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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- N. JAKOVLEV : «Le développement d’une langue écrite nationale chez les peuples orientaux de l’Union Soviétique et la naissance de leurs alphabets nationaux», Revue d’études islamiques I, 1928, p. 1-45.
(commentaire)




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Parmi les nombreuses nationalités associées dans l'Union des Républiques soviétiques, on peut distinguer un assez grand groupe de peuples auxquels on a donné ces derniers temps le nom de « Peuples orientaux ». Cette dénomination ne comporte aucune définition ethnique ou scientifique; c'est un simple concept conventionnel, fondé uniquement sur les besoins pratiques de l'œuvre civilisatrice actuelle des Soviets. La qualification n'est toutefois pas sans intérêt au point de vue scientifique.
Parmi ces Peuples orientaux, nous comprenons aujourd'hui, au sein de l'Union soviétique:
1° Tous les peuples de culture islamique;
2° Les peuples, indépendants de l'Islam, de culture orientale relativement développée (Géorgiens, Arméniens, civilisés d'Extrême-Orient, etc.) ;
3° Tous les peuples de culture nationale relativement arriérés, que l'absence ou le faible développement de leur langue écrite nationale caractérise au mieux.
On voit que leur éloignement relatif de la civilisation européenne peut être regardé comme la caractéristique de ces peuples.
Dans le mouvement présent d'activité constructive, politique et culturelle, le développement d'une civilisation nationale a réclamé chez eux, d'une façon toute particulière, le secours de la science. Tel est le sens, théorique et pratique, de l'expression : peuples orientaux de l'Union soviétique.

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Le groupement des peuples orientaux sur la carte de l'Union nous montre nettement que l'aboutissement de l'histoire de la colonisation russe a été, soit leur refoulement dans les régions les plus arriérées et les plus pauvres, soit leur stationnement dans celles qui étaient les moins propres à l'agriculture sèche (1) pratiquée par les Russes.
De l'est à l'ouest, sans interruption sur une aire immense, ces populations s'étendent: au nord, dans les zones des Toundras et des Taïgas ; au sud, dans les zones des steppes désertiques, des déserts et des montagnes, c'est-à-dire dans les régions où l'élève du bétail à la manière nomade, ou mi-nomade, constitue la base de la vie économique. Dans les parties orientales des deux dernières zones, les peuples orientaux occupent aussi les territoires où l'agriculture et le jardinage se font par l'irrigation, deux sortes de cultures demeurées jusqu'ici relativement étrangères aux Russes.
En revanche, les peuples orientaux sont surtout repoussés et disséminés dans les zones plus favorables à l'agriculture sèche des Russes, c'est-à-dire au sud de la Kama et de la Volga supérieure (bassin moyen de la Volga), dans la Ciscaucasie occidentale et la Sibérie du Sud-Ouest. Même phénomène dans les régions à développement industriel ancien, par exemple, dans l'Oural moyen et la région industrielle du Nord-ouest (Leningrad, Tver). Caractéristique à ce point de vue est le fait que presque toutes les autonomies nationales de la Volga sont nées à l'est du fleuve. On ne les trouve qu'exceptionnellement sur la rive droite (comme la République Tchouvache; cf. au contraire les minorités mordves).

Au point de vue de la parenté linguistique, les peuples orientaux comprennent :
1° Tous les peuples turko-tatares (jusqu'à 27 langues et dialectes principaux) au nombre de plus de 20 millions d'individus (2). Parmi eux: les
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Kazaks (anciens Kirghiz), 6 millions; les Tatares de la Volga (Tatares de Kazan), 5 millions ; les Uzbeks d'Asie centrale, 3 millions ; les Turks d'Azerbaïdjan, 1.500.000;
2° Tous les Japhétides du Caucase, y compris les Japhétido-indoeuropéens (jusqu'à 43 langues et dialectes principaux), au nombre de 4,8 millions (dont 1,3 million de Géorgiens et de Mégrélo-Tchanes, et 1,5 million d'Arméniens) ;
3° Les Finno-Ougriens orientaux (c'est-à-dire, ceux qui se distinguent de l'ensemble des peuples finno-ougriens et par leur situation géographique à l'Orient, et par le retard relatif de leur civilisation nationale) (11 langues et dialectes principaux), au nombre de 3.600.000 ;
4° Tous les Iraniens (6 langues et dialectes principaux), environ 1.600.000, dont 1.230.000 pour les Tadjiks d'Asie centrale;
5° Les Mongols (4 langues et dialectes principaux) environ 4 millions,
6° Les petits peuples du Nord et de Sibérie (presque tous bilingues) ;
I. Toungouses-Mandchous,
II. Paléoasiates,
III. Samoyèdes,
IV. Américains,
(15 langues et dialectes principaux), au total environ 130.000, dont 69.000 Toungouses, 12.000 Tchouktches, 16.000 Samoyèdes.
Si l'on excepte les peuples civilisés d'Extrême-Orient (jusqu'à 50.000 dans le territoire de l'Union) et quelques autres possédant leur territoire ethnique propre en dehors de l'Union soviétique, nous avons affaire à près d'une centaine de langues et de dialectes principaux et à un total d'environ 31 millions d'hommes.
4° D'une manière générale, nous pouvons dire que les peuples orientaux de l'Union soviétique ne se sont actuellement maintenus que dans des régions que leur stérilité ou certains accidents géographiques défendaient contre la colonisation des Russes agriculteurs.

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Cette situation territoriale et économique, difficile, héritée du passé par l'Union soviétique, n'a pas manqué de laisser des traces dans l'état culturel des peuples orientaux.
Cinq seulement, parmi tous ceux que nous avons mentionnés, possèdent une langue écrite plus ou moins perfectionnée et une tradition nationale: les Géorgiens, les Arméniens, les Turks d'Azerbaïdjan en Transcaucasie, les Uzbeks en Asie centrale, et les Tatares sur la Volga. Ils sont en tout 12.250 mille, soit en gros une moyenne de 2.450 mille pour chaque peuple. L'énorme bloc des peuples orientaux (42 sur 47) effectivement en train de se constituer, d'une façon plus ou moins originale, une civilisation nationale, appartenait, à l'époque de la formation de l'Union soviétique, soit à la catégorie des peuples dépourvus d'écriture (c'est-à-dire ceux qui n'ont encore aucune langue écrite nationale proprement dite), soit à celle des peuples où la langue écrite est encore en enfance. Tels sont les Turko-Tatares, avec 16 langues, les Mongols (qui n'ont jusqu'ici possédé qu'une langue écrite sacerdotale fort étroite) avec 3 langues, les Finno-ougriens avec 7 langues, les Japhétides (Caucasiens) avec 10 langues, les Iraniens avec 4, les peuples du Nord et de Sibérie avec 2. Soit un total de 17.400 mille hommes ou, en gros, une moyenne de 415.000 par peuple. Plus de 50 p. 100 des peuples de l'Union soviétique (51) sont encore relativement si peu nombreux, si pauvres en forces culturelles (travailleurs intellectuels), si faibles économiquement, et ils ont subi depuis longtemps, au point de vue linguistique, des influences étrangères si fortes, qu'ils ne sont pas encore en état de se créer par leurs propres forces une civilisation nationale.
Ces minorités nécessitant de l'État une aide spéciale comptent aujourd'hui 51 peuples avec près de 1.300.000 hommes, ou, en gros, une moyenne de 25.400 hommes pour chaque peuple (V. les Tables I-II).

p.5-6 : tableaux

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Le tableau suivant illustre le fait que le chiffre absolu (3) de population, ne peut avoir qu'une signification relative.
Nous caractériserons les trois groupes de la manière suivante :
1° populations à culture nationale relativement développée;
2° populations à culture nationale à ses débuts;
3° populations encore privées de tout développement national propre. Naturellement, une telle répartition n'a qu'une valeur schématique et provisoire. En réalité, il existe encore de nombreux types de transition en ce qui concerne le développement national.

Page 7 tableau

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C'est ainsi que nous plaçons les Tatares de Grimée dans le groupe 2, bien que d'après leur développement national ils appartiennent plutôt au groupe 1. D'autres peuples du groupe 2 étaient depuis longtemps, à cause du caractère particulier de leur religion (dite «paganisme»), l'objet de l'activité des missions et connaissaient une assez longue tradition de langue écrite nationale, basée sur l'alphabet russe. Tels étaient les Tchouvaches de la Volga, en possession de spécimens de langue écrite nationale depuis le début du XIXe siècle, et les Ossètes du Caucase, où des spécimens analogues remontent à la fin du XVIIe. D'autre part, une nationalité aussi importante que celle des Turks d'Azerbaïdjan est, jusqu'à son incorporation à l'U.R.S.S., demeurée très près des populations du groupe 2, à cause du développement alors extraordinairement faible de sa langue écrite nationale (environ 1,5 p. 100).
Les chiffres (pour 100) qui caractérisent le développement de cette langue écrite au moment où se fit leur autonomie sont assez significatifs pour la grave situation des peuples du second groupe au point de vue culturel. On doit ici mentionner (tableau):
Ont en outre depuis une époque ancienne une langue écrite nationale relativement développée : les Tatares de Crimée, les Koumyks du Daghestan et les Tchouvaches. Par ailleurs, les Iakoutes n'offraient guère
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jusqu’ici que des spécimens dus à des missionnaires en fait de langue écrite, laquelle est aujourd'hui relativement développée, sans que j'en aie les chiffres exacts.
b) Parmi les Japhétides (tableau).

Ces données officielles sont franchement exagérées en ce qui concerne les Tcherkesses. Elles ne font aucune distinction entre l'extension de la naissance de l'écriture (langue écrite) parmi les indigènes (Tcherkesses) et parmi les Russes, en nombre assez important, qui se trouvent dans ces formations autonomes jusqu'à 45 p. 100 ; elles ne distinguent pas davantage si cette connaissance se rapporte au russe ou à la langue nationale. Les chiffres donnés pour les Ingouches sont ceux qui doivent se rapprocher le plus des chiffres réels. Parmi les autres habitants du Caucase, les Géorgiens possèdent
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depuis longtemps une langue écrite nationale fort développée dont le degré de diffusion dans les masses populaires atteint, sinon dépasse, le degré correspondant chez les Russes (35,5 p. 100).
Chez les Finno-Ougriens orientaux, une langue écrite nationale, dépendante de l'activité culturelle de la mission de Kazan, était constituée dès la seconde moitié du XIXe siècle, et s'est, de là, aujourd'hui largement répandue dans les masses. Par les mêmes raisons, la langue écrite nationale des Finno-Ougriens s'est aussi relativement mieux développée. Les chiffres exacts ne m'en sont pas encore connus ; mais les Mordves et les Mari n'ont pas moins de 10 p. 100 de sujets instruits dans la langue écrite.
Les Komi (anciens Zyrianes) et les Vots (anciens Votiaks) sont à ce point de vue demeurés quelque peu en retard (peut-être, jusqu'à 7 p. 100). Les Fermions, qui parlent un dialecte très ressemblant à la langue komi, emploient aussi une langue écrite d'alphabet komi. Les Ostiaks et les Vogoules sont encore sans langue écrite, naturellement.
Parmi les Iraniens, les Tadjiks (Turkestan) emploient encore une langue littéraire persane (le farsi), bien qu'elle soit assez éloignée du dialecte populaire. Nous trouvons ici aussi les premiers exemples de littérature en dialecte tadjik. Les Tates et les Juifs du Caucase, qui emploient un dialecte tate, ont un certain développement de la langue écrite nationale. Les Tadjiks des montagnes (Turkestan) et les Talichs (Azerbaïdjan) en sont encore privés ; les derniers usent de la langue écrite azerbaïdjane.
Un commencement de langue écrite nationale, remplaçant l'ancienne langue écrite religieuse, se répand dans les masses kalmoukes.
Pour les provinces de Sibérie et du Nord, je ne connais jusqu'ici que quelques essais de langue écrite, comme ceux des Samoyèdes (Samoyèdes-Ostiaks) et des Goldes. Les peuples de ces régions sont en majorité demeurés sans langue écrite et sans écoles. On commence à peine à s'occuper du problème, extraordinairement compliqué, de leur enseignement scolaire.
Pour saisir l'essentiel de ces développements culturels typiques et divers, il faut encore prendre en considération un fait important, qui est
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l'état social de ces populations. Parmi ces peuples orientaux, il en est qui présentent une économie purement rurale, ou, mieux, une population donnée à une économie de la nature, c'est-à-dire que la masse du peuple s'y livre, d'une manière exclusive, à l'agriculture, à l'élevage ou à la chasse et à la pêche, soit à l'une seule de ces occupations, soit à plusieurs à la
fois, ainsi qu'à la manipulation de leurs produits. Ils n'ont ni population industrielle, ni ville parlant la langue nationale. Les éléments, relativement peu nombreux, en train de se transformer en prolétariat ou en « intelligentsia », s'y confondent aisément avec les masses alloglottes où ils perdent enfin leur langue maternelle. Par ailleurs, on trouve des nationalités ayant développé une population urbaine et industrielle proprement dite, et linguistiquement unifiées. Leur langue sert non seulement à la population agricole, mais aussi aux intellectuels, à la bourgeoisie et au prolétariat. La langue des villes et des centres industriels se répand avec leur influence économique. À ce point de vue, nous distinguerons des populations à structure sociale relativement simple et des populations urbanisées. La langue de ces dernières sera désignée comme exerçant une influence civilisatrice.
D'après leur structure sociale, les peuples orientaux supportent la classification suivante : a) Turko-Tatres (tableau).

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Japhétides (tableau)

Par la se trouve conditionnée ce phénomène régulier que la langue des
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peuples plus ou moins urbanisés acquiert le caractère d'une langue intermédiaire, et, partant, un caractère international. D'autre part il est naturel que telle langue influe fortement sur la langue des peuples à population inférieure et à seule économie naturelle et même la supplante. On a comme résultat soit la disparition complète de cette langue soit bilinguisme. De petites populations de cette espèce se rencontrent dans l'U.R.S.S.: Oudines, autres petits peuples japhétiques du Daghestan sud-oriental et pour une part les Kurines (auxquels le turk de l'Azerbaïdjan sert de seconde langue); les Touchines (Pankhist) (seconde langue : le géorgien); de nombreuses populations du Nord et de la Sibérie (seconde langue : le russe ou le iakoute), et bien d'autres.
En nous reportant à notre schéma, nous trouvons que le bilinguisme depuis les temps anciens est développé chez les peuples du groupe 3 (peuples sans développement national). Le groupe 2 (culture nationale à ses débuts) comprend les peuples dont les masses sont dépourvues de ce bilinguisme.
Comme causes de ces phénomènes, nous signalons : le régime d'économie naturelle, jusqu'ici très conservé, de ces populations, la grandeur relative de leur effectif, et, dans plus d'un cas, leur isolement religieux-culturel ; toutes conditions qui peuvent diminuer l'influence de la langue urbanisée.
Enfin nous trouvons dans notre groupe I, les langues plus ou moins internationalisées. C'est ainsi que le géorgien sert de langue littéraire aux Soannes et aux Mégréliens et de seconde langue de relations, aux Ossètes méridionaux, aux Touchines (Pankhist) et à une partie des Abkhaz. Le turk de l'Azerbaïdjan est la seconde langue et la langue écrite du Daghestan du Sud-Est, des Tates, des Taliches, etc. Au Turkestan, l’uzbek joue le même rôle chez les populations voisines, nomades, mi-nomades ou même urbaines et ouvrières des Tadjiks.
Sur la Volga, le tatare est depuis longtemps la seconde langue de tous les islamites et d'une partie des Finnois et des Tchouvaches. Il refoule ou influence fortement certaines langues. (Cf. le dialecte michar du tatare, qui a peut-être pris la place de l'ancien finnois, et encore le dialecte bessermanien, du Vot.)
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Le tatare, en tant que langue littéraire, était largement répandu parmi les Bachkirs, les Nogaïs, les Kirghizes et jusqu'au Turkestan, au Caucase, en Sibérie occidentale et en Crimée; il en était de même de la littérature tatare. Cette importance culturelle donnait aux Tatares de la Volga les moyens de se constituer une industrie polygraphe assez développée et une littérature nationale. La raison de cette importance linguistique tient dans le fait que les Tatares, depuis l'époque du Khanat de Kazan ont assumé le rôle d'intermédiaires commerciaux, — bon exemple de l'importance linguistique des facteurs purement sociaux et économiques.
Un phénomène remarquable nous est encore fourni par la position linguistique des Iakoutes de Sibérie. De nombreux observateurs ont établi le fait que le iakoute ne sert pas seulement de seconde langue aux indigènes de langue toungouse et autres, mais qu'il refoule même le russe de nos colons. Je serais tenté d'expliquer ce fait très intéressant par la supériorité économique des Jakoutes. La population du rayon Vilouj Oleskma, qui, s'étendant au nord bien au-delà des terres agricoles, est remarquablement propre à l'agriculture, se compose principalement de Iakoutes. Voilà, selon moi, avec le retard et la faiblesse de l'influence des villes, la grande raison de la prédominance de la langue iakoute dans le pays. Car elle se trouve être la langue d'une forme d'économie plus développée et relativement progressive, emportant nécessairement la faveur sur les langues de formes d'économie retardataires.
Appliquons encore une fois notre schème des trois types de civilisation pour les populations de l'Union Soviétique aux formes qu’y ont prises les autonomies. Le système de ces formations nationales pénètre toute la structure politique de l'Union. La forme d'autonomie la plus élevée est celle d'une République de l'Union membre direct de l'U.R.S.S. C'est précisément la forme la plus usuelle des populations de notre premier groupe.
Nous avons ici la République fédérative Uzbek, et, légèrement différentes, trois républiques du Caucase qui font partie de l'U.R.S.S. comme une seule confédération: l'Azerbaïdjan, la Géorgie et l'Arménie.
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Quatre sur cinq des populations de ce groupe ont leur autonomie constituée sous cette forme caractéristique de l'autonomie nationale. Seule, la république tatare autonome fait exception.
Deux formes usuelles d'organisation politique ont été adoptées par les populations du groupe 2 : république autonome, province autonome.
La république autonome entre comme partie constituante dans la République de l'Union. On compte dans toute l'Union soviétique treize républiques autonomes et une république de l'Union, la République Turkmène; toutes sont constituées par les populations du second groupe. Celles-ci forment en outre seize provinces autonomes. Nous les grouperons de la manière suivante, d'après les républiques de l'Union dont elles font partie :
(tableau)
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(tableau : Classification d’après la parenté linguistique de la plus grande population).

Restent, pour les populations dispersées ou celles du premier groupe les formes moins importantes d’autonomie territoriale : districts autonomes et rayons autonomes. Par exemple :

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(tableau)

Les populations du groupe 3 sont restées sans autonomie territoriale et exercent leur droit à se développer personnellement par l'intermédiaire de l'organisation centrale pour les minorités nationales (v. infra). Mais là aussi, dans la limite du possible, les formes d'une autonomie territoriale nette sont recherchées et réalisées. Dernièrement, lors des élections aux Soviets, les villages ou des groupes de villages y ont été répartis en territoires distincts des soviets de villages, innovation qui permet aujourd'hui aux minorités nationales d'avoir leurs propres soviets et de participer de plus près aux tâches nécessaires à la constitution de tout État.
La représentation politique des nationalités dans le Conseil des nationalités de l'Union et dans chaque république de l'Union s'est fait dans les sections nationales spéciales du Comité exécutif. Les intérêts culturels des nationalités, réunies en républiques autonomes ou restées en dehors de toute formation d'autonomie, sont enfin représentés, dans chaque république, dans le Conseil pour les minorités nationales auprès des Commissariats à l'instruction du peuple. Afin de fournir une aide de l'État particulière aux petits peuples, économiquement et culturellement faibles, un Comité de la protection des petits peuples du Nord et de la Sibérie, a été créé à la direction du Comité exécutif de l’U.R.S.S.
Ce système complexe et compréhensif de l'édifice national de l'Union soviétique ne s'est développé que progressivement et continuera à se développer et à s'étendre suivant les leçons des expériences particulières. Nous avons eu des formes d'autonomie qu'on a plus tard abandonnées: telle la commune de travail (Allemands de la Volga, Caréliens), remplacée
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par la république autonome. De même, les républiques complexes, embrassant plusieurs peuples (ancienne république autonome des peuples des montagnes, créée en 1921, dissoute en 1923; ancienne république autonome du Turkestan, dissoute en 1925), ont été par la suite divisées en plusieurs autonomies d'une plus grande homogénéité nationale. Il ne subsiste plus que la Province de Karatchaï, dont la division est déjà décidée, et la République du Daghestan. Des autonomies territorialement complètes ont ainsi été constituées à la place des anciennes autonomies territorialement morcelées; telle la commune des Allemands de la Volga, devenue la république allemande de la Volga. Chaque peuple se trouve mis à même de modifier et de perfectionner son état propre en fonction du développement et de l'accroissement de ses ressources sociales culturelles (refonte de la province autonome en république autonome : par exemple, celle des Tchouvaches, etc.).
La variété et la complication de ce système a sa raison d'être dans le fait que chaque population exerce son activité constructive nationale à l'aide de ses propres ressources. Le système n'est que le reflet de la diversité des conditions économiques, sociales et culturelles de la vie de chaque population de l'Union soviétique.
Nous trouvons un autre exemple de cette caractéristique dans la naissance de l'alphabet chez ces peuples.
De la question de la langue écrite sont nés à ce jour trois problèmes:
1° Celui du système d'enseignement (quelle place doit être faite à la langue maternelle et à la langue, agent de civilisation) ;
2° Celui du développement de la langue littéraire nationale;
3 Celui de l'alphabet.

La solution du premier problème est subordonnée aux trois types de développement national établis dans notre schéma.
Les peuples du premier groupe, les plus évolués, peuvent employer la langue maternelle dans tout le système d'enseignement jusqu'à l'Université inclusivement, comme l'ont déjà fait les nationalités de culture occidentale. Le retard relatif des peuples orientaux les empêche actuellement d'appliquer entièrement ce principe. Même les peuples turko-tatares les plus avancés, comme les Tatares de la Volga et les Turks de l'Azerbaïdjan,
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ne font encore que les premiers pas dans l'organisation de l'enseignement ou langue turke dans leurs Universités. Les difficultés viennent de l'absence de savants turcs nationaux, même dans les études de leur civilisation nationale. C'est ainsi que, seuls, les cours de quelques chaires furent lus en turk, dernièrement, aux Universités d'Azerbaidjan (Bakou) et de Tatarstan (Kazan). Seuls aussi, jusqu'à ce jour, apparaissent des savants nationaux comme Tchoban-Zadé (Bakou, linguistique des langues turkes) et Goubaidoulline (Kazan, histoire des Tatares).
En Asie centrale, la nationalisation de l'Université (l'Université d'Asie centrale, organisation strictement pédagogique) par les Uzbeks n'en est encore qu'à ses débuts. La Géorgie (Tiflis') et l'Arménie (Erivan) possèdent déjà des Universités véritablement nationales.
Bien entendu, les enseignements élémentaires et secondaires (correspondant aux 1er et 2e degrés des écoles soviétiques) sont donnés entièrement dans la langue des peuples de ce groupe.
Les populations du second groupe se répartissent en deux subdivisions : peuples avec un commencement de population urbaine nationale et peuples encore uniquement agricoles. Ces derniers ont leurs écoles nationales en langue maternelle, la plupart dans la limite du premier degré de l'enseignement soviétique (3 à 5 années d'enseignement élémentaire). Les rares écoles du second degré (4 années d'enseignement secondaire), comme celles des provinces autonomes du Caucase septentrional, ne se font que dans une langue à l'influence culturelle (le russe pour le Caucase septentrional ; le turk d'Azerbaïdjan pour le Daghestan, etc.). Les maîtres sont formés aux Technicums pédagogiques nationaux, le plus souvent dans la langue à influence culturelle des chaires spéciales en langue maternelle servent à cette fin, comme à l'Institut pédagogique des peuples montagnards (Vladicaucase).
Les peuples de notre deuxième subdivision peuvent déjà assurer l'enseignement du second degré par leurs propres ressources. En réalité, cette nationalisation du second degré ne fait que commencer, même chez des populations relativement avancées comme les Ossètes septentrionaux, qui préfèrent encore se servir du russe dans leur unique établissement secondaire (Vladicaucase).

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Le problème plus difficile de l'enseignement national chez les peuples les plus petits et les plus faibles, ceux de notre troisième groupe, comme les tribus du Nord et de Sibérie, vient à peine d'être posé dans les premiers essais qui ont été faits pour sa solution au Comité de protection des petits peuples du Nord et de Sibérie et au Conseil pour les minorités nationales du Commissariat du peuple à l'enseignement. Des projets d'écoles ambulantes et de bases fixes avec internat ont été établis.
L'enseignement des minorités de cette espèce, restées sans autonomie territoriale, ne se distingue nullement de celui qui est donné dans les formations autonomes. Nous les rencontrons par exemple chez les Mordves, les Permiens (Permiaks), qui ne le cèdent point aux Komi (Zyriane) autonomes, et peut-être les dépassent, chez les Ouïgours (anciens Tarantchis et Kachgariens), les Juifs montagnards du Caucase (Tates), et, dernièrement, chez les Nogaïs, les Turks de la Sibérie méridionale (Chors, Chakas) (4), les Karagas et chez bien d'autres. Ce n'est encore que dans les formations autonomes isolées, à population nationale complexe, que nous trouvons, exception rare, quelques applications du principe de l'enseignement dans la langue maternelle. Ainsi chez les Abasiniens (dialecte abkhaz) de la province de Karatchaï, qui, au nombre d'une quinzaine de mille, sont tout aussi nombreux que les Kabardes de cette région, des Tcherkesses d'un nombre égal. Ils étaient jusqu'ici enseignés en kabarde dès la première année scolaire, bien qu'à cet âge 30 p. 100 à peine possèdent le Kabarde. De même, les Kurines (jusqu'à 200.000) du Daghestan et de l'Azerbaïdjan septentrional, demeurés sans langue écrite et sans enseignement en langue maternelle (le turc d'Azerbaïdjan leur sert de langue scolaire). La création, pour de tels peuples plus ou moins bilingues, d'un enseignement et d'une littérature nationale linguistiquement adéquats est certainement un des problèmes de civilisation nationale les plus difficiles.
Il faut ici distinguer deux types de bilinguisme: 1° le bilinguisme réel, ou développé, qui existe lorsqu'une proportion, non inférieure à 50 p. 100 de la population féminine et puérile parle la seconde langue et
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le bilinguisme naissant, en voie de développement, qui existe lorsque p. 100 au minimum de la population masculine pratique la seconde langue, tandis que la majorité des femmes et des enfants n'emploient guère que la langue maternelle.
Tableau III. Un signe de l’apparition du sentiment national : Noms nationaux actuels substitués aux anciennes appellations étrangères.
Tandis que, pour le premier type, le problème de la langue
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d’enseignement peut être résolu entièrement en faveur de la seconde langue, il exige, pour le second type, une solution délicate. Le mieux serait, en ce cas, qu'on n'apprit l'écriture que dans la langue maternelle, mais de telle façon que l'alphabet de celle-ci dût être, quant à la forme des lettres représentant les mêmes sons, en accord complet avec celui de la seconde langue correspondante. Puis, en 2e ou 3e année, on pourrait passer, progressivement, à l'enseignement dans cette deuxième langue.
Le développement des littératures nationales formera aussi trois groupes. Une littérature nationale pour les bilingues en formation ne peut être qu'une littérature élémentaire. Les peuples du deuxième groupe ont besoin d'une littérature nationale pour le 1er degré, pour les maîtres qui enseignent la langue maternelle, et d'une littérature populaire pour la population agricole. Une littérature spécialisée, technique et scientifique, comme celle du second degré, une littérature pédagogique méthodique et ordinairement aussi des morceaux de belles-lettres, ne commencent guère qu'avec un certain degré d'urbanisation. Enfin, c'est seulement avec les peuples du 3e groupe que se développent une littérature spécialisée et scientifique authentique, comme les belles-lettres proprement dites. Nommons ici la presse nationale, et sa diffusion plus ou moins vaste. Le meilleur journal des Tatares (Kazan) tire à 25.000 exemplaires, le Yeni Yol (Bakou) journal imprimé en caractères latins, tire à 6-7.000 exemplaires.
Les dialectes et la langue littéraire posent aussi une des questions les plus importantes et les plus typiques relatives aux peuples à civilisation nationale naissante (groupes 2 et 3).
Une des particularités les plus saillantes des langues non écrites est leur extrême division dialectique. La présence, dans une même langue, de dialectes radicalement séparés, apparaît comme un obstacle que l'on doit surmonter dans le perfectionnement d'une langue littéraire et le développement de la culture linguistique (5).
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Nous sommes habitués à ce degré relativement avancé de la culture linguistique où une langue littéraire unique est parlée sur tout un territoire et apparaît en face de tous les dialectes comme la langue maternelle la plus correcte et la plus pure. Cette priorité ne lui vient point de sa valeur particulière; c'est le simple résultat d'un processus historique, qui a valu à un dialecte sa supériorité, économico-sociale et politique. Tant qu'aucune préférence ne peut être justifiée historiquement, tous les dialectes sans distinction doivent être tenus pour corrects et classiques. C'est justement la situation des populations sans langue écrite, et ce n'est qu'à partir du moment où ne se pose plus le problème de la création d'une langue littéraire que peut cesser l'interminable dispute des dialectes sur celui d'entre eux qui doit être à la base de la langue littéraire. Les sujets parlants jugent naturellement leur propre dialecte le plus pur et le plus classique. C'est ainsi qu'au Daghestan, à l'époque où l'on commençait de s'occuper d'une langue littéraire, des délégations nombreuses furent envoyées au Comité exécutif de cette république par les deux villages, les plus importants et de dialectes différents, de la langue darguine d'Ourakhi (population de montagnards pratiquant l'élevage) et de Tsoudakhar (montagnards artisans et marchands). Les premiers soutenaient que le tsoudakhar était la langue gâtée d'une population de boutiquiers et que seul, Pourakhi devait être à la base de la langue littéraire. Les autres, de leur côté, appelaient l'ourakhi, la langue des brigands. Il m'a encore été dit, entre autres, que les représentants d'un petit dialecte mordve parlé dans neuf villages affirmaient avec un parfait sérieux que leur prononciation à eux était le seul vrai mordve et que tous les autres ne parlaient qu'un mordve corrompu.
Le problème des dialectes est le plus facilement résolu chez ces peuples où la langue parlée interdialectale a déjà une histoire (le «bolmats» des Avares, Daghestan ; le kabarde perfectionné par les princes féodaux et les nobles, etc.). La prédominance économico-culturelle et numérique d'un groupe territorial sur les autres du même peuple entraîne généralement l'adoption de son dialecte comme fondement de
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la langue d'enseignement et de la littérature. C'est notamment le cas au Caucase des dialectes parlés par les populations des plaines par rapport aux dialectes de leurs voisins des montagnes par exemple : du tchétchène des plaines par rapport aux dialectes montagnards de Tchaberloï et à celui des montagnes de l'Ouest. Il arrive pourtant maintes fois que les représentants d'un dialecte numériquement inférieur réussissent à l'emporter sur le développement de la langue littéraire (fait qui s'explique par certaines circonstances historiques). En ce cas, le moyen à employer pour développer la culture linguistique doit être de gagner la participation des masses arriérées les plus nombreuses possibles, représentant d'autres dialectes. C'est ce qui se passe pour le dialecte bjedukho-aba-dsékh, aujourd'hui devenu littéraire et le dialecte des Bjedoukhs, numériquement supérieur. Le plus difficile semble être la création d'une culture linguistique unique dans la prédominance à peine distincte d'un dialecte. Ces cas assez nombreux font apparaître nettement l'activité constructive des populations de l'Union soviétique dans le développement distinct des littératures dialectales. Il faut nommer ici les deux dialectes mokcha et erzia du mordve, les dialectes, des montagnes et des prairies, du mari, les débuts d'une littérature dans le dialecte digor de l'ossète. Même tentative qu'un abécédaire particulier pour le dialecte ijma du komi (zyriane) et pour le dialecte chapsoug du bas tcherkesse, etc. Ce principe est surtout observé chez les Turko-Tatares, où la division des langues ne fait souvent que correspondre à la division des dialectes des autres groupes linguistiques. Ce soin de cultiver les dialectes, superflu à première vue, s'explique par le fait, déjà confirmé ici, que les cultures nationales de l'Union soviétique naissent actuellement sur place de l'activité même des masses nationales.
Mais ce développement pose aujourd'hui, comme une nécessité urgente de notre époque, le problème du rapprochement culturel des peuples linguistiquement apparentés. Ces aspirations sont discutées dans les conférences, les congrès, les assemblées nationales. On doit ici nommer les deux conférences des peuples montagnards du Caucase (Piatigorsk, 1923; Rostov sur le Don, 1925) et le premier congrès turkologique (Bakou, 1926). Dernièrement encore, s'est manifestée, chez
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quelques peuples, une tendance à l'unification de l'alphabet et de la littérature (Komi et Vot), Ingouches et Tchétchènes (Caucase septentrional), Hauts-Tcherkesses et Bas-Tcherkesses (id.).
Le problème de l'alphabet national peut être traité de deux manières: du point de vue de sa signification culturelle et sociale et du point de vue technique.
Pour qu'on se représente l'ampleur de ces questions, je commencerai par citer quelques chiffres. Les peuples orientaux de l'Union soviétique qui possèdent une langue écrite, au nombre d'environ quarante-sept, emploient aujourd'hui, à peu d'exceptions près (Géorgiens, Arméniens, Mongols-Mandchous), trois alphabets, dérivés de trois types : alphabet russe, alphabet arabe, alphabet latin. Du russe dérivent : six alphabets finno-ougriens (Komi. 1 ; Mari, 2 ; Mordves, 2 ; Vots, 1), trois alphabets turko-tatares (Oïrates, 1 ; Tatares chrétiens de la Volga, 1 ; Tchouvaches, 1) et quelques alphabets japhétides (Abkhaz) encore employés présentement. Deux alphabets turks (Iakoutes et Balkares) et au moins un japhétide (Ossètes) s'y ajoutaient encore naguère, mais sont aujourd'hui passés au latin. Dans le seul Caucase, des essais d'alphabets pour au moins sept langues s'inspirèrent du russe à diverses époques. Le type arabe est aujourd'hui en usage par six peuples japhétiques islamisés et par neuf peuples turko-tatares où, comme pour les Japhétides, ce n'est que ces derniers temps que trois alphabets furent éliminés au profit du type latin. Après le congrès turkologique de Bakou cinq peuples ont décidé de passer au latin.
Enfin, l'écriture latine a cours chez quatre peuples turko-tatares (Azerbaïdjaniens, Iakoutes, Balkares, Karatchaïs) et quatre peuples japhétiques.
Les remaniements de l'alphabet, qui n'ont pas cessé, se rattachent à ces questions. Entre 1850 et 1917, cinq projets d'alphabets au moins se sont succédé chez les Iakoutes. Trois projets d'alphabets turkmènes (1924-1925), cinq en kazak (1918-26), quatre en bachkir (1918-26), ont fait de même. L'exemple le plus frappant est fourni par les alphabets kabardiens. De 1860 à 1926, on a vu naître sept projets dans cette seule langue (2 russes, 2 arabes, 3 latins). De 1923 à 1926, les trois projets
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d'après le latin se sont mutuellement éliminés, c'est-à-dire que chaque tirage d'abécédaires et chaque année ont apporté avec eux un alphabet nouveau, légèrement modifié.
Il ne s'agit cependant là que des projets officiels, parmi des projets privés non moins nombreux, entre lesquels il suffira de citer celui qui est basé sur les «tamra » (marques employées pour reconnaître le bétail chez les Tcherkesses). Il ne s'agit, de plus, que des alphabets ayant effectivement servi à l'impression. On voit, parus et paraissants, ils approchent la centaine.
La parution d'alphabets nouveaux doit presque être considérée comme un phénomène naturel, accompagnant la construction d'une civilisation nationale, et reflétant fidèlement tous les faits sociaux et culturels corrélatifs.
La tentative de créer et de développer une écriture nationale au Caucase septentrional permet les conclusions suivantes: l'alphabet latin est en train d'y conquérir un domaine après l'autre. Il est d'abord adopté par les peuples plus cultivés, comme les Ossètes, mais l'est également par les moins cultivés, comme les Ingouches. Chez ces derniers, ce phénomène s'explique par l'illétrisme absolu des masses, par la prédominance de l'Adat (droit coutumier populaire) sur le Chériat (droit islamique officiel) et par la faveur dont jouit le nouvel alphabet, môme de la part des Muta'alim du pays, disciples religieux arabes, qui furent les premiers introducteurs du latin, notamment chez les Ingouches. Il faut enfin insister sur le fait que, chez les peuples sans langue écrite, une tendance religieuse puissante, tel en pays tchétchène, le muridisme d'un mouvement religieux, inspire aux masses fanatisées une résistance violente à l'introduction de toute écriture nationale, fût-elle de type arabe. Les abécédaires ont été, à la lettre, fusillés, et les instituteurs chassés.
Des données statistiques rapportées plus haut, on peut se faire l'idée suivante des principales nationalités turkes : les Turks de l'Azerbaïdjan représentent ceux des Turks urbanisés qui, jusqu'à ces derniers temps, sont demeurés généralement illettrés (de 1 à 1,5 jusqu'en 1917). Ils ont une population urbaine assez développée (de 13 p. 100) et un prolétariat (de
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3,3 à 6 p. 100 environ), concentré dans une région industrielle (industrie du naphte). Au contraire. Les Tatares de Kazan, dans la république tatare, possèdent une proportion relativement forte de sujets sachant lire et écrire (25 p. 100, une industrie polygraphique assez avancée, en même temps qu'une population urbaine moindre et un prolétariat à peu près entièrement dispersé hors des frontières de la République (circa 3,30 p. 100 de la population tatare totale). Ces données éclairent le fait que les Turks de l'Azerbaïdjan ont été le premier peuple turk ayant adopté l'alphabet latin, tandis que les travailleurs intellectuels de Kazan répugnent à une réforme pour laquelle ils se trouvent dans des conditions défavorables. C'est à peu près le cas en Uzbekistan, où, à côté d'une forte proportion de population urbaine (jusqu'à 16 p. 100) et de la connaissance de l'alphabet national (jusqu'à 10,8p. 100), une orientation culturelle-religieuse de type islamique s'est puissamment développée, et où manque à peu près tout prolétariat national.
En opposition à ceux-ci, les peuples à économie purement naturelle, que nous avons signalés comme relativement retardataires, se trouvent dans des conditions théoriquement plus favorables à une réforme alphabétique ; et, en effet, elles ont déjà adopté l'alphabet latin ou sont à la veille de le faire. Nous nommerons les Kirghizes ; les Kara-Kirghizes (pour le moment illettrés) ; les Turkmènes, avec, naguère, 0,85 p. 100, et aujourd'hui 4 p. 100 de sujets sachant lire et écrire ; enfin les Bachkirs. Les Kazaks,avec une population urbaine en formation (de 0,25 à 0.41 p. 100), n'en sont pas moins aussi dans des conditions favorables, parmi lesquelles il faut compter la faible proportion de sujets initiés à la langue écrite (jusqu'à 2 p. 100), et la prédominance de l'Adat, ou droit coutumier indigène sur le Ghériat.
Pour ce qui est de la technique, l'introduction de l'alphabet pose deux sortes de problèmes: 1° Pour une langue donnée, quel système d'écriture adopter, c'est-à-dire combien de lettres et comment faut-il exprimer graphiquement telle ou telle combinaison phonétique ? 2° Quel système graphique, c'est-à-dire, quel doit être le type de l'alphabet de ladite langue, et de quelle manière le nouvel alphabet doit-il s'écarter de ce type, le compléter, l'abréger, etc. ?
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En ce qui concerne le premier problème, on peut proposer ma formule, qui rend possible l'établissement d'un alphabet tout à fait pratique pour chaque langue distincte. Cette formule facilitera aux peuples turks la constitution d'un alphabet plus simple quant au nombre des lettres, et on remplacera la création jusqu'ici purement intuitive par une création méthodique. Dans la pratique, elle se recommande particulièrement dans le domaine des langues turkes qui, comme le Kazak et le Kirghiz, sont soumises sans exception à la loi d'harmonie vocalique. Son application aux alphabets russe et tcherkesse permet encore de vérifier la justesse de cette formule (6).
Pour le deuxième problème, on peut distinguer trois méthodes pour compléter un alphabet: 1° l'adjonction de lettres distinctes; 2° celles de signes diacritiques et 3° l'emploi de lettres combinées (c'est-à-dire formées de deux ou de trois caractères particuliers).
On a pu voir de nombreux spécimens de ces trois méthodes à l'Exposition qui a été faite des récentes publications relatives aux peuples orientaux de l'Union soviétique à l'École nationale des Langues orientales.
Je m'étais proposé, dans cet exposé naturellement sommaire, de montrer que la création, dans la partie orientale de l'Union Soviétique, possédant des civilisations nationales nombreuses et diverses, représente une entreprise dont la portée sur la future civilisation de l'Orient ne saurait être sous-estimée. Cette œuvre civilisatrice donne de plus aux savants la possibilité de remplacer leurs connaissances jusqu'ici théoriques par une pratique vivante et de constituer une science appliquée des civilisations, qui n'existait pas encore en tant que discipline indépendante. La collaboration des savants français qui s'intéressent à cette œuvre entreprise pour le plus grand bien des peuples orientaux de l'Union soviétique sera cordialement saluée par nos spécialistes.


NOTES

(1) C'est-à-dire l'agriculture sans irrigation artificielle. [retour texte]
(2) Les chiffres connus, proportionnels ou absolus, n'ont qu'une valeur approximative, les statistiques existantes (recensement de 1897) étant, jusqu'à l'époque révolutionnaire, en partie fausses, en partie vieillies. Le 1er recensement de l'Union soviétique en 1920, a été effectué, du fait de la guerre civile, dans de très mauvaises conditions pour les marches, précisément habitées de la plupart des populations qui nous occupent. Les chiffres exacts et précis de leur effectif national ne seront connus que par le nouveau recensement général qui doit avoir lieu en été 1926. Les chiffres ici rapportés ont été, en partie recueillis à grand'peine par moi-même sur place (Caucase), en partie empruntés à des publications locales et centrales. [retour texte]
(3) Donné en 1920. [retour texte]
(4) Désignation artificielle, introduite par l'archéologue Teplooukhov, qui l'avait empruntée aux annales chinoises, et que les Turks de Minousinsk, Sagais et Katchines ont adoptée. [retour texte]
(5) J'entends par culture linguistique l'ensemble de faits qui caractérisent une école, une littéra-ture nationales développées et une langue littéraire perfectionnée: système et technique de l'écriture, fixation de l'orthographe, développement des littératures scolaire, artistique et de vulgarisation, littérature scientifique, originale et de traduction, activité de l'édition, extension de la langue littéraire unifiée, perfection de la terminologie, etc. [retour texte]
(6) V. mon article sur une «Formule mathématique pour la construction d'un alphabet», Revolutzionny Vostok, n 3. [retour texte]



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