fréquemment usités dans un discours sentimental et patriotique : roždenie «naissance», roditeli «parents», rodina «patrie», narod «peuple», et tous les syntagmes formés avec l'adjectif rodnoj : rodnaja reč' «le parler natal», rodnoe slovo «le Verbe natal», rodnaja strana «le pays natal», rodnoj kraj «la région où l'on est né», rodnaja literatura «la littérature nationale», etc. Certaines redondances ne sont pas à exclure : rodnoj narod «son propre peuple». On peut trouver, dans un discours aux accents nationalistes rodnoj sintaksis «la syntaxe de la langue maternelle». L'adjectif rodnoj est étroitement lié à l'idée de parenté par le sang : rodnoj brat «le frère de sang», dvojurodnyj brat «le cousin» (= le frère de sang au deuxième degré).

Rodnoj jazyk serait ainsi la langue du clan, du groupe, tout en étant la langue de la naissance, celle reçue dans et par la naissance.[18] L'équivalence
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manifeste langue/Patrie est ainsi sous-tendue par la racine -rod-, commune à rodnoj jazyk et rodina. Car aimer la langue russe, c'est en même temps — et c'est la même chose dans nos textes — aimer la Patrie, celle où la langue russe est parlée, celle où la langue russe est née :

Les amis de la langue russe sont unis par l'amour du Verbe natal, du pays natal, par l'intérêt envers son passé héroïque, son présent glorieux et son avenir radieux. (Ljustrova et al., 1982, p. 154)

C'est alors que l'amour de la langue maternelle peut relever d'une injonction, devoir du citoyen au même titre que l'amour de la Patrie :


L'amour de la langue russe est une partie intégrante de ce sentiment que nous appelons l'amour du pays natal. Chaque Soviétique, chaque Russe doit connaître et aimer sa langue. [...] Il faut aimer et sans cesse étudier la langue russe. (Paustovskij, 1953, cité par Šermuxamedov, p. 52)

Car, dans cet amour, c'est bien aussi de devoir qu'il s'agit :

Avant tout, il faut aimer sa patrie soviétique. (Archives personnelles du maréchal K.K. Rokossovskij, Literaturnaja Gazeta, avril 1982)

Mais la terre natale (rodnaja zemlja) ou la langue maternelle (rodnoj jazyk) sont deux aspects d'une même notion : la Patrie (Rodina), qui, en URSS, est constamment référée à l'image de la Mère à un niveau supérieur : la Mère-Patrie (Mat’-Rodina). Ainsi, faire précéder d'une injonction l'amour de la langue maternelle ou de la Mère-Patrie, ne serait-ce pas désigner symboliquement l'amour dont on ne peut rendre compte, celui que toujours on tait : l'amour (du corps) de la mère, tout en lui assignant une sublimation et lui fixant un interdit? Ce point de fixation sur la langue, M. Pierssens l'a dénommé logophilie, amour de la langue par les «fous de la langue». Il est important de se demander si l'on peut déceler ou non dans les textes de vulgarisation scientifique soviétique des années brejneviennes une «logophilie d'un type nouveau», de savoir quels sont les traits spécifiques de l'amour de la Grande langue russe en Union Soviétique.

2.1.2. Défendre la langue

Une des conséquences de la logophilie des textes soviétiques sur la langue est le besoin de défense de la langue maternelle et de son intégrité. Là encore, une métaphore est intarissable, métaphore de la pureté et de la souillure dont doit être préservée la langue :
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Les Soviétiques doivent constamment, de façon inlassable, avoir soin de la langue russe, de sa pureté, de la conservation et du développement de son expressivité, de sa richesse d'images, de sa force. (Šermuxamedov, p. 204)

Les éléments malfaisants et pernicieux, dangereux pour la pureté de la langue, sont clairement désignés, ce sont l'influence étrangère et le bas langage :

Nous devons faire en sorte que [...] le russe ne soit pas souillé par les argotismes, les mots étrangers superflus, les vulgarismes. (Šermuxamedov, p. 205)

  Et c'est un discours moral qui sera la caution suprême de la défense de la langue, rappelant ainsi le «style stalinien» en linguistique :

L'indifférence envers la langue, une utilisation indigente de la langue, une attitude négligente envers elle, son avilissement, sa détérioration, sont absolument inadmissibles. (Paustovskij, 1953, cité par Šermuxamedov, p. 52)

La défense de la langue, cependant, peut avoir une motivation politique bien précise : façonner un instrument efficace pour «influencer les masses». C'est en tout cas la position de Lénine, rappelée dans L'encyclopédie du russe de 1979 :

«SUR LA PURIFICATION DE LA LANGUE RUSSE (Réflexions de temps libre, c'est-à-dire en écoutant les interventions en réunion.) Nous pervertissons la langue russe. Nous utilisons des mots étrangers sans nécessité. Nous les utilisons incorrectement. [...] la langue des journaux, chez nous, commence à se dégrader. [...] Je dois reconnaître que, si l'emploi des mots étrangers sans nécessité m'irrite (car cela rend difficile notre influence sur les masses), certaines fautes de ceux qui écrivent dans les journaux peuvent me mettre véritablement hors de moi. [...] N'est-il pas temps de déclarer la guerre à la dénaturation de la langue russe?» (écrit en 1919 ou 1920, 1ère publication le 3 décembre 1924 dans la Pravda, nÇ 275). (cité dans Encyclopédie du russe, 1979, article «Langue russe»)

Cette conception utilitaire de la parole claire qu'avait Lénine entre très exactement dans le cadre de la prophylaxie sociale (la lutte contre les «parasites»), qui s'applique également à la langue dans les années brejnéviennes :

C'est d'une façon nouvelle que résonnent maintenant les paroles prophétiques de M. Gor’kij, qui appelait à lutter pour la pureté de la langue russe. Rappelons ces paroles :
[246]

‘Parmi les tâches grandioses de l'édification d'une culture nouvelle, d'une culture socialiste, figure la tâche consistant à organiser la langue, à la débarrasser de la pacotille parasitaire. [...] La lutte pour la pureté, pour la justesse sémantique, pour la netteté de la langue, est une lutte pour un instrument de culture. Plus acéré est cet instrument, et plus il est victorieux’. (M. Gor’kij, Œuvres complètes, t. 27, p. 169-170, cité par Šermuxamedov, p. 204).

La prophylaxie sociale a donc bien pour but la défense d'un organisme, d'un corps, puisque les atteintes à ce corps sont désignées comme pathologiques : B. S. fivarckopf (art. «Bureaucratismes dans la langue», Encyclopédie du russe) dénonce la «dégradation» de la langue comme une «maladie». Qu'est-ce alors que la langue, pour que son unité, son intégrité, puissent être, comme pour la patrie, déclarées en danger? Qu'est-ce que ce tout qu'on peut se dire aimer? Cet objet «introuvable»[19] qu'on s'acharne à défendre et à illustrer, tout en le «construisant» et le jalonnant d'interdits? Cet ensemble de déclarations que nous avons rapportées rappelle par bien des points la vision idéologique de la langue française dans la France de la IIIe République[20]. Mais une différence essentielle nous semble être due à la reconnaissance du caractère multinational et donc multilingue de l'URSS.

2.2. Les allophones et la «deuxième langue maternelle»

Tout autre, en effet, est le problème de l'amour du russe par les non-russophones, car la relation amoureuse y est nécessairement, a priori, d'une nature différente, puisqu'elle ne concerne plus la langue maternelle. Mais la passion n'y est que plus vive, ou du moins présentée comme telle. Le livre de fiermuxamedov nous livre ainsi des pages entières d'anthologie littéraire de poètes et d'écrivains non-russes de l'Union Soviétique, chantant à l'unisson, en russe, leur amour de la langue russe. Le «poète soviétique ouzbek contemporain Mirmuxsin», par exemple écrit :

 

La langue de la mère est devenue langue du poète.

Devenu mûr, j'en appris une autre,

C'était la langue russe, langue chère à mon coeur.

C'est en russe qu'a retenti le fier appel de la liberté,

C'est en russe qu'a parlé au peuple notre Ilyitch.
[247]

Aime-la, mon ami, comme le peuple l'aime,

C'est un pont entre les hommes, c'est l'unité et l'union

(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 107).

 

Il est ainsi possible de trouver, pour chaque république fédérée, un poète aimant la langue russe, tel ce Kirghize s'adressant à l'Occident :

Le célèbre poète kirghize Kubanič Akaev a exprimé sous une forme poétique cette idée de la grande mission du peuple russe et de la langue russe :

‘Sachez donc, Londres, Paris, Washington,

Que je suis amoureux de Moscou, de la Russie.

Ecoute, ô monde : j'aime cette langue

Qui en russe est puissante et grande.

Comment pourrais-je ne pas soigner le vers de Pouchkine?

C'est en russe que j'ai appris le marxisme,

Mon frère russe m'a donné le drapeau.

Avec notre Lénine en son cœur vit

Tout ce peuple de deux cent millions d'hommes.

A la face du monde entier, je suis fier

De ta langue, glorieuse Russie!’

(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 65).

 

Or, paradoxal, le rapport des non-Russes à la langue russe l'est doublement, puisque le thème qui revient le plus fréquemment dans les déclarations de principe concernant le russe pour les non-Russes est que cette langue est devenue pour eux une «deuxième langue maternelle» (vtoroj rodnoj jazyk) :

Il est nécessaire d'expliciter pour quelles raisons sociales le russe est devenu la deuxième langue maternelle de tous les peuples du Daghestan. (Gamzatov, 1983, p. 247)

L'éminent écrivain turkmène, Héros du Travail socialiste, Berdy Muradovič Kerbabaev (1894-1974), auteur d'œuvres remarquables, devenues partie intégrante du trésor de la littérature soviétique, écrivait : «Le russe est devenu pour nous, les membres des autres nationalités, une deuxième langue maternelle. Néanmoins la grammaire du russe est très complexe. C'est pourquoi il faut étudier le russe dès l'enfance.

(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 91)

Cette formulation, constante dans les textes consultés, a suscité, certes, quelque scepticisme de la part de linguistes étrangers :
[248]

En dépit de certaines proclamations, il est pour le moins prématuré d'affirmer que le russe est devenu la ‘deuxième langue maternelle’ de tous les peuples soviétiques. (Creissels, 1977, p. 28)

Or, l'enjeu de la discussion n'est pas le même ici. Il ne s'agit pas de savoir s'il est vrai que le russe est devenu la deuxième langue maternelle des peuples non-russes, mais de comprendre les raisons de cette affirmation ressassée dans la propagande officielle. Il n'est pas ici question d'accuser la linguistique soviétique de «mensonge», en comparant les déclarations avec les «faits», mais d'étudier la cohérence interne de ce discours officiel, ses déterminations politiques et idéologiques, et surtout ne pas le prendre pour un travail de linguistes, susceptible de nous donner des indications sur la situation «réelle» du russe en URSS[21].

Continuons alors de suivre la métaphore. Si le russe est devenu la deuxième langue maternelle des non-Russes, la Russie est par conséquent également leur seconde «mère» :

 

Il nous a été donné de comprendre

En russe les lois de la fraternité,

Parce que l'amitié, c'est la Russie,

Notre mère, qui nous l'apprend.

(Murzo Tursin-zade : Les lois de la fraternité, cité par Šermuxamedov, 1980, p. 138)

C'est ainsi que, dédoublement imaginaire de la langue maternelle, l'amour de la langue russe trouve ses ultimes conséquences dans la demande d'adoption :

Les peuples du Daghestan ressentent à chaque instant un attachement pour cette langue, au sujet de laquelle l'écrivain lak Effendi Kapiev a prononcé ces paroles remarquables : ‘O grande langue russe! Je me tiens devant toi à genoux : adopte-moi et bénis-moi!’ Ce n'est pas seulement une phrase imagée : on trouve dans cette phrase tout l'amour des Daghestanais pour la grande langue russe, qui les unit aussi bien entre eux qu'avec les autres peuples de notre immense pays. (Gamzatov, 1983, p. 247)

Il est du plus grand intérêt d'essayer de comprendre pourquoi et comment il est possible d'aimer la mère d'un autre comme si c'était la sienne. Il importe de noter que les formes d'amour de la langue russe par les non-Russes semblent ne se distinguer en rien de celle des Russes, si ce n'est, sans doute, par les outrances de la passion. Et si les signifiants mat’
[249]
et more ne sont pas liés en russe comme mère et mer en français, il n'en est pas moins troublant de retrouver dans un poème du poète balkar Maksim Gettuev intitulé «La langue russe» cette transposition de l'amour envers la mère dans la fascination d'une étendue aquatique profonde et sans limites, accueillante et apaisante, liquide qui étanche la soif tout en aiguisant le désir, images dont les récits psychanalytiques de rêves œdipiens abondent :

Qu'est-ce qui ressemble à la mer? me demandera-t-on,

— La langue russe, répondrai-je sans hésiter.

Telle la mer, elle réchauffe la terre,

Par un été de sécheresse, elle offre la fraîcheur.

 

Ses eaux, qui se répandent sans limite,

Brillent de l'inextinguible lumière du soleil;

Vers les gens de bien dans les pays lointains

Roulent ses eaux, apportant un salut chaleureux.

 

La langue russe est une mer sans limites!

Au fond de la mer j'ai trouvé ce que j'attendais :

J'ai pêché la clé qui fait trouver la joie,

Cette clé, c'était le mot russe. [...]

 

Le mot russe, je l'ai bu sans trêve,

Comme une bruissante eau de source;

Mais j'avais beau boire ce liquide vivant,

Ma soif était plus forte d'année en année.

 

Langue russe! En elle, comme dans une mer sans fond,

Je puise mes forces pour des décisions audacieuses,

Elle inspire un travail plein d'abnégation,

Au nom de splendides réalisations à venir.

 

(cité par Šermuxamedov, 1980, p. 111)

 

Cette immersion dans la langue, qui renvoie à la métaphore traditionnelle du «bain de langue», peut ainsi recouvrir un phénomène bien curieux, que nous ne pourrons que poser en ces termes : qu'en est-il du complexe d'Œdipe envers la mère adoptive? Comment peut-on aimer comme la sienne une langue qui n'est pas sa langue maternelle? Ce discours sur la «deuxième langue maternelle» est rendu cohérent par la série métaphorique du lien familial :

- la famille unie de tous les peuples de l'Union Soviétique

- le grand frère

- les peuples-frères
[250]

- les républiques-sœurs

- la mère Russie

- la mère-Patrie

C'est la métaphore familiale qui rend possible et concevable la multiplicité de petits corps dans le grand corps qu'est l'Union Soviétique, pyramide asymétrique où, parmi les langues qui voisinent, une langue se trouve en même temps englober et transcender les autres, une langue qui est à la fois le tout et la partie, langue «égale entre les égales» (Šermuxamedov) : la Grande langue russe. C'est le lien familial qui permet de rendre non-contradictoires la notion de société sans divisions internes et la reconnaissance des différentes «nationalités», la Grande langue russe comme langue maternelle (première ou «deuxième») de tous les peuples de l'Union Soviétique et l'existence de langues hétérogènes entre elles, tout comme la pratique de la prophylaxie sociale permet de concilier l'idéal de l'intégrité de la langue russe envisagée comme un corps vivant, et l'entreprise de purification de ce corps de ses «parasites». La Grande langue russe, langue qui rassemble les membres d'une même famille, est totalement irréductible aux autres langues, elle est d'une nature fondamentalement différente, en ce qu'elle seule[22] permet de rendre transparente à elle-même une société déclarée homogène, de mettre en communication avec lui-même le «peuple-un», selon l'expression de Claude Lefort[23], peuple uni dans un même amour de son instrument de communication.

2.3. L'identité, l'appartenance et le discernable.


Le rapport des parties au tout, dans la métaphore familiale, ne fait pas moins problème que le rapport des parties entre elles, ou que celui de chaque partie à elle-même. C'est ainsi que se pose le problème de l'unité identitaire, de l'Un et du Tout. Si l'on peut parler des langues des «peuples de l'Union Soviétique», c'est qu'en Union Soviétique il y a des «peuples». Mais qu'est-ce qu'un «peuple», dans sa forme dénombrable? Est-ce une donnée du réel ou un objet de discussion? Un «peuple», en URSS, c'est une entité discrète, en oui ou en non, et non en plus ou en moins. Mais un peuple peut disparaître en tant que tel, pour réapparaître bien des années plus tard[24]. Un peuple doit s'opposer comme un tout aux autres peuples :

Dans la ‘symphonie humaine’ née de la Révolution d'Octobre, selon l'expression de A.V. Lunačarskij, culture de la société communiste future, les cultures des peuples d'Asie Centrale et du Kazakhstan forment les sons qui, unis aux cultures des autres peuples-frères, constituent une ‘libre et riche harmonie’ (Lunačarskij). (Šermuxamedov, 1980, p. 113)

Un peuple, c'est une ligne qui ne peut pas être vide dans le pasport, c'est une rubrique de formulaire dans une réponse à un questionnaire (cf., par exemple, les recensements) : on appartient toujours à un peuple, à une nationalité[25]. Donc il y a des peuples. Ces peuples sont discernables entre eux. Et pourtant, les limites du discernable sont hautement mouvantes. C'est ainsi qu'on voit des «petits peuples» décider de se fondre dans le corps d'un autre peuple, plus grand, métamorphose où se mêlent l'amour, l'ambivalence, le trouble[26] et la rigueur administrative puisque, à l'aboutissement du processus d'absorption, il y aura à nouveau une identité, quoique différente, il n'y aura toujours qu'une réponse au questionnaire, qu'un nom donné à la nouvelle appartenance, qui ne se distinguera en rien de celle des autochtones du peuple absorbant :

Certaines nationalités ou groupes ethniques peu nombreux, à la suite d'une longue relation amicale avec des nations plus importantes, ont totalement reconnu leur communauté avec elles. Ainsi, par exemple, de 1926 à 1939 les Pomors, qui habitent dans le nord de la région d'Arkhangelsk, les Kamtchadals, les Kerjaks, qui habitent dans le territoire de l'Altaï, et d'autres, ont cessé de se considérer comme des nationalités à part et se sont totalement joints aux Russes. […] Ces processus de consolidation des langues dans notre pays se caractérisent par le fait que les locuteurs de ces langues se sont eux-mêmes volontairement unis à d'autres peuples, car cela répondait parfaitement à leurs intérêts, cela favorisait leur développement économique et culturel. (Šermuxamedov, 1980, p. 35)

 

Ce qui est vrai des peuples l'est aussi des langues :

Dans les publications spécialisées d'avant la Révolution ou de la période soviétique jusqu'aux années 50, on discernait les langues kaïtagh et
[252]
koubatch. Par la suite on les reconnut comme des dialectes de la langue darghienne, et leurs locuteurs, lors du recensement national, se sont désignés eux-mêmes comme Darghiens. (Gamzatov, 1980, p. 125)

Qu'en est-il alors du «discernable» dans la langue? (cf. Milner, 1978)? Qu'est-ce qu'un peuple, qu'est-ce qu'une langue, si leurs limites peuvent être modifiées par le souhait des intéressés ou une décision administrative? S'il y a des langues, c'est qu'il y a «de l'Un» (Milner, 1978), mais les limites de l'Un, dans nos textes soviétiques, peuvent devenir étrangement floues, de même que la hiérarchie des inclusions est fort élastique : si l'on inclut de l'«Un» dans un «Un» plus vaste, les «langues», après cette opération d'inclusion, sont vite nommées «dialectes». Or le problème du discernable dans la langue, problème épistémologique propre à la linguistique, touche de fort près à la politique. Par exemple, le moldave est-il du roumain? ou une variété, un dialecte du roumain? ou bien une langue différente? Le carélien est-il ou n'est-il pas du finnois, l'azerbaïdjanais ne fait-il qu'un avec le turc, ou s'agit-il de deux langues différentes? La question a-t-elle un sens? Elle a, en tout cas, un effet, car, administrativement, on ne peut pas parler quelque chose qui soit indifféremment l'un ou l'autre[27]. Il faut donc choisir le nom de sa langue[28] comme on choisit son appartenance à un peuple, dans un cadre administratif préexistant : les Tatars et les Bachkirs parlent des langues si proches qu'elles ne sont pas loin d'être la même langue, mais les différences entre elles ont été artificiellement renforcées, y compris dans l'orthographe, rendant nécessaire un choix strict devant une alternative. (cf. Creissels, 1977, p. 4). Mais il en va de la nationalité (estonienne, kirghize) comme de la citoyenneté (soviétique) : c'est le sort des émigrés soviétiques (ceux qui ont, en émigrant, renié la patrie : les renégats, otšepency) de n'avoir plus de statut reconnaissable, de n'avoir plus de lieu prévu dans la topologie soviétique. Ce sont des membres inutiles, séparés du corps. Mais s'ils ne sont plus membres du peuple (russe, par exemple), alors quelle langue parlent-ils? Le silence fut total en URSS à ce sujet, mais l'enjeu est bien, aussi, la langue; qu'on pense, par exemple, à Solženicyn, reconstituant un dictionnaire des termes oubliés, pour forger minutieusement une «vraie» langue russe, plus authentique que celle utilisée en URSS. Où est la langue ? Comment l'atteindre?

[253]

3. Du rapprochement des extrêmes : où est la gauche, où est la droite? // le (bon) sens retrouvé

3.1. La langue-Une du peuple-Un

Si la démocratie est la défaite de l'identification de la société à un corps, on définira dans notre perspective le totalitarisme comme le fait d'effacer les signes de la division sociale, de bannir toute indétermination. Le «peuple-Un»[29] constitue une société transparente à elle-même, mais cet idéal de transparence révèle une effroyable opacité. L'un des linguistes thuriféraires du régime à l'époque brejnévienne, Budagov, s'élève ainsi contre l'idée de voir «plusieurs langues dans la même langue» :

En réalité, de telles différences, en soi importantes et intéressantes, ne rompent jamais l'unité de la langue nationale (obščenacional¿nyj jazyk), pourvue d'une longue tradition. Dans des cas semblables, il faut bien sûr parler non pas de différentes langues à l'intérieur d'une même langue (contradictio in adjecto), mais de variantes d'une même langue, de sa stratification fonctionnelle, de ses formes et aspects variés. S'il en était autrement, aucune compréhension ne serait possible entre les gens parlant la même langue. Or, à l'époque de la révolution scientifique et technique, tout comme avant, les gens parlant la même langue, en général, se comprennent parfaitement, malgré la complexité de la langue elle-même et la multiplicité grandissante de ses aspects. (Budagov, 1975, p. 11)

Ce qui vient d'être dit ne signifie nullement que la langue doive être assimilée à l'idéologie. Grâce à la langue les gens parviennent à la compréhension (justement ‘parviennent’, souvent en surmontant des difficultés) entre tous les membres de la société, y compris entre des représentants d'idéologies différentes. La phrase la révolution ouvre au peuple la voie du savoir peut être interprétée de façon différente par des représentants d'idéologies différentes. Et pourtant ce dont il s'agit est clair pour tout le monde. En revanche, une construction comme cette table ronde est rectangulaire est obscure, elle ne remplit aucune fonction linguistique (fonction communicative, fonction de nomination, fonction d'expression de la pensée ou des sentiments), c'est pourquoi elle n'a rien à faire avec la langue. (ib., p. 20)

 [254]

3.2. Corps de la nation, corps des locuteurs

L'anthropologie raciale soviétique des années 1950-60 est un domaine étonnament peu étudié[30]. Je ne ferai que signaler ici que le thème de la «racio-génèse» (rasogenez) du peuple russe a fait l'objet de très nombreux travaux en URSS dans des établissements de recherches aussi prestigieux que l'Institut d'ethnographie de l'Académie des sciences et le Département d'anthropologie de l'Université de Moscou, qui ont entrepris entre 1955 et 1959 une «Expédition anthropologique russe», consistant à faire des mesures anthropométriques de «17000 hommes et femmes russes adultes, originaires de 107 districts différents de la RSFSR»[31]. Les mesures craniométriques, les tableaux comparatifs de la couleur des cheveux ou de l'iris de l'œil, par leur recherche obsessionnelle des «types» anthropologiques, ressemblent à s'y méprendre à ceux des travaux de l'anthropologie racialiste de collaborateurs du régime de Vichy en France[32]. Ce thème de recherche ouvre des perspectives passionnantes à une recherche comparée des conceptions sur l'anthropologie somatique et l'anthropométrie en Union Soviétique et dans les pays européens. Mais ce qui importe ici est que la recherche des types dans le livre de Bunak débouche sur ce qu'on attendait : une théorie des correspondances entre les «types anthropologiques régionaux» et les «provinces dialectologiques»[33]

3.3 Un discours conservateur sur la société?

On n'indiquera que brièvement ici ce qui pourrait relever d'un livre à soi tout seul : l'idée de prépondérance totale du social sur l'individuel, tant prônée dans le discours sur la langue en Union Soviétique tout au long de son histoire, trouve son origine aussi bien dans l'idéologie conservatrice slavophile du milieu du XIXème siècle que dans la philosophie sociale des «ultras» français, ces grands penseurs réactionnaires et contre-révolutionnaires que furent Joseph de Maistre (1753-1821) ou Louis de Bonald (1754-1840). L'attribution de la paternité de la sociologue à la pensée conservatrice du XIXème siècle fait l'objet de la thèse de Robert
[235]
Nisbet La tradition sociologique.[34] On rappellera simplement que, pour L. de Bonald,

L'homme n'existe que par la société et la société ne le forme que pour elle. (Théorie du pouvoir politique et religieux, Préface, Œuvres, 1818, vol. XIII, p. 3, cité par Koyré, 1971, p. 132)

Conclusion

En fait, les adversaires disent la même chose : soit à chaque classe sa langue soit à chaque nation la sienne, dans tous les cas on  a affaire à une conception essentialiste, de coïncidence parfaite entre groupe clos et expression.

Il est utile, alors, de rappeler toutes les dimensions qui ont disparu ou qui sont niées dans cette vision totalitaire du corps parlant. Celle du discours, d'abord, en refusant que plusieurs discours puissent se partager la même langue. Celle du sujet, du désir et du manque, ensuite. Celle du sens, enfin, et de sa non-coïncidence à un consensus bien fait.

Il reste à étudier les avatars du rapport à la langue dans le discours savant et grand public en Russie à l'ère post-soviétique.

Mais ce sera pour une autre fois…

© Patrick Sériot

 

 

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— SERIOT Patrick, 1984 : «Pourquoi la langue russe est-elle grande? (matériaux pour une recherche)», in Essais sur le discours soviétique, n° 4 (Univ. de Grenoble-III), p. 57-92.

—— 1997 : «Faut-il que les langues aient un nom? Le cas du macédonien», in A. Tabouret-Keller (éd.) : Le nom des langues. Les enjeux de la nomination des langues, Louvain : Peeters, p. 167-190.

—— (à paraître) : «La pensée ethniciste en URSS et en Russie post-soviétique».

— ŠERMUXAMEDOV S., 1980 : Russkij jazyk — velikoe i mogučee sredstvo obščenija sovetskogo naroda, Moskva. [La langue russe, grand et puissant moyen de communication du peuple soviétique]

— ŠOR Rozalia, 1926 : Jazyk i obščestvo, Moskva : Rabotnik prosveščenija [Langage et société].

— ŠPIL’REJN I.N.; REJTYNBARG D.I.; NECKIJ G.O., 1929 : Jazyk krasnoarmejca, Moskva-Leningrad : Gos. In-t èksperimental’noj psixologii. Sekcija psixotexniki. [La langue du soldat de l'armée rouge]

— TABOURET-KELLER Andrée, 1996 : «Le mot Volk dans la presse à destination des maîtres d'écoles primaires des populations allemandes à l'étranger (Auslandsdeutsche Volksschule) entre 1890 et 1939», in P. Sériot (éd.) : Langue et nation en Europe centrale et orientale du XVIIIème siècle à nos jours, Cahiers de l'ILSL (Lausanne), n° 8, p. 329-348.

—— (éd.), 1997 : Le nom des langues. Les enjeux de la nomination des langues, Louvain : Peeters.

— VINOKUR Grigorij, 1923 : «Jazyk nèpa, očerk pervyj», Nakanune, 273, 1-e marta, p. 2-3; «Jazyk nèpa, očerk vtoroj», Nakanune, 353, 8-e ijulja, p. 2-3 [La langue de la NEP].

—— 1924 : «Jazyk našej gazety», LEF, n° 2(6), p. 117-140 [La langue de nos journaux].

— VOL’FSON S., 1930 : «Jazyk i klassovaja bor’ba», VARNITSO, n° 5, p. 10-20. [Langue et lutte de classes]

— ZAPATA René, 1983 : Les luttes philosophiques en URSS (1922-1931), Paris : PUF.

— ŽIRMUNSKIJ Viktor, 1929 : «Problemy kolonial’noj dialektologii», Jazyk i literatura, 3, Leningrad, p. 179-220. [Problèmes de dialectologie coloniale]

—— 1936 : Nacional’nyj jazyk i social’nye dialekty, Leningrad : Xudožestvennaja literatura [La langue nationale et les dialectes sociaux]

 

 

 

 



[1] L. Trotsky : «Thermidor et bonapartisme», 26 novembre 1930, sans indication de source, disponible sur :

http://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/11/301126a.htm.

[2] Cf. Zapata, 1983.

[3] Par «discours sur la langue» on entend ici un domaine beaucoup plus vaste que la linguistique proprement dite, en tant que discipline scientifique délimitée et définie professionnellement et sociologiquement dans les universités et à l’Académie des sciences. Il s’agit de l’ensemble hétéroclite des textes qui n’ont de commun que le fait de contenir le mot «langue». Tout texte de loi sur la planification linguistique, tout manifeste poétique, toute rêverie utopique sur une langue universelle, toute introduction à une grammaire parlant de la beauté ou de la supériorité de la langue étudiée, tout texte littéraire portant des jugements sur la façon dont parlent certaines personnes ou sur l’impossibilité de dire certaines choses dans une langue ou une autre, sont partie intégrante de ce corpus aux frontières floues. Le «discours sur la langue» a ceci de particulier en Russie d'être extrêmement sensible à l'insécurité identitaire et aux tensions qu'elle provoque. Le présent travail s'inscrit dans une recherche plus large, qui étudie le discours sur la langue en Russie comme révélateur des courants de fond qui traversent la culture russe.

[4] «La langue n'existe que dans les cerveaux individuels, dans les oreilles et le psychisme des individus, ou personnes, constituant une communauté linguistique donnée. La langue d'une ethnie, ou langue nationale, est pure abstraction, une construction généralisante créée à partir de toute une série de langues réellement existantes. Une telle langue ethnique, ou nationale, est faite de la somme des associations des représentations linguistiques avec les représentations extra-linguistiques, associations qui ne sont propres qu'aux individus, et, dans un sens abstrait, à titre de moyenne, également aux peuples et aux ethnies.» (Baudouin de Courtenay, 1904).  

[5] Les travaux des années 1920 sur la division sociale de la langue, ou «dialectologie sociale», sont très nombreux. Certains titres ressemblent étonnamment aux travaux de sociolinguistique produits dans le monde francophone dans les années 1970 : en plus de Danilov, 1929, cf. Vinokur, 1923, 1924; Jakubinskij, 1924, 1930; Šor, 1926; Sergievskij, 1927; «Čto čitat’…», 1928; Špil’rejn, 1929; Žirmunskij, 1929, 1930; Ivanov & Jakubinskij, 1930.

[6] Buzuk, 1924. Il s'agit de la seconde édition d'un ouvrage paru en 1918 à Odessa sous le titre de Očerki po psixologii jazyka [Essais sur la psychologie du langage].

[7] Le principal représentant du Jazykfront était G.K. Danilov (1896-1937), membre du PC depuis 1917 et doctorant de Polivanov. Parmi les plus connus on trouve T.P. Lomtev (1906-1972) et J.V. Loja (1896-1969).

[8] Publiée dans Danilov, 1929. Il est à noter que tous ces textes sont quasiment méconnus en dehors du domaine russe. Aucun n'est mentionné dans une anthologie de la sociolinguistique comme Hymes, 1964.

[9] Vol'fson, 1930; Kaganovič, 1931.

[10] Vol’fson, 1930, p. 15.

[11] A une distance de cinquante ans, c'est la thèse essentielle de Michel Pêcheux et des chercheurs qui l'entouraient, cf. Pêcheux, 1975.

[12]  Il fait remarquer, par exemple, ce fait étonnant que la langue de la classe dominante est en même temps la langue officielle de l'Etat, «objet d'enseignement en tant que langue maternelle (rodnoj jazyk), même dans les cas où, en réalité, la langue maternelle des enfants est le dialecte local (par exemple dans les écoles de village)» (ib., p. 7)

[13] Marr, 1928, p. 142.

[14] Vol’fson fait ici allusion à un célèbre texte de Lénine écrit en 1913 : «Kritičeskie zametki po nacional’nomu voprosu» [Remarques critiques sur la question nationale] : «Il y a deux nations dans chaque nation moderne, dirons-nous à tous les sociaux-nationalistes. Il y a deux cultures nationales dans chaque culture nationale. Il y a la culture grand-russe des Puriškevič, des Gučnov et des Struve, mais il y a aussi la culture grand-russe qui est caractérisée par les noms de Černyševskij et de Plexanov. Il y a ces mêmes deux cultures dans tout ce qui est ukrainien (v ukrainstve), tout comme en Allemagne, en France, en Angleterre, chez les juifs, etc.» (O.C., t. XVII, s.d., p. 143).

[15] Sur le fait que toute société, même «artificielle» comme celle des espérantistes, ne peut être viable que du fait même de sa division incessante, cf. Michéa, 1979.

[16] Fedor Ivanovič Buslaev, 1818-1897, professeur de linguistique slave à l'Université de Moscou de 1847 à 1881.

[17] On pourrait multiplier à l'infini les injonctions à l'amour de la langue, dans bien d'autres pays, et principalement (mais pas uniquement) dans des périodes «autoritaires». Ainsi pour l'Allemagne de Bismarck, Andrée Tabouret-Keller (1996, p. 331) rapporte que chaque mois un prix de 40 marks était attribué à l'auteur d'un travail traitant de matière excellente de l'enseignement de l'allemand à l'école. En 1893 le premier article récompensé était intitulé «Was hat der Lehrer an der zweisprachigen Schule zu tun, damit seine Schüler die deutsche Sprache liebgewinnen und gern gebrauchen?» [Que doit faire le maître d'une école bilingue pour que ses élèves prennent goût à la langue allemande et à son emploi?]. Comme pour nos textes soviétiques, on voit que cet amour n'est pas donné d'avance puisqu'il faut constamment le solliciter.

[18] On pourrait risquer le néologisme de «langue native», sur le modèle de «locuteur natif», lui-même calque de l'anglais «native speaker», cf. «native tongue». Mais pourrait-on aller alors jusqu'à «langue indigène», puisque le mot native a aussi le sens d'indigène? Andrée Tabouret-Keller propose «langue initiale» pour échapper à tout naturalisme. Mais c'est justement la référence naturaliste qu'il importe de mettre en avant ici : langue initiale pourrait faire penser qu'on peut en changer plus tard, ce que la terminologie rodnoj jazyk exclut totalement : il s'agit d'une perspective fixiste, ou fatale, pour laquelle on ne peut pas plus changer sa langue «native», ou «natale» que le lieu ou l'heure de sa naissance : il est simplement absurde de penser qu'on peut changer sa mère…

[20] Cf. Maingueneau, 1979 et 1982.

[21] A la différence de Legrand (1978), par exemple, qui reprend mot pour mot les formulations de Deßeriev, Budagov, etc.

[22] Sur les raisons intrinsèques qui sont supposées avoir permis à la seule langue russe de jouer ce rôle en URSS, cf. Sériot, 1984.

[23] Cl. Lefort : «L'image du corps et le totalitarisme», dans Lefort, 1981.

[24] Cf. les Tatars de Crimée, reconnus en tant que «nationalité» en 1921, déportés collectivement en Sibérie en 1944, qui voient leur République supprimée, leur personnalité nationale niée, leur langue nationale déclarée «langue non écrite». Réhabilités en 1967 en tant que «population tatare ayant résidé en Crimée», ils n'en ont pas moins perdu leur lien au territoire (cf. Carrère d'Encausse, 1978, p. 236-245).

[25] La terminologie est extrêmement instable. Certes, Volk n'est pas Nation, mais peuple (narod) et nationalité (nacional’nost’) sont fréquemment employés l'un pour l'autre en Union Soviétique. Les catégories romantiques sentimentales et les catégories administratives se recouvrent et s'interpénètrent.

[26] Lacan y aurait sans doute vu le rapport sexuel enfin rendu possible : on devient le corps de l'autre, par osmose, par absorption totale.

[27] Cf., par exemple, à l'époque communiste, le problème du macédonien et du bulgare. Le macédonien était une langue officielle en Yougoslavie, mais était considéré comme «du bulgare» en Bulgarie, ce qui permettait au gouvernement bulgare de ne pas accorder le statut juridique de minorité nationale aux Macédoniens de Bulgarie. Sur ce sujet, cf. Sériot, 1997.

[28] Cf. Tabouret-Keller, 1997.

[29] L'expression est de Claude Lefort, 1981.

[30] Sur l'anthropologie soviétique des années 1920-30, cf. Bertrand, 2002 ; sur l'anthropologie post-soviétique, cf. Laruelle, 2000. Sur les relations entre l'anthropologie soviétique des années brejnéviennes et les théoriciens de l'apartheid en Afrique du Sud, cf. Sériot, à paraître.

[31] Bunak, 1965, p. 3.

[32] Cf. Montandon, 1935, et la revue L'Ethnie française, dirigée par G. Montandon et publiée pendant les années d'occupation allemande en France.

[33] Bunak, 1965, p. 274.

[34] Nisbet, 1984.


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