Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick Sériot : «Pourquoi Bakhtine n’est pas Pêcheux : un grand malentendu sur l’analyse de discours», in Eduardo Alves Rodrigues et al. (éds.) : Análise de discurso no Brasil. Pensando o Impensado Sempre. Uma homenagem a Eni Orlandi, Campinas : RG Editora, 2011, p. 221-230.

[221]
        Deux Michel apparemment liés par un sort commun, telle est l’image qui se dessine avec des contours plus ou moins flous, plus ou moins implicites, dans le domaine de l’analyse de discours dans deux communautés intellectuelles séparées par un océan mais réunies par un même objectif, en France et au Brésil. Cet objectif consiste à faire tenir ensemble et à appuyer l’un sur l’autre un engagement politique et une méthodologie de lecture critique de textes, précisément appelée «analyse de discours».
        C’est cette idée d’une communauté de destin, d’approche, de méthode, d’objectifs et d’enjeux entre Bakhtine et Pêcheux que je voudrais interroger ici. Cette tâche est facilitée par le fait que, depuis quelques années, plusieurs collègues brésiliens commencent à s’interroger sur la légitimité de semblable association dans le même cadre conceptuel de l’analyse de discours[1]. Ainsi Eni Orlandi note avec juste raison que Bakhtine, à la différence de Pêcheux, «ne voit pas dans la langue son autonomie relative, ni ne lui reconnaît son ordre propre» (2005, p. 44). Elle décèle, à la suite de la critique de Pêcheux lui-même, que le «sujet» chez Bakhtine est d’ordre socio-psychologique (non affecté par l’inconscient), intentionnel, et que l’interaction est un fait psycho-social (ib., p. 45), et que, finalement, c’est le statut de la notion de langue dans son rapport au discours qui fait la différence entre l’analyse de discours de M. Pêcheux et la position bakhtinienne.
        En plein accord avec l’analyse d’Eni Orlandi, ainsi qu’avec l’appel d’Anna Zandwais (2009, p. 1) à travailler le «contexte historique spécifique» des conditions de production des textes du groupe de Bakhtine, je voudrais suivre cette piste de réflexion en produisant quelques éléments puisés dans une lecture aprofondie des textes originaux de Bakhtine, Voloshinov et Medvedev, pour proposer une thèse plus radicale, à savoir qu’il n’y a aucun rapport, de près ou de loin, entre les thèses de Pêcheux et celles de Bakhtine, et que les similitudes et apparentements
[222]
apparents ne sont que le produit d’un gigantesque malentendu, reposant lui-même sur des lectures hâtives et des effets de reconnaissance suspects, s’appuyant sur des traductions largement erronées, engendrant une communauté imaginaire et fantasmée entre Bakhtine et Pêcheux.[2]

1. Le discours, une notion plus souvent utilisée qu’interrogée

        Les mots sont d’autant plus traitres qu’ils sont plus familiers, plus «innocents», cherchant à se faire oublier, faisant croire à un consensus sur leur sens. C’est bien là un des mérites de l’analyse de discours de nous avoir rendus attentifs à la nécessité d’une lecture non naïve des textes, des termes et des mots. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur le statut bien souvent instable, immaîtrisé, de la notion même de discours qui, loin d’être une notion, encore moins un concept, fonctionne parfois comme un signal de reconnaissance balisant une pratique incantatoire.
        L’article de Taís da Silva Martins (2009) présente un tableau fort intéressant d’une configuration institutionnelle dans l’Etat du Rio Grande do Sul, mais qui me semble pouvoir être étendu à l’ensemble du Brésil et même à l’Argentine : la discipline universitaire «Análise do Discurso» accorde autant de place dans la bibliographie des programmes de cours à Bakhtine et à Pêcheux. Dès 1987, par exemple, le «Curso de pos-graduação em linguistica e letras» de l’Instituto de letras e artes de la Pontificia Universidade catolica do Rio Grande do sul, une institution qui semble n’avoir rien de bien politiquement contestataire, propose dans la liste de lecture du programme d’analyse de discours deux livres de M. Pêcheux, trois de M. Bakhtin et cinq d’E. Orlandi. L’amalgame semble parfait, le consensus est créé, mais l’ambiguïté règne en maître : aucun programme consulté ne justifie son choix de réunir cet ensemble de sources sous une même rubrique d’analyse de discours ni ne met en garde contre les risques d’hypostasier différentes acceptions d’un même terme sous une même acception pseudo-conceptuelle. Quant à la revue électronique Bakhtiniana, où est paru l’article de da Silva, elle a pour sous-titre «Revista de estudos do Discurso».
        Si l’on examine plus en détails la liste bibliographique mentionnée (Silva, 2009, p. 213), on voit que tous les ouvrages cités sont soit brésiliens soit français, et que les titres de Bakhtin sont des traductions en portugais ou en espagnol (Mexique). Aucun texte original russe ne figure sur la liste, aucun commentaire en provenance de Russie n’est mentionné.
[223]
Certes, la langue russe est moins répandue que le français dans les milieux universitaires brésiliens, mais il y a peut être à chercher plus loin que la carence de spécialistes russistes les raisons de cette absence.
        Fréquenter régulièrement deux milieux intellectuels qui s’ignorent, à savoir le Brésil et la Russie, permet de mettre le doigt sur des phénomènes fascinants, qui éclatent au grand jour dès qu’on les met en contact. Ainsi en va-t-il de ma première constatation : le terme, la notion, le concept, l’idée même de discours n’a aucune existence en Russie. On serait bien en peine de trouver ce mot dans l’immense exégèse bakhtinienne qui se déploie en Russie depuis le début des années 1960, date de la «redécouverte» de Bakhtine par un groupe de jeunes analystes littéraires de Moscou.
        Voilà bien l’inconvénient de trop faire confiance aux traductions. Alors que je développais un jour la thèse que la notion de discours n’existe pas en Russie en général et chez Bakhtine en particulier, un collègue français m’objecta que ma thèse ne tenait pas debout, et qu’il suffisait de lire la liste des titres des ouvrages bakhtiniens pour s’en persuader : Bakhtine, disait-il, n’avait-t-il pas parlé à maintes reprises des «genres du discours» ? Quand je lui fis remarquer que Bakhtine n’écrivait pas en français mais en russe, qu’il n’avait donc pas parlé des «genres du discours» mais des «rechevye zhanry», et que rien ne nous garantissait que le premier soit la juste traduction du second, le collègue me répondit qu’effectivement, il n’y avait jamais pensé…
        Le mot russe diskurs se rencontre sur l’internet russe, mais c’est toujours une traduction du français ou de l’anglais. Son utilisation autochtone est des plus étranges. Ainsi on peut trouver le syntagme «russkij diskurs» (le «discours russe») au sens de manifestation d’une «mentalité russe» ou d’un «caractère national russe», terminologie dénotant une vision unanimiste d’une masse parlante homogène qui me semble parfaitement incompatible avec la problématique discursive de l’école de Pêcheux.
        De même une stagiaire ukrainienne qui avait passé un an dans notre équipe de travail à Lausanne me demanda à la fin de son séjour : «si je peux résumer ce que j’ai appris cette année, le discours, ça veut dire le style ?».
        Une mise au point guidée par des comparaisons entre ces «mondes intellectuels» me semble utile et salutaire.
        Passons rapidement sur le fait que les traductions des textes de Bakhtine, Voloshinov et Medvedev utilisent le mot discours pour rendre des termes du texte original fort divers. On peut mettre à part des erreurs anecdotiques comme la traduction française de 1977 qui, pour «problema vyskazyvanija i dialoga» dans Marxisme et philosophie du langage de Voloshinov (p. 24 de l’original de 1930, que je propose de traduire par «problème de l’énoncé et du dialogue») donne «le problème de l’énonciation et du discours», corrigé à moitié dans la version portugaise,
[224]
elle-même traduite du français en «o problema da enunciação e do diálogo», alors que la version espagnole donne «el problema del enunciado y del dialogo». Plus ennuyeux est le fait que le mot discours peut renvoyer à différents termes de l’original : rech’, slovo, vyskazyvanie. G. Philippenko traduit : «Le discours dans la vie…» pour Slovo v zhizni (Voloshinov, 1926) et Ts. Todorov (1981, p. 289) traduit «la tactique discursive» pour «rechevaja taktichnost’» dans La méthode formelle de Medvedev, expression que B. Vauthier rend par «le sens des convenances» (Medvedev, 2008, p. 224). Je propose «le fait d’utiliser la parole avec tact».
        Chez Bakhtine et Voloshinov, l’objet qui est mis en avant avec insistance n’est pas le discours au sens de Pêcheux, défini en général comme un ensemble d’énoncés qui «circulent» sans que leur source puisse en être établie ou assignée, qui peuvent appartenir à des champs différents, mais qui obéissent malgré tout à des règles de fonctionnement communes. Ces règles ne sont pas seulement linguistiques ou formelles, mais reproduisent des configurations historiquement déterminées : l’«ordre du discours» propre à une période particulière, à une «formation discursive» particulière, possède donc une fonction normative et réglée, qui détermine

«ce qui peut et doit être dit (articulé sous la forme d’une harangue, d’un sermon, d’un pamphlet, d’un exposé, d’un programme, etc.) à partir d’une position donnée dans une conjoncture donnée: le point essentiel ici est qu’il ne s’agit pas seulement de la nature des mots employés, mais aussi (et surtout) des constructions dans lesquelles ces mots se combinent, dans la mesure où elles déterminent la signification que prennent ces mots [...], les mots changent de sens selon les positions tenues par ceux qui les emploient; [...] les mots ‘changent de sens’ en passant d’une formation discursive à une autre» (Pêcheux, 1990, p. 148).

        Le discours se constitue ainsi à partir d’un déjà-là, parce que «ça parle» toujours «avant, ailleurs et indépendamment». Cest ici qu’apparaît la différence entre le préconstruit et la présupposition (Ducrot) d’un côté, la «parole d’autrui» (Bakhtine) de l’autre. Pour Bakhtine, l’idée du «ça» dans «ça parle» est purement inconcevable : la parole d’autrui est toujours référentiable à un autrui, une autre personne. C’est une parole pleine, «responsable» «socialisée» en ce qu’elle «répond toujours» à d’autres paroles proférées par d’autres, dans des situations toujours nouvelles, toujours uniques (voir plus loin la question du sujet). L’idée du «ça» est renvoyée chez Bakhtine dans l’enfer du «monologique».
        On trouvera dans la préface à la nouvelle traduction française de Marxisme et philosophie du langage (2010) nombre de considérations sur la nécessité de ne pas utiliser le mot discours pour traduire rech’ et slovo.
[225]
Disons simplement que le mot français discours ou portugais discorso a une longue histoire. Mais c’est son utilisation dans le syntagme «analyse du discours» qui en rend l’utilisation impossible à propos des textes communément (mais bien à tort) rassemblés sous le nom collectif de «cercle de Bakhtine», lequel n’a jamais existé du temps de Bakhtine lui-même. Disons surtout que ce qui est largement, massivement connu en France et au Brésil comme la discipline universitaire de l’analyse de discours est totalement inconnu en Russie. Ce qui pourrait vaguement lui correspondre est la grammaire de texte d’origine allemande. Mais, et c’est là pour moi le fond du problème, un abîme sépare l’analyse du discours de la grammaire de texte, c’est la question fondamentale du statut du sujet.

2. Au sujet du sujet

        Là encore, tout en étant d’accord avec la position de F. Indursky (2000), pour qui c’est la conception du sujet qui fait la différence entre l’univers intellectuel de Bakhtine et celui de Pêcheux, je pense que tout «rapprochement» entre les deux doit être soigneusement balisé de gardes-fous, sans lesquels les risques de glissement et de dérapages sont trop importants.
        L’analyse de discours en France et au Brésil a ceci de particulier de s’inscrire dans le grand mouvement de la mort du sujet, ou plus précisément de la remise en cause du sujet-maître de ses paroles, sujet cartésien considéré hors de tout ancrage historique, sujet plein, individuel. Pour tous les représentants de l’analyse de discours, les références sont, sans le moindre doute, à part Pêcheux, les grands noms des années 1970 : Lacan, Althusser, Foucault, en plus du grand trio Marx-Saussure-Freud, cf. la 4e de couverture du livre de M. Pêcheux et F. Gadet La langue introuvable, 1981 :

« On peut toujours rêver, réécrire l’histoire, imaginer un autre commencement à ce siècle. Dans la fièvre des années vingt, la politique (Octobre 17), la littérature (le surréalisme, le formalisme, le futurisme), la psychanalyse (Freud et sa descendance) et la linguistique (qui s’inaugure scientifiquement avec Saussure) se seraient donné rendez-vous à Moscou, à Vienne ou à Genève... Il n’est plus temps de rêver : cette Internationale-là (Lénine discutant avec Freud du concept saussurien de valeur, dans un wagon de l’Orient-Express décoré par les futuristes !) n’aura jamais eu lieu ».

        Là encore, la simple énumération de ces six noms ferait dresser les cheveux sur  la tête des spécialistes russes de Bakhtine. Aucun d’eux n’est en grâce parmi les bakhtiniens de Russie. Et surtout pas Marx, encore moins Lénine ! L’anti-marxisme des bakhtiniens russes (même à l’époque soviétique) est un thème mal connu en France et au Brésil, et mériterait une attention particulière.  
[226]        
        L’analyse de discours n’a de sens que de la reconnaissance que le sujet est divisé, qu’il est ne maîtrise pas la totalité de ses dires, tout en vivant dans l’illusion qu’il en est l’unique auteur. Qu’en est-il du sujet chez Bakhtine et Voloshinov ?
        Rappelons un point, à mes yeux fondamental : le fondement éthique de la pensée de Bakhtine dans les années vingt. Comme chez tous les représentants du courant personnaliste de l’entre-deux-guerre, qu’il soient juifs ou chrétiens[3], le postulat de base de Bakhtine est que l’autre est un autre sujet, non susceptible d’une connaissance objectale. Cette différence radicale entre deux modes de connaissance a deux sources. D’une part Wilhelm Dilthey (1833-1911), qui oppose expliquer (dans les sciences de la nature) et comprendre (dans les sciences de l’homme). L'explication réfère un phénomène à ce qui, de proche en proche, mécaniquement, le provoque, alors que la compréhension s'obtient par la mise en relation du phénomène avec ce qui lui donne un sens. Une action, un discours, une œuvre ne pourraient donc pas être traités comme des choses. De l’autre Martin Buber (1868-1965), qui, dans son célèbre ouvrage de 1923 Ich und Du oppose le «Je» par rapport à un «Toi» et le «Je» par rapport à un «Ça», ou un «Il»[4]. Dans les deux cas c’est le débat sur la question du positivisme qui est jeu, ou «querelle des méthodes», débat qui faisait rage au début du XXe siècle en Russie, en Allemagne et en Italie : les sciences humaines sont-elles passibles du même mode de connaissance que les sciences de la nature ?, et qui opposait ceux qui, comme Dilthey, pensaient qu'il y avait irréductibilité entre les deux types de sciences et ceux qui, à la suite des positivistes, pensaient qu'il ne saurait y avoir plusieurs régimes de vérité.
        Je considère que la problématique personnaliste est l’exact inverse de celle, anti-subjectiviste, de Pêcheux. Bakhtine et Voloshinov convoquent dans leurs écrits des locuteurs (individus parlants) et non des énonciateurs constitués comme sujets par le processus de l’énonciation [5]. Voloshinov ne construit pas une théorie du sujet. En effet, il se donne pour but immédiat d’étudier un type d’« échange social » parmi d’autres : le type littéraire. À ce type il en oppose d’autres, qui sont ainsi sur le même plan :
[227]

1) l’échange sur les lieux de production (à l’usine et à la fabrique, au kolkhoze, etc.) ; 2) l’échange administratif (dans les institutions, les organisations sociales, etc.) ; 3) l’échange dans la vie de tous les jours (rencontres et conversations dans la rue, à la cantine, chez soi, etc.) ; et enfin l’échange idéologique au sens propre de ce terme : de propagande, scolaire, scientifique, philosophique, dans toutes leurs va­riantes. (Voloshinov, 2010, p. 253)

        Si chez Bakhtine il n’y a que des locuteurs et non des énonciateurs, c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a que des énoncés, et non une énonciation, qui admettrait un sujet clivé. Le sujet chez Bakhtine est un individu concret, réel, unique, ancré dans une situation, qui a ceci de particulier d’être en «dialogue» permanent avec la parole des autres individus, c’est-à-dire de répondre à l’autre et d’anticiper sa réaction.

3. Idéologie ou contenu des idées ?

        Les termes à l’apparence familière sont redoutables : des mots comme « marxisme », « milieu », « groupe social » ou surtout « idéologie » n’ont pas un sens « en soi », mais dépendent étroitement du contexte particulier où ils sont employés. Il ne faut pas réagir à ces mots comme à un « signal », comme dirait Voloshinov lui-même, mais en étudier minutieusement le contexte de production.
        Curieusement, en France comme au Brésil, bien peu de chercheurs se sont demandé si le mot «idéologie» chez Bakhtine, Voloshinov et Medvedev, pouvait avoir le même sens que celui si courant de «conscience fausse» qu’il a dans nos pays depuis l’interprétation de L. Althusser relisant le livre de K. Marx L’idéologie allemande de 1846. L’idéologie, dans ce sens, ne peut se soutenir que de l’existence d’un inconscient : l’individu agit, pense ou parle en fonction de ce qu’il croit lui appartenir en propre, «venir de lui», alors qu’en réalité il ne fait que se conformer aux normes et aux discours qui lui sont imposés par une configuration socio-économique dont il fait partie, sans pouvoir s’en détacher. Une des finalités de l’analyse de discours est précisément de critiquer, de dénoncer «l’idéologie» (dominante), pour en démonter les présupposés aliénants.
        On ne trouvera nulle idée d’aliénation chez Bakhtine, Voloshinov et Medvedev, tout au contraire, il faut pour eux être conforme à son «groupe social», lequel n’a rien à voir avec une position dans une conjoncture socio-historique, mais se définit du fait que «les gens» se comprennent, parce qu’ils ont un vécu en commun. L’idéologie, chez Voloshinov, par exemple, est l’ensemble des produits culturels, dont la science fait partie, ce sont toutes les idées que «les gens» ont dans la tête, ensemble toujours manifeste et transparent dans la conscience, puisque pour lui l’inconscient n’existe pas (cf. Voloshinov, 1927).
[228]

«Ces produits idéologiques constitués [la morale sociale, la science, l’art, la religion] gardent toujours le lien organique le plus vivant avec l’idéologie du quotidien, ils se nourrissent de ses sucs, car en dehors d’elle ils sont morts, comme sont mortes, par exemple, une œuvre littéraire achevée ou une idée cognitive en dehors de leur perception évaluative vivante.» (Voloshinov, 2010, p. 311)

        Voloshinov refuse toute idée de fausse conscience, ou de « consentement » à la manière de Gramsci, parce qu’il y voit un dualisme, irrecevable pour son principe moniste : il n’envisage pas qu’il puisse y avoir adhésion aux valeurs des dominants de la part des dominés.
        En URSS, c’est encore une autre interprétation du mot ideologija qui s’est mise en place dans les années vingt et trente. La très grande difficulté de trouver un langage commun avec des collègues soviétiques, cinquante ans plus tard, vient du fait que l’usage de l’expression « idéologie marxiste-léniniste », bien sûr, ne pouvait s’entendre qu’au sens de « système maximalement explicite d’idées, de thèses, de positions ». Il ne venait à l’idée de personne, en URSS, dans les années soixante-dix, que l’idéologie puisse avoir le moindre rapport avec un inconscient.
        Mais le système stalinien ne s’est pas installé du jour au lendemain. Les années vingt sont en URSS un moment d’hésitation, de recherches multiples et multiformes. « Idéologie » pouvait avoir un sens beaucoup plus large. Volosˇinov n’a donné qu’en une seule occasion une définition de ce qu’il entendait par « idéologie » :

Par idéologie, nous comprenons tout l’ensemble de reflets et de réfractions dans le cerveau humain de la réalité sociale et naturelle, exprimé et fixé par lui sous forme verbale, de dessin, croquis ou sous une autre forme sémiotique. Voloshinov, 1930a, p. 53, trad. fr. p. 533)

        On voit que l’idéologie pour Volosˇinov n’a rien à voir avec l’idée d’assujettissement d’Althusser ou de Gramsci ; elle n’est ni une conscience fausse ni même un système d’idées. C’est à la fois toute signification, tout contenu de pensée en tant qu’ils sont collectifs, ensemble non d’idées mais de signes qui forment le contenu de la conscience. Mais il ressort d’autres passages que l’idéologie est la même chose que la superstructure : les arts, le droit, la science, la philosophie, et, finalement, la langue elle-même.

Conclusion

        De manière la plus paradoxale qui soit, ce qui fait défaut dans la réception de Bakhtine en «Occident», c’est bien précisément l’historicité dont parle Eni Orlandi : la méconnaissance de l’historicité des concepts,
[229]
du contexte historique intellectuel, politique et idéologique soviétique contemporain de Bakhtine ne peut être qu’un obstacle à une compréhension active de son œuvre, et produit des effets dommageables de confusion dans la pratique même de l’analyse de discours. On ne peut faire de Bakhtine et de ses collègues des précurseurs-inventeurs absolus de l’analyse de discours, des frères en esprit de M. Pêcheux qu’à condition d’ignorer radicalement le monde intellectuel dans lequel ils vivaient, et la dispute autour du positivisme dans l’entre-deux-guerres.
        Voilà bien ici ce qui pourrait devenir l’ébauche d’un programme de comparaison entre l’histoire intellectuelle au Brésil et en Russie, autour de la question du positivisme en sciences humaines. Pour cela, un travail commun de plusieurs équipes est nécessaire.
        Quant à l’analyse de discours telle que M. Pêcheux nous l’a léguée, elle est une pratique de lecture trop importante et créatrice pour être confondue avec une théorie personnaliste, ou plutôt un ensemble d’affirmations non étayées par des preuves tangibles, qui lui est en tous point opposée.

Références bibliographiques

— Bakhtine Mikhail (Volochinov V.N.), 1977 : Le marxisme et la philosophie du langage, traduit par Marina Yaguello, Paris : Minuit.

— Bakhtin Mikhail (Volochinov V.N.), 2002 (9e éd.) : Marxismo e filosofia da linguagem. Problemas fundamentais do método sociológico na ciência da linguagem, traduit par Michel Lahd et Yara Frateschi Vieira, avec la collaboration de Lúcia Teixeira Wisnik, Carlos Henrique D. Chagas Cruz São Paolo : Editora Hucitec / Annablume (traduit de la version française, avec consultation de la version anglaise, ainsi que de l'original russe par Lucy Seki, avec la préface de Marina Yaguello et de Roman Jakobson à la version française).

— Barros Diana Luz Pessoa de, 2005 : «Contribuições de Bakhtin Às Teorias do Discurso», in Beth Brait (org.) : Bakhtin, dialogismo e construção do sentido, Campinas : Editora Unicamp, p. 25-36.

— Buber Martin, 1923 : Ich und Du [Je et Tu], Leipzig. Trad. fr. Je et Tu, Paris : Aubier-Montaigne, 1992.

— Dilthey Wilhelm, 1883 : Einleitung in die Geisteswissenschaft [Introduction aux sciences de l’esprit], Leipzig. Trad. fr. par L. Sauzin, P.U.F., Paris, 1942 

— Friedman Maurice, 2005 : «Martin Buber and Mihail Bakhtin. The Dialogue of Voices and the Word that is Spoken», in Banathy and Jenlink (eds.) : Dialogue as a Means of Collective Communication, New York : Kluwer Academic/ Plenum Publishers, p. 29-39.

— Gadet Françoise & Pêcheux Michel, 1981 : La langue introuvable, Paris : Maspero.

— Indursky Freda, 2000 : «Reflexões sobre a linguagem : de Bakhtin à Analise do Discurso», Lingua e Instrumentos Lingüisticos, n° 4-5, Campinas : Ed. Pontes, Dez-1999/Jul. 2000.

— Medvedev Pavel, 2008 : La méthode formelle en littérature, traduit par Bénédicte Vauthier, Toulouse : Presses universitaires du Mirail.

— Orlandi Eni, 2005 : «M. Bakhtin em M. Pêcheux : no risco do conteudismo», in Beth Brait (org.) : Bakhtin, dialogismo e construção do sentido, Campinas : Editora Unicamp, 2005, p. 37-46.

— Pêcheux Michel (1990). L’inquiétude du discours : textes choisis et présentés par D. Maldidier, Paris : Editions des Cendres.

— Sériot Patrick,. 2010 : «Voloshinov, la philosophie de l’enthymème et la double nature du signe», préface à Voloshinov, 2010, p. 13-109.

— da Silva Martins Taís, 2009 : «A configuração de um campo disciplinar: relações de aproximação e diferenças», Hipersaberes, vol. II, dezembro 2009, p. 205-219.

— Todorov Tsvetan, 1981 : «Mikhail Bakhtine et la théorie de l'énoncé», in Geckeler H., Schlieben-Lange B., Trabant J., Weydt H. (ed) : Logos semantikos (Studia linguistica in honorem Eugenio Coseriu, 1921.1981), Berlin – New York : De Gruyter, Madrid : Gredos, p. 289-302.

— Voloshinov Valentin, 1926 : «Slovo v žzni i slovo v poèzii : k voprosam sociologičeskoj poètiki», Zvezda, n° 6, p. 244-267. [Le mot dans la vie et le mot dans la poésie : questions de poétique sociologique]. Traduction française par Georges Philippenko, avec la collaboration de Monique Canto sous le titre «Le discours dans la vie et le discours dans la poésie» dans Ts. Todorov : Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris : Seuil, 1981, p. 181-216.

— Voloshinov Valentin, 1927 : Frejdizm : kritičeskij očerk, Moskva-Leningrad : Gosizdat. [Le freudisme, essai critique]. Traduction française par Guy Verret : M. Bakhtine : Ecrits sur le freudisme, Lausanne : L'Âge d'Homme, 1980.

— Voloshinov Valentin, 1930 (2e éd.) : Marksizm i filosofija jazyka, Leningrad : Priboj.

— Voloshinov Valentin, 1930a : «Čto takoe jazyk?» [«Qu’est-ce que la langue et le langage ?»], Literaturnaja učeba, n° 2, 48-66. Traduction française dans Voloshinov, 2010, p. 519-566 (éd. bilingue).

— Voloshinov Valentin, 2010 : Marxisme et philosophie du langage, traduit par P. Sériot et I. Tylkowski, préface de P. Sériot, édition bilingue, Limoges : Lambert-Lucas.

— Zandwais Anna, 2009 : «O papel das leituras engajadas em Marxismo e filosofia da linguagem» Conexão Letras, n° 4, p. 1-8. 



[1] Mais dans bien des cas, pour des chercheurs au Brésil comme en France, «Bakhtin a influencé et anticipé les principales orientations théoriques sur le texte et le discours développées surtout dans les dernières trente années» (Barros, 2005, p. 25)

[2] Pecheux connaissait-il Bakhtine ? Il est d’usage de citer la langue introuvable (Gadet-Pêcheux, 1981) pour preuve de son intérêt envers Bakhtine. Mais ce livre ne le cite pratiquement pas (et encore, ignorant le nom de Voloshinov). Il idéalise une situation de bouleversement linguistique au moment de la Révolution de 1917, sans faire aucun lien avec la pratique théorique de Bakhtine, lequel n’est mentionné qu’en passant, pour son intérêt envers l’humour satirique. C’est peu pour faire de Bakhtine un «inspirateur» de l’analyse de discours.

[3] Nôublions pas que Bakhtine fut arrêté le 24 décembre 1928 pour son appartenance à un groupe de réflexion religieux, en aucun cas pour une quelconque activité politique, qui lui était totalement étrangère. Cf. Sériot, 2010, p. 31-33. 

[4] Bakhtine connaissait et admirait M.Buber. A ce sujet, cf. Friedman, 2005.

[5]. Il est impossible de trouver chez Bakhtine ou Vološinov l’idée, fondamentale pour Benveniste, que « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » (Benveniste, 1966, p. 259). À la différence du locuteur, le sujet de l’énonciation ne préexiste pas à l’acte qu’est l’énonciation.