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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick SERIOT : «La linguistique, le discours sur la langue et l'espace géo-anthropologique russe», in J.-P. Locher (éd.) : Contributions suisses au XIIe congrès international des slavisants à Cracovie, août 1998, Bern : Peter Lang, 1998, p. 363-395.


Rossiju umom ponjat’ možno. (1)

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Pas plus que les autres «cultures» la culture russe n’est une totalité close, harmonieuse et organique. Elle est faite, tout comme les autres, d’une tension entre des discours différents, antagonistes, qui appartiennent plus à un esprit du temps qu’à un esprit du lieu. La culture russe n’est pas une culture extraterrestre, elle n’est pas d’une essence différente des autres, elle est par conséquent comparable aux autres, ce qui n’implique nullement qu’elle leur soit identique. Il appartient à ceux qui l’étudient d’en dégager les caractéristiques sans en faire un objet ineffable : la Russie peut être compréhensible par l’esprit, encore faut-il s’en donner les moyens intellectuels. Répéter à l’envi le célèbre vers de Tjutchev n’est qu’un refus du travail nécessaire à la connaisssance, une démission intellectuelle devant la tâche à accomplir.
Un des moyens pour parvenir à une connaissance est le rasoir d’Occam : entia non sunt multiplicanda sine necessitate. Dans le cas particulier du dialogue entre Europe de l’Ouest et Russie, il importe de dire qu’une culture n’est pas une chose. Elle n’est ni une donnée immédiate de la conscience ni une catégorie a priori, elle est un ensemble instable et multiforme de représentations qui elles-mêmes se manifestent, de façon plus ou moins déformée, par exemple dans des discours
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Or c’est précisément cette comparabilité qui est, dans la Russie actuelle comme dans celle du 19ème siècle, souvent explicitement ou implicitement niée, aussi bien dans les conversations ordinaires que dans des textes d’intellectuels érudits. Ainsi, dans ce qui peut paraître à première vue un inextricable entrelacs de textes constituant la «culture russe», on peut trouver un fil conducteur dans le thème sans cesse ressassé de la place de la Russie par rapport au monde slave et à l’Europe. S’il y a une spécificité de la «culture russe» depuis trois siècles, c’est une quête identitaire, une interrogation sur la définition d’un lieu, aussi bien au sens géographique que symbolique, le lieu propre de la Russie par rapport à ses voisins.

Cette quête identitaire est bien connue des spécialistes d’histoire littéraire, de philosophie ou de sciences politiques. Il semble pourtant que tout un pan de ce domaine de la culture russe ait échappé aux investigations : il s’agit du discours sur la langue. (2)
Un consensus s’est plus ou moins établi de dégager trois étapes de cette quête identitaire dans la seconde moitié du 19ème siècle et le premier tiers du 20ème siècle, désignées par des étiquettes qui sont elles-mêmes sujettes à caution : slavophilisme, panslavisme et
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eurasisme. Ces trois étapes de la pensée identitaire en Russie sont généralement présentées dans leur aspect doctrinaire, idéologique et politique. Pourtant, un des aspects peu souvent évoqués dans ce domaine est la position des problèmes en termes de topologie : il s’agit du thème obsédant des limites entre l’intérieur et l’extérieur, de la tension entre le tout et les parties, rendant fragiles et flous les objets mêmes que manipule le discours.
Il en va ainsi des questions classiques d’appartenance, où un discours censé faux est «retourné» en discours vrai : les «vraies frontières» du monde slave ne sont pas celles que l’on dit, les limites de la Russie et de l’«Europe» passent à un autre endroit, plus authentique, plus «naturel» que les limites étatiques, etc.
Mais pour éviter les généralisations hâtives, on s’attachera ici au problème de l’argumentation linguistique sur laquelle repose l’intense activité taxinomique du discours identitaire en Russie. C’est sur la base de l’argumentation linguistique qu’on proposera des modèles graphiques de trois types de discours sur la répartition des langues et des peuples. On pourra montrer alors que le discours identitaire, en tant que processus, est une source précieuse pour établir que l’identité comme telle n’existe pas, ou du moins n'est pas un point de départ, qu’elle est construite dans un discours, qu’elle est bien une construction imaginaire, ce dernier mot n’étant pas à prendre au sens de «faux», mais d'ensemble d'images et de représentations.
Ainsi, pour montrer combien il s’agit ici de représentations et non de choses, il faudra partir non point des objets, mais des discours, entendus non comme l’«expression» transparente d’un monde référentiel, mais comme des pratiques qui construisent un sens dans un travail de production de sens : l'imaginaire a des effets tout à fait matériels. Il n’est alors pas difficile de voir que des points cardinaux comme «Est» et «Ouest», loin de renvoyer à des entités géographiques, peuvent acquérir dans le discours identitaire une dimension symbolique et idéologique démesurée. Ces représentations ne sont ni des cartes ni des miroirs du «monde», elles sont des objets seconds, construits dans et par des discours. Les mettre en confrontation permet alors de suivre une évolution historique qui n’apparaît
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pas toujours nettement dans le flot ininterrompu des publications sur le thème identitaire.
Ce qui est commun à tous les auteurs dont il sera ici question est la vision d’un antagonisme Est / Ouest, quand bien même le tracé de la frontière, les ensembles et sous-ensembles, le rapport des parties au tout, les modes de découpage entre les entités, la place de la Russie par rapport au monde slave, sont extrêmement différents. On verra alors à quel point l'incertitude identitaire ne peut se manifester, à l'époque envisagée, qu'en termes de classification naturaliste : le discours identitaire manipule des objets de pensée présentés comme des objets naturels, préexistant au discours.

1. Hilferding : deux mondes (la Russie est en Europe de l’Est)

A.F. Hilferding (1831-1872) était historien, ethnographe et folkloriste (3), linguiste et essayiste. Fils d’un diplomate saxon catholique en poste à Varsovie, il devint, au cours de ses études de slavistique à Moscou, un ardent slavophile, fréquentant assidûment le cercle de I. Aksakov et Samarin. Dans ses travaux il propagea la thèse slavophile d’une séparation radicale entre les Slaves et l’Europe occidentale, thèse fondée sur ses travaux ethnographiques qui le menèrent à trouver partout des preuves de l’opposition irréconciliable entre les «éléments» (stixii) slaves et germaniques. Enfin il voulut montrer que la religion orthodoxe était la seule acceptable pour l’ensemble du monde slave.
Il soutint à 22 ans sa thèse de doctorat (magistère) sur «Les relations de la langue slave aux langues qui lui sont apparentées» (Moscou, 1853). Ce livre de Hilferding mérite une lecture attentive, en ce qu’il présente une des premières utilisations de raisonnements linguistiques (appelés ici de «philologie comparée») dans la discussion sur l’identité culturelle de la Russie et de ses rapports à l’Europe. On y trouvera certes la thèse slavophile classique que la
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Russie (entièrement identifiée au monde slave) est distincte de l’Occident, mais un élément tout nouveau par rapport aux Slavophiles est que la Russie serait par sa langue proche de «l’Asie du Sud» : le monde du sanskrit (4).
Pour Hilferding, le russe est une langue slave, l’unité linguistique slave est opposée aux langues européennes de l’Ouest. Or la «langue slave» est plus proche du sanskrit que des «langues européennes de l’Ouest».
Si Hilferding opère avec la catégorie de «proximité», au sens de ressemblance, il ne sort jamais d’un raisonnement strictement génétique : en aucun cas la famille indo-européenne n’est remise en cause, ni l’existence d’une langue-mère indo-européenne. En cela il ne diffère en rien de ses collègues allemands de la même époque. Il y a bien consubstantialité génétique de toutes les langues indo-européennes (et donc de tous les peuples indo-européens) :

Toutes les langues et peuples d’Europe forment avec deux tribus d’Asie (les Hindous et les Perses) une grande famille. […] Les Slaves, Lituaniens, Allemands, Grecs, Italiens et Celtes parlaient autrefois une même langue et étaient des frères, ils sont sortis d’Asie, où ils vivaient ensemble, pour entrer en Europe, et là ils se sont séparés pour aller chacun de leur côté. (p. 2-3)

Pourtant, le but ici est différent : il ne s’agit pas d’étudier l’histoire des lois phonétiques dans une famille de langues, mais de mettre en place un principe taxinomique : trouver la juste place de la «langue slave» parmi les autres langues indo-européennes, à l’intérieur de l’arbre généalogique. Derrière une interrogation sur l’histoire des
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langues indo-européennes se cache en réalité une quête de sa place réelle dans la classification : le temps ici doit être révélateur de l’espace, et non l’inverse comme chez les linguistes d'Europe occidentale à la même époque. Hilferding se présente comme travaillant dans la longue tradition de la grammaire historico-comparative, mais ici c’est nettement l’aspect comparatif qui importe. Une fois que la juste place dans l’arbre a été trouvée, on peut faire des raisonnements identitaires, «langues» et «peuples» étant des mots-clés interchangeables.
Hilferding revendique un apport spécifique : la philologie comparée a encore, selon lui, bien des défauts, en particulier l’absence de conclusions générales et son caractère fragmentaire, qui la sépare des autres domaines scientifiques, alors que sa place est aux côtés de l’histoire mondiale. Pris comme les premiers comparatistes allemands (les frères Schlegel, par exemple) dans la fascination orientale et la métaphore organique, admiratif de la «découverte» de l’Anglais W. Jones (qui en 1784 démontra la parenté du sanskrit avec les langues de l’antiquité classique de l’Europe), il est pourtant persuadé que la science de chaque nation porte la marque d’un caractère propre à son peuple. Ainsi, les savants allemands ont tout examiné dans ses moindres détails, ils ont démontré la parenté des langues d’Europe entre elles et avec les langues de l’Asie contemporaine. Mais, selon lui, ils ne décollent pas du matériau, ne s’élèvent pas au tableau général (5). Or «les détails ne disent rien par eux-mêmes» (p. 8). Hilferding fait un reproche général aux savants allemands : maintenant comme avant, la philologie allemande se contente de l’ancienne méthode analytique de Bopp, consistant en l’étude de faits de langue isolés, sans essayer de parvenir à des conclusions générales (p. 11).
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Hilferding propose de distinguer nettement entre les changements phonétiques qu’il appelle «organiques», qui déterminent la «personnalité» propre de chaque langue, et ceux qui sont fortuits, qui ne se rencontrent que dans des cas particuliers et, «reposant plus sur les caprices de la prononciation que sur les lois constantes de la langue», sont communs à toutes les langues, et ne sont donc spécifiques à aucune d’entre elles (p. 13). Une fois cette distinction établie, il peut opérer une classification, parmi les langues indo-européennes, entre celles qui se différencient du sanskrit «par des changements organiques de sons», et d’autres «qui n’ont pas cette particularité» (p. 14). On parvient, par cette «vision nouvelle», à établir une division de la famille indo-européenne en deux groupes bien distincts, ou «moitiés» (p. 35) : les langues «de l’Est» et celles «de l’Ouest» (6).
Cette division spatiale est redoublée par une opposition d’ordre historique, ou plutôt généalogique. En effet le latin, le gotique, le grec ancien, le vieux-celte, le thrace (ancêtre de l’albanais pour Hilferding), ainsi que l’avestique (7) représentent un ensemble de langues parentes qui se différencient du sanskrit et entre elles par des divergences phonétiques régulières. Elles ont toutes en commun d’être actuellement des langues mortes, disparues, qui ne subsistent plus que dans «des langues de formation secondaire, altérées par le temps et par des apports extérieurs» (p. 33). Les actuelles langues parlées en Europe (langues romanes, germaniques, celtiques, le néo-grec et l’albanais, auxquelles il faut ajouter le persan, langue d’Asie qui fonctionne comme les langues d’Europe en ce qu’il est issu d’une langue de deuxième génération : l’avestique) appartiennent ainsi à une troisième génération, elles ne sont pas au même niveau que le sanskrit
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et les autres langues anciennes, elles sont issues «à une époque historique» (p. 34) d’autres langues. Ainsi, un mot allemand actuel ne peut être rapproché directement d’un mot sanskrit ou d’un mot slave : il doit être d’abord rapporté à sa racine, qui se trouve en ancien germanique. Ce n’est que par cet intermédiaire que les nouvelles langues germaniques peuvent être comparées aux langues de formation primaire. Pour les langues «occidentales» Hilferding introduit ainsi une discontinuité, une césure temporelle radicale dans le continuum de l’évolution, à l’aide de la métaphore biologique des «générations».
Le tableau des langues indo-européennes «orientales» est tout autre. Cette autre moitié de la famille, en effet, possède la particularité tout à fait remarquable que ses membres européens actuels, le lituanien et le «slave» peuvent être comparés directement à toutes les langues anciennes. Leur formation ne remonte pas à un temps historique. Ce sont des langues originelles (korennye), primaires (pervichnye), elles tirent leur origine directement de la langue préhistorique que parlait tout la race (plemja) indo-européenne quand elle vivait encore en Asie, ensemble et non séparément. Certes, le lituanien comme le «slave» ont bien des dialectes, mais ce fait ne doit pas entrer en ligne de compte, car «la division d’une langue en dialectes et la formation d’une langue nouvelle à partir d’une langue plus vieille, finie, sont des choses toutes différentes» (p. 36). A la discontinuité temporelle qui scinde en deux générations les langues de l’Ouest, Hilferding oppose la continuité, l’identité à travers le temps des langues de l’Est.
Pour Hilferding il est tout à fait évident que «le slave» est une totalité linguistique, une seule et même langue, dont le polonais, le bulgare, le russe, etc., ne sont que des variantes, ou «dialectes» (narechija), bref, des parties du tout. Aucune justification n’est donnée de ce regroupement de la diversité dans l’unité, alors que les langues néo-latines (français, italien, espagnol, etc.) sont pour lui non seulement différentes entre elles, mais encore issues de leur ancêtre latin en une seconde génération. Les figures du même et de l’autre ressortissent ainsi de l’évidence et de l’arbitraire, malgré une argumentation qui fait appel à toutes les apparences de la scientificité.
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Le seul argument en faveur de la continuité substantielle de la «langue slave» est la compréhension des textes anciens :

Avant la dislocation en peuples différents, toute la race slave avait une langue commune. Cette langue ne s’est pas détruite, et de ses ruines ne s’est pas formée une autre langue, comme le français ou l’espagnol à partir du latin ou l’anglais à partir de l’anglo-saxon. Le slave n’est pas passé, comme les branches germaniques, par des mutations phonétiques et par différents dialectes se remplaçant les uns les autres (par exemple : vieux-haut-allemand > moyen-haut-allemand > haut-allemand moderne), c’est la même langue qui sonne encore, immensurable et vivante, sur la terre slave; elle n’a fait que se modifier dans certaines de ses formes (et encore, de façon insignifiante : tout Russe, tout Tchèque, comprend ses plus anciens monuments écrits, ce qui n’est pas le cas pour un Allemand devant la Bible de Wulfila); elle a pris des nuances différentes dans les différents rameaux slaves. (p. 37)

Pourtant ce contraste Est / Ouest dans la séparation des «générations» de langues n’est pas encore essentiel pour Hilferding : plus important est le fait les langues de l’Ouest se différencient du sanskrit par des «modifications régulières et organiques», alors que celles de l’Est n’ont aucune de ces différences, au contraire, «toutes les lois par lesquelles elles se différencient des langues de l’Ouest forment aussi la spécificité du sanskrit» (p. 38). Parmi les cinq lois phonétiques fondamentales qui rapprochent le lituanien et le «slave» du sanskrit tout en les opposant aux langues de l’Ouest, on en trouve une qui a un grand intérêt ici en ce qu’elle anticipe sur le critère que R. Jakobson utilise pour marquer la spécificité des langues de l’Eurasie : celui de la mouillure des consonnes. Certes, Hilferding confond en un même phénomène la palatalisation et la mouillure, qu’il définit comme «la réunion de la semi-voyelle j avec la consonne précédente, qui se confond avec elle en un nouveau son» (p. 52). Mais l’important est que pour lui ce phénomène est totalement absent des langues de l’Ouest, alors qu’il apparaît, à des degrés divers, dans les trois langues de l’Est (sanskrit, lituanien et «slave») et témoigne donc de «l’identité de la structure phonique des rameaux orientaux de la race indo-européenne» (p. 54). Cette découverte de la mouillure lui permet alors de repousser la thèse de Grimm sur la
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parenté étroite entre l’allemand, le lituanien et le slave. Si Hilferding sépare ce qui jusqu’à lui était considéré comme uni, c’est qu’il insiste sur une distinction qui anticipe, elle, celle que fait N. S. Troubetzkoy entre ressemblances héritées et ressemblances acquises (8), tout en lui donnant une orientation axiologique inverse. Hilferding, en effet, distingue la ressemblance acquise, qu’il appelle parenté historique apparue entre l’allemand, le lituanien et le slave à la suite d’un séjour millénaire en Europe, d’une communauté et d’un échange millénaire de pensées et de mots, et la structure originaire, organique des langues, par laquelle le slave et le lituanien sont reliés au sanskrit plus étroitement qu’avec l’allemand (p. 54). L’idée de similitudes acquises non seulement par contact, mais encore par des conditions de vie communes annonce la notion de «mestorazvitie» («lieu de développement») chez les eurasistes :

Il est vrai que la vie commune séculaire des Allemands, Lituaniens et Slave en Europe, dans des conditions identiques de sol européen, d’activité européenne, de pensée européenne, a donné à ces langues quelque chose de commun, une tournure européenne, alors que les branches asiatiques de la même famille, évoluant dans leurs propres conditions de vie, ont acquis, de leur côté, une physionomie propre. (p. 54)

Ce modèle organiciste oppose donc strictement les similitudes acquises par contact comme «extérieures» (donc inférieures, non représentatives) à celles qui sont héritées et donc «organiques», c’est-à-dire «intérieures» (donc supérieures, essentielles à la compréhension de leur véritable identité). Seules les secondes permettent d’étayer un raisonnement tendant à modifier les frontières de l’appartenance : dans l’opposition Est / Ouest, le «slave», malgré sa similitude acquise avec l’allemand, et en raison de sa parenté organique avec le sanskrit, passe à l’Est :

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— L’individuel et le collectif

Pourtant, il y a plus qu’une «structure phonique commune» entre les «langues de l’Est» (p. 56) : on va trouver dans la ligne de fracture entre l’Est et l’Ouest une coupure bien connue, propre à la représentation slavophile du monde : celle qui sépare le principe communautaire du principe individualiste. Pour Hilferding, en effet, la parenté très étroite entre le sanskrit, le «slave»» et le lituanien provient d’une unité préhistorique et d’une communauté de vie prolongée. Certes, leurs éléments de base étaient les mêmes que dans les autres branches de la famille indo-européenne, mais ils ont évolué
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ensemble plus longtemps, restant plus longtemps dans l’unité primitive. Ils ont pu ainsi former des «tendances» communes et un caractère commun. Les langues de l’Ouest, en revanche, ont acquis une vie autonome plus tôt, elles ont emporté de l’unité ancienne des éléments moins déterminés, chacune sur son sol a développé des tendances particulières (p. 57). Ici encore la typologie s’appuie sur la généalogie tout en lui fournissant un fondement idéologique : si à l’Ouest les langues de deuxième génération (latin, celte, vieux-germanique, etc.) sont mortes, c’est parce qu’elles ont commencé plus tôt à vivre de façon autonome et que, s’étant détachées avant leur plein épanouissement, elles ont dû élaborer elles-mêmes de nombreux éléments originaux, finissant par s’épuiser à cette tâche qui dépassait leurs forces. La longévité du slave et du lituanien, en revanche, s’explique par leur détachement tardif et la richesse de l’héritage sonore qu’elles ont emporté d’Asie et qu’elles n’ont pas eu besoin de compléter. Pour Hilferding, il y a une correspondance évidente entre les différences intrinsèques des langues de l’Est et de l’Ouest et le «caractère historique» des peuples qui les parlent. Si en effet à l’Ouest il y a une différenciation précoce de la langue et une dominance de lois phonétiques particulières, il faut y voir, pour Hilferding, la prépondérance de la personne sur la communauté, et un développement très rapide, favorisé par cette prédominance de la personne individuelle. A l’Est, en revanche, dans cette avancée de l’Asie en Europe que constituent le lituanien et le «slave», le détachement tardif de la langue et la fidélité aux sons emportés de la patrie primitive correspondent au «rythme lent de la race slave», dans lequel se manifeste moins la personne et s’est maintenu plus fort le principe communautaire (p. 58-59).
Hilferding donne ainsi une impulsion, à l’intérieur d’un raisonnement sur les langues, à un couple notionnel qui allait connaître une fortune considérable et dont l’élan n’est pas encore retombé : individualisme / holisme (cf. les travaux de L. Dumont, en particulier Dumont, 1983).

— Le tout et la partie

Hilferding partage avec les intellectuels de son temps une fascination pour les limites des objets du discours. Ainsi, après avoir analysé ce qui rapproche en bloc les «langues de l’Est» et les oppose à celles de l’Ouest, il passe à la thèse inverse dans le domaine proprement oriental : si les langues de l’Est sont à ce point semblables par l’identité de leurs lois phonétiques, par la proximité de leurs racines, ne seraient-elles par alors des dialectes d’une seule et même langue, des parties d’un même Tout, de simples variantes du même? La réponse, négative, repose sur une pétition de principe :

Il est impossible qu’elles ne se différencient entre elles que par des modifications aléatoires de sons ou par l’utilisation d’un mot ou d’un autre. Il faudrait alors penser qu’elles ne sont pas des langues distinctes, mais seulement des dialectes d’une même langue, ce qui ne peut être admis. (p. 77)  

Si Hilferding voit les similitudes «familiales» entre les trois langues de l’Est (sanskrit, lituanien et slave) dans le système des sons (on a vu, en particulier, l’insistance sur la mouillure), c’est en revanche dans leur structure grammaticale que se manifeste leur «personnalité» propre, et principalement «dans la partie du discours la plus vivante et la plus mobile : le verbe» (p. 83). On se trouve ici dans un thème de discours propre à l’époque en général : la psychologie des peuples, et à une idéologie particulière : le slavophilisme. Pour Hilferding, si les substantifs slaves se différencient du sanskrit et du lituanien par des phénomènes «extérieurs» (perte ou affaiblissement de certains sons, utilisation de différents suffixes, etc.), pour les verbes, en revanche, la différence est intérieure :

Puisque le verbe est, par excellence, la partie vivante, spirituelle, de la parole humaine, il est le plus capable, dans la variété de ses formes, d’exprimer la personnalité de chaque peuple et sa vision du monde propre. C’est pourquoi les particularités principales du verbe dans les différentes langues ne proviennent pas de lois phonétiques extérieures, mais de la façon dont chaque peuple envisage l’action, et des catégories par lesquelles il la définit. (p. 97)

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Il est bien certain, alors, que, si les formes temporelles du slave sont «pauvres et simples» (p. 102), en revanche, le slave possède une richesse que les autres langues n’ont pas : l’aspect verbal. Quelques années avant les grands textes linguistiques slavophiles (9) (Aksakov, 1855; Nekrasov, 1865), Hilferding donne le coup d’envoi à un thème récurrent du discours sur la singularité absolue de la langue russe (et slave en général), reposant sur le caractère labile de la catégorie du temps dans le verbe, au profit de celle de l’aspect.

En conclusion Hilferding expose ce qu’il pense être la nouveauté de sa démarche scientifique : mettre en relation les résultats de la philologie comparée avec d’autres domaines de la culture, dans une famille de langues (le slave et le lituanien) encore mal connue des linguistes. Son travail est censé montrer que toute la famille indo-européenne se divise en deux moitiés : Est / Ouest. Les langues de l’Ouest ont connu des mutations phoniques particulières, alors que les langues de l’Est sont liées par des lois phonétiques communes. De plus, après leur individualisation, les langues de l’Ouest ont développé leur aspect extérieur, phonique, alors que les langues de l’Est ont porté leurs efforts sur la détermination interne de l’action, c’est-à-dire sur le verbe.
Cette division de l’Europe en deux moitiés n’est, pour Hilferding, aucunement contingente, elle met en évidence la correspondance des domaines intellectuels, correspondance fondée sur une vision de l’harmonie intrinsèque du monde, où tout est nécessairement lié :

Ce n’est pas un hasard si toute l’Europe est divisée en deux moitiés, si dans la moitié occidentale vivent de nombreux peuples et Etats, alors que la moitié orientale appartient à une seule race : la race slave, et à un seul Etat : l’Etat russe; si dans la moitié occidentale s'est développée une vie historique commune et dans la moitié orientale une autre; si même le christianisme a été compris de façon différente dans la moitié occidentale et dans la moitié orientale. Cette différence essentielle entre l’Europe orientale, slave (et maintenant, depuis que les Slaves de l’Ouest ont été soumis à l’influence germanique et romane, l’Europe
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russe) d’un côté et tous les peuples occidentaux de l’autre, provient, bien sûr, de la tendance interne qui dans tous les domaines de développement, les a éloignés les uns des autres. Cette différence prend racine depuis le début dans leur nature et leur pensée : ce qui se trouve au fond de la pensée humaine ne se reflète-t-il pas au dehors dans la langue? (p. 125-126)

A cause de ses principes organicistes et holistiques, cette ?uvre de jeunesse de Hilferding repose sur des théories d’une grande complexité. On fera ici ce qu’il aurait sans doute perçu comme une atteinte insupportable à ces mêmes principes : une représentation graphique de cette façon d'envisager la place du «slave» dans les langues indo-européennes. On en donnera ici deux variantes, qui tentent de tenir compte de l’interpénétration de la dimension spatiale et de la dimension temporelle.




Ce premier schéma montre le continuum paradoxal dans la similitude généalogique d’une part entre l’Europe occidentale et l’Asie mineure et de l’autre entre l’Europe orientale et l’Asie du Sud, malgré la discontinuité territoriale.

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Le second schéma permet de donner la mesure de l’imbrication de raisonnements spatiaux et temporels en une sorte de géobiologie :



Enfin, si la construction de Hilferding a toutes les apparences d’un cadre de pensée qui ne sort pas de la représentation généalogique, le cas du vieux-perse et de l’avestique est l’indice d’un déplacement de ce cadre, d’une perspective uniquement temporelle à la prise en compte de la dimension spatiale. Les difficultés de la représentation graphique du texte de Hilferding nous mettent sur la voie de ce déplacement. En effet, pour rendre compte de la place de l’avestique puis de l'iranien actuel, langue parlée en Asie tout en faisant partie du groupe «occidental», il faut faire un schéma qui abandonne la successivité généalogique pour ne retenir que la dimension synchronique, en «aplatissant» l’évolution temporelle, et en présentant au même niveau des langues qui sont contemporaines tout en étant de «générations» différentes, dégageant ainsi l’espace géographique imaginaire de Hilferding, où l’Est peut se trouver en Europe et l’Ouest en Asie, les points cardinaux devenant des points de typologie, auxquels se subordonnent toutes les autres dimensions :



Le couple idéologique «Est / Ouest» ici ne coïncide pas avec le couple géographique Europe / Asie.


2. Lamanskij : trois mondes (la Russie est dans le Monde du Milieu)

Beaucoup d’éléments propres au texte de Hilferding se retrouvent 40 ans plus tard chez son contemporain Lamanskij, qui a vécu beaucoup plus longtemps (10). Pourtant, le glissement est encore plus net entre une vision essentiellement généalogique et une nouvelle vision, qui inclut des raisonnements fondés sur la notion d’espace et de localisation dans l’espace.
V.I. Lamanskij (1833-1914), également linguiste et ethnographe, également slavophile et panslaviste, utilisait ses compétences en philologie slave au service d'une vision géo-anthropologique de la Russie. La représentation cosmogonique du monde qu'avait Lamanskij en fait un inspirateur de la problématique langue / espace chez N. Troubetzkoy et R. Jakobson.
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Le titre de son livre de 1892 : «Tri mira azijsko-evropejskogo materika» [Trois mondes du continent asio-européen] présente à lui seul ce changement de vision, de lecture de l’espace : selon Lamanskij, la division géographique traditionnelle de l’Ancien monde entre le continent européen et le continent asiatique est un leurre, en fait il existe une grande totalité, qui est le continent eurasiatique, à l’intérieur duquel coexistent trois «mondes» séparés et radicalement différents. S’élevant contre la conception «allemande» qui fait de l’Europe une partie du monde indépendante, il ne voit dans l’Europe qu’une «péninsule de l’Asie». La masse continentale de l’Atlantique au Pacifique est une totalité unique, sur laquelle sont en lutte trois éléments culturels totalement différents.
La notion géographique d’«Eurasie» n’est pas nouvelle, elle est due au géographe autrichien Eduard Suess, qui en 1885 avait le premier forgé ce terme pour désigner la réunion de l’Europe et de l’Asie en un seul et même ensemble continental (11). L’apport propre de Lamanskij est de proposer une division de cette grande totalité, non plus en deux ensembles (Asie et Europe), mais en trois entités qui, au point de vue géographique sont des «continents», et au point de vue culturel sont des «mondes» radicalement différents : l’Europe proprement dite (monde «romano-germanique», catholico-protestant), l’Asie proprement dite (ou monde «non chrétien»), et la Russie, à la fois «Monde du Milieu» (Srednij Mir) (12) au sens géographique, situé à l’Est de l’Europe et au Nord de l’Asie, et «monde gréco-slave» (orthodoxe) au sens culturel. Au point de vue politico-étatique, l’Empire russe formait ainsi un «monde géographique» autonome, s’opposant nettement au deux autres par ses caractéristiques naturelles : une absence quasi totale de divisions internes, des chaînes de montagnes périphériques entourant une immense plaine centrale. Tout comme son prédécesseur N. Ja. Danilevskij (1822-1885), il
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ajoutait une dimension culturelle à la notion naturaliste d’unité physique de l’Empire russe : le peuplement de la Sibérie par les Russes n’était pas une colonisation, mais un processus «naturel et organique», les deux parties de l’Empire, à l’Est comme à l’Ouest de l’Oural, formant une «totalité indivisible», une unité politique et culturelle, soudée par la culture russe et par «une même foi, une même langue, une même nationalité» (13) (p. 14).
Pourtant, si la Russie est une totalité englobante, elle est en même temps une partie englobée : elle se trouve à l’intérieur du monde «gréco-slave», lui-même en stricte opposition au «monde romano-germanique». La Russie est donc à la fois un «monde à part» et la partie d’un tout. On voit ici se dessiner une tension qui va devenir de plus en plus intenable à la fin du 19e siècle entre une vision de l’Empire russe comme totalité géo-culturelle strictement close, totalement séparé de l'Europe, et une conception panslaviste qui faisait de la Russie le centre d’une supra-entité slave incluant également la Bohème et la Serbie, c’est-à-dire des territoires dont il était plus difficile de justifier non l’inclusion culturelle, mais géographique, c’est-à-dire naturelle dans le même «monde» que la Russie.

Le texte de Lamanskij de 1892 se donne pour but de justifier l’existence d’un «monde à part» : le «Monde du Milieu», différent à la fois de l’Europe proprement dite et de l’Asie proprement dite. Mais Lamanskij va plus loin que Hilferding : si pour ce dernier le monde slave et lituanien était sans conteste en Europe, pour Lamanskij, non seulement la Russie, mais encore la totalité du monde slave ne fait pas partie de l’Europe, mais du «Monde du Milieu». La frontière entre ces deux «mondes» est cette fois-ci clairement définie : il s’agit d’une «ligne brisée reliant Dantzig à Trieste». Voici la description qu’en donne Lamanskij :

La frontière occidentale du Monde du Milieu, qui le sépare de l’Europe proprement dite, est la frontière terrestre entre la Russie d’une part, la Norvège et la Suède de l’autre, puis une ligne brisée qui traverse les terres prussiennes et autrichiennes, entre la Baltique et l’Adriatique.
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Parfois elle s’enfonce profondément à l’Ouest à l’intérieur de l’Allemagne, parfois, à l’Est, elle s’approche des limites de la Russie, elle s’appuie au Nord sur la Baltique près de Dantzig et au Sud sur l’Adriatique près de Trieste. Puis la frontière occidentale du Monde du Milieu est constituée par l’Adriatique et la mer Ionienne. La frontière méridionale du Monde du Milieu, comme pour la Russie, est aussi une mer, mais il ne s’agit pas de la mer Noire mais de la Méditerranée, ainsi que l’Asie proprement dite (c’est-à-dire la Turquie d’Asie). Il faut du reste remarquer à ce sujet que sur le plan ethnologique et historico-culturel, certaines parties de l’Asie mineure et de Syrie devraient être mises en rapport avec le Monde du Milieu plutôt qu’avec celui de l’Asie proprement dite. (p. 24)


Le texte de Lamanskij montre l’extrême difficulté d’une taxinomie à prétention naturaliste, construite sur la recherche de la coïncidence de critères qui pourtant ne se recouvrent pas. La «ligne brisée reliant Dantzig à Trieste» inclut en fait tout ce qui est non allemand en Europe centrale, orientale et balkanique, y compris non seulement des pays slaves non orthodoxes (Bohème, Pologne), des pays orthodoxes non-slaves (Roumanie, Grèce), mais encore des pays non slaves et non orthodoxes (Hongrie), ce qui va être la source de raisonnements très tortueux sur les raisons de l’inclusion de telle langue et de tel peuple dans le «Monde du Milieu». Ici se noue le n?ud de la contradiction principale du panslavisme russe, qui feint d’homogénéiser le monde slave en un monde orthodoxe lui-même défini comme Monde du Milieu. Or, espace géographique et culture ne se laissent pas facilement superposer.
Cette théorie des trois mondes est en fait une théorie des deux mondes, car l’Asie est plutôt un non-monde, défini négativement par «tout ce qui n’est pas chrétien» (p. 41), simplement rejeté dans le néant de la «barbarie extrême» et de l’«arriération», permettant de ne pas associer le Monde du Milieu purement et simplement à un Orient encore senti comme hostile.
Les traits principaux de cette opposition Est / Ouest se retrouvent déjà chez un slavophile classique comme I. Kireevskij, mais celui-ci opposait à l’Occident la seule Russie. Lamanskij, lui, oppose à l’Occident le monde slave dans sa totalité, l’incluant entièrement
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dans le «monde gréco-slave». Il n’est pas difficile de comprendre alors le programme politique panslaviste de Lamanskij : réunir le monde slave autour de ce dont il n’aurait jamais dû se détacher : la langue russe et la religion orthodoxe. L’être et le devoir-être, comme toujours dans les raisonnements naturalistes, se mélangent.

Pour Lamanskij, le monde slave est une totalité, et la totalité n'a pas de meilleure métaphore que celle du corps, du grand corps collectif. Dans son programme panslaviste d'union, ou réunion des Slaves, Lamanskij reprend à son compte l'image de la statue, du Slovaque J. Kollár (1793-1852), qu'il cite dans son livre, p. 95, sans indication de source :

Je lui mettrais la Russie comme tête, le corps serait fait des Polonais, les épaules et les bras seraient les Tchèques, et de la Serbie je ferais les jambes. Quant aux petites branches, les Slovènes, les Sorabes, les Croates, les Silésiens, les Slovaques, je les fondrais pour en faire les vêtements et les armes. Devant ce géant, l'Europe tomberait à genoux, et lui-même, au dessus des nuages, il ébranlerait le monde.

Mais est-ce une simple métaphore? Dans l'idéologie organiciste, le rapport à l'Autre, à ce qui n'est pas slave, permet parfois de penser qu'il s'agit bien d'un grand corps collectif, au sens propre :

Les Allemands en Silésie, en Basse-Autriche, dans une partie de la Styrie, de la Krajina et en Carinthie, les Magyars entre la Tissa et le Danube, les Roumains entre le Dnestr et le Danube, sont comme des coins enfoncés dans le corps slave pour le désagréger. Mais les peuples slaves, sentant instinctivement le caractère pernicieux et dangereux de ces îles étrangères dans la mer slave, s’efforcent depuis longtemps de déchirer ces masses allochtones. Et effectivement, le réveil de l’élément slave en Silésie, le mouvement vers l’Autriche proprement dite des Slovènes en provenance du Sud, des Tchèques du Nord. des Slovaques de l’Est ont quelque peu affaibli le coin enfoncé par les Allemands, la chaîne de villages serbes établis en Hongrie du Sud au Nord, des Ruthènes et des Slovènes du Nord au Sud ont, pour ainsi dire, transpercé le corps des Magyars dans différentes directions, de la même façon que le corps roumain a été pénétré par les Bulgares du Sud au Nord. Le moment viendra-t-il où les fleuves slaves se confondront en
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un même flot, où les Slaves se débarrasseront des alluvions étrangères en eau profonde, recouvriront les îles allemandes, magyares ou roumaines, ou au moins leur donneront une végétation slave? (Lamanskij, 1864, p. 600-601, cité par Egorov, 1996, p. 30)

L'idéologie organiciste se manifeste ici, typiquement, par le fantasme du corps collectif comme totalité indivise, ou Grand corps idéal, dont on débusque la matérialité dans les signes de la langue. En ce sens, il est bien évident que les différences entre les langue slaves ne peuvent être que les variantes du même, les «dialectes» étant à la «langue» (slave) ce que les organes sont au corps.
Ainsi, l’unité du monde slave continue de ne pas faire de doutes. Mais Lamanskij multiplie les critères de classement, qui, s’ils sont censés se corroborer réciproquement, n’en comportent pas moins des éléments inconciliables.

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Lamanskij construit un raisonnement géographique (spatial) dans les relations entre langues, formulé en termes de proximité et d'éloignement :

Il existe un lien profond, interne, entre les Slaves et les Grecs. Grâce à leur position géographique, la langue grecque et la langue slave (avec le lituanien) représentent, dans la chaîne de parenté des langues indo-européennes, le chaînon intermédiaire entre les langues aryennes occidentales
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et les langues aryennes orientales. Autant le grec ancien est plus proche du vieil-indien et de l’iranien que ne le sont le latin et les autres langues italiques, autant le slavo-lituanien en est plus proche que le celte et le germanique. (p. 49-50)

On a bien ici coïncidence des «mondes» et des langues. L'Europe est habitée par des peuples parlant des langues romano-germaniques, le Monde du Milieu par des peuples gréco-slaves.

3. Trois mondes ou deux mondes? La Russie est séparée du monde slave, qui lui-même est coupé en deux

C’est après la Révolution, dans les années 1920-1930 que se met en place l’étape suivante de ce glissement vers l’Est du discours identitaire russe, avec l’idéologie eurasiste (14) qui, à la manière de Lamanskij, opposait sur l’ensemble de l’Ancien monde trois entités : l’Europe, l’Asie, et l’Eurasie (que le géographe P.N. Savickij appelait également «Monde du Milieu»), située à l’Est de l’Europe et au Nord de l’Asie. Dans le domaine linguistique, R. Jakobson et N. Troubetzkoy en sont les protagonistes. Ils partagent avec les autres eurasistes, comme avec Hilferding et Lamanskij, l’idée de remplacer des frontières artificielles par des frontières plus vraies, ou naturelles. Mais eux sont les premiers à faire passer une limite à l’intérieur même du monde slave. A la différence des slavophiles, les eurasistes
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ne reconnaissaient en effet aucun lien entre la Russie et les Slaves de l’Ouest, occidentalisés et catholiques, et leur réflexion à la fois sociale, culturelle et linguistique mettait en avant les «affinités» (15) entre les régions et peuples de Russie et de ceux de territoires adjacents, censés former une unité naturelle. Le but du travail scientifique, pour les eurasistes, va être ainsi de redécouper les totalités apparentes (par exemple «les Slaves») pour mettre au jour les totalités réelles (par exemple : «l’Eurasie»). Tout comme leurs prédécesseurs, Jakobson et Troubetzkoy font passer la frontière des deux totalités entre un monde dominé par l’individualisme (à l’Ouest) et un monde ou règne un principe communautaire (cf. Sériot, 1996a, p. 20).e (cf. Sériot, 1996a, p. 20).uthentique, pose par là-même le problème de l’hybridation, profondément marqué par cette époque. Mais Troubetzkoy propose une solution complexe et paradoxale : il y a à la fois convergence d’entités non reliées génétiquement (c’est le thème des affinités, par exemple entre les langues des peuples de l’Eurasie) et clôture hermétique entre des entités séparées (par exemple l’Europe et l’Eurasie).
Troubetzkoy étudie la position géographique intermédiaire des dialectes proto-slaves par rapport aux autres dialectes indo-européens : ils occupaient une «position médiane» entre, à l’Est, les dialectes proto-iraniens et à l’Ouest les dialectes indo-européens occidentaux (proto-germanique, proto-italique, proto-celte) (Troubetzkoy, 1921 [1996, p. 99]). Comme Hilferding, Troubetzkoy trouve que le slave est moins proche des langues de l’Ouest que de celles de l’Est, mais parmi ces dernières il ne s’appuie pas sur le sanskrit, mais sur le proto-iranien. Il trouve par exemple des similitudes dans la terminologie religieuse, alors que les ressemblances lexicales entre le slave et les langues indo-européennes de l’Ouest ne concernent que l’activité technique et économique (ib., p. 1

Les Slaves se sentaient attirés vers les Indo-Iraniens ‘par l’âme’, alors que ‘par le corps’, en vertu des conditions géographiques, économiques et matérielles, ils étaient attirés vers les Indo-Européens de l’Ouest. (ib., p. 103)

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Pourtant Troubetzkoy, à la différence des auteurs précédents, n’hésite pas à diviser le monde slave lui-même en fonction d’une adéquation totale de la géographie et de la culture.

La physionomie culturelle des Slaves était ainsi prédéterminée dès le début, alors que les ancêtres des Slaves ne formaient encore qu'une partie de la masse générale des Indo-Européens et parlaient encore un dialecte du proto-indo-européen commun. Dès cette époque, la position médiane qu'occupaient ces tribus suscitait chez elles des tendances à se lier à l'Est, à l'Ouest et au Sud. Plus tard ces tendances se sont différenciées en fonction de la division du monde slave lui-même, si bien que chacune de ces trois branches slaves a conservé une de ces tendances. (ib., p. 103)

Ainsi, les Slaves occid
C’est ainsi que le monde slave se trouve divisé et perd son unité : à la différence du domaine slave occidental, le chant populaire russe est marqué par la gamme pentatonique (ib., p. 107), par l’absence de rythmes ternaires, la danse ne se fait pas en couple mais en groupe, les contes populaires russes «ne trouvent de parallèles ni chez les
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Romano-Germains ni chez les Slaves, mais présentent des analogies avec les contes turks et caucasiens» (ib., p. 110). Enfin, «le caractère national russe est absolument différent du caractère national des autres Slaves» (ib., p. 111).
Quant à Jakobson, dans sa construction d'un «Sprachbund» eurasien, il rajoute par rapport aux auteurs précédents une vision géométrique du monde : la Russie se trouve au centre d’un monde continental dont la périphérie est constituée par l’Europe et l’Asie, définies désormais sur une base linguistique. Dans son ouvrage de 1931 «Pour une caractérisation de l’union eurasienne de langues» il envisage une disposition spatiale marquée par
Enfin, chez Troubetzkoy, il y a certes coïncidence entre un peuple et sa langue (chaque peuple a un «caractère national», cf. Troubetzkoy, 1925 [1996, p. 142]), mais on va trouver un élément nouveau : la langue n’est plus définie en termes de filiation génétique par divergences successives (image de l’arbre généalogique), mais au contraire en termes de convergence (ou similitudes acquises).
Si en principe l'Eurasie s'oppose, chez Jakobson et Troubetzkoy, comme chez Lamanskij, à l'Europe aussi bien qu'à l'Asie, la division tripartite devient vite en fait une division bipartite, où c'est une fois de plus l'opposition Est / Ouest qui est mise en avant, avec une coïncidence parfaite de l'Europe avec l'Ouest et de l'Eurasie avec l'Est. Mais cette fois-ci, non seulement le monde slave est partagé en deux, mais encore la langue russe elle-même est marquée par cette orientalo-tropie qui caractérise l'évolution du discours identitaire en Russie.

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Ainsi, dorénavant, à partir des textes eurasistes, une famille génétique peut être coupée en deux par une frontière supérieure, plus «vraie», qui sépare des entités génétiques pour unir des entités qui se rassemblent par convergence naturelle. Même la religion n'est pas un critère suffisant : il peut y avoir des orthodoxes en Europe (Roumanie et Grèce), et une langue parlée par des orthodoxes peut même être coupée en deux : les dialectes orientaux du roumain, par la corrélation de mouillure, font partie de l'union eurasienne de langues :

Dans les langues romanes, aucune ne présente le phénomène de mouillure, sauf le moldave, c'est-à-dire le représentant oriental du groupe roumain. (Jakobson, 19312a, p. 373)

[391]



Ici il y a bien également coïncidence des langues et des «mondes», à ceci près que les langues ne sont plus regroupées par familles génétiques, mais par affinités acquises, ce qui aboutit à la désintégration de l'unité slave.

On peut maintenant confronter enfin ces représentations de la ligne qui fait le fondement du discours identitaire en Russie, celle qui est sensée séparer le propre et l'impropre, le même et l'autre, «svoe» et «čužoe». Le texte de Hilferding ne se laisse pas cartographier. En revanche Lamanskij et les eurasistes (il s'agit essentiellement des textes de P.N. Savickij ainsi que de Jakobson, 1931) donnent des indications géographiques suffisamment précises pour qu'on puisse les reporter sur un
La ligne A est la frontière panslaviste (Dantzig - Trieste), représentée par le texte de Lamanskij; la ligne B est la frontière eurasiste (Murmansk - Brest - Galatsi), représentée par les textes de Jakobson, Troubetzkoy et Savickij.
On voit ici nettement la différence entre la frontière panslaviste et la frontière eurasiste : la première englobe la totalité du monde slave (les Slaves catholiques occidentaux y compris) dans le «Monde du Milieu», alors que la deuxième, proche de la ligne Curzon dans la région de Brest-Litovsk, exclut de l’Eurasie aussi bien les Slaves de l’Ouest que ceux du Sud.


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La frontière de l’Europe et de l’Eurasie (Monde du Milieu)




Conclusion
Au cours de la comparaison entre ces trois ensembles de textes, on a vu la place de la Russie glisser progressivement d’Ouest en Est, se détachant d’abord de l’Europe occidentale pour se détacher ensuite du domaine slave. On pourrait affiner encore cette exploration, avec une étude du retour au panslavisme à la fin de la seconde guerre mondiale, en s'appuyant par exemple sur le livre de Vinogradov : La grande langue russe, (1945), qui traduisait un retour aux conceptions de Lamanskij, mises à jour pour correspondre aux besoins de l’époque.
Ce «passage à l’Est» de la Russie est beaucoup plus qu'un déplacement des représentations géographiques: il permet une naturalisation de la culture. L'activité de ces déchiffreurs du lien entre les langues et l'être collectif se présente non comme fondateur, mais comme découvreur d'identité. C'est là que gît le naturalisme de cette position épistémologique : l'identité est ontologique, première, [393]
donnée, il importe pour nos auteurs non d'en explorer les fondements imaginaires, les fonctionnements discursifs, mais de savoir en lire les traces dans les liens naturels entre les langues, de savoir en débusquer les marques dans le Grand livre de Nature. Comme s'il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir?

NOTES


(1) «La Russie est compréhensible par l’esprit», allusion au célèbre quatrain du poète Tjutchev : «Umom Rossiju ne ponjat’?» (1860) :
[On ne peut comprendre la Russie par l’esprit
On ne peut la mesurer à l'aune commune
Elle est d'une formation particulière
En la Russie on ne peut que croire]. (retour texte)
(2) Par «discours sur la langue» on entend ici un domaine beaucoup plus vaste que la linguistique proprement dite, en tant que discipline scientifique délimitée et définie professionnellement et sociologiquement dans les universités et à l’Académie des sciences. Il s’agit de l’ensemble hétéroclite des textes qui n’ont de commun que le fait de contenir le mot «langue». Tout texte de loi sur la planification linguistique, tout manifeste poétique, toute rêverie utopique sur une langue universelle, toute introduction à une grammaire parlant de la beauté ou de la supériorité de la langue étudiée, tout texte littéraire portant des jugements sur la façon dont parlent certaines personnes ou sur l’impossibilité de dire certaines choses dans une langue ou une autre, sont partie intégrante de ce corpus aux frontières floues. Le «discours sur la langue a ceci de particulier en Russie d'être extrêmement sensible à l'insécurité identitaire et aux tensions qu'elle provoque. Le présent travail s'inscrit dans une recherche plus large, qui étudie le discours sur la langue en Russie comme révélateur des courants de fond qui traversent la culture russe. (retour texte)
(3) Il est connu pour avoir collecté de très nombreuses bylines du Nord de la Russie : cf. Gil’ferding, 1873. (retour texte)
(4) Les travaux linguistiques de Hilferding sont souvent récusés dans les études qui lui sont consacrées (cf. les articles de la Bol’šaja sovetskaja èncyklopedija, éditions de 1929, 1952 et 1971, ainsi que Bernshtejn, 1979). Ils sont pourtant révélateurs d’une vision identitaire du monde reposant sur des arguments linguistiques, et à ce titre sont d’un très grand intérêt pour notre travail à partir du «discours sur la langue».
Il faut souligner que la fascination orientale n'est pas le propre de la «pensée russe». On la retrouve dans d'autres pays européens à la même époque, cf., par exemple, Prichard, 1831 sur l'origine «orientale» du celte. (retour texte)
(5) Cette remarque sur les savants allemands est d’autant plus curieuse qu’elle reprend très exactement les termes mêmes dans lesquels les Allemands comme Schelling reprochaient aux Français de l’époque des Lumières de ne s’attacher qu’aux détails (pensée «analytique», «mécanique») et de ne pas chercher à voir les grandes totalités (pensée «synthétique», «organique»). (retour texte)
(6) Il faut noter que cette division Est / Ouest semble plus typologique, voire ontologique, que géographique, puisque le persan est rangé par Hilferding dans le groupe occidental, alors que le lituanien se voit classé dans le groupe oriental (retour texte).
(7) Langue des textes sacrés dits «Avesta» des anciens Perses, elle appartient à la famille iranienne. La proximité de l’avestique avec le sanskrit a été justement une des grandes découvertes de la grammaire comparée au début du 19ème siècle. (retour texte)
(8) Sur l'opposition entre convergence et divergence chez Troubetzkoy, cf. Sériot, 1994, p. 98 sqq. (retour texte)
(9) Sur la linguistique slavophile, cf. Kolesov, 1984; Gasparov, 1995. (retour texte)
(10) Hilferding est mort du typhus à l’âge de 41 ans, lors de sa seconde expédition dans le Nord de la Russie. (retour texte)
(11) Cf. Suess, 1885. Sur l’histoire des conceptions russes au sujet du rapport entre l’Europe et l’Asie, cf. Bassin, 1991. (retour texte)
(12) Le géographe eurasiste P.N. Savickij dira «sredinnyj mir»,«sredinnyj materik» (Savickij, 1923), dans un texte en allemand «Reich der Mitte», «Mittelreich», «die zentrale Welt des alten Kontinentes» (Savickij, 1934). (retour texte)
(13) Cf. également Danilevskij, 1871.(retour texte)
(14) Rappelons brièvement que l'«eurasisme» est un mouvement idéologique et politique de l'émigration russe des années 1920-1930, fondé à Sofia en 1921 par un petit groupe de quatre intellectuels russes émigrés : le linguiste N. S. Troubetzkoy, le géographe P.N. Savickij, le critique d'art P.P. Suvchinskij et le théologien G.V. Florovskij. L'idée fondamentale de ce mouvement était que l'Empire russe, devenu l'URSS, correspondait à une totalité naturelle, qui n'était ni l'Europe ni l'Asie, mais un continent à soi tout seul, un «monde à part», et que ce continent particulier, cette unité, avait pour caractéristique de posséder un certain nombre d'éléments qui l'unifiaient. Il s'agissait d'une accumulation de traits ethniques, économiques, anthropologiques, humains, géographiques, culturels, linguistiques, etc. Sur l'eurasisme, cf. Böss (1961), Sériot (1993, 1996a, 1997).(retour texte)
(15) Sur la notion d'affinité entre les langues et entre les cultures dans le discours des eurasistes, cf. Sériot (à paraître). (retour texte)


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