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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Patrick SERIOT : «De l'amour de la langue à la mort de la langue», in Essais sur le discours soviétique, n. 6, (Univ. de Grenoble-III), 1986, p. 1-19.





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Une première partie de ce travail sur la "Grande Langue Russe" (GLR) avait étudié le caractère irrationnel de l'amour de la langue dans ce que nous avions désigné comme "Discours soviétique sur la langue" (DSL) (1). Une deuxième partie a présenté l'argumentation rationalisante du DSL, visant à justifier la situation d'une langue dominante par une supériorité intrinsèque (2). Ce qui devait constituer la troisième partie,
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consacrée à "l'intervention consciente dans la langue", a fait l'objet d'une contribution à l'Encyclopédie Diderot .(3)
Nous continuerons ici cette exploration du DSL en proposant la thèse suivante: le discours sur l'unité et la transparence de la GLR constitue le double du discours sur l'unité et la transparence du corps social en URSS. Nous ne prétendons pas qu'il existe quelque chose comme une "linguistique totalitaire". Nous voulons seulement montrer comment une définition de la langue comme communication transparente, en apparence interne à la science du langage en URSS, peut éclairer une vision de la société dans laquelle le Sujet, amoureux de son instrument de communication, ne renaît que de le voir mourir.

Le DSL (4) est autre chose qu'un simple dithyrambe, classique auto-glorification (5). Il y a quelque chose de plus dans cette logophilie délirante, dans ce ressassement prolixe, comme dans les anathèmes adressés à ceux qui ne partagent pas cette passion effrénée. Il y a quelque chose de l'ordre du désir, d'un fantastique désir d'échapper à la division, de guérir de l'insupportable blessure que quelque chose de la langue puisse échapper à la maîtrise, à la détermination, à la transparence. Ce sont les traces de ce désir, les conséquences de cette logophilie que nous allons étudier maintenant

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1. Une langue-Une

Le DSL insiste sur l'unité diachronique de la langue: c'est bien de la même substance qu'il s'agit à travers les âges, garante de la continuité dans une conception de l'Histoire comme évolution progressive. C'est tout l'historicisme du XIXe siècle qui est convoqué dans des rappels comme celui-ci:

"Peshkovkij souligne le caractère progressif de révolution de la langue, l'absence de sauts qualitatifs. Le conservatisme de la langue littéraire, dit-il, unissant le siècles et les générations, crée la possibilité d'une puissante littérature nationale séculaire et unie" (Berezin, Golovin, 1979, p. 387).

Mais c'est ici qu'on voit apparaître un premier glissement important: la "langue" dont on parle dans le DSL est un objet bien particulier, qui ne correspond guère à l'objet de la linguistique en Occident: il s'agit de "literatumyj jazyk" (6). Cette langue-substance, il n'est pas malaisé d'en suivre I'histoire: c'est l'histoire non linguistique de l'instauration de ses normes:

"Comme on le voit, dans la période de formation et d'extension de la langue de la nation grand-russienne, on crée de nombreux livres d'étude, ce qui a également contribué à établir les normes de la langue russe" (Shermuxamedov, p. 43).

Mais on aurait tort de ne voir dans la normalisation de la langue que le simple effet d'un artefact: la norme est le corps même de la vie de la langue:

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"Quant aux tentatives de faire sortir la norme des limites de la linguistique ("que les empiristes l'étudient, entend-on dire, ce n'est pas l'affaire des théoriciens"), une telle aspiration à tourner le dos à la langue vivante, au processus de son fonctionnement, doit être considérée comrne un désir d'opposer la théorie de la langue à la pratique de son existence réelle" (Budagov, 1983, p. 244).
"Malgré la mobilité historique de la norme, son importance sociale est énorme. La non observation de la norme ou une attitude négligente envers elle porte atteinte à la fonction communicative de la langue. On doit considérer comme inconsistantes, comme du dilettantisme professionnel les affirmations, qu'on peut rencontrer encore actuellement dans la linguistique américaine et d'Europe occidentale, selon lesquelles toute norme de langue n'est qu'une sorte de diectature sur la langue" (Budagov, 1983, p. 248).


Particulièrement déroutante est cette définition de l'unité de la langue reposant tout à la fois sur l'objectivité" de la nonne et sur son caractère "obligatoire". La norme en effet est tantôt norme pour tous: une des "propriétés" de la langue russe est que ses normes sont "obligatoires pour tous les locuteurs" (Filin, art "La langue russe", dans EDR), tantôt (et chez le même auteur) "obligatoire pour tous les gens cultivés" (Filin, 1977, p. 8).
Si la GLR est une, elle semble ne pas l'être également pour tous les locuteurs.

Faite de positivités, de substance et non de valeurs oppositives, la GLR, langue-Une, est aussi ce qui unit l'ensemble des langues parlées en URSS, créant un "fonds
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lexical commun" à ces langues (Prochenko, 1975, p. 13), fondement, sinon de leur identité, du moins de leur communauté:

"La langue russe, étant une des composantes les plus importantes de la culture commune soviétique, contribue de façon créatrice à l'élaboration de traits d'internarionalisation dans les langues des nations et nationalités socialistes de l'URSS" (Beloded, 1975, p. 7).

La GLR , Une par sa norme et sa substance, a ceci de différent des autres langues qu'elle les englobe par son universalité. Nous avons déjà vu qu'en russe on peut tout dire. C'est que la GLR a non seulement plus de mots pour mieux dire, elle a aussi à elle toute seule l'ensemble des concepts que les autres langues ont:

"La langue russe est un phénomène peu ordinaire, tout à fait orignal, très développé et se développant a une vitesse surprenante. C'est une langue dans Iaquelle est dans les formes de laquelle est déjà enregistrée une quantité infiniment grande d'information humaine universelle, une langue dans laquelle, sans nul doute, il est avantageux et commode d'introduîre toujours plus d'information" (Kostomarov, 1975, p. 82).(7)

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2. Le consensus sur le sens des mots

Dans le DSL, et parce que la langue est substance pleine et non système de différences, les mots de la langue ont un sens premier, un sens propre, un sens autonome, "indépendant du contexte" (Budagov, 1983, p. 192), reconnaissable au fait qu'il est donné en premier rang par les dictionnaires (ib., p. 191, 194) (8). Tout sens "figuré" ne peut être alors qu'un transfert métonymique, qui suppose, comme dans la rhétorique classique, l'existence d'un point de départ absolu du transfert. Nulle métaphore ni jeu sur la langue n'est possible dans une théorie de la positivité du signe, pas plus que n'est envisagée la possibilité que l'ambiguïté soit autre chose qu'un raté, une insuffisance, offerte à l'action réparatrice de la maîtrise. Au nom de l'idéal de la communication comme "fait social", la langue est déclarée instrument univoque , et le sens est accessible par consensus, par le biais du bon sens:

"Je suis persuadé que les arguments de ceux qui soutiennent que "la langue et la parole sont en elles-mêmes ambiguës" sont totalement fallacieux. Plus une langue est développée, plus longue est son histoire, plus riche sa litérature, et plus improbable est la possibilité même d'apparition d'une ambiguïté. En règle générale, bien entendu, ce ne sont pas les langues nationales qui sont ambiguës, mais seulement quelques mots et constructions dans la
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bouche de gens qui, pour une raison ou une autre, maîtrisent mal une langue donnée [...] (Budagov, 1975, p. 22)
[...] l'affirmation que la langue est ambiguë et l'affirmation que la langue est un phénomène social sont théoriquement incompatibles. L'une est en parfaite contradiction avec l'autre. La nature sociale de la langue, à elle toute seule, garantit l'exactitude et l'univocité de toutes ses ressources, dans le domaine du lexique comme dans celui de la grammaire.
L'idée que toutes les langues naturelles (à la différence des langues artificielless) sont en elles mêrnes fortement ambiguës est erronée, et théoriquement anti-sociale. Les langues ne pourraient pas accomplir leur importantissime fonction dans la société — celle de moyen de communication et de moyen d'expression des pensées et des sentiments des gens vivant dans cette société si elles étaient par elles mêmes ambiguës" (Budagov, 1975, p. 23).

Cette mise en rapport de l'ambigu et de l'asocial est intéressante en ce qu'elle assimile la non-maîtrise de la langue à une déviance : impossibilité ou refus, par mauvaise volonté, d'obéir aux "lois" de la langue. L'ambiguïté n'est donc plus un pur problème de forme, comme dans les grammaires françaises du siècle classique, mais de cohésion sociale. Voilà sans doute, ce qui n'a pas souvent été noté, un des principaux points d'incompatibilité entre les théories linguistiques de Staline et de Marr: pour Staline la langue ne connaît pas la division en classes, elle est l'instrument d'une communication, l'outil d'un peuple-sujet. La source de l'ambiguïté est un manque d'"instruction", non une détermination idéologique de la
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réception d'un message. Dans le DSL, qui nous semble beaucoup plus "néo-stalinien" que "néo-marriste", l'interprétation d'un message est un problème technique de maîtrise de la langue-norme, jamais une construction du sens en fonction de conditions discursives de réception:

"Peut-on affirmer qu'on comprendra correctement une parole négligente, inexacte, peu soignée? Et quelles incohérences proviennent parfois d'une interprétation incorrecte, cela, chacun a pu en faire l'expérience [...]. Une parole incorrecte est difficile à comprendre ou peut être mal comprise. Mais si on comprend mal, on agit mal. C'est pourquoi le bon usage [kul'tura rechi] n'est pas l'affaire privée de chacun d'entre nous, mais un besoin et une nécessité sociale" (Ljustrova-Skvorcov, 1972, p. 5).


Le refus des ambiguïtés propres à la langue n'a d'égal que le refus de toute détermination idéologique de la production et de l'interprétation des discours, refus que les rapports sociaux puissent engendrer un fonctionnement de non-communication.

3. La langue parfaite est-elle une langue?

La GLR, langue de la communication transparente (9), langue de l'adéquation des mots et des choses, n'aurait ainsi pas de limite à son pou-voir de nomination et de reflet du réel. Or c'est bien là que le bât blesse. Cette langue-pour-dire-le-tout, si parfaite que nulle zone d'ombre n'y subsiste si ce n'est dans l'usage qu'en font des gens malhabiles ou malhonnêtes, et se
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situant par là même hors de la communauté parlante unie, cette langue parfaite, parce qu'elle est sans défaut, sans faille, sans manque et sans béance, privée d'impossible à dire est en même temps privée de réel, (10) au sens où J.C.Milner utilise ce terme emprunté à Lacan (11). C'est là que nous retrouverons la norme, "objective et obligatoire". A cette définition coercitive, énoncée positivement dans le DSL, fait écho une revendication de liberté comme celle de R. Barthes regrettant d'être condamné en français à choisir entre le masculin et le féminin sans pouvoir utiliser de neutre ("la langue est fasciste"). Dans un cas comme dans l'autre on identifie le propre de la langue (la règle, qui s'oppose à son impossible) à sa maîtrise extérieure (que ce soit par réglementation ou par censure).
Nous verrons maintenant ce que refuser de penser l'objet-langue en termes d'impossible, de négativité (la GLR semble avoir horreur du vide...) peut impliquer pour la façon d'envisager la communauté parlante.

4. La nation comme entité consciente de soi

Pour Staline, en opposition sur ce point encore avec Marr, la langue est une des principales caractéristiques de la nation. Dès janvier 1913 il déclarait:

"La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans une communauté de culture" (Staline,1978, p. 15). (12)

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Cette définition de la nation se retrouve massivement, à l'état de "crypto-citation" dans le DSL (par exemple dans l'article "langue nationale", rédigé par V.V. Ivanov, de EDR, qui reprend mot pour mot ce passage, sans citer sa source, de même dans Filin, 1977, p. 8) (13). La nation, tout comme la "société", à laquelle elle est parfois assimilée, se comporte à l'image d'un individu, comme un sujet plein, entier, et doué d'une conscience de soi et de son unité. La "nation" est utilisée chaque fois qu'on a besoin d'utiliser un critère extérieur aux mécanismes spécifiques de la langue pour rendre compte de son unité, chaque fois qu'une réflexion sur les "influences externes" ("sociales") sur la langue pourrait amener à faire éclater cette unité censée reposer sur le critère de la communication univoque entre les sujets (interchangeables) d'une communauté unie. Il nous semble intéressant de remarquer l'extrême parenté entre les arguments de Staline (1913) et ceux présentés par A. Meillet à la même époque (Meillet, 1906a et 1906b, cité dans Puech-Radzynski, 1978, p. 49). Sans envisager une quelconque influence directe de l'un sur l'autre, il faut bien en
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conclure qu'en ce début du siècle étaient encore dominantes des idées sur la nation propres à l'"épistémè" du XIXe siècle, idées remontant à Herder en particulier, à savoir a) que la langue est le reflet de la nation et b) que la nation comme entité tangible unie est garante de l'unité de la langue. Or, si le DSL reprend si facilement et si massivement à son compte ce thème venu d'une autre époque, c'est, nous semble-t-il, encore une fois, qu'il repose sur un rejet : celui de la coupure épistémologique saussurienne instituant un objet de science qui ne soit pas de l'ordre d'une substance (14). La violence de ce refus de Saussure (15) nous fait penser que la théorie de la valeur, de la matérialité non substantialiste du signe dépasse les querelles de théorie linguistique et concerne au plus près l'identification du corps social à un corps tout court.
Le DSL repose sur l'idée de l'existence objective du système de la langue dans une communauté parlante homogène:

"Scherba sous l'influence des cours de Baudoin de Courtenay énonce ainsi sa conception du système de la langue, qui diffère sensiblement de celle de Saussure. Il considère que le système est ce qui est objectivement déposé dans le matériau de la langue et qui se manifeste objectivement dans les "systèmes de parole individuels", qui apparaissent sous l'influence de ce matériau. Par conséquent c'est dans le matériau linguistique qu'il faut chercher la source de l'unité de la langue à l'intérieur d'un groupe social donné" (Berezin-Golovin, 1979, p. 388).

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C'est, nous l'avons vu, l'unité — fantasmatique — de la communauté parlante qui garantit l'unité matérielle de la langue. Or, et c'est là un point sur lequel il faut s'arrêter, l'unité et l'homogénéité de la communauté parlante est précisément une des bases de la théorie de Saussure, comme d'ailleurs de Chomsky (16). Qu'en est-il alors de l'opposition du DSL à Saussure? Il nous semble que, paradoxalement, ce que le DSL ne peut accepter chez Saussure, c'est moins l'idée que la masse parlante soit homogène que la fait que la langue soit autonome, inaccessible à l'action des êtres qui la parlent, bref, qu'elle ait un ordre propre . Abstraction scientifique chez Saussure, idéalisation chez Chomsky, la langue est un objet de connaissance, construit dans une théorie, et non objet empirique, et des recherches comme celles de J.C. Milner ont montré que cet ordre propre était fondé sur des régularités hétérogènes, hétéroclites, mais incontournables, qu'on pouvait mettre en évidence par des raisonnements fondés sur l'impossible (et non sur l'interdit ). Dans le DSL en revanche la langue est un espace plein, balisé par les normes de l'usage des "auteurs faisant autorité" (17). La communauté parlante, alors, n'est plus cette idéalisation abstraite nécessaire à une théorie de
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la langue comme ordre propre, elle devient dans le DSL un corps parlant, dont l'intégrité doit être supposée, elle qui est le seul garant que la langue est bien Une. La découverte de "sa" langue par la communauté, véritable "stade du miroir" de cette individualité consciente qu'est le peuple parlant, est alors contemporaine de sa naissance en tant que nation:

"La création d'une langue nationale commune est une étape d'une extrême importance dans la vie de chaque peuple. Ce n'est que dans une telle langue que la nation acquiert les moyens d'épanouir pleinement ses forces spirituelles et ses potentialités ainsi que de participer pleinement au mouvement culturel mondial. Seule cette langue peut devenir le fondement de la science et de la technique nationales. C'est elle encore qui concourt à rassembler toutes les forces du peuple, à affermir la puissance politique de la nation et à l'augmentation de son influence auprès des autres Etats. On comprend que la langue littéraire nationale, comme bien commun du peuple tout entier, soit l'objet de la fierté du peuple, l'objet des soins les plus attentifs" (Vinogradov, 1945, p. 9). (18)

Si la virulente remise en cause que fait P. Bourdieu de l'objet-langue défini par Saussure (19) nous semble passer totalement à côté de ce qui constitue l'apport fondamental de ce dernier, à savoir l'ordre propre de la langue, en revanche l'ensemble de l'argumentation de Bourdieu pourrait, selon
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nous, s'appliquer de façon très adéquate à la relation de la langue et de ses utilisateurs telle qu'elle est définie dans le DSL.
Pour Bourdieu la langue des normes n'est autre chose qu'une "langue légitime", dont l'efficacité repose sur l'illusion du libre choix et de la communication pure entre les sujets sociaux. Mais l'origine réelle de cette langue légitime est à chercher dans un rapport de pouvoir:

"Tous les discours voués à faire autorité et à être cités en exemple du "bon usage" [confèrent] un pouvoir sur la langue et par là sur les simples utilisateurs de la langue" (Bourdieu, 1982, p. 47).

Refusant l'idée que l'effet de légitimation de certains discours tiendrait aux propriétés intrinsèques de ces discours (complexité de la syntaxe, richesse du vocabulaire), il soutient que l'autorité de la langue légitime tient à des facteurs strictement non-linguistiques: les conditions sociales de sa production et de sa reproduction.
Nous avons quant à nous avancé l'hypothèse (20) que les normes de la langue russe dite "littéraire", objet d'étude de la socio-linguistique soviétique, ne seraient pas autre chose que le modèle idéalisé des productions langagières de la bureaucratie apparue à la fin des années trente. Précisons toutefois que la confusion constante que fait le DSL entre le système et le style, entre la potentialité et les réalisations, lui permet de prendre des discours pour des normes de langue. C'est là l'enjeu véritablement idéologique du dogmatisme du DSL, qui tend à ne reconnaître qu'une pratique langagière et à l'imposer comme "la" langue (la GLR). C'est là aussi que les travaux du
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cercle de Bakhtine détonnent fortement comme un rappel qu'en URSS la monologisation n'a pas toujours dominé dans les travaux sur la langue, monologisation qui est porteuse des intérêts d'un groupe dominant, elle qui soustrait l'interprétation du "sens" d'un discours à la relativisation inhérente au dialogisme. D'où cette réaffirmation mainte fois répétée de l'unanimisme:

"La Russie a trouvé sa voie, celle de l'unanimité générale de la pensée. Et nous, les Soviétiques, qui, les premiers, avons su nous mettre d'accord, nous parlons une langue unique, compréhensible pour nous tous, et nous pensons de la même manière les problèmes vitaux. Et c'est cette unanimité de pensée qui fait notre force et qui est notre privilège sur tous les autres hommes, déchirés qu'ils sont, séparés par la divergence de leurs idées" (Vassili Ilienkov "La Grand-Route" 1949 (prix Staline) cité par A.Siniavski, Le Nouvel Obs., N° 996.9 déc 1983. p. 77).

Ces protestations d'unanimisme ne nous semblent possibles que parce que le discours dominant en URSS (dont le DSL n'est qu'un cas particulier) repose sur le refus de toute indétermination dans le sujet, comme de toute équivoque dans les productions langagières. Notons de plus que le DSL ne travaille que sur des univers discursifs stabilisés (la terminologie scientifique ou des citations de logophiles du XIXe siècle) et jamais sur des corpus pouvant laisser se manifester une amorce de dialogisme ou une absence de consensus. C'est ce qui explique l'absence totale de réflexion sur des facteurs de division ou de non-communication
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idéologiques dans une société fondée sur des rapports aussi transparents que les rapports commerciaux:

"V.I.Lénine considérait l'unité de la langue comme une condition très importante pour des échanges économiques et commerciaux normaux" (Kolesnik, 1977, p. 20). (21)

C'est ce qui explique cette conception toute stalinienne d'une langue au-dessus des classes :

"La langue et la société, on le sait, sont indissolublement liées. La langue est un moyen pour échanger des idées, pour mettre en accord les actions communes des hommes, c'est l'âme du peuple, un don inestimable de I'homme. (Shermuxamedov, 1980, p. 6)
La langue des hommes, comme l'homme lui-même, n'a pu prendre naissance qu'en société, elle sert la société, reflète la vie de la société, enregistre les résultats de la pensée, de la culture et de l'expérience tout au long de l'histoire humaine et concourt à leur évolution (Shermuxamedov, 1980, p. 20).


Conclusion

Certaines incohérences et contradictions du DSL actuel peuvent s'expliquer par le fait que la "discussion linguistique de 1950", entamée dans la Pravda par Staline pour mettre fin aux théories marristes en linguistique, n'a rien réglé, n'a pas effectué de rupture épistémologique, n'a pas produit de
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concepts nouveaux, mais n'a fait qu'enterrer administrativement toute une problématique qui visait — de la façon la plus étroitement sociologiste, certes — à mettre en cause l'idée de langue-Une d'un peuple-Un. En abandonnant toute possibilité de réflexion sur la dimension conflictuelle, sans laquelle nulle société n'a d'existence matérielle possible, elle a donné naissance au laborieux rabâchage du DSL, qui n'en finit pas de reconstruire la tour de Babel, image d'un corps non divisé parlant la langue des anges.

NOTES

(1) Cf. Sériot, 1983. (retour texte)
(2) Cf. Sériot, 1984. (retour texte)
(3) Cf. Sériot, 1986. (retour texte)
(4) Cf. Sériot, 1983 sur le principe de constitution du corpus, principe dont on reconnaît ici la fragilité, mais qui s'impose néanmoins par la répétition massive des thèmes logophiles (au sens de M. Pierssens, 1976, p. 11).(retour texte)
(5) du type de, par exemple, "slava KPSS", "slava velikomu sovetskomu narodu" ["gloire au PCUS", "gloire au grand peuple soviétique"].(retour texte)
(6) que nous avons traduit pas "langue normative", cf. Sériot, 1982.(retour texte)
(7) Il ne nous semble pas impossible de voir dans cette supériorité structurelle une trace lointaine des justifications doctrinales du travail évangélisateur de Cyrille et Méthode, reposant sur la nécessité de libérer les païens de leur "mutité" (bezslovesie, alogia), cf. à ce sujet Picchio, 1973, p. 34-36).(retour texte)
(8) cf. cette vision de la langue comme encyclopédie, ou tableau du monde, double redondant du réel:
"A la suite d'A. France, pour qui "les mots sont des images, et le dictionnaire est le monde entier classé par ordre alphabétique" (Œuvres complètes, t.XX, Moscou-Leningrad, 1931), remarquons que les changements qui se sont produits dans la vie sociale du milieu du XXe siècle ont trouvé, de façon toute naturelle, leur reflet dans la vie de la langue littéraire, en particulier dans l'évolution de son lexique, de ses styles, etc." (Beloded, 1977, p. 4).(retour texte)
(9) Cf. Sériot, 1985.(retour texte)
(10) Notons que la mise au jour du réel de la langue, de nature négative, et non posirivité empirique, est considérée comme "une position matérialiste en linguistique" par F.Gadet et M.Pêcheux (La langue introuvable, p.30).(retour texte)
(11) Cf. Milner, 1978.(retour texte)
(12) A l'intérieur du courant marxiste bien d'autres définitions de la nation furent envisagées, cf. celle, en particulier, de l'austro-marxisme" (O. Springer, O. Bauer, violemment critiqués par Staline dans son opuscule de 1913), dissociant le concept de nation de celui de territoire et de langue (admettant, par conséquent, que les Juifs puissent former une nation, ce que Staline récuse).(retour texte)
(13) Le thème de la "communauté de traits psychiques" et du "caractère national" a récemment été présenté comme critère scientifique d'étude du rapport langue/nation, lors d'une communication présentée au Colloque franco-soviétique de philosophie par Ju.N. Karaulov (directeur de l'Institut de la langue russe de Moscou) à la Maison des Sciences de l'Homme à Paris, le 4 déc. 1986.(retour texte)
(14) Cette rupture fondamentale, faut-il le rappeler, est contemporaine de la découverte d'un autre objet tout aussi immatériel, tout aussi dérangeant et tout aussi rejeté en URSS: l'inconscient freudien. Notons enfin que les noms de Saussure et Freud ont été systématiquement associés à un troisième nom, celui de Marx, en France dans le courant philosophique structuraliste proche des travaux de L. Althusser (cf. Pêcheux, 1982, p. 5).(retour texte)
(15) qui va de l'opposition la plus explicite (Jakubinskij, 1929) au déni de toute originalité saussurienne (Berezin, 1984, p. 174 : l'école de Kazan avait bien avant Saussure découvert la plupart des thèses saussuriennes).(retour texte)
(16) C'est une des principales critiques que la socio-linguistique en Occident adresse à ces deux théories linguistiques: celle de supposer une communauté homogène, sans variations dans ses réalisations langagières. C'est alors une "linguistique de la parole" qui est proposée à la place (cf. Calvet, 1975).(retour texte)
(17) Cf. Sériot, 1982.(retour texte)
(18) Vinogradov (1945) est l'ouvrage de référence le plus souvent cité dans le DSL. Ecrit pendant le grand tournant qu'est la deuxième guerre mondiale en URSS, il porte en germe la condamnation du marrisme et de toute la problématique contradictoire du travail sur la langue dans les années 20-30 en URSS. Ce thème fera l'objet d'un prochain article dans cette même revue.(retour texte)
(19) Cf.Bourdieu, 1982.(retour texte)
(20) Cf. Sériot, 1982, p. 79.(retour texte)
(21) à rapprocher de ce jugement du rapport de l'abbé Grégoire à la Convention en 1793: "Dans l'étendue de toute la nation tant de jargons sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce" (cité dans Hagège, 1985, p. 203).(retour texte)


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