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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-иссдедовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


— Ecole doctorale lémanique en histoire des théories linguistiques.
Univ. de Lausanne, 22-24 mai 2014
Organisation :
CRECLECO / Section de langues slaves  (Université de Lausanne)
Lieu : Hôtel de la Tour d'Aï, Leysin (VD)

Au pays du matin calme


Les travaux du module 5 cette année auront trois thèmes généraaux :

- Les grammaires générales françaises des XVIIe - XVIIIe siècles
- Vygotsky, Vološinov et Saussure
- Les grammaires arabes

(cliquer sur les images pour agrandir)

Programme

Jeudi 22 mai 2014

— 9 h 30 Accueil des participants

— 9 h 45 Patrick SERIOT (Lausanne)

Présentation de l'école doctorale et du CRECLECO (Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale)
Présentation du site web du CRECLECO

— 10 h 00

Jean-Patrick GUILLAUME (Univ. Paris-III / CNRS)

L’énoncé (kalam) dans la tradition grammaticale arabe médiévale

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— 12 h 30 fin de l'exposé

— 12 h 45 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 15 h 00 Marie VIAIN (Univ. Paris-III / CNRS)

L’organisation de la syntaxe dans les traités grammaticaux arabes (10e-14e s.)

— 15 h 30 Natalja BIČURINA (Saint-Pétersbourg / Bergamo)

Les langues comme inventions d’un Etat : « l’albanais » et « le greco-tatare » en Ukraine
 
— 16 h 00

pause

— 16 h 30

Laura ORAZI (Padoue)

Marrism, Eurasianism and Ukraine: an attempt to discuss some linguistic and cultural ideas through a Ukrainian common thread

— 17 h Pavel ARSENEV (Saint-Pétersbourg / Lausanne) :

La littérature  du  fait  réel et le projet de positivisme littéraire des années 1920

— 17 h 30


Vendredi 23 mai 2014

— 9 h 00 Jean-Paul BRONCKART (Genève)

L’histoire des théories linguistiques au service de l’épistémologie. De Vygotski et Volochinov à Saussure

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— 11 h 30 Anna ISANINA (Lausanne / Saint-Pétersbourg)

Qu'est-ce qu'une bonne traduction? Le problème du point de vue dans les travaux de traductologie dans l'URSS des années 1920-1930.

— 12 h 30 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 15 h Elena SIMONATO (Lausanne)

Les rouges et les blancs : le regard d'un linguiste

— 15 h 30 Jean-Baptiste BLANC (Lausanne)

Le débat Radloff - Böhtlingk sur l'origine du yakoute

— 16 h pause

— 16 h 30 Vladimir FEŠČENKO (Moscou)

Autour du “Trou” de Babel: glossolalie, langage transmental et glottogénèse


— 17 h Sébastien MORET (Lausanne)

Drezen et le « caractère grammatical des racines » de l’espéranto

— 17 h 30




Samedi 24 mai 2014

— 9 h 00

Jean-Marie FOURNIER (Paris-III)

1) Questions de méthode en histoire des théories linguistiques

2) Port-Royal et la naissance de la grammaire moderne

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— 11 h 30

Aurélia ELALOUF (Paris-III)

Faire de la grammaire française en France au début du 20e siècle

— 12 h 30 repas

Après-midi  : présentation des travaux de thèse

— 14 h 00 Ekaterina VELMEZOVA (Lausanne)

La notion de « traduction totale » et ses prémisses épistémologiques : une composante «traductologique» de l’École sémiotique de Tartu et de Moscou

— 14 h 30 Mélody REGAMEY (Lausanne)

L’école ethnolinguistique de Moscou a travers son histoire : présentation générale

— 15 h 00

Bilan et perspectives


Promenons-nous dans les bois

Résumés

— Pavel ARSENEV (Saint-Pétersbourg / Lausanne) : La littérature  du  fait  réel et le projet de positivisme littéraire des années 1920

La notion de fait a souvent été le point central des programmes philosophiques ou scientifiques orientés vers l’épistemologie objectiviste de la langue et vers les méthodes positivistes. Ce «retour vers les choses elles-mêmes», au fond antirhétorique, a rarement eu sa propre version litteraire : la littérature s'est toujours opposée à l’idée de transmission directe des faits, en mettait l’accent sur les propriétés “déformantes” de l’écriture. Pourtant en analysant les manifestes du mouvement de la littérature du fait (dont on trouve parmi les partisans V. Šklovskij, V. Majakovskij, O. Brik, S. Tretjakov) on peut parler d’un projet de positivisme littéraire. A cause de la transformation des fonctions sociales de la littérature on y proposait un programme de langue littéraire qui permette la « fixation objective » des « faits réels ». Cette démarche tentait d'expulser toute idéologie spéculative de la pratique des écrivains et de la réorienter vers une écriture utilitaire. La rhétorique d’une approche de « le réalité en tant que telle » fut plus tard remplacée par un modèle pragmatique des rapports entre la langue et la pratique sociale. Le but de nommer les choses par leur propre nom se transformait en programme d’effectuer des actions avec des mots. C'est ce qui nous permet de comparer l’évolution de la littérature du fait avec celle de la philosophie du langage en Russie à la même époque – dans son trajet de sémantique (tentative d’établir une correspondance entre les faits et les propositions atomiques) vers une pragmatique (et l’analyse des jeuх de langage dans le cadre de la pratique quotidienne).

Natalja BIČURINA (Saint-Pétersbourg / Bergamo) : Les langues comme inventions d’un Etat : « l’albanais » et « le greco-tatare » en Ukraine

Qu’en nommant ses « langues » un Etat suffisamment puissant peut imposer sa délimitation de l’espace linguistique, ethnique et politique, et que ceci influence largement les attitudes des locuteurs et les usages de ces idiomes, n’est pas en soi bien nouveau. Les cas que nous proposons d’étudier sont pourtant bien particuliers et même, dans un sens, inverses : il s’agit non pas de priver, mais, au contraire, de donner un nom propre aux idiomes dont certains n’en avaient aucun auparavant ; et surtout, il s’agit de leur donner un nom déjà porté par un (ou certains) autre(s) idiome(s) quelques part ailleurs dans le monde. L’Etat qui effectue les baptêmes est, en l’occurrence, l’URSS ; les idiomes qui nous intéresseront sont parlés en Ukraine orientale, dans la région de Priazov’e : l’albanais et le greco-tatare (grec, urum).
Un nom de langue nouveau, institutionnalisé par l’Etat, provoque la construction d’une identité nouvelle : une nouvelle histoire, une nouvelle place du groupe dans le monde, de nouvelles communautés pertinentes qui s’ajoutent aux voisins immédiats. Son homonymie avec les noms d’autres langues d’autres pays suggère l’existence d’une patrie extérieure. Un pays (dans le sens géographique) quitté depuis 5 (pour les Albanais) ou 27-28 siècles (pour les Grecs), ou même jamais habité (selon une autre hypothèse des origines des Grecs-Urumlar) rentre dans les représentations du groupe en tant qu’entité politique moderne et commence à y jouer un rôle presque déterminant pour les attitudes linguistiques et identitaires. Lorsqu’à la dissolution de l’URSS de pays imaginaires ces patries extérieures deviennent des Etats réels, leur politique à l’égard des « compatriotes à l’étranger » (ou son absence) influence davantage ces attitudes.
Pour l’étude des représentations linguistiques actuelles nous nous appuyons sur nos données de terrain recueillies à Priazov’e entre 2003 et 2006 (entretiens et observations).

Jean-Baptiste BLANC (Lausanne) : Le débat Radloff - Böhtlingk sur l'origine du yakoute

Dans sa Phonétique des langues turques du Nord de 1882, le turcologue allemand Wilhelm Radloff affirmait que le yakoute et le tchouvache étaient « des langues qui avaient émergé par la turcisation, à une époque reculée, de langues non-turciques » (Sprachen, die durch die in früheren Epochen eingetretene Türkisirung nichttürkischer Sprachen entstanden sind)1. De fait, Radloff distinguait ces dernières des langues turciques véritables (eigentliche Türksprachen).

Cette position se voyait confirmée et argumentée, s'agissant du yakoute, dans son ouvrage de 1908 consacré spécifiquement au yakoute, Die jakutische Sprache in ihrem Verhältnisse zu den Türksprachen2. Radloff y considérait le yakoute comme formé de trois couches successives : la première paléo-sibérienne, la seconde mongole, la troisième turcique.

Pour d'autres, comme Otto Boehtlingk en particulier3, le yakoute n'a jamais rien été d'autre qu'une langue turcique, ses particularités au sein du groupe turcique résultant de l'ancienneté de sa séparation avec le reste des langues turciques et de son contact prolongé avec le mongol, les langues toungouses et les langues paléo-sibériennes.

On devinera aisément que la position de Böhtlingk envisageant une affiliation génétique unique s'est imposée face à celle de Radloff proposant des origines génétiques multiples. Ce débat sur l'origine du yakoute pose en effet la question du changement linguistique et du mélange de langues : une langue peut-elle changer d'affiliation génétique, et par quelles modalités ? Il soulève par ailleurs, par une transposition du débat du plan linguistique vers celui de l'ethnogenèse, la question du caractère plus ou moins autochtone des Yakoutes en Sibérie orientale. Sont-ils des Türks arrivés du sud qui ont assimilé les populations locales, ou un peuple issu d'un mélange, par apports successifs, de Toungouses, de Mongols et de Türks ?

1W. Radloff, Vergleichende Grammatik der nördlichen Türksprachen. Teil I : Phonetik der nördlichen Türksprachen, 1882, p. 87

2W. Radloff, Die jakutische Sprache in ihrem Verhältnisse zu den Türksprachen, 1908

3O. Boehtlingk, Die Sprache der Jakuten, 1851.

Jean-Paul BRONCKART (Genève) : L’histoire des théories linguistiques au service de l’épistémologie. De Vygotski et Volochinov à Saussure

L’étude historique des théories linguistiques est importante pour comprendre le statut et les objets de la discipline, et pour comprendre les relations d’interdépendance entre lesdites théories et les contextes socioculturels ou économico-politiques. Dans notre intervention, nous discuterons d’une autre utilité encore, concernant nos disciplines propres de recherche que sont la psychologie du langage et la didactique des langues. Au plan psychologique, nous nous centrons sur le rôle joué par le langage dans le développement humain, et l’approche historique nous permet d’identifier l’arrière-fond épistémologique des théories et leur compatibilité avec notre approche du développement. Au plan didactique, nous analysons les conditions de transposition scolaire de savoirs linguistiques divers, ce qui requiert un examen de la compatibilité des cadres épistémologiques dont ces savoirs sont issus.

     Sous un angle général, nous montrerons d’abord que si l’on a pu décrire une sorte de progression historique dans les unités d’analyse centrales des théories (du signe chez Saussure, à la syntaxe phrastique chez les structuralistes et en Grammaire générative, puis à l’énonciation et aux textes dans des courants plus contemporains), cette lecture de l’évolution linguistique demeure superficielle, et l’on soutiendra plutôt que cette discipline est, depuis son émergence, en permanence un lieu d’affrontements particulièrement révélateurs entre positions behavioristes, innéistes et interactionnistes.

     Au titre d’analyse de cas, nous confronterons ensuite des théories qui nous paraissent particulièrement représentatives de deux positionnements opposés : d’un côté l’approche commune de Volochinov et de Vygotski, qui s’articule à un discours métathéorique explicitant un cadre épistémologique plus ou moins mise en œuvre dans les travaux effectifs, et d’un autre l’approche de Saussure, dont le positionnement épistémologique réel ne peut qu’être inféré de sa méthodologique d’approche des signes verbaux et de leur statut.

Références

Bronckart, J.-P. (1977). Théories du langage. Une introduction critique. Bruxelles : Dessart & Mardaga, 361 pp.

Bronckart, J.-P. & Bota, C. (2011). Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif. Genève : Droz, 629 p.

Bronckart, J.-P. , Bulea, E. & Bota, C. (Ed.) (2010). Le Projet de Ferdinand de Saussure. Genève : Droz, 365 pp.

— Aurélia ELALOUF (Univ. Paris-III) : Faire de la grammaire française en France au début du 20e siècle

On observe en France, au début du 20e siècle, une prolifération de discours adoptant une posture critique explicite à l’égard de « la grammaire », soit qu’il s’agisse de remettre en cause la manière dont est décrite et/ou enseignée la langue, soit qu’il s’agisse de discuter la légitimité de la discipline « grammaire française ». Cette critique émane de différents acteurs (public lettré, professeurs, grammairiens, linguistes), dont la position fait apparaître la confrontation d’options idéologiques, pédagogiques et épistémologiques antagonistes. On se propose dans cet exposé, à partir de l’étude de quelques-uns de ces discours, de mener une réflexion sur le statut de la discipline « grammaire française » au moment où la linguistique est en train de se constituer elle-même comme discipline en même temps que sur la place du genre discursif de la grammaire au sein de la production de travaux sur la langue à cette période.

Vladimir FEŠČENKO (Moscou, Inst. de linguistique) : Autour du “Trou” de Babel: glossolalie, langage transmental et glottogénèse

La quête de la langue « universelle », « fantastique » et « primaire » accompagne toute l’histoire de la culture humaine. Pourtant, en 1866 la linguistique officielle représentée par la Société de linguistique de Paris a interdit toutes recherches sur la glottogénèse, « soit l'origine du langage — soit la création d'une langue universelle ». Les reflexions ultérieures sur les origines du langage se sont alors reportées dans le domaine de la création verbale, à partir de la poésie de S. Mallarmé, jusqu’aux utopies vocales poétiques du XXe siècle.

Cependant, c’est dans la Bible que l’idée de « parler en langues » apparaît. Le sujet de glossolalie fleurit à la charnière des XIXe et XXe siècles, tant dans la pratique poétique que dans les théories linguistiques. Dans quels domaines apparaît l'intérêt pour le phénomene de la glossolalie ? A partir de la première décennie du XXe s., la glossolalie en tant que pratique et objet de recherche se présente sous trois types fondamentaux : religieux et mystique; psychopathologique; poétique et ludique. Dans le cas d’Hélène Smith, une voyante suisse, et du psychologue genevois Théodore Flournoy (en participation de F. de Saussure) pour la première fois dans l’histoire, le glossolale (celui qui pratique le parler en langues) et le glossologue (celui qui interprète le parler extatique) ont réunit leurs efforts pour un « travail sur le terrain », aussi visionnaire que scientifique.

La glossopoièse de ce genre sera pratiqué également dans les milieux artistiques et littéraires. Dans cettte intervention il s’agira des théories utopiques glossolaliques de A. Biély, V. Khlebnikov, O. Mandelstam, V. Chklovski, I. Zdanevitch et A. Vvedenski.

Jean-Marie FOURNIER (Univ. Paris-III) :

1) Questions de méthode en histoire des théories linguistiques

L’exposé aura trait à quelques uns des problèmes généraux posés par l’historiographie de la linguistique, au sens de mise en intrigue de l’histoire des idées linguistiques, avec une attention particulière aux notions de tradition, de précurseur, d’horizon de rétrospection ou de prospection, aux effets de continuité et ou discontinuité, et à une des notions qui touchent plus spécifiquement à ce champ, celle de grammatisation.

Dans ce cadre, on s’attachera notamment à quelques unes des questions suivantes: statut de l’observable (ou du fait) de langue, de l’exemple (de grammaire), de l’événement linguistique, de la théorie (linguistique) et de la modélisation, de l’émergence (du concept, du modèle), de la règle et de la norme, etc., envisagés quant à leur statut épistémologique et saisis dans leur épaisseur historique.

Cet ensemble de questions et de problèmes sera abordé à partir de la tradition grammaticale française du 16e au 18e siècle.

2) Port-Royal et la naissance de la grammaire moderne

Une lecture des continuités et des discontinuités introduites par l’œuvre des Messieurs sera proposée à partir de l’interprétation qui en a été donnée dans la littérature (Brunot, Chomsky, Donzé, Dominicy, Pariente) et d’une analyse de l’horizon de rétrospection mobilisé dans la Grammaire générale et raisonnée (1660).

Éléments de bibliographie

Arnauld Antoine et Lancelot Claude, 1660 [1676], Grammaire générale et raisonnée, Paris, Le Petit.

Auroux Sylvain, 1979, La sémiotique des encyclopédistes, Paris, Payot. 

Auroux Sylvain, 1993, La logique des idées, Montréal, Bellarmin ; Paris, Vrin.

Brunot Ferdinand, 1913, Histoire de la langue française, Tome IV. La langue classique (1660-1715), Paris, Armand Colin.

Chomsky N. (1966) Cartesian Linguistics [La Linguistique cartésienne, suivi de La Nature formelle du Langage, trad Delanoë et Sperber, Seuil, Paris, 1969].

Colombat Bernard, Fournier Jean-Marie, Puech Christian, 2010,  Histoire des idées sur le langage et les langues, Paris, Klincksieck.

Colombat bernard et Fournier Jean-Marie (dir.), 2011, Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue (dir. B. Colombat, J.-M. Fournier) ; comportant trois volets i) corpus des grammaires françaises de la Renaissance (dir. B. Colombat & J.-M. Fournier), ii) corpus des grammaires françaises du 17e siècle (dir. B. Colombat & J.-M. Fournier), iii) corpus des remarques sur la langue française (dir. W. Ayres-Bennett), base de données en ligne publiée par Classiques Garnier numérique 2010.

Dominicy Marc, 1984, La naissance de la grammaire moderne, Liège, Mardaga. 

Donzé Roland, 1967, La "Grammaire Générale et Raisonnée" de Port-Royal. Contribution à l'histoire des idées grammaticales en France, Berne, Francke.

Fournier Jean-Marie, 2013, Histoire de la théorie des temps dans les grammaires françaises, Lyon, ENS éditions

Pariente Jean-Claude, 1985, L’analyse du langage à Port-Royal : six études logico-grammaticales, Paris, Éd. de Minuit.


Jean-Patrick GUILLAUME (Université Sorbonne nouvelle et CNRS, UMR 7597) : L’énoncé (kala¯m) dans la tradition grammaticale arabe médiévale.

Je me propose, dans cet exposé, de présenter à grands traits la manière dont la tradition grammaticale arabe a théorisé une notion d’ « intérêt général » pour les linguistes, celle d’énoncé (kala¯m). Mon point de départ sera le premier paragraphe du Mufa??al d’al-Zama??ar? (mort en 1144), un traité particulièrement représentatif de la grande période classique de la tradition.
Le mot (kalima) est une expression qui renvoie par institution [i.e. par convention] à une signification simple ; c’est un genre qui comprend trois espèces, le nom, le verbe et la particule. L’énoncé (kala¯m) est ce qui est composé de deux mots dont l’un est apporté (?usnidat, litt. « appuyé à ») à l’autre [i.e. deux mots unis par une relation prédicative] ; cela ne se produit qu’avec deux noms comme Zaydun ?a??-ka (« Zayd [est] ton-frère ») et Bi?run ???ibu-ka (« Bi?r est ton ami »), ou avec un nom et un verbe, comme ?araba Zaydun (« Zayd a frappé ») ou in?alaqa Bakrun (« Bakr est parti »). Cela se nomme une phrase (?umla).
Dans un premier temps, je m’attacherai à mettre en évidence les relations complexes qui s’établissent entre les notions fondamentales évoquées par ce fragment (en gras dans le texte) : mot, énoncé, relation apport/support [i.e. relation prédicative], phrase.
C’est la relation entre « phrase » et « énoncé » qui me retiendra dans un second temps : elle me conduira à retracer les étapes de la constitution historique de ces deux notions, depuis le 8e siècle jusqu’au 14e, et à relativiser l’équivalence que le texte de Zama??ar? semble établir entre elles. Cela nous conduira à mettre en évidence une propriété essentielle de l’énoncé tel que l’a théorisé la tradition arabe : son caractère sémantiquement autonome, ou plus exactement sa « pertinence communicationnelle » (f??ida), qui correspond en gros à ce que la tradition gréco-européenne désigne comme « complétude ».
L’énoncé, à ce compte, se définit à la fois en termes formels, comme constitué a minima d’un « apport » et d’un « support » (d’une relation prédicative), et en termes sémantiques ou pragmatiques, comme constituant un acte de communication complet et autonome. Toutefois, la combinaison de ces deux critères engendre un certain nombre de problèmes techniques, lorsqu’une séquence linguistique sémantiquement autonome ne se laisse pas décomposer directement selon le schéma apport/support. En conclusion de cet exposé, j’en examinerai quelques-unes, qui donneront une idée des méthodes ingénieuses — et parfois pittoresques — utilisées par les grammairiens arabes pour ramener la diversité des cas particuliers au jeu des quelques principes très généraux qui, pour eux, forment l’ossature fondamentale de la théorie.
Bibliographie indicative :
1. Sur la tradition linguistique arabe en général :
Auroux, Sylvain & al. éds (2000) History of the Language Sciences, vol. 1. Berlin & New York: Walter de Gruyter (plusieurs articles sur la tradition arabe, en français et en anglais)
Bohas, Georges & al. (1990). The Arabic linguistic tradition, Londres, Routledge [réimpr. 2006, Georgetown University Press, Washington D.C.]
Guillaume, Jean-Patrick (2009). « Les noms des langues en arabe », Histoire Epistémologie
Langage 31/II, p. 49-66.
Kouloughli, Djamel (2007). Le résumé de la grammaire arabe par Zamak?ar?, Lyon, ENS Editions.
2. Sur la phrase (?umla) et l’énoncé (kala¯m) dans la tradition arabe :
Bohas, Georges & Diab-Duranton, Salam (2004). « Note sur le chapitre du support et de l’apport ». Langues et littératures du monde arabe, 5, p. 61-67.
Guillaume, Jean-Patrick (2004). « Nouvelles élucubrations sur l’apport et le support », Langues et littératures du monde arabe, 5 p. 69-79.
Iványi, Tamás (2007) : « Jumla » et « Kala¯m », K. Versteegh & al. (éds), Encyclopedia of Arabic Language and Linguistics, t. 2, p. 536-545
Kouloughli, Djamel (1995). « La phrase dans la tradition grammaticale arabe », Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, nelle série, 3, p. 81-91
Talmon, Rafael (1988). « Al-kal?m m? k?na muktafiyan bi-nafsi-hi wa-huwa l-?umla. A study in the history of sentence-concept and the S?bawayhian legacy in Arabic grammar ». Zeitschrift der Deutschen morgenländischen Gesellschaft 138, p. 74-97.

Sébastien MORET (Lausanne) : Drezen et le « caractère grammatical des racines » de l’espéranto

En 1909, en pleine dispute entre les partisans de l’espéranto et les partisans de l’ido, l’espérantiste Georges Kolowrat, souhaitant démontrer la supériorité de l’espéranto, compara le système dérivationnel des deux langues et constata que celui de l’ido, où l’on doit tenir compte du caractère verbal ou non verbal de la racine de départ, était beaucoup plus compliqué que celui de l’espéranto où une telle distinction était, selon lui, absente et surtout inutile. Sans le savoir, il avait soulevé là un problème qui provoquerait des disputes au sein du mouvement et occuperait les grammairiens de l’espéranto pendant plus d’un siècle, puisqu’une grande majorité de ces derniers (dont René de Saussure et Kálmán Kalocsay) affirma qu’en espéranto aussi les racines possédaient intrinsèquement un caractère grammatical.

            Les discussions qu’entraîna cette théorie furent nombreuses et les débats ne manquèrent pas ; nous les rappellerons. Mais dans leur traitement manque un personnage important du mouvement espérantiste, un théoricien important de l’espéranto : le citoyen soviétique Èrnst Drezen (1892-1937). Pourtant plus d’une fois il s’est exprimé sur le sujet et ses analyses sont dignes d’intérêt, surtout si on les intègre dans le contexte soviétique de l’époque. Nous aurons l’occasion de démontrer le caractère intéressant et l’approche novatrice de Drezen, sur un problème qui, aujourd’hui encore, apparaît comme une des principales questions polémiques de l’espérantologie.

            Cet exposé nous permettra aussi de dire quelques mots sur les problèmes d’ordre sémantique que posent les langues artificielles à vocation internationale.

Laura ORAZI (Padoue) : Marrism, Eurasianism and Ukraine: an attempt to discuss some linguistic and cultural ideas through a Ukrainian common thread

In the first half of the 20th century Eurasianism developed in the context of Russian emigration in the West, whereas Marrism received state patronage in the USSR. Despite their different fate, these trends certainly share critical evaluations of Western comparative linguistics and of Western culture in general. This presentation will focus on the discussion of some ideological aspects of the above-mentioned movements making reference to writings concerning the Ukrainian language and culture. In Ukraine, where formally Marrism was declared the official trend in linguistics, Slavonic studies continued to follow the European comparative model. One of the few attempts to respectfully adopt the Marrist approach is represented by a report of V.M. Babak at the conference of young scholars of the Ukrainian Academy of Sciences in 1936. This brief text, entitled "Pro dejaki pytannja istorycnoho rozvytku ukrajins'koji movy" (Some questions concerning the historical development of the Ukrainian language), will be presented and discussed to show its total adherence to Marrism, including its methodological shortcomings and contradictions.
As regards Eurasianism, the debate of 1927-1928 involving N.S. Trubeckoj and the Ukrainian historian D. Dorošenko can be considered symbolical of the importance of the Ukrainian question in the hypothetical development of a Eurasian entity. This debate will be compared to a previous one between P.B. Struve (whose intellectual influence was acknowledged by P.N. Savickij and G.V. Florovskij, both members of the Eurasian movement) and an anonymous Ukrainian in 1911-1912, in order to highlight similarities in terms of content and approach to the issue of Ukraine's cultural and political independence from Russia.
In conclusion, through reference to Ukraine, it will be possible to underline how both Marrism and Eurasianism sharply criticized Western linguistics (Babak) and culture (Trubeckoj), as well as Ukrainian nationalism (especially its emphasis on the glorious past of the Kievan Rus' and the narrowness of its national perspective).

Mélody REGAMEY (Lausanne) : L’école ethnolinguistique de Moscou a travers son histoire : présentation générale

Au cours de cet exposé, je m’intéresserai à l’école ethnolinguistique de Moscou fondée par Nikita Il’icˇ Tolstoj et Svetlana Mixajlovna Tolstaja. Je porterai tout d’abord mon attention sur la fondation et l’histoire de cette école ainsi que sur les institutions parallèles qui ont permis sa création. J’aborderai ensuite les diverses appellations actuelles qui qualifient cette école dans différentes langues afin de percevoir quels sont les éléments mis en valeur dans sa dénomination. Puis, j’en présenterai la fondatrice et actuelle directrice Svetlana Mixajlovna Tolstaja. Je passerai en revue ses différents travaux pour tenter de percevoir quels ont été et sont ses principaux centres d’intérêts et également pour essayer d’appréhender une évolution au sein de ses recherches. Finalement, j’exposerai son rôle ainsi que son parcours au sein de cette école avant et après la disparition de son époux, Nikita Il’icˇ Tolstoj, en 1996.

Elena SIMONATO (Lausanne) : Les Rouges et les Blancs : le regard d’un linguiste

Notre communication, basée sur des sources de l’époque, traitera de la langue des soldats de l’Armée Rouge.

Nous nous intéresserons à une étude d’Ilya Rejtynbarg (1899-1988), psychologue de formation et spécialiste de la psychologie du travail. Il publie en 1928, avec Isaak Spilrejn l’étude intitulée Jazyk krasnoarmejca [’La langue du soldat de l’Armée rouge].

On sait que ceux qui servaient à dans l’Armée rouge étaient des représentants des différentes couches de la société. A partir des journaux intimes et de la correspondance, Rejtynbarg tire ses conclusions sur le lexique des soldats et des officiers. Il examine ensuite l’effet que le discours des militants communistes exerce sur les changements survenus dans le lexique passif des soldats.

La hiérarchie dans l’Armée rouge ne reproduisait pas la hiérarchie sociale, comme c’était le cas auparavant, dans l’Armée blanche. Nous tâcherons de voir, à travers ces études linguistiques, ce qui a changé dans l’Armée rouge par rapport à l’Armée blanche. Nos interrogations rependront celles de Rejtynbarg : Les militants révolutionnaires ont-ils réussi à dialoguer avec les soldats ? La langue « littéraire » et la « langue du peuple » pourront-elles se rapprocher ?

Ekaterina VELMEZOVA (Lausanne) : La notion de «traduction totale» et ses prémisses épistémologiques: une composante «traductologique» de l’École sémiotique de Tartu et de Moscou
 
Dans l’exposé seront analysés les enjeux et les prémisses épistémologiques de la notion de «traduction totale» telle que présente dans les travaux de l’École sémiotique de Tartu et de Moscou. Cette notion apparaît dans les travaux des membres de cette École après la «désintégration» officielle de cette dernière dans les années 1990. Le  contenu de cette notion est déterminé par le parcours intellectuel de ces chercheurs, ce dont témoignent entre autres leurs références et leurs définitions. Notre étude de textes inédits de certains protagonistes de cette École permettra de distinguer, entre autres, les deux composantes essentielles suivantes de la notion de «traduction totale»:
1)     une conception particulière de la sémiotique même, implicitement présente dans les recherches des sémioticiens moscovites et tartusiens;
2)    une certaine vision du signe qu’ils devaient partager, une fois de plus, sans donner de définitions explicites.  La contribution des réflexions des sémioticiens de Tartu et de Moscou au développement de la traductologie sera également discutée à la lumière de l’étude des prémisses théoriques plus générales de leurs travaux.

Marie VIAIN (Univ. Paris-III / CNRS) : L’organisation de la syntaxe dans les traités grammaticaux arabes (10e-14e s.)

La grammaire arabe naît au cours du VII ͤ siècle dans le cadre d’une réflexion linguistique des savants sur le Coran, afin d’en déterminer l’interprétation. Les premiers traités grammaticaux n’adoptent pas de plan fixe, certains suivant l’ordre d’apparition dans le Coran des phénomènes linguistiques commentés. Au X ͤ siècle, sous l’influence de la logique, importée du monde grec, le grammairien Ibn al-Sarrāğ (m.928) met en place une présentation organisée des données, en vue de refléter la théorie, notamment les modélisations formelles et sémantiques du marquage casuel, question centrale de la grammaire arabe. Ses divisions de la syntaxe par catégories de mots, puis du chapitre du nom par cas et du chapitre du verbe par modes représentent le modèle formel de la rection, selon lequel les éléments porteurs de marques de cas et de modes les reçoivent par l’action d’autres éléments de l’énoncé, les régissants, et la hiérarchie des fonctions au sein des rubriques casuelles tend à manifester une modélisation sémantique de chaque cas autour d’une valeur fondamentale. Les successeurs d’Ibn al-Sarrāğ améliorent cette organisation dans le sens d’une plus grande univocité de la modélisation sémantique et d’une meilleure cohérence entre celle-ci et le modèle rectionnel. Alors qu’Abū ʿAlī l-Fārisī (m.987) développe un modèle logico-sémantique, où le nominatif marque les éléments du noyau prédicatif et l’accusatif les éléments non prédicatifs, d’autres grammairiens, par rejet polémique d’une subordination aux logiciens, élaborent un modèle fondé sur la syntaxe verbale, où le nominatif marque le sujet verbal et l’accusatif le complément verbal, en adéquation avec le modèle rectionnel, où le verbe est régissant de base. Le traité de Zamaḫšarī (m.1144) se caractérise par une volonté encore plus marquée que chez ses prédécesseurs de faire coïncider l’ordre de présentation de la matière grammaticale avec l’organisation conceptuelle de la théorie, et notamment faire coïncider le modèle formel et le modèle sémantique du marquage casuel. A partir du XIIIe siècle se développent de brefs opuscules grammaticaux, telles la Alfiyya d’Ibn Mālik (m.1274) ou la Ağurrūmiyya d’Ibn Ağurrūm (m.1323), dont les présentations s’inspirent de classifications antérieures divergeant du courant dominant : ces divergences peuvent consister en une succession pratique visant plus à faciliter l’apprentissage qu’à refléter la théorie, comme dans le Ğumal de Zağğāğī (m.959), ou en une représentation plus axée sur le modèle formel de la rection, comme dans la Muqaddima d’Ibn Bābšāḏ (m.1077).

Bibliographie :

Sources primaires :

Abū ʿAlī l-Fārisī (m.987), al-Ḥasan b. Aḥmad, Kitāb al-Īḍāḥ, éd. Baḥr al-Marğān, Kāẓim, ʿĀlam al-kutub, Beyrouth, 1996.

Ibn Ağurrūm (m.1323), Muḥammad b. Muḥammad al-Sanhāğī, et Bresnier, Louis-Jacques, Djaroumiya : grammaire arabe élémentaire, principes de syntaxe, Bastide, Alger, 1866.

Ibn Bābšāḏ (1077), Tāhir b.Aḥmad, Šar al-Muqaddima al-musiba, éd. ʿAbd al-Karīm, Ḫālid, al-Maṭbaʿa al-ʿaṣriyya, Koweït, s.d..

Ibn Mālik (m.1274), Muḥammad b. ʿAbd Allāh, Alfiyya ou la quintessence de la grammaire arabe, éd. Silvestre de Sacy, Antoine-Isaac, Parbury, Allen et Cie, Londres, 1833.

Ibn al-Sarrāğ (m.928), Abū Bakr Muḥammad b. Sahl,  Kitāb al-Uṣūl fī l-naw, 3 vol., Beyrouth, Muʾassasat al-risāla, Beyrouth, 1988.

Zağğāğī (m.949), ʿAbd al-Raḥmān b. Isḥāq al-, Kitāb al-Ğumal : précis de grammaire arabe, éd. Ibn Šanab, Muḥammad, Klincksieck, Paris, 1957.

Zamaḫšarī (m.1144), Maḥmūd b. ʿUmar al-, Kitāb al-Mufaṣṣal fī ʿilm al-ʿarabiyya, Dār al-ğīl, Beyrouth, 1996.

Sources secondaires :

Bohas, Georges, Guillaume, Jean-Patrick, et Kouloughli, Djamel, The Arabic linguistic tradition, Georgetown University Press, Washington D.C., 2006.

Guillaume, Jean-Patrick, « Les discussions des grammairiens arabes à propos du sens des marques d’Iʿrab », Histoire Epistémologie Langage, t. 20-2, p.43-62, 1998.

Kouloughli, Djamel, « Une théorie opérationaliste des cas de l’arabe est-elle possible ? », Histoire Epistémologie Langage, t. 20-2, p.35-42, 1998.