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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


Séminaire de 3e cycle

-- Mardi 16 mai 2006 Mladen UHLIK (ISH, Ljubljana) : Une langue ou des langues : hétérogénéité langagière dans la linguistique soviétique des années 1920-1930


 

Dans cet exposé, on vise à présenter certains aspects de la discussion sur le rapport entre langue et société au seuil des années 1930. Cette période est particulièrement importante du fait de l’annonce du «Grand Tournant» par Staline en 1929. En prenant pour exemples les textes de Boris Larin, Gregorij Danilov et Lev Jakubinskij, on va essayer de montrer comment le discours sur l’hétérogénéité de la langue s’adapte en fonction de la manière dont la politique conçoit la société.

1.

Premièrement, nous aborderons les recherches de Larin sur les parlers urbains à travers deux textes «Sur l’étude linguistique d’une ville» (O lingvističeskom izučenii goroda 1928) et «Pour une description linguistique d’une ville» (K lingvističeskoj xarakteristike goroda 1928). Dans ces textes, Larin constate que les méthodes de la linguistique russe d’avant la Révolution (l’étude de la langue normée ou des dialectes ruraux) ne suffisent plus pour décrire la «langue urbaine quotidienne». La langue urbaine est un phénomène hybride : à l’époque où elles se développent rapidement, toute la population urbaine est bilingue, elle utilise plusieurs systèmes de paroles (rečevye sistemy) qui ne sont pas individuels. Le mot-clé de ces deux textes sur les parlers urbains à la fin des années vingt est «argot». Dans le premier texte, l’argot désigne le système premier et principal de chaque groupe social. Contrairement à la langue normée ou à un dialecte rural, il est toujours accompagné d’un système parallèle – d’une autre langue – à laquelle il est lié.
Les positions de Larin font partie du discours populaire des années 20 où l’on suppose l’existence de la diversité des langues et de sous-systèmes à l’intérieur d’une langue nationale. Dans ses textes, Larin évoque la possibilité d’influence du bas vers le haut (des groupes sociaux défavorisés vers les élites) : le parler de la pègre, les argots et la langue parlée peuvent influencer et créer la langue normée. Il changera d’avis en 1931 en constatant que c’est la langue normée qui influence les argots. La particularité du discours de Larin dans les années 20 est son caractère universaliste. Ainsi, contrairement à Danilov ou Jakubinski, il repère les mêmes phénomènes dans la situation linguistique soviétique et dans celle du monde occidental.
La constante de ces deux textes est le rejet du «monisme linguistique» : ainsi refuse-t-il l’hypothèse d’une langue originelle commune et le dogme du monolinguisme de la nation. Mais il rejette aussi les idées populaires de son époque : le monolinguisme de groupes sociaux aussi bien que la vision marriste d’une langue universelle future. La conséquence de ce rejet implique la valorisation de la diversité des langues.

2.
Si Larin accepte l’idée que la langue est un facteur de différenciation sociale, les membres du groupe Jazykofront, qui se déclarent linguistes marxistes, vont plus loin dans l’explication sociologique du langage. A la fin des années 20, ils font des recherches sur les derniers développements de la langue à cette époque. C’est ainsi qu’ils choisissent la langue des prolétaires qui à leurs yeux représente la plus importante force du développement de la langue à cette époque.
A titre d’exemple des positions de Jazykofront nous traiterons les deux textes de Georgij Konstantinovič Danilov, le premier africaniste soviétique : La langue d’une classe sociale (d'après les données de la commune Belik - la région Poltava) (Язык общественного класса, 1929) et les Traits du style de parole des ouvriers (Черты речевого стиля рабочего, 1931).
Danilov partage une idée répandue depuis la seconde moitié des années 20 : les conditions socio-économiques d’un groupe social/classe se reflètent dans la psychologie de ce groupe et s’actualiseте dans l’utilisation de la langue par cette classe. Dans l’esprit de l’époque aussi bien que dans la linguistique soviétique le terme de psychologie se réfère souvent à la psychologie d'un groupe social (une classe) excluant ainsi le plan individuel. La méthode de Danilov dans les textes mentionnés permet de montrer comment ses idées sur la psychologie des classes s’accordent avec l’emploi de la langue /des langues parlées par elles. Cet emploi serait, d’après Danilov, toujours le résultat d’un rapport conscient (soznatel’noe otnošenie) des locuteurs. La langue d’une classe sociale est le bilan de l’étude que Danilov a mené auprès de la société de la petite ville ukrainienne de Beliki. Il y propose une stratification sociale impliquant les classes suivantes : les paysans (divisés en petite paysannerie et en kulaki qui les exploitent), la bourgeoisie commerçante (petits commerçants et les marchants profitant de la NEP) et les cadres locaux (les membres de la cellule du Parti, les enseignants, etc.).
Les différents emplois de la langue par ces classes instaurent une nouvelle hiérarchie dans laquelle les paysans pauvres occupent le bas de l’échelle puisqu’ils utilisent le lexique archaïque réduit à la seule terminologie de l’agriculture, de plus ils ont une conscience linguistique moins développée que les autres classes. Dans cette classification les ouvriers qualifiés et les cadres locaux occupent une place élevée – ils sont bilingues : ils utilisent le russe, langue de la Révolution d’octobre mais ils parlent aussi l’ukrainien pour ne pas s’éloigner de la masse. Chez Danilov la diversité de la langue est interprétée comme le résultat des différences entre les psychologies des classes. Bien que le bilinguisme des ouvriers soit bien évalué, l’idéal visé est de trouver une langue qui unirait les ouvriers et la masse. C’est la langue prolétaire, élément de cohésion de la société des consciences de classes divisées, qui est appelé à exercer cette fonction. Danilov propose déjà que cette langue soit le russe puisqu’il est lié à la Révolution (prenons en considération que c’est une proposition et pas une prescription).

3.
Lev Jakubinskij, directeur des recherches du centre GIRK, critique les textes de Danilov pour la naïveté de son descriptivisme, essayant ainsi de lier les catégories linguistiques avec les traits psychologiques typiques des différentes classes. Selon lui, pour mettre en évidence le style de la langue prolétaire une description empirique d’une époque donnée ne suffit pas. Chaque analyse linguistique « marxiste » exige une approche historique qui fera apparaitre les régularités du développement du sujet étudié. C’est par cette approche historiciste qu’il va explorer le style du prolétariat dans une série d’articles publiés dans les années 30 dans Literaturnaja učeba, une revue dirigée par Maxime Gorkij. Si les textes de Larin et Danilov sont descriptifs (décrire la langue urbaine ou les langues des classes différentes), ceux de Jakubinskij sont plutôt prescriptifs : son but est d’éduquer les jeunes écrivains qui, issus des classes ouvrières et paysannes, seront les représentants idéaux de la classe prolétaire. La particularité de la classe prolétaire russe est d’avoir été recrutée parmi les paysans (il est évident que dans le texte de Jakubinskij il n’y a plus l’attitude comparative et universaliste que nous trouvons chez Larin : le prolétariat russe est spécifique et liée à l’histoire russe). Pour cette origine Jakubinskij consacre ses deux premiers textes (Structure de classe de la langue russe moderne : la langue des paysans – Klassovyj sostav sovremennogo russkogo jazyka : jazyk krest’janstva 1930) à la question de la langue des paysans. L’histoire des langues paysannes et prolétaires passe par trois époques :
a. Le féodalisme, l’époque de la division de la société en plusieurs enclos hermétiques où l’on parlaient différents dialectes – époque de la diversité ;
b. Le capitalisme – l’époque ou la bourgeoisie, émergée avec l’apparition des villes, s’efforçait d’imposer en vue de ses propres intérêts une langue nationale commune ; C’est une époque animée par de fortes oppositions. La tendance à l’unité de la langue (la bourgeoisie tente de généraliser sa langue) s’oppose au caractère inégalitaire du capitalisme et la lutte des classes (chaque classe essaie de mettre en valeur sa langue).
D’après Jakubinskij, c’est l’époque de la naissance du prolétariat et du rapport conscient de chaque classe à sa propre langue (comparaison avec soznatel’noe otnošenie chez Danilov).
c. L’époque de la dictature du prolétariat où avec la disparition de classes s’éteint toute hétérogénéité langagière. Contrairement à deux auteurs que nous traitons, l’interprétation de la société de son époque par Jakubinskij exclut la lutte des langues (contrairement à Larin) et la lutte des classes (par opposition à Danilov). Chez Jakubinskij l’étude du développement de chaque classe se réalise dans le cadre de l'histoire de la langue nationale. L'hypothèse présentée est qu’il s’y agit aussi du passage du discours des années 20 au discours des années 30 qui renforce l’idée d’une langue nationale.
 






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